Mars ou la Guerre jugée (1921)/46

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Éditions de la NRF (p. 99-100).

CHAPITRE XLVI

NE PAS DÉSESPÉRER

On en vient souvent, d’après des remarques accumulées, à désespérer de l’homme. De telles pensées, qui sont éloignées de la tempérance, équivalent par les effets à cette méchanceté sans remède qu’elles supposent. Car celui qui est ainsi disposé cesse réellement de vouloir la paix et la justice entre les hommes, parce qu’il ne sait plus espérer. Et j’ai observé que c’est souvent un détour de passions mauvaises, qui fait que l’on trouve une espèce de plaisir à annoncer toujours le pire. L’âge y est pour beaucoup, lorsqu’on ne sait pas en accepter sagement les effets. Finalement cette misanthropie sans retenue s’accorde avec le respect exigé par les puissances ; et cette pensée suffit à faire rougir un peu le misanthrope.

Pour moi, jugeant, il me semble, d’après les causes, qui sont toujours petites et d’un moment, je suis au contraire ramené à l’espérance par la vue des maux à leurs racines. Ce n’est pas parce qu’un homme est bien en colère, ou ivre, ou fanatique que je jugerai qu’il est méchant. Un enthousiasme est un vif mouvement qui fera des cadavres, mais qui fera de la justice aussi bien. Et la peur même, qui se relève en colère contre l’ennemi, reviendrait aussi bien contre le maître, ce qui donnerait assurément d’autres effets. La révolution allemande, si elle était venue en 1914, aurait délivré le monde par le massacre de quelques-uns ; il ne fallait pas dix mille morts pour rendre le grand massacre impossible. Une meilleure méthode conduisait à n’en pendre qu’une douzaine. Mais une défiance assez éveillée, une action mieux concertée, des jugements d’abord explicites, quelque confiance enfin de chaque homme en sa propre puissance, produiraient une révolution diffuse et continue, sans aucune violence. Il suffirait d’un mépris bien établi pour que les puissances retombent au rang de fonctions utiles. Au temps de Combes, les perturbateurs et provocateurs chez nous furent réduits à une entière impuissance. Un tel régime est loin d’être parfait ; mais, après la grande tuerie, en sommes-nous, mes amis, à chicaner sur de petites choses ? L’état comme tel est toujours médiocre ; hésitant, paresseux et sot, comme on l’a assez vu, et comme j’ai tenté de l’expliquer. S’il ne tue point et s’il ne médite point de tuer les plus vigoureux et les meilleurs, me voilà assez content.

Remarquez que la sagesse, la justice, la grandeur d’âme des individus ne dépendent nullement de l’État ; et c’est bien ainsi. Et c’est encore un effet de la misanthropie hypocondriaque de nous faire croire le contraire. L’homme mûr et fatigué voudrait alors que la résignation, la noblesse et la sérénité lui soient distribuées comme la lumière ou l’eau. Or l’état, toujours décrépit et irrésolu par sa nature, ne sait que réchauffer l’enthousiasme au son du tambour ; il se tire de tous les embarras par le vieil art militaire. Ainsi tout l’art de gouverner se réduit à tirer parti des ennemis que l’on se fait par l’imprévoyance, la sottise et la vanité. Une vue sommaire des causes, un contrôle sévère, un mépris tranquille arrêtent aussitôt cette politique de vieux enfants, comme on l’a vu, comme on le verra. Et sans que les hommes changent beaucoup. Car ce n’est pas difficile. Seulement ce qui est difficile, c’est de croire que ce n’est pas difficile.