Mars ou la Guerre jugée (1921)/64

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Éditions de la NRF (p. 135-136).

CHAPITRE LXIV

DE L’ÉQUILIBRE

« Les devoirs, mon ami, ne sont pas des sentiments. Faire ce qu’on doit n’est pas faire ce qui plaît. Un homme doit aller mourir froidement pour son pays et peut donner avec bonheur sa vie à une femme. » Ces lignes sont prises de la lettre d’Henriette de Mortsauf à Félix de Vandenesse ; si vous la relisez, vous relirez le Lys tout entier, et ce sera bien. Je m’en tiens à ce passage, qui m’a étonné longtemps. Le devoir militaire, dans le temps que j’ai connu, ne se sépare point d’un vif enthousiasme ; et j’ai vu des natures assez épaisses pleurer aux cérémonies guerrières. Il y a du fanatisme en ce culte. Balzac nous rappelle à la pudeur, et cette leçon convient à un bon nombre d’énergumènes. Mais que signifie-t-elle ?

Il y a de l’ivresse assurément, dans ce sentiment contagieux ; ce bonheur de croire et d’être approuvé ne s’accorde point avec la liberté du jugement. L’esprit droit ne se jette pas ainsi ; il ne jure point d’extravaguer. L’ancienne idée de la bonne éducation s’opposait à ce qu’on donnât tant de puissance aux autres sur soi ; elle voulait cette retenue et sobriété des gestes et des paroles qui s’oppose à l’imitation forcée. Il y a une violence des timides qui se connaît au ton de la voix. Sans doute serait-il bon qu’on ne prît point pour force d’âme cette fureur des passions délivrées.

L’ancienne politesse est liée à l’ancienne sagesse ; le dehors est maintenant gauche et violent tour à tour ; il se peut que la notion de la beauté humaine soit perdue. On saisit en Marc-Aurèle un profond amour qui allait à toute forme humaine, mais sans la moindre trace de cette basse imitation qui rabaisse la foule tellement au dessous des individus. Garde-toi de plaire ; tout ce qui veut plaire est laid.

La religion, en ses beaux temps, gardait soigneusement l’esprit contre les prestiges mouvants. Le don total et l’abandon total n’étaient dus qu’à la perfection invisible. D’où ces saints de pierre, si bien gardés contre toute folie imitative, et beaux par le refus au monde des hommes. Cette idée redresse, bien loin d’abaisser ; et l’esprit en reçoit cette partie de mépris, ou pour mieux dire d’indifférence, qui donne du champ pour penser. Penser n’est pas crier. L’action commune est règle, certes ; mais le sentiment commun n’est pas règle ; et la pensée commune n’est pas règle. C’est l’animalité, non l’humanité, qui s’exprime par une convulsion de foule. L’humanité est intérieure, cachée, résistante.

Considérez ces hommes cultivés qui reviennent de la guerre convertis ; j’en connais deux. Ce mouvement d’esprit est juste ; ils n’ont pu tenir pour la Patrie qu’à la condition de découvrir quelque chose de plus haut que la Patrie. Je pense que la même conversion s’est faite en beaucoup d’autres, mais exprimée par d’autres mots. Si j’ai bien compris, la Patrie elle-même a refusé les âmes. Autant que j’ai pu l’entendre, elle a parlé à peu près ainsi aux militaires : « Je vous dispense de parler ; ce que vous m’offrez ne m’intéresse point, car j’ai tout pris, et vous n’avez plus rien à donner. Sur ce que vous avez à faire, on vous renseignera. D’ailleurs les opinions sont libres. » Et il est vrai que cela est inintelligible pour le civil, à qui, tout au contraire, on demandait seulement des opinions convenables. J’aperçois ici de nouveau cette idée importante, que l’obéissance est la rançon de la pensée ; et je décide qu’il valait mieux être soldat. Je n’étais pas, en 1914, au niveau convenable ; trop plébéien sans doute ; je voulais aimer mes devoirs. La guerre m’a rafraîchi, comme elle a rafraîchi beaucoup d’autres. Nous fûmes simplement soldats ; et nous voilà civils, sans aucune parure de rhétorique. Pensées nettoyées. Pensées regroupées. Œil sec.