Mars ou la Guerre jugée (1921)/56

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Éditions de la NRF (p. 119-120).

CHAPITRE LVI

DE LA MISANTHROPIE

Un homme de cinquante ans, cet âge est sans pitié, disait après six mois de guerre : « Il fait bon vivre en ces temps-ci. » Il voulait dire que cette brave jeunesse lui réchauffait le cœur, et que, par l’admiration, il se trouvait délivré de la tristesse. Il serait bien facile de s’indigner là-dessus, en disant que le plaisir du spectateur, en tous les jeux violents, est un plaisir de lâche. Et tout soldat a souhaité, un jour ou un autre, que les civils reçoivent aussi quelques coups, qui les détournent de se réjouir du malheur d’autrui. Mais ces aigres sentiments doivent être oubliés, ou mieux, dissous par une exacte analyse. La guerre vient principalement de ce que l’on suppose trop vite une méchanceté dans les autres. Jugeons donc avec faveur ce bilieux grisonnant.

Il y a une crise d’âge, chez le mâle de l’espèce, et qui termine tout à fait sa jeunesse. Les anciens, plus attentifs que nous à la nature humaine, parce que les sciences les accablaient moins, écrivaient volontiers sur l’art de vieillir. C’est un fait assez connu que le vieillard loue sa jeunesse et blâme ce qui l’entoure. C’est un effet de l’expérience qui enlève, comme on dit, beaucoup d’illusions ; mais c’est un effet aussi des humeurs, qui disposent aux passions tristes, et enfin d’une avarice vitale, qui détourne de croire à la générosité.

Voilà un homme qui, selon la vraisemblance, a éprouvé en lui-même l’élan du courage et le mépris des petits intérêts, cette poésie enfin qui rend la vie belle. Il a changé et il croit que ce sont les hommes qui ont changé. « Il n’y a plus de foi », c’est le mot de la cinquantaine, si elle n’est pas soutenue, par des principes fermes, contre la nature défaillante. De quoi le naïf accuse les mœurs, les lois, les romans, les journaux, tout excepté lui-même. Il ne manque pourtant jamais de héros en aucun temps, contre le feu ou contre l’eau ; ni d’enthousiastes pour la justice. Mais cet œil fatigué voit les choses en grisaille. D’où vient que les hommes d’expérience arrivent presque toujours à cette doctrine courte, d’après laquelle l’homme n’agit jamais qu’en vue de sa propre conservation. Cette brillante perspective, au bout de laquelle se montre la mort inévitable, conduit à des rêveries peu agréables qui réagissent fâcheusement sur un estomac déjà fatigué. Tous les dangers sont grossis, surtout ceux contre lesquels le courage des jeunes peut seul quelque chose. La race est usée ; la France est vieille ; déjà ils voient l’ennemi dans la capitale. J’ai entendu plus d’une déclamation de ce genre, et j’admirais comme les poltrons sont redoutables ; car la jeunesse doit être retenue, non fouettée, et rafraîchie, non échangée. Ces vieillards jouaient avec le feu.

Après cela, je comprends que l’expérience décisive, les espérances dépassées, les preuves accumulées, l’impossible devenu ordinaire, que tout ce spectacle les guérisse de cette pauvre sagesse ; et même je crois qu’ils trouvent alors en eux, par la contagion, par le bonheur d’admirer, et enfin par la nécessité, comme un supplément de vie qui noie leurs chagrins. On dira que c’est être brave à peu de frais ; mais ils n’espéraient point tant d’eux-mêmes. Je crains les faibles.

On m’a fait un récit qui n’est sans doute pas plus vrai que tant d’autres ; prenons-le comme une scène de théâtre. À un conseil de Chefs, les généraux expliquaient qu’un succès d’importance, mais non encore décisif, coûterait cent mille hommes. Ils ne décidaient point. Un civil enthousiaste dit : « Il ne faut pas hésiter. Payons ce qu’il faut payer. » Le grand Chef, vieillard non sans défauts, certes, mais assurément sans peur, regarda un bon moment celui qui venait de parler, et ne dit rien. Ce silence est beau. « Nul ne m’a condamné à faire l’acteur tragique », disait Marc-Aurèle.