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Mars ou la Guerre jugée (1921)/82

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 171-172).

CHAPITRE LXXXII

LE DOGME

Cérémonie. Des costumes vénérables ; une jeunesse éveillée. Des maîtres rajeunis par le plus beau métier ; du scrupule et les rides du travail noble ; éclairs d’affection et d’esprit. On peut trouver pire. Mais les discours furent bien au-dessous des promesses, au dessous même de ce qu’on pouvait craindre. Toutes les phrases connues. Civilisation contre Barbarie, héroïsme joyeux, le sang baptisant la terre ; tous les lieux communs, rassemblés, résumés et comme desséchés. Je ne croyais pas que les discours des politiques eussent autant à perdre. Mais l’imitation mécanique trouve toujours à rabattre ; le mouvement même de l’infatuation est oublié, car les mots vont tout seuls, selon les liaisons les plus vulgaires et les plus étrangères ; nul contrôle, même sur le sens littéral ; ce n’est même plus du français de grammairien.

Ces gens ne sont point des sots. Cet homme en robe est capable de peser les nuances de Virgile ou de Tacite avec la précaution d’un peseur d’or. Et l’autre, le paysan parvenu, formé d’abord aux belles-lettres, est certainement puissant par la bonhomie rusée dès qu’il faut inventer. Mais ils ne veulent point inventer ni examiner. Cette attention même à ne dire que ce qui a été dit, comme il a été dit, me fait voir qu’ils examineraient bien s’ils voulaient. Mais il y a péril ; ils le savent bien ; il est plus facile de s’arrêter avant tout examen que de s’arrêter quand on examine ; ils ont peur de leur pensée ; ils l’ont coulée à fond ; je dis leur pensée sur la guerre ; car, sur d’autres sujets, ils auront encore de l’esprit et de la subtilité ; toutefois sans liberté vraie, car tout se tient, et la guerre occupe toutes les avenues. Force du bréviaire, qui fonde des opinions invincibles, sans aucune pensée. Foi contre la foi. Courage contre le courage. L’éloge même est froid et abstrait, sans différences ; l’allégresse des héros est tuée une fois de plus par les forces mécaniques. C’est que la moindre vérité serait redoutable ; on tomberait tout de suite dans quelque hérésie. Effaçons les faits et les êtres ; il faut que les formules suffisent à tout.

Vous n’avez pas rêvé, non ; vous avez bien lu que la Croix de Guerre fut solennellement donnée à un pigeon, selon les phrases consacrées : « A assuré la liaison entre l’infanterie et l’artillerie malgré un bombardement violent. » Cela, si on l’examine, dépasse ce que les plus hardis comiques ont osé. Mais on n’examine point ; tout est sacré, l’oiseau, la phrase et le personnage. Tu commences par rire du pigeon, de la phrase et du personnage ; mais, le personnage et la phrase, tu t’aperçois qu’il est défendu d’en rire. Des milliers de pigeons t’entraîneraient à te moquer de trop de choses. On décore des villes. On décore un officier parce que son abri s’est écroulé sur lui. On qualifie d’intrépides et de fidèles des troupes dont on sait qu’elles s’enfuient aussi bien qu’elles attaquaient, dès que les gradés sont tués. Que restera-t-il, si tu commences à ne pas croire ? Tu aperçois d’un regard cet immense édifice, qui vacille par ton doute. Aussi ton rire s’arrête net et fait place à un sérieux incroyable, qui me gagne moi-même. Tu apprends à croire, et moi j’apprends ce que c’est que croire, et ce que c’est que persuader celui qui a juré de tout croire. Et c’est dans le moment où le croyant est ridicule qu’il m’effraie. S’il a vaincu le ridicule, que pourront mes raisons ? Et s’il n’a pas eu égard à lui-même, aura-t-il égard à moi ? En vérité je n’ai plus envie de rire.