Mars ou la Guerre jugée (1921)/53

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Éditions de la NRF (p. 113-114).

CHAPITRE LIII

DU FANATISME

Le fanatisme n’est sans doute pas autre chose que le sentiment d’une fatalité effrayante qui se réalise par l’homme. L’âme fataliste, ou si l’on veut prophétique, comme parle Hegel, est aux écoutes ; elle cherche les signes, elle les appelle ; elle va au devant des signes, elle les fait surgir par incantation. D’un côté elle méprise, elle écarte, elle fait taire par violence tout ce qui n’est pas signe ; et le simple bonheur lui est par là plus directement odieux qu’aucune autre chose. De l’autre, elle s’entraîne elle-même vers l’état sibyllin, déclamant à elle-même et aux autres. On comprend déjà en quel sens le Fatalisme est guerre, et d’abord guerre contre tout ce qui est raison exploratrice et humaine espérance ; enfin contre toute ferme volonté. Tout cela est, pour le fanatique, l’impiété même, non seulement par méconnaissance des signes, mais aussi par cette influence contraire aux signes, que tous les magiciens connaissent. Remarquez ici que, ce que nous voulons prouver, ils le savent déjà ; c’est qu’un homme raisonnable, oui un seul homme raisonnable, peut beaucoup dans une assemblée de mystiques, et jusqu’à faire taire ces murmures de l’Univers, annonciateurs par le sentiment. Or cela même, qui est à mes yeux le plus grand bien, est exactement pour eux l’impiété, l’impureté, le sacrilège. Au fond de toute discussion religieuse on retrouve ce conflit-là ; oui, jusqu’à la table de famille. Et j’ai vu plus d’une sibylle barbue dans son fauteuil. Par là le conflit religieux est relié profondément au conflit entre Guerre et Paix. Un Fataliste ne peut annoncer le bonheur et la paix, puisqu’on les veut ; il y aurait apparence qu’on peut vouloir ; c’est pourquoi l’espérance est réduite à l’espérance du plus grand mal, dans ces âmes enchaînées. Par là le Fatalisme est guerre.

J’insiste, parce que le Machiavélisme, que l’homme sensé suppose d’abord toujours, est un petit ennemi, affaibli encore par sa double pensée. Mais il faut que l’homme sage comprenne cette étrange folie afin de ne pas tomber lui-même dans l’indignation, retour du sauvage, et guerre contre guerre. Et ce travail d’attention, toujours éclairé de quelque joie, et qui délie l’esprit par une vue claire des passions, est bien plus important et tout aussi difficile que de réfuter point par point un déterminisme abstrait, savant d’apparence, mais qui n’est réellement qu’une espèce d’incantation encore. Quand la mystique de la guerre sera en plein jour, le sage ne s’étonnera plus que la paix soit méprisée, haïe, persécutée.

Pour moi, le sort, en ces temps tristes, m’a heureusement séparé de ces opinions despotiques, cent fois répétées dans les mêmes termes, et avec l’accent d’une certitude passionnée. Aussi, par un détour, cette obstination de presque tous, qui allait jusqu’à rendre froids et muets des amis de vingt ans, cette obstination, considérée à distance, m’a montré le vrai chemin de réfléchir sur ces choses, qui était d’expliquer d’abord cette étrange fureur de croire le pire et de haïr du premier mouvement celui qui veut espérer.