Mars ou la Guerre jugée (1921)/87

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Éditions de la NRF (p. 181-182).
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CHAPITRE LXXXVII

LE ROI

Imaginez un roi de nature tendre, et soucieux de justice. Son ministre n’ira pas lui dire : « Sire, vous avez pour soldats des malheureux que vos recruteurs enlèvent de force, en considérant seulement l’âge et la santé, nullement le vouloir ; et tout en marchant, d’après vos ordres, à la victoire et à la mort, ils vous chargent de malédictions. » Tout au contraire le Politique parlera à peu près ainsi : « Sire, votre Majesté est à ce point vénérée, et chacun est tellement assuré que vos desseins servent l’humanité et la justice, que l’on court et que l’on se pousse pour entrer dans vos armées et pour mourir à votre service. » Ce mensonge si convenable fut fait sans doute aussi au fameux Frédéric ; je ne sais ce qu’il en croyait ; dès que l’on veut ignorer, il est bien aisé d’ignorer. Toujours est-il qu’il n’est point juste que celui qui finalement décide soit trompé, volontiers ou non, sur les moyens et sur le réel de ce qu’il fait. Ce genre d’ignorance fait peut-être toute l’injustice du monde ; car les intermédiaires, qui savent mieux, ne sont pas ceux qui commandent, et celui qui décide ne sait pas du tout ce qu’il fait. Je veux donc, autant qu’il est en mon pouvoir, montrer au maître les esclaves et l’esclavage, l’humiliation, la misère, la révolte, le sang. Qu’il ordonne après cela et sans recours, c’est assez dur à penser ; mais qu’il ordonne sans savoir ce qu’il ordonne, c’est trop.

Où tend ce discours ? Toi qui me lis, homme ou femme, jeune ou vieux, tu es une petite partie du Roi ; tu es pour ta part roi d’opinion et de suffrage ; de toi dépend en quelque chose la paix et la guerre. Soit que tu te plaises aux jeux de la force, soit que tu acceptes d’un cœur léger le jeu des Politiques, soit que tu cèdes à la Fatalité et que tu te consoles par l’admiration, il est d’abord juste que tu saches bien ce que tu fais et ce que tu approuves. Et je vois bien, roi débonnaire, que tes ministres te trompent, grands et petits, de façon que tu ne soupçonnes pas qu’en décidant, préparant ou acceptant une guerre, tu décides, tu prépares ou tu acceptes quelque chose d’absolument laid, et qui te ferait horreur. Si cette chose peut toujours être évitée, je ne sais ; ce monde immense, ces races, ces passions, ces intérêts, l’ambition des politiques et surtout leur aveuglement, tout cela forme une masse trop lourde pour ma plume. Mais j’ai le droit de vouloir que tu regardes à tes pieds, et non en l’air ; en l’air sont les phrases et les drapeaux et les consolations ; à tes pieds, l’esclavage, la boue et le sang. Il n’y aurait plus du tout d’espérance si les Politiques parlaient seuls, eux qui fardent si bien la gloire, jusqu’à lui faire, en vérité, un visage presque supportable. Je trouve beau que les jeunes disent comme le Stoïcien : « Cela ne fait pas de mal. » Mais ce jeu ne me convient pas à moi, qui n’ai plus l’âge d’y aller. Il est beau que les enfants aient pitié des parents. Mais je ne puis avoir pitié du roi ; je n’en ai pas le droit ; dès qu’il décide, il faut qu’il sache ; faible chance pour la paix, mais non pas nulle.