Mars ou la Guerre jugée (1921)/67

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Éditions de la NRF (p. 141-142).

CHAPITRE LXVII

LA RÉPLIQUE DE SANCHO

J’ai surpris plus d’une fois au visage des marchands un peu de colère et de honte mêlées, lorsqu’ils annonçaient des prix déraisonnables. Cela m’a conduit à expliquer par ses causes principales cette fureur de gagner ; et je crois que ce n’est pas un petit sentiment, ni mesquin, ni avaricieux, mais au contraire une violence qui répond à une violence, et une vengeance qui répond à une offense. L’homme n’était point fait pour braver le mépris ; tout le monde a connu une dignité des marchands, et une probité orgueilleuse ; et j’ai pensé souvent que l’état mercantile formait une solide armature contre les improvisations de la haine et même de l’amour, par des vertus bornées et strictes, les échanges du marché donnant un bon modèle de justice. Mais le commerce maintenant est informe. La Force a piétiné aussi par là.

Imitation sans doute. Richesse est force, et au plus fort la victoire. Mais revanche aussi des parties inférieures, oubliées et mises hors de loi ; par cette folle imprudence le droit est déraciné. Car ce n’est pas peu de chose que l’humble droit de vivre ; selon la dure loi humaine, il porte tous les autres, puisque c’est l’animal qui pense. Mais les rhéteurs n’y pensent point ; le corps humain ne leur pèse pas lourd. Eux, les marchands, voilà que leur bonne volonté est coupée d’eux-mêmes, et qu’elle ne peut plus fleurir. Le fils a emporté tout l’esprit aux armées, et en fleur coupée. La souche se développe par le bas et s’enracine selon la défense. Le désespoir est animal ; cela se voit même dans l’attitude. Pour la pensée à ce niveau, c’est une bien forte preuve que cet esclavage total, où l’homme est moyen et instrument. Qu’est-ce que cette Morale qui se nie elle-même, qui tue ses plus sûrs défenseurs et qui nie ses plus sûrs principes ? Ainsi l’héroïsme retourne au plus bas, après une courte parabole. Toute l’humanité étant donnée ou prise, l’avarice reste, comme en ces vieillards qui n’ont plus de sang.

Pire encore, une avarice irritée, car l’homme pense plus qu’on ne croit, et moins par réflexion que par cette puissance des signes qu’on remarque dans les proverbes. La privation n’est rien, mais la négation est quelque chose « Qui veut faire l’ange », cette sévère formule exprime mieux encore qu’une loi de la fatigue. Et l’Épique est nié, par les suites de cette admiration dévastatrice, qui détruit son objet même en espérance. Le héros avait toutes les vertus ; mais il est mort. Non point par ces hasards cosmiques que l’homme accepte en naissant. Non ; par ses vertus mêmes. Aussi sûrement qu’il est sûr que tout combattant revenu pense plus souvent à sa prudence qu’à son courage, d’où ce regard qui glace la reconnaissance. Par quoi la sagesse d’Ésope couvre toutes les pensées, et la Prose, plus que jamais, et par précaution, rompt le rythme épique. Le Mépris armé et fort, le Général Mépris, qui rassemble les forces justes, naît de la contemplation des causes. Mais l’âme naïve, devant les effets terribles, n’a point d’autre ressource que de craindre ses propres vertus.