Mars ou la Guerre jugée (1921)/52

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Éditions de la NRF (p. 111-112).

CHAPITRE LII

DU DÉTERMINISME

Il faut considérer sous tous ses aspects cette idée funeste d’un avenir inévitable, idée dont on ne saurait dire si elle est adorée ou maudite. Le dieu méprise la révolte autant que l’offrande, puisqu’il fait l’une et l’autre et tout. Mais les foules de ce temps parlent moins de Dieu que d’une nécessité des effets par les causes, et des causes par d’autres causes, d’après une science trop abstraite et trop peu pratiquée. Remarquons ici en passant que cette nécessité n’est jamais plus sensible que dans le triomphe du vouloir, comme l’industrie le montre. Mais, malgré les remarques décisives d’Auguste Comte sur ce point-là, le sentiment populaire revient toujours, avec d’autres mots, à charger de tous nos malheurs le destin invincible. Et la guerre résulte de cette complaisance, puisque la guerre est le triomphe des forces dans l’ordre humain, triomphe éclairé seulement par une fureur caractéristique.

Il existe un Déterminisme populaire de belle apparence, tout à fait analogue à la Paix armée, qui est le temps où les maux se préparent. Et l’idée en est que tous les événements, en y comprenant les volontés de chacun, étaient prédéterminés dans la nébuleuse primitive au même titre que le cours des planètes et les lunaisons. Donc, comme nous sommes déterminés par les causes extérieures à être malades ou bien portants, ainsi nous le sommes à être tristes ou gais, à vouloir ou à désespérer. N’abordons point ici la critique assez ardue de cette idée théorique ; disons seulement qu’elle n’a point de privilège et qu’elle n’est pas vraie seule. Mais ne visons point trop haut ; ce n’est point nécessaire. J’ai remarqué que ce déterminisme à formules est accepté avec une joie sauvage par des hommes qui sans doute ne l’ont pas bien saisi par ses racines, soit dans la plus profonde mathématique, soit dans la physique qui en dépend. Je crois qu’ils l’aiment sans le bien connaître, et que ce n’est pour eux qu’un Fatalisme, d’apparence raisonnable, mais surtout sensible au cœur superstitieux.

Aussi considérons l’usage qu’ils en font. Car il ne s’agit pas ici d’un jeu d’idées abstraites, mais d’une funeste règle de pratique qui met le bon sens en interdit. Rien n’égale la hauteur dédaigneuse de cette sagesse qui répond : « Vous imaginez donc que cette guerre pouvait être évitée ? Vous n’avez donc pas saisi les causes lointaines et les causes prochaines ? » Mais si vous les poussez un peu, alors ils s’irritent, ils montrent leur cœur prophétique. Ils viennent à dire avec violence que, du moment que la guerre a eu lieu, elle était inévitable ; et c’est bien le Fatalisme même, si fortement lié à la religion instinctive. En bref, que l’on croie aux desseins de Dieu, ou bien à quelque instinct collectif des peuples, ou bien à des causes historiques ou seulement politiques, je suis toujours en présence de l’âme passive et irritée.

Je comprends cette colère. Il y a un désespoir qui surpasse le désespoir, si l’on entrevoit après l’événement que l’on a consenti à son propre malheur. Il est trop tard pour beaucoup, et toute vue sur le passé tel qu’il aurait pu être est au-dessus de leurs forces sans doute. De là une fureur d’enfer contre moi. Le remords hait le repentir ; et je retrouve ici en action cette idée profonde que les damnés sont damnés parce qu’ils le veulent. Toute faute pourtant est pardonnée, qu’on rejette de soi ; et s’ils faisaient, comme j’ai fait, le serment de ne plus jamais être lâche devant les forces, les morts pardonneraient.