Mars ou la Guerre jugée (1921)/62

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Éditions de la NRF (p. 131-132).

CHAPITRE LXII

DES SOUVENIRS

Je veux n’oublier rien, et tout mettre en place. Tâche immense, et qui semble au-dessus de n’importe quelle puissance ; c’est pourquoi je la considère par parties, ajoutant une page après l’autre. Il est hors de doute que les souvenirs des combattants, tels qu’ils les racontent, et même tels qu’ils se les retracent pour eux-mêmes, ne s’accordent pas avec ce qui est dit, en ces propos, de l’esclavage, du pouvoir absolu, et enfin de cette séparation radicale des combattants en deux classes ennemies. L’homme est ainsi fait qu’il rebondit toujours, et se reprend, et se compose lui-même d’après les circonstances jugées insurmontables. Quelque pénible que soit la situation d’esclave, elle est pourtant surmontée par cet animal, si naturellement courageux. Quand il a clairement reconnu que ses efforts ne peuvent rien contre l’obstacle, il se détourne d’y penser, et par cela seul il prend connaissance de la puissance proprement humaine ; notamment il reconnaît, par une expérience quotidienne, que les plus vifs sentiments de colère et les jugements les mieux motivés sont aisément effacés, dès que l’expression en est arrêtée tout net par un changement d’attitude du corps. Voilà une expérience saine et réconfortante par elle-même ; et c’est un inconvénient de l’heureuse liberté civile, que nous ne soyons jamais conduits à l’essayer sans hésitation. Aussi, sous le régime de guerre, l’esprit connaît mieux ses vraies ressources ; et l’extrême malheur nettoie l’esprit de toutes ces méditations amères et sans effet, qui sont le principal du malheur. Il faut comprendre ici comment la discipline, en réglant les gestes, efface presque toutes les souffrances de l’esclave, et ainsi, d’une certaine manière, l’affranchit. C’est pourquoi il est inévitable que les souvenirs de guerre ramènent avec eux quelque chose de l’égalité d’âme et de la vraie résignation, si rares dans la vie libre. D’où une espèce de regret. Ajoutons que le contraste entre les dangers de la guerre et l’actuelle sécurité contribue à réjouir l’homme dans le moment même où il pense aux heures les plus amères. « Si soucieux que nous soyons, disait un jeune, d’être sincères et vrais, nous donnerons toujours à nos jeunes auditeurs une idée trop favorable de la guerre ; il vaut mieux n’en rien raconter. »

D’après ces remarques, on comprendra que j’accomplis souvent, en ces pages, un devoir pénible, en retrouvant et restituant cette partie des souvenirs que chacun oublie le plus volontiers. Si chacun ne s’emploie pas à cette œuvre désagréable, il est assez clair que nous serons dupes encore de ce profond Art Militaire à la première occasion. Certes il faut dire, puisque cela est vrai, que l’obéissance stricte est presque toujours facile, et même agréable ; il faut ajouter que chacun arrive, sans même s’aider du mépris, à considérer les formes injurieuses et arrogantes de la même manière qu’il considérerait des effets naturels et inévitables comme la pluie et le vent. Mais, sous peine d’entrer dans le jeu des pouvoirs et d’exposer les jeunes générations à d’effrayantes conséquences, il faut aussi exposer la situation réelle de l’homme de troupe, si cruellement sentie à certains moments ; il faut même, autant qu’on peut, la lui faire ressentir, toujours en débrouillant les causes. Je dirai qu’il faut aller jusqu’à combattre certains sentiments affectueux, en considérant que l’on a aisément de la reconnaissance pour un tyran qui peut beaucoup, lorsqu’il n’est pas aussi méchant qu’il pourrait l’être ; et l’on juge toujours favorablement un être dont on n’attend que l’injustice, la violence et le mépris ; car, par la faiblesse et l’inconstance humaines, il sera toujours là-dessus bien au-dessous de l’attente. Bref, ce serait une faute, et de terrible conséquence, d’oublier volontiers ce qui désunit. Justement les pouvoirs grands et petits nous y invitent ; et voilà un signe assez clair. Souvenons-nous.