Mars ou la Guerre jugée (1921)/40

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Éditions de la NRF (p. 87-88).

CHAPITRE XL

LA SITUATION DU PROLÉTARIAT

Le Prolétariat tient pour l’Humanité contre les Pouvoirs ; cela est à considérer. Et cela fait voir que la première éducation n’importe pas tant que le métier pour former l’esprit. Il est clair que le prolétaire, en ses études, n’a point participé aux Humanités. Ses maîtres non plus. Bien mieux l’enseignement primaire se trouve être, par l’effort continu des pouvoirs, le plus strictement national et le plus strictement civique. Remarquons qu’il est en même temps étranger à toute religion, ce qu’on ne pourrait point dire de l’enseignement classique ; car, par les poètes et penseurs de tous les temps, ce dernier enseignement apporte toutes les formules traditionnelles de la théocratie, resserrées, touchantes et fortes. Par là sans doute les faibles influences des deux enseignements se trouvent à peu près équivalentes pour orienter les opinions proprement politiques, l’une moderne et résultant de l’humanité telle qu’elle est devenue, l’autre surtout historique et ressuscitant les lentes préparations. Par ces deux méthodes, et en leur supposant la plus grande efficacité, le prolétaire est mieux assuré de l’état présent, et le bourgeois est plus pieux à l’égard du passé.

Mais ces notions abstraites ne plient pas l’esprit, à beaucoup près, comme font les gestes du métier. Le prolétaire n’attend rien que des choses ; son sort dépend de ce qu’il produit par son travail, et nullement d’intrigues et de politesses ; d’autant que son vrai maître ne lui est point connu ; il ne dépend que de subalternes qui, avant tout, mesurent le temps et comptent les produits du travail ; flatterie et mensonge sont éliminés par cette sévère épreuve. Et d’un autre côté les lois matérielles font régulièrement sentir leur effet, devant ses yeux et sous ses mains. Le polytechnicien, bien mieux préparé pourtant à reconnaître cet ordre immuable des choses, en est au contraire détourné par le besoin de parvenir, qui le porte inévitablement à observer les hommes et à leur plaire ; et son esprit est principalement occupé de cet étrange ordre humain, où ce qui est cru est le vrai. Mais laissons cet esprit rhéteur, revenons à l’autre.

Par l’effet de l’habileté manuelle, qui seule lui donne puissance et sécurité, le prolétaire est détourné de toute politesse, et par là de toute religion ; car il n’y a point de religion sans une disposition à croire et à pratiquer comme d’autres font. Par les mêmes causes, tout ce qui est d’Institution et invoque comme seul titre la longue approbation des hommes d’importance est considéré par le prolétaire avec étonnement, souvent même avec scandale, toujours sans la moindre nuance de respect. Le prolétaire est incrédule de toutes les manières.

Il y a du cynisme en ce manieur de choses ; peu de finesse, peu de nuances, peu de goût ; les arts supposent toujours une certaine Mystique. Et la poésie, comme chacun a pu le remarquer, n’intéresse le prolétaire que par les idées. En revanche le bon sens, formé par un travail assidu sur les choses, se développe selon une logique abstraite et nue qui embarrasse souvent les disputeurs, comme j’ai vu : « Vous convenez tous que la guerre est un mal ; eh bien, supprimons-là. » L’homme poli ne peut supporter cette naïve conclusion, qui va contre les usages. Mais, en revanche, le prolétaire ne peut supporter cette tortueuse politique, qui revient toujours dans le même chemin sanglant. Le robuste esprit des Fables exprime bien cette sagesse populaire, toujours résolument défiante à l’égard des héros et des épopées. Ce conflit est bien ancien, et je ne crois pas que l’esprit prolétarien ait changé beaucoup ; il est seulement plus fort, par le développement de l’industrie. Il fallait expliquer par quelles causes tout l’espoir de la paix est en ces rudes compagnons.