Mars ou la Guerre jugée (1921)/63

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Éditions de la NRF (p. 133-134).

CHAPITRE LXIII

L’INDIVIDUALISME

Je n’attends pas beaucoup du socialisme, car l’Importance s’y retrouve, ou, en d’autres termes, la liberté n’y est pas considérée comme le premier des biens ; non pas la liberté d’abord, mais la Justice d’abord, telle est la formule de tout socialisme ; l’idée d’obéir afin de pouvoir y domine ; et la pratique répond à l’idée par une organisation de guerre selon une stricte discipline. Or il est vrai que la liberté réelle est naturellement abstraite et sans effets, par l’insuffisance de la justice ; faute d’un salaire et d’un loisir suffisants, l’ouvrier ne peut exercer sa liberté. Cet ordre des idées est imposant, et il a dominé réellement les délibérations populaires pendant les cinquante dernières années. Progrès sans aucun doute, par rapport aux abstractions révolutionnaires, la liberté supposant un minimum de puissance, et la puissance restant elle-même abstraite et idéologique sous le nom de droit, faute d’une organisation de force.

Mais la marche de l’abstrait au concret, surtout dans les problèmes sociologiques qui sont les plus complexes de tous, ne peut se faire par une suite d’expériences volontairement instituées. Le fait brutal nous ramène. Dans le fait, les socialistes ont participé à la guerre, dans tous les pays, et certainement avec fureur dans les deux principaux pays antagonistes, par des sentiments, par un entraînement, par des idées plausibles, au sujet de quoi la discussion sera sans fin. Je n’y veux pas entrer. Il suffit de constater que la forte organisation socialiste, si efficace en France et en Allemagne pour exiger une meilleure distribution des produits, n’a rien pu pour écarter ni pour abréger le massacre des socialistes par les socialistes. Et il est d’évidence aussi que la guerre est de plus en plus, et incomparablement, le pire des maux humains, puisqu’elle supprime à la fois les garanties de la libre pensée, la liberté d’agir, la sécurité et la commune aisance ; sans compter que, par un effet imprévu, quoique souvent constaté, l’inégalité des fortunes se trouve aggravée par des profits sans mesure. C’est assez dire que l’effort contre la guerre doit occuper principalement notre attention politique ; en d’autres termes il faut s’opposer au despotisme d’abord, qui, comme cette sanglante expérience l’a fait voir, est bien plus à redouter que l’inégale répartition des biens.

Qu’est donc le pouvoir du plus riche des riches à côté du pouvoir d’un capitaine ? Le genre d’esclavage qui résulte de la pauvreté laisse toujours la disposition de soi, le pouvoir de changer de maître, de discuter, de refuser le travail. Bref la tyrannie ploutocratique est un monstre abstrait, qui menace doctrinalement, non réellement. Le plus riche des hommes ne peut rien sur moi, si je sais travailler ; et même le plus maladroit des manœuvres garde le pouvoir royal d’aller, de venir, de dormir. C’est seulement sur la bourgeoisie que s’exerce le pouvoir du riche, autant que le bourgeois veut lui-même s’enrichir ou vivre en riche.

Le pouvoir proprement dit me paraît bien distinct de la richesse ; et justement l’ordre de guerre a fait apparaître le pouvoir tout nu, qui n’admet ni discussion, ni refus, ni colère, qui place l’homme entre l’obéissance immédiate et la mort immédiate ; sous cette forme extrême, et purifiée de tout mélange, j’ai reconnu et j’essaie de faire voir aux autres le pouvoir tel qu’il est toujours, et qui est la fin de tout ambitieux. Quelque pouvoir qu’ait Harpagon par ses richesses, on peut se moquer d’Harpagon. Un milliardaire me ferait rire s’il voulait me gouverner ; je puis choisir le pain sec et la liberté. Disons donc que le pouvoir, dans le sens réel du mot, est essentiellement militaire, et qu’il ne se montre jamais qu’en des sociétés armées, dominées par la peur et par la haine, et fanatiquement groupées autour des chefs dont elles attendent le salut ou la victoire. Même dans l’état de paix, ce qui reste de pouvoir, j’entends absolu, majestueux, sacré, dépend toujours d’un tel état de terreur et de fureur. Résister à la guerre et résister aux pouvoirs, c’est le même effort. Voilà une raison de plus d’aimer la liberté d’abord.