Mars ou la Guerre jugée (1921)/57

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Éditions de la NRF (p. 121-122).

CHAPITRE LVII

LÂCHES PENSEURS

Mes maîtres ont bien gagné leur argent. Je dis tous. Il est vrai que le seul qui ait eu de la grandeur laissait voir un beau secret ; mais il le cachait trop, à lui-même aussi, d’où l’empire qu’il laissa prendre à sa propre fatigue ainsi qu’à des passions militaires, ce qui fut scandale pour moi enfant ; mais impénétrable. Paix sur celui-là qui, dans la réflexion du moins, ne s’avilit pas. Mais les autres furent lâches, travaillant de pensée à accepter tout et à s’accepter eux-mêmes dans leur être immédiat. Ô mon Mépris de jeunesse, enfin je te reconnais.

Imaginez un psychologue, si vous pouvez. C’est un historien de l’âme, pour qui penser n’est rien de plus que savoir ce qu’on pense. Cette froide lumière dont il s’éclaire ne fait rien et ne change rien. Quand il faudrait agir, il décrit ; quand il faudrait vouloir, il cherche à prévoir. Disant en guise d’opinion, et ce faible mot est encore trop fort : « Voici ce que je pense pour le moment ; je ne garantis rien ; quelque fait nouveau me changera un peu et peut-être beaucoup ; je ne sais pas tout et je n’ai pas tout lu. Voici trente opinions sur Platon ; elles s’accordent mal ; je le regrette, mais je n’y puis rien ; c’est ma fierté de n’y rien pouvoir. Il y a un régent anglais, il y a un pédant allemand qui ont écrit quelque chose que j’ai lu, et il faut que ces choses prennent place en mes pensées ; bien ou mal, voilà où en est cette marqueterie pour l’instant. Preuve que je suis savant et très savant. »

Chose étrange, ces penseurs mourants ne retrouvaient quelque énergie que pour renvoyer à leur barbarie les héros de pensée qui, chacun à sa manière, ont dit ou laissé entendre que Penser c’est Vouloir, comme Platon, Zénon, Descartes. Car, se réveillant un peu, ces penseurs fatigués allaient jusqu’à dire que supposer l’homme libre, fût-ce en ses pensées, c’était une bien grave supposition, et bien gratuite. Cela ne me paraissait que misérable, et je trouvais seulement qu’ils mettaient un bien long temps à mourir.

Ces mourants ont tué beaucoup d’hommes. Essayons de suivre ces penseurs sans Jugement dans les limbes où ils veulent nous promener. Adorateurs du Fait, en eux-mêmes et autour d’eux. Décomposants et décomposés, d’après la sévère loi qui exige que les parties aient encore des parties. Ainsi laissant agir en leurs pensées toutes les forces extérieures ; et donnant à la Nécessité figure de Raison. Non pas seulement en ces choses qu’il faut subir, comme la pluie ou la neige, mais en ces choses qu’il faut vouloir et qui ne seront que si on les veut, comme Justice et Paix. Le tout mêlé. Travail de Haute Police, que je n’avais pas assez compris, mais qu’ils m’ont assez expliqué en ces tristes années.

Hommes tristes, profondément tristes par cette pensée ouverte à tous vents ; et, faute d’ordres bien précis, pensant leur propre humeur, et se regardant vieillir au dedans. Toute fureur s’augmente dès qu’elle est acceptée ; la loi de ces pensées sans courage est qu’elles vont à un genre de frénésie, dont l’ambition, l’intérêt et la pudeur les gardent mal. Aussi ai-je vu plus d’une colère dans ces yeux inquiets. Contre tout ce qui espère, contre tout ce qui ose, contre tout ce qui veut. Contre jeunesse qui reste jeune ; contre vieillesse qui reste jeune. Eux aigres, ambitieux, accablés, égarés. Mais la Force extérieure, avec son vrai visage enfin, les a délivrés par la puissance de l’Ordre Écrit. Ainsi trouvant leur être vrai, en ce déchaînement mécanique, ils ont retrouvé puissance en la Soumission Forcenée. Ce n’est pas ici un portrait, mais plutôt un miroir pour chacun. Car qui est sans faute ?