Mars ou la Guerre jugée (1921)/49

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Éditions de la NRF (p. 105-106).

CHAPITRE XLIX

MONSIEUR L’AUMÔNIER

Parlerai-je des aumôniers à trois galons ? Il le faut bien. Mais j’ai ici à me défendre contre des passions vives. Cette guerre a éveillé chez tous les Politiques de l’Église un espoir immense. C’était le règne de la terreur et de la mort. N’oublions pas les petites causes, qui ont contribué aussi à jeter les curés et les moines dans une politique belliqueuse. Opposition au gouvernement laïcisateur, et notamment aux radicaux et aux socialistes. Flatterie à l’aristocratie militaire, dont le prêtre est chez nous le précepteur ordinaire. Espoir aussi d’un grand changement après une grande catastrophe ; si là-dessus ils se sont trompés ou non, nous le verrons bien. Toujours est-il que l’aumônier à trois galons, coiffé de son ridicule bonnet de police, s’est promené dans les rues du village, tirant son cheval par la bride, saluant paternellement, mais avec la rudesse militaire. Ces effets du théâtre m’ont semblé horribles. Et ici, contre ces insignes du pouvoir le plus brutal, portés avec arrogance par les représentants du pouvoir spirituel, je n’ai pu me priver d’être insolent. En revanche j’ai fait amitié avec un prêtre héroïque qui ne portait point de galons du tout. Mais tout cela n’est que comédie, bien ou mal jouée ; affaire de goût. Qu’y a-t-il au chevet d’un mourant ? Que s’y passe-t-il ? Je ne sais ; je ne veux pas inventer. Mais deviner plutôt le ressort caché de cette politique ecclésiastique, qui pousse à la guerre, et qui jouit de la guerre, contre l’esprit de l’Évangile.

Il y a un certain esprit religieux, qui n’est pas le meilleur, et qui s’accorde avec la guerre par le dessous, comme on peut voir chez un bon nombre d’officiers que je prends pour sincères. D’abord cette idée que l’homme n’est pas bon, et, en conséquence, que l’épreuve la plus dure est encore méritée. Aussi l’idée que, selon l’impénétrable justice de Dieu, l’innocent paie pour le coupable. Enfin cette idée aussi que notre pays, léger et impie depuis tant d’années, devait un grand sacrifice. Sombre mystique de la guerre, qui s’accorde avec l’ennui, la fatigue et la tristesse de l’âge.

Autre idée, non moins mystique malgré l’apparence, mais plus commune et plus redoutable, c’est que ces grands mouvements des peuples ne dépendent pas plus de notre volonté que le vent, la pluie ou le volcan. Il faut faire plus d’une fois le tour de cette idée, à laquelle Tolstoï prête sa poésie contemplative. Mais qui ne voit que cela revient à s’abandonner aux passions, à les considérer même, à la manière des héros d’Homère, comme le signe des Dieux ? Mesurez, dans ces âmes Sibyllines, la puissance d’une colère que l’on prend comme un signe de ce qui va être, et de ce qui va être par cette colère même. Les âmes passionnées agissent toutes sous cette Idée Fataliste. Mais combien l’ivresse fanatique est encore plus puissante lorsque la passion se multiplie dans la foule et rebondit d’un homme à l’autre, en cris, en gestes, en actions ! C’est alors qu’ils disent et qu’ils pensent que Dieu est avec eux ; et peut-être, comme Proudhon le pensait, l’idée de Dieu vient-elle justement de là. « Dieu le veut » est un cri de guerre qui exprime plus d’une vérité.

J’ai observé plus d’une fois un prêtre ou un pasteur, plus décidés, plus frivoles en des propos purement militaires, que je ne croyais possible pour un homme. C’était mieux que de vieux hommes de guerre endurcis par vingt campagnes. Il y avait une espèce de modestie et un silence de la doctrine devant cette réalité oraculaire.