Mars ou la Guerre jugée (1921)/39

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Éditions de la NRF (p. 85-86).

CHAPITRE XXXIX

DES CLASSES

J’ai observé, pendant dix ans environ, un homme qui est ingénieur des tramways. C’est lui que l’on attend dès que les choses ne vont plus comme il faudrait ; c’est lui qui découvre la cause et le remède ; et c’est un homme actif autant que j’ai vu ; que ce soit neige, déraillement ou incendie, je l’y vois toujours ; et je juge, sans grand risque de me tromper, que cette tête et cet œil sont d’un homme qui sait. Bien payé, certainement ; vêtu et cravaté en riche, au commencement.

Or je l’ai vu d’année en année perdre peu à peu cette apparence bourgeoise que donne le vêtement. Il n’y a pas longtemps je l’ai retrouvé presque tout à fait ouvrier, par le costume négligé, par la cravate mal nouée, par une barbe de trois jours, par le corps abandonné au repos, par cette indifférence enfin à l’opinion, si aisément reconnue sur un visage humain. Toute trace d’importance était effacée. Je fus loin de penser qu’il avait perdu sa bonne place, car un homme qui cherche une place est très attentif à l’opinion. Je jugeai au contraire que son pouvoir était désormais assuré contre les jeux de la faveur. L’instant d’après il était à son travail, et je vis que je ne m’étais pas trompé.

Un exemple prouve tout ce que l’on veut. Cet exemple-ci n’est que pour donner un objet à l’idée. Cet homme montrait par des signes bien clairs ce que n’importe quel roi des choses fait voir plus ou moins. Car le pouvoir sur les choses se reconnaît aux effets, et s’accroît par l’expérience ; nul ne peut le contester. Un tel roi des choses n’a nullement besoin d’être approuvé ni admiré. Au contraire le pouvoir sur les hommes, autant qu’il est nié ou contesté, est anéanti. De là une Importance étudiée, dans la manière de s’asseoir, de se lever, de marcher ; et la cravate du roi des hommes est toujours étudiée ; même la négligence est alors composée comme un discours.

Il y a souvent, dans une industrie, le chef qui fabrique et invente et le chef qui vend ; ce sont deux hommes très différents ; l’un sans politesse, l’autre tout en politesse ; l’un attentif à l’ordre des choses, l’autre attentif à l’ordre humain. Les intérêts, il est vrai, les rapprochent, mais le métier les distingue ; et, si l’on voyait leurs pensées, la différence serait encore mieux marquée. L’un règle ses pensées de tous les jours d’après un ordre inflexible, mais qui ne trompe jamais ; l’autre d’après un ordre flexible et capricieux ; aussi l’un change ses moyens sans hésiter dès qu’il observe et comprend mieux ; l’autre, au contraire, par l’ambiguïté des expériences, et la variété des effets, s’en tient plutôt à la tradition. L’un examine et l’autre croit.

Ces différences sont plus marquées encore si le manieur d’hommes a plein pouvoir sur certains hommes et dépend de certains autres à qui il doit plaire. Car sa propre Importance, grande ou petite, sera alors l’objet principal de ses réflexions habituelles. Sa pensée d’un côté n’aura jamais à observer un objet ni à tenir compte de ces résistances qui éclairent ; et de l’autre elle voudra plaire, et jugera vrai ce qui est approuvé. Il est inévitable qu’un tel régime intellectuel corrompe bientôt l’esprit le plus vigoureux. Et il ne faut point être étonné qu’un polytechnicien qui règne sur des hommes ait bientôt oublié ce que la mathématique lui avait appris. Cette relation, si bien aperçue par Comte, explique assez pourquoi un ouvrier, qui dépend surtout des choses, diffère si profondément d’un bourgeois, qui dépend surtout des hommes. Et de là vous tirerez sans peine qu’il y a des métiers qui poussent dans la bourgeoisie même un homme pauvre, et d’autres qui tendent à donner l’aspect et l’esprit du prolétaire même à un homme riche.