Mars ou la Guerre jugée (1921)/80

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Éditions de la NRF (p. 167-168).

CHAPITRE LXXX

JOSEPH DE MAISTRE

« La bastonnade, dit le Comte, était chez les Romains une peine avouée par la loi, mais nul homme non militaire ne pouvait être frappé avec la vigne, et nul autre bois que celui de la vigne ne pouvait servir pour frapper un militaire. Je ne sais comment quelque idée semblable ne s’est présentée à l’esprit d’aucun souverain moderne. Si j’étais consulté sur ce point, ma pensée ne ramènerait pas la vigne, car les imitations serviles ne valent rien ; je proposerais le laurier. » À quoi le Chevalier répond en ces termes : « Votre idée m’enchante, et d’autant plus que je la crois très susceptible d’être mise à exécution. Je présenterai bien volontiers, je vous l’assure, à S. M. I. le plan d’une vaste serre qui sera établie dans la capitale, et destinée à produire exclusivement le laurier nécessaire pour fournir des baguettes de discipline à tous les bas officiers de l’armée russe. Cette serre serait sous l’inspection d’un officier général, chevalier de Saint-Georges au moins de la seconde classe, qui porterait le titre de Haut Inspecteur de la Serre aux Lauriers ; les plantes ne pourraient être soignées, coupées et travaillées que par de vieux invalides d’une réputation sans tache. Le modèle des baguettes, qui devraient être toutes rigoureusement semblables, reposerait à l’office des guerres dans un étui de vermeil ; chaque baguette serait suspendue à la boutonnière du bas officier par un ruban de Saint Georges, et sur le fronton de la serre on lirait « C’est mon bois qui produit mes feuilles. »

J’ai transcrit sans rien omettre cette page des Soirées de Saint-Pétersbourg. Je n’ai voulu rien perdre de ce badinage cyclopéen. Voilà donc un penseur sans hypocrisie, et qui voit la guerre comme elle est. À ceux qui voudraient dire que cela c’est la guerre à la mode barbare, et que la discipline acceptée a fait voir de bien plus beaux effets, je demande pourquoi la valeur offensive des régiments Marocains et Sénégalais était réputée à juste titre. Mais le lecteur étranger au rude métier des armes ne voudra point croire que la contrainte fasse des héros. Il ne voudra point le croire, dis-je, parce que son esprit ne peut porter cette sauvage idée. Le comte de Maistre non plus ne peut la porter ; aussi il la renvoie à Dieu. La guerre acceptée, ordonnée, honorée, cela suppose à ses yeux « quelque loi occulte et terrible qui a besoin de sang humain ». J’ai observé souvent que des catholiques, par ce secours d’un Dieu incompréhensible, arrivent à mieux penser que d’autres les problèmes qui blessent la vue.

Pour moi je m’en tire autrement et à ma mode, étant assuré que cet étonnant mélange d’esclavage et d’héroïsme s’explique par l’ordinaire humain, sans aucune mystique supposition, comme j’ai voulu le montrer dans ces pages, sans déguiser rien de ce qui paraît au premier moment incroyable et impossible. Il ne restait que ce chemin-là, ou mentir à soi, comme je vois que font beaucoup. Seulement cette précaution mauvaise interdit d’agir et de changer ; au lieu que la connaissance des causes offre aussitôt mille prises, laissant certes difficile ce qui est difficile, mais sans aucune idée d’un destin invincible et effrayant. Remarquez encore que l’autre idole d’un progrès assuré qui viendrait par des institutions meilleures est brisée aussi. Sous n’importe quel régime les jeunes devront payer de leur sang l’acquiescement, la flatterie, la lâcheté d’esprit de tous. Au lieu que, sous n’importe quel régime, le plus grand des maux sera écarté, un jour après l’autre, par le clair regard de tous et la tranquille résistance.