Mars ou la Guerre jugée (1921)/68

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Éditions de la NRF (p. 143-144).

CHAPITRE LXVIII

DEUX POLITIQUES

La fonction militaire est la plus ancienne, parce qu’il faut d’abord dormir. Et les gardiens sont naturellement les maîtres de tout quand l’ennemi est aux portes. Disons aussi qu’hors du danger immédiat la peur attentive est le pire des maux. D’où vient d’abord que chacun court alors volontiers à une action, même difficile ou dangereuse, qui le délivre d’attendre, par quoi le miracle de la mobilisation est assez expliqué. Mais il faut dire encore que le spectacle des gardiens en bon ordre guérit de la peur pour un moment, par une énergique sympathie. De là vient qu’un pouvoir fort, surtout militaire, sera toujours trop aimé, j’entends aimé dans ses signes, ses démarches, et sa force même. Idolâtrie essentielle, parce qu’elle repose au fond sur cette loi biologique que l’homme le plus fort a besoin d’être gardé, fût-ce par un enfant ou par un petit chien, pendant le tiers au moins de sa vie.

Sur l’Alarme, état violent, moins supportable que la guerre en action, repose toute l’ancienne politique, qui réclame toujours, plus ou moins ouvertement, un mandat en blanc et le secret d’État. Et comme tout pouvoir, par le jeu des passions ambitieuses, cherche toujours à s’assurer et à s’étendre, tout pouvoir, grand ou petit, jette toujours l’alarme afin que les naïfs passent de la crainte à l’amour. Mais, quoique chacun puisse sentir les manœuvres de ce jeu puissant jusque dans les moindres discours publics, il est rare pourtant que l’on discerne, en ces prophéties passionnées, ce qui vient des pouvoirs eux-mêmes et ce qui résulte de la Nécessité extérieure. J’ai assez expliqué comment les prophètes de malheur changent l’avenir selon leurs déclamations, ce qui leur donne raison à la fin ; disons aussi que les passions ambitieuses sont de bonne foi, comme toutes les passions, ce qui dispose encore à les croire.

Dans toutes les catastrophes humaines, la peur est le danger principal, et souvent le seul. L’entraînement épique n’est qu’une réaction contre la peur, qui surmonte, il est vrai, la peur, mais crée en même temps, et de toutes pièces, le plus formidable péril humain. Qui a bien compris cela donnera plus de prix à ce vieil esprit frondeur que la Fable a toujours ressuscité contre l’Épopée. Et la Grande Guerre ne pouvait manquer de faire surgir une œuvre digne de Rabelais, de La Fontaine et de Voltaire par la raillerie insolente. D’autres rêveront d’une Organisation Positive qui, d’après l’idée de Comte, limiterait les pouvoirs par l’ascendant de l’Esprit contemplateur, sérieux, vertueux, religieux. Ce rêve est beau. Mais je me répète souvent à moi-même la sévère pensée de Spinoza : « Il ne se peut pas que l’homme n’ait pas de passions. » Voilà pourquoi nous sommes réduits provisoirement, et peut-être pour toujours, à limiter les empiétements du pouvoir par une négation secrète, continue, énergique.

Je dis secrète, non parce que le froid jugeur est réduit à se cacher, mais parce que le froid jugement ne peut tenir dans aucune assemblée. Je ne vois que la précieuse amitié, et les livres, plus sûrs encore, qui puissent garder le trésor de la sagesse politique contre le dangereux et enivrant enthousiasme, qui se tourne si aisément contre sa propre fin en nous sauvant d’une guerre par une autre. Ce livre-ci y voudrait servir ; mais il pèche sans doute par trop de sérieux, et il n’y a peut-être que le rire qui puisse nous garder de l’indignation. Apprends du moins, citoyen, à mesurer les ruses du pouvoir, et à les déjouer par une prudence toujours éveillée. L’Opinion est redoutable. Mais contre l’opinion, le vote secret est justement l’arme qui convient.