Mars ou la Guerre jugée (1921)/50

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Éditions de la NRF (p. 107-108).

CHAPITRE L

MONSIEUR PURGON

Au sujet des médecins militaires, j’ai éprouvé des sentiments vifs ; et aujourd’hui encore, quand j’aperçois le velours rouge surmonté de galons, je me détourne. On rit à Molière, lorsque cette Importance fait son entrée ; chacun se dit : « Voilà ce qu’un médiocre médecin voudrait être, et voilà ce qu’il serait si nous manquions de courage. » Mais coiffez-le d’un képi doré, c’est fini de rire. Spectacle neuf, un pédant qui punit de mort celui qui rira. Je n’entends pas qu’il ait le pouvoir de tuer par des remèdes ; on peut accepter ce risque-là. Je dis que si l’on commence à rire, ce qui entraîne insolence d’un côté, menace et fureur de l’autre, le résultat est clair. Un roi injuste ou grossier, on pouvait toujours lui répondre ; mais avec ces rois de notre temps, il faut écouter le démenti, la moquerie et l’injure comme si l’on était de pierre. Il est vrai que ces messieurs n’ont pas le privilège d’insulter bassement, je dis même lâchement, des hommes qui ne peuvent répondre. Seulement les autres, en cela, ne sont qu’odieux ; le médecin est de plus ridicule ; et respecter ce qui est ridicule, c’est sans doute la plus cuisante marque de l’esclavage. Je me souviens d’un dentiste transformé en médecin à deux galons et qui avait trouvé ce beau raisonnement : « Êtes-vous allé en permission ? Oui ? Alors vous êtes guéri. Et taisez-vous. » Il examinait de pauvres diables après leur permission de convalescence. Et le ton était par lui-même injurieux. Infortunés soldats, abandonnés de Dieu et des hommes. Au pouvoir d’un cuistre qui se venge sur eux d’avoir tant salué ses clients et ses clientes. J’arrête ici les anecdotes, j’arriverais à faire rire, et c’est ce que je ne veux point.

Le lecteur cultivé connaît la guerre par des récits d’officier ; et l’officier ignore tout à fait ce genre de misères ; ou bien il les a oubliées ; le pouvoir y a mis ses baumes. Et peut-être veulent-ils croire que le laboureur ou l’ouvrier a oublié aussi ces épreuves, si petites à côté des autres. Certes, il est bien naturel que chacun pense plus volontiers aux heures où il s’est trouvé ingénieux, patient, audacieux autant et plus que le chef. Mais ce mirage du souvenir s’accorde trop clairement avec le jeu des puissants. C’est pourquoi il faut faire un inventaire exact et juste et remuer des vérités désagréables. J’ai constaté chez les autres et j’ai éprouvé moi-même un état enthousiaste qui permet de tout supporter. Mais la disposition commune des combattants, autant que j’ai vu, c’est une récrimination, une amertume, une révolte continuellement renouvelées. Le soldat mâche l’humiliation.

Ces sentiments, qui iraient à la rébellion, et qui y vont quelquefois, sont tempérés, il me semble, d’abord par la présence de l’ennemi, précieux allié toujours pour les puissances ; aussi par la crainte d’un châtiment inévitable ; enfin par le fatalisme qui agit ici comme un bienfaisant opium : « Ces choses ne peuvent être autrement. » Mais quand le danger commun est écarté, quand la hiérarchie militaire ne pèse plus sur l’homme, s’il vient à entrevoir les causes, ce qui lui offre aussitôt des moyens, alors le redressement sera soudain et brutal, par un retour d’amertume. Ce qui se marquera, je crois, dans la politique par une âpreté souvent inexplicable si l’on ne considère que les intérêts, car tout s’arrange. Mais ces vives rancunes, qui rendent toute réconciliation impossible, s’expliquent assez par la séparation que la guerre a fait apparaître, entre les maîtres et les esclaves. Cette guerre latente doit être comptée parmi les profits de la guerre.