Mars ou la Guerre jugée (1921)/61

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Éditions de la NRF (p. 129-130).

CHAPITRE LXI

L’ESPRIT DE GUERRE

Je reviens sur cette importante idée, que l’esprit de guerre ne se confond point avec l’esprit de lucre, de rivalité ou de querelle. Tout est caché, dans cette redoutable institution des forces armées, tout est caché, aussi bien l’idée que le mécanisme. Or c’est un métier d’éclairer les idées, et il est honteux de voir que beaucoup de ceux qui prétendent à l’honneur de penser s’en tiennent ici à la première apparence ; car il n’est pas difficile de surmonter certains raisonnements faibles et confus, qui mettent au manège les esprits mal cultivés.

J’ai entendu un jeune homme assez simple, d’ailleurs habile ouvrier, qui disait à ses compagnons de guerre : « Il y aura toujours la guerre ; c’est forcé. Chacun cherche à gagner sur le voisin ; il le faut bien ; il n’y aura jamais assez de richesse pour contenter tout le monde. J’obtiens une bonne place ; un autre qui la demandait mourra de faim ; c’est la guerre. Bien mieux, pour un reproche, une plaisanterie, un article de journal, on s’anime, les coups de poing vont ; c’est la guerre. Et entre les gros, à la Bourse, c’est la guerre. La guerre est partout. » Les autres, tête baissée, se laissaient atteler à ce raisonnement tournant ; ils y tournent peut-être encore ; car, en voulant les redresser, je ne fis que les étonner un moment. Je compte plutôt sur ce qui est écrit pour changer les hommes ; car ils ne vont jamais vite, et la parole court.

Il faut se dire ici que la Guerre est tout à fait autre chose qu’un conflit d’intérêts, d’emportements et même de passions. Si borné que soit un homme, il ne s’approuve point quand il mange le pain de son voisin, ni quand il s’emporte, ni quand il frappe. Il s’excuse seulement sur les nécessités et sur la faiblesse humaine. Et, autant qu’il est juge et spectateur de ces rivalités passionnées, il les modère par des discours, cherchant la paix tout de suite, d’après cette idée familière que la violence est ici le principal des maux, et le plus grand obstacle à un arrangement acceptable.

La guerre montre un autre visage » dès que l’on veut bien la regarder. Ici celui qui détourne de la violence est dit lâche et traître. Ici la colère est préparée de loin ; les hommes sont « fanatisés » comme on osa dire ; disons mieux, disons qu’ils sont enivrés par système, et dans tous les sens du mot. Par l’ordre visible, par la musique, par les discours, l’excès de la violence est relevé jusqu’au niveau de la beauté. Les poètes et les penseurs, presque tous, y ajoutent leurs rythmes, leurs preuves, leurs systèmes. L’Amour sourit. La honte, le mépris, les pierres vont à celui qui résiste ou seulement discute. Enfin une contrainte impitoyable s’exerce dans la préparation et dans la conduite de la guerre, avec des sanctions immédiates terribles, et des sanctions d’opinion pires encore, puisque la mort n’efface point la honte. Sur quoi l’on peut soutenir que la guerre est humaine et surhumaine, divine réellement par ces caractères ; cela aussi est à examiner. Toujours est-il que la guerre ne ressemble point du tout à ces mouvements vifs auxquels nous sommes tous sujets ; et c’est ce que je voulais montrer. Débrouillez bien tout cela, mes amis, et ne vous reposez pas sur de confuses déclarations. L’Esprit de guerre est plus fort que nos désirs ; c’est par la tête qu’il nous tient.