Mars ou la Guerre jugée (1921)/55

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Éditions de la NRF (p. 117-118).

CHAPITRE LV

DU FATALISME COMME DOCTRINE

Si vous voulez pénétrer un peu dans la philosophie de la chose, lisez et relisez Renouvier là-dessus. Encore est-il nécessaire d’y regarder de bien près, si l’on ne veut pas se dire à la fin qu’il y a toujours réponse à tout. La méthode polémique ne convient point du tout en ce problème, qui dépend d’une décision virile, et ne peut être résolu autrement. Toutefois cet état de doute, auquel vous arriverez par de telles lectures, est convenable pour préparer l’esprit à recevoir les raisons que je veux apporter ici. Elles ne sont pas dialectiques ; elles n’appellent, ni ne repoussent, aucune réfutation facile ou difficile. Il faut même y penser longtemps pour apercevoir qu’elles ont de l’importance. Mais, d’un autre côté, il serait bien étrange que la réponse de l’esprit là-dessus, réponse qui décide de tout, dépendît d’une subtilité d’arguments. La vraie question est celle-ci : « Vais-je m’abandonner ? ou bien vais-je me saisir ou ressaisir ? Vais-je être un homme, ou seulement une figure d’homme marchant par mécanique ? » Que la réponse dépende de moi, c’est ce qui est nié par le Fatalisme. Mais elle dépend encore de moi si la Liberté est possible. Car elle n’est que possible tant que je ne me décide pas à la vouloir.

Examinez bien. C’est une étrange question et unique, qui est au-dessus des discuteurs. Posons que l’homme peut être libre ; il ne l’est pourtant que s’il le veut. Entendez bien qu’aucune preuve ici ne le peut forcer, car il serait donc libre malgré lui ? La nature même de la question écarte ainsi les preuves. Les preuves pour, car elles ne doivent point suffire. Les preuves contre, car elles sont au-dessous de la question. Il suffit que je n’ose point affirmer, et que je m’abandonne, pour retomber aussitôt au niveau de la machine. Il suffit donc que je ne nie pas le Fatalisme pour que le Fatalisme soit vrai. Ses preuves sont bien moins décisives que cette prise même qu’il a aussitôt sur moi, si seulement je doute.

Ces remarques singulières, et propres à ce problème sans analogue, me conduisent à ce que je voulais dire, à savoir que si l’on croit au Fatalisme, par cela seul il est vrai. Un esprit complaisant à lui-même, et toujours incliné vers ce qui le touche fortement, est un esprit à la dérive, et livré aux forces. Et comme l’action suit, voilà un exemple de cet esprit prophétique, placé au centre des choses comme un baromètre. Car le pressentiment pris comme vrai est toujours vrai. Ce qu’il a d’abord pensé comme inévitable, il contribue à le faire par cette croyance même. S’il se croit entraîné au crime, il tuera ; si au suicide, il se tuera ; s’il se croit naturellement et invinciblement paresseux, il le sera, et ainsi du reste. Encore bien plus clairement, si tout un peuple croit que la guerre est inévitable, elle sera réellement inévitable. Que de prophètes triomphants aujourd’hui, contre lesquels il faut pourtant dire que celui qui prophétisait réalisait déjà. Chemin trop peu fréquenté, mais facile à suivre, il me semble, pour arriver à cette conclusion, c’est que pour qu’il soit vrai qu’une guerre est évitable, il faut d’abord croire qu’elle est évitable. Suivez encore l’idée. Car, à côté des fanatiques vifs, il y a les fanatiques tristes, qui essaient de parler et d’agir comme s’ils pouvaient changer l’événement, mais qui au fond ne veulent point croire qu’ils le puissent, ce qui apparaît assez par une espèce de triomphe du sentiment quand la chose redoutée arrive. Ils la reconnaissent ; ils y sont comme soulagés et délivrés ; ils connaissent enfin leur vraie force, logée dans cette partie de l’âme qui adore et subit. Convertis, ils le sont, ils l’étaient déjà. Comprenez bien ces hommes ; saisissez ce qu’il y a de sincère, ce qu’il y a d’émouvant pour eux et peut-être de délicieux à se sentir confirmés dans leur faiblesse. Aussi ne comptez pas sur eux. Surtout ne soyez pas l’un d’eux. Il faut vaincre à tout instant, sachez-le bien, cette Âme Prophétique. Il faut l’entraîner à l’Espérance, fille de Volonté.