Mars ou la Guerre jugée (1921)/47

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 101-102).

CHAPITRE XLVII

DE L’INDIVIDU

On m’a demandé plus d’une fois si cette guerre ne changeait point mes idées ; et je répondais que ce genre d’objets qui traversaient l’air et qui coupaient aisément un homme en deux, ne semblaient point faits pour instruire personne. J’ai remarqué plus d’une fois comme les individus, à travers ces épreuves, gardaient leur allure et physionomie et même leurs opinions. La guerre finie, j’en ai retrouvé quelques-uns, désormais libres, avec le costume de leur métier, et toujours semblables à eux-mêmes ; j’ai reconnu les moindres détours de leurs récits, les inflexions de la voix, l’humeur, la prudence, la ruse propre à chacun. J’ai fait la même remarque pour des hommes mutilés ; et, même chez le plus mal traité d’entre eux, j’ai cru retrouver des manières de penser, d’approuver, de blâmer, de mépriser évidemment antérieures à la terrible épreuve, et seulement altérées en ceci que la nuance d’amertume y était un peu plus marquée. Ce qui m’a rendu sensible cette vue profonde de Comte, d’après l’illustre Broussais, que les plus profondes modifications compatibles avec la vie se réduisaient à des variations d’intensité, ou si l’on veut à des variations d’amplitude dans les oscillations caractéristiques. Un homme autrefois irritable reviendra de la guerre plus irritable ou moins, mais toujours selon sa structure et ses gestes familiers, sans aucune modification profonde de cette loi d’équilibre en mouvement qui définit l’individu,

L’intelligence, aussi, quoique moins stable en apparence, semble garder toujours son centre d’oscillation ; plus agitée sans doute, ou plus endormie, selon les cas, mais, bien loin de se modeler sur les faits nouveaux ; au contraire, les ramenant et conformant à sa propre loi. Je n’ai observé qu’une modification durable, chez un canonnier dont un excès de peur a fait un fou tranquille ; des oscillations trop désordonnées ont rompu le système ; il s’en est formé sans doute plusieurs autres ; toujours est-il que le jugement a péri. Voilà sans doute tout ce que peut la guerre, par ses moyens démesurés ; elle peut détruire mais non changer l’individu. Et, par la loi de la vie, celui qui n’est pas brisé par l’excès du mouvement se retrouve et se reprend lui-même, et ramène ses souvenirs à sa mesure. Et comme ces réflexions que j’arrête en ces pages n’ont d’autre effet pour moi que de me rappeler à moi-même, ainsi elles ne peuvent avoir d’autre effet sur le lecteur que de le remettre plus vite dans ses propres chemins. Réellement cette guerre ne m’a rien appris d’essentiel ; je suis ami de la paix et ennemi de la guerre, comme j’étais avant, et radical, comme j’étais avant. Aussi ne verra-t-on point, à ce que je crois, les grands changements tant annoncés par les uns et par les autres, et selon les désirs de chacun.

Ce que je veux rembarquer ici, c’est que ces vues sont directement contraires à ce vertige Fataliste qui est mon ennemi propre. Car l’idée de conversions par violence extérieure et brutale expérience revient à nous mettre sous la dépendance de l’événement. Le despotisme qui prétend forger de nouveau les hommes par la contrainte, les soumet par là, et se soumet lui-même à l’action indéfinie des forces. Et toute révolution est à la fois despotique et fataliste par cette prétention à changer brusquement l’équilibre vital en chacun. Au lieu que les vraies notions concernant la liberté et le progrès sont enfermées dans cette remarque de Comte que les natures individuelles sont modifiables par de petites causes, sans pouvoir jamais être profondément altérées par les grandes. Et je crois fermement que, contre l’injustice et même contre la guerre, ces faibles modifications suffisent. Ne tendons point nos filets trop haut.