Mars ou la Guerre jugée (1921)/86

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Éditions de la NRF (p. 179-180).

CHAPITRE LXXXVI

REFUS

Dans les temps difficiles, les passions sont violentes et courtes ; cette lumière d’un moment fait aussitôt une nuit plus épaisse. Il faut quelque idée dessinée d’avance, et à la mesure de l’événement. Cette fortune est rare. D’où la puissance des lieux communs. J’avais avec moi L’Otage ; et le refus de Sygne, qui a tant mérité, et qui dit non à la récompense, éclaira pour moi plus d’un noir silence. Cette noble femme, tenue par son serment, n’a pas dit non à l’action impossible, rassemblant, comme il arrive, toutes ses forces pour l’action, sauvant le pape par un mariage contre son cœur, fidèle en ce sacrifice quotidien. Admirable aux yeux de ce prêtre naïf qui l’a jetée dans cette épreuve surhumaine. L’Amour augmente par les sacrifices, si ce qu’on dit est vrai. La voilà donc au moment de la mort, ornée de ses malheurs volontaires, digne de son Dieu, et revêtue de gloire. Mais point du tout ; à tous les pieux discours, maintenant, elle dit non de la tête. Le prêtre ne peut comprendre ; et le drame nous laisse dans ce doute, quoique le non soit obstiné en ce Dernier Jugement. C’est le propre du théâtre de poser au lieu de prouver. On touche ici la nature humaine en ses profondeurs.

Partant de là, et assuré de cette expérience composée, j’avais le bonheur d’oublier quelque temps l’autre tragédie, ambiguë, informe et comme au dessous de toute pensée. Je considérais donc ce jugement final où, tout étant soudain retourné, la sacrifiée refusait de pardonner à Dieu. Car la Force Tragique ose jusque-là. Il fallait donc comprendre que cette puissance du Dieu n’était que par la Volonté d’obéir et qu’ainsi cette âme meurtrie n’était en rien mutilée, ni diminuée, mais au contraire fortifiée, ramassée sur elle, dépouillée, délivrée enfin par l’obéissance. Quand l’invincible résolution ne s’appuie plus que sur elle-même, toutes les raisons extérieures sont bien faibles. Car il est vrai que la Servitude Rusée corrompt le jugement, et c’est par ce détour que le Maître est quelquefois aimé. Mais, en revanche, quand le sacrifice est volontaire, comme il est en ce drame, et sans aucune prudence, ni aucun mensonge à soi, lorsqu’enfin l’on n’est tenu que par son propre serment, joint à la difficulté même de la chose, qui interdit toute pensée de traverse, il me semble que la force pensante est bien placée pour juger souverainement. Quand l’œuvre est achevée, le Dieu est bien petit.

Par ces chemins je revenais à la guerre, mais sans m’y reconnaître, jusqu’au temps de la paix, où, au lieu des vengeances espérées et redoutées, je trouvai des vainqueurs établis dans un Mépris inflexible, et qui disaient non à la gloire, et non au Dieu satisfait. Ce silence des survivants étonnera plus d’un prêtre naïf. Cet autre culte verra de froides cérémonies ; les discours sonneront mal en présence de ceux qu’ils veulent honorer ; mais que dis-je là ? Ils n’y seront point. Ce refus étonne les hommes d’âge, sans les instruire. Là-dessus je n’ai pas d’espérance. Mais les jeunes interrogent du regard ; ils essaient de deviner ; c’est pour eux que j’écris ces pages. Le regard muet n’est point pour eux ; ils ne l’ont point mérité.