Mars ou la Guerre jugée (1921)/35

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 77-78).

CHAPITRE XXXV

POUR CALMER LES PASSIONS

Je connais bien ce noble fils de la terre, et je l’aime comme il est. Je ne le voudrais pas faible et poltron ; il ne peut l’être. Si je lui montre le danger, il bondira ; non pas pour fuir ; si je lui montre la mort, il y courra, même sans de fortes raisons, même sans aucune raison, comme on l’a vu au temps où les duels étaient à la mode. Ce redressement soudain, et redoutable, résulte principalement de ce que l’action pressante opère aussitôt un balayage d’idées, un nettoyage d’âme. Toute rêverie tendre est comme chassée ; et sur cette vie hésitante et insouciante de la paix est écrit le mot Fin. Il n’y pense plus, parce que les pensées neuves et fortes de l’avenir prochain le prennent tout. Je connais cet esprit, aveugle et sourd à tout ce qui est inutile, dès qu’il est entré dans quelque difficile entreprise. Ce serment à soi-même est beau.

Il s’y joint un mouvement plus despotique encore qui transforme le gouvernement intérieur de chacun en une dictature militaire. C’est que la peur, l’ennemie intime, se montre, et si forte qu’il faut l’anéantir ; c’est le premier combat ; prompt, décidé, brutal, tout entier au-dedans. Tout sentiment tendre est refoulé aussitôt, et même toute sagesse, dès que l’on peut soupçonner que la peur s’y cache. Car la honte est un mal cuisant. Par ce détour un socialiste veut oublier sa doctrine, ou bien la tourner à l’action ; c’est bientôt fait. Toutes les idées sont forgées de nouveau à ce feu intérieur. L’homme n’est point lâche. Et je suis même assuré que les séditions militaires ont pour cause non point la faiblesse, la fatigue, la lâcheté, mais encore un sursaut de courage à l’aspect d’un danger plus certain que tous les autres, enfin encore un mouvement de l’honneur contre la servitude, une indignation contre l’ignorance, la paresse, la lâcheté supposées des chefs.

Mes réflexions n’iront donc point contre ce principe que me rappelait une femme cultivée, comme nous discutions assez vivement sur la guerre et sur la paix. « L’honneur, disait-elle, est plus précieux que la vie. » Sur quoi je fis cette remarque cruelle, mais juste, à ce qu’il me semble : « Vous choisissez, lui dis-je, présentement entre votre honneur et la vie des autres ». Cette pensée irrite au premier moment ; je la crois pourtant capable d’apaiser les redoutables mouvements de l’honneur, chez ceux qui ne mettent point leur vie au jeu. Je compte ici, pour apaiser l’honneur, sur l’honneur même. On a pu remarquer que les plus raffinés là-dessus étaient toujours aussi les plus sages, dès qu’il s’agissait de régler les querelles de leurs amis.

Je sais qu’un cœur généreux, quels que soient l’âge et le sexe, se met aussitôt à la place du guerrier, et sincèrement voudrait y être ; j’admets qu’il se ferait tuer aussi. L’héroïsme n’est pas rare ; et quand le vieillard, quand la jeune fille regrettent de n’être pas au feu, je les crois. Mais toujours est-il qu’ils n’y sont pas. Et par ce même scrupule de l’honneur, qui les détourne de toute faiblesse, je suis sûr que, s’ils sont seulement avertis, ils se diront que l’épreuve imaginaire et les tortures de l’affection ne comptent point auprès du réel sacrifice. Et qu’il ne faut point régler ses pensées, dans les temps tragiques, sur ce qu’on voudrait faire, mais sur ce qu’on fait. Que c’est peut-être un plaisir de lâche, que d’admirer l’héroïsme des autres. Qu’ici, faute d’un risque suffisant, les plus laides passions peuvent bien prendre figure de courage. Que c’est par ce sentiment, bien piquant et cuisant dès qu’on le forme, que l’on a vu des hommes de cinquante ans et plus courir aux armes et à la mort, afin sans doute de se pardonner à eux-mêmes les discours dont ils avaient fouetté l’honneur des jeunes. Il suffit. Je laisse à ces réflexions l’âme guerrière et inflexible qui n’a pas combattu.