Mars ou la Guerre jugée (1921)/81

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Éditions de la NRF (p. 169-170).

CHAPITRE LXXXI

GLADIATEURS

Nous lisons avec trop d’étonnement ce que Sénèque a écrit de ces combats surhumains. C’est le temps même où le Christianisme fit voir un autre genre de héros. L’âme humaine avait alors les mêmes trésors qu’aujourd’hui, comme au reste Sénèque le fait bien voir, qui n’est pourtant point sans faiblesses. Je désire donc que tu imagines, lecteur, autant qu’on peut imaginer ces choses, le gladiateur mourant et le peuple tournant le pouce, et César qui s’ennuie. Maintenant essayons de comprendre ; s’indigner sans comprendre, c’est cela qui rend méchant.

Il y avait certainement de hautes raisons de politique en faveur de ces honteux spectacles. Car il fallait bien que le peuple gardât l’habitude de combattre la pitié et l’horreur par l’admiration. Et quel patricien n’eût pas rougi de craindre pour lui-même la mort et les blessures, quand il voyait que de vils esclaves, et encore forcés, s’élevaient pourtant jusqu’à une sorte de courage et faisaient de nécessité vertu. Les enfants apprenaient déjà le prix d’une gloire plus libre, puisque cette gloire esclave emportait l’applaudissement. Et les femmes étaient durcies par l’exaltation. Tous comprenaient, d’après leurs propres sentiments, que la vie humaine est âpre et brutale au fond, non point facile et lâche. Et voilà à peu près le discours politique.

Ne croyez pas que les discours privés fissent entendre seulement l’indignation ou la révolte. Il y avait certainement en ces esclaves une continuelle fureur contre les Maîtres ; mais ils n’y pensaient pas toujours. L’art de combattre les occupait certainement beaucoup et ils s’y passionnaient. La force, la chance et la gloire remplissaient une bonne partie de leurs conversations libres. La nourriture, le vin et le sommeil leur étaient doux après les terribles fêtes. Les blessés avaient les joies de l’hôpital. Les plus braves inspiraient de l’amour aux femmes les plus belles. La nécessité effaçait sans doute beaucoup de pensées aigres ; car on ne délibère pas volontiers avec soi-même sur ce qui est invincible. Ainsi s’instituait vraisemblablement, en ce monde au dessous de l’humain, une vie pourtant humaine, avec des projets, des espérances, des rivalités, de l’honneur et de la honte. On exposait ses blessures comme des croix de mérite. Quant aux discours d’un gladiateur en retraite, s’il y en avait, chacun, hélas, peut aisément les deviner.

Un sage même, au déclin de l’âge, aurait pu trouver des raisons d’envier ces rudes combattants. Car, aurait-il dit, je leur vois une bonne santé, et des âmes cuirassées. Ils ont de bons moments, par le contraste ; et moi je n’en ai plus, par la satiété. Ils sont aux prises avec la souffrance et avec la mort. Mais n’est-ce pas notre condition à tous, et ne vaut-il pas mieux lutter vigoureusement comme eux que petitement, comme je fais ? Il faut que la gloire ait un grand prix, puisque tant de soldats vont la chercher au loin et ne se lassent point de la raconter, et à des gens qui ne les écoutent guère ; au lieu que ceux-là luttent et meurent en lumière vive, devant le peuple attentif.

Toutes ces raisons, et mille autres, sans compter l’accoutumance, n’empêchaient pas que Sénèque avait raison de considérer la chose en elle-même, et de prononcer qu’aucune fin de plaisir, d’utilité ou de nécessité ne peut justifier ces moyens-là.