Mars ou la Guerre jugée (1921)/92

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Éditions de la NRF (p. 191-192).

CHAPITRE XCII

L’HUMANITÉ

Je n’ignore point et je ne méprise point les idées des sociologues. Auguste Comte me paraît serrer d’aussi près que possible le problème humain. Que la pensée la plus originale soit fille d’une multitude, que nous pensions par d’autres comme nous vivons par d’autres, cela m’est évident. Mais ce n’est pas une raison pour que nous nous limitions à la Patrie, car elle est dépassée. Je ne dis point qu’elle doive être dépassée ; je dis qu’elle est dépassée ; toute situation humaine tient à une Société plus étendue. L’Humanité existe comme société. « C’est le plus vivant des êtres connus », disait Comte.

Nous pensons dans l’Humanité réelle. Ces morts qui nous gouvernent sont de tous pays et de toutes époques. Immortels. Homère, Platon, Archimède, le Christ, Marc-Aurèle, Montaigne, Descartes, tous les penseurs, tous les inventeurs d’idées ou de machines pensent et agissent avec nous. Sans cette immortalité réelle et efficace, nous en serions toujours au commencement, faibles, puérils, presque animaux. Tout ce que nous valons et pouvons vient de ce culte des Grands Morts. On dit bien « les Humanités » pour désigner ce colloque de tous les jours avec les Grands Ancêtres. Plus parfaits ; Esprits ; purifiés par la mort, comme les légendes le disent ; et c’est plus vrai qu’elles ne le disent.

L’homme est donc, dans le fait, participant à plusieurs sociétés superposées. Famille, Amis, Patrie, Humanité, parmi lesquelles l’Humanité est de bien loin la plus choisie, la plus nombreuse, la plus active. Borner l’homme à sa Patrie, c’est nier le fait. Jusque-là nous sommes des animaux ; par l’humanité nous sommes des hommes.

Que l’humanité toute seule ne puisse pas faire exister un seul homme, c’est un fait encore ; ni la Patrie, un seul citoyen ; ni la Coopération, un seul coopérateur ; ni l’amitié, un seul ami. C’est le Couple qui crée, et la Famille porte tout. Mais ce n’est que la condition inférieure, grande seulement par ce qui la dépasse. Riche de promesses ; mais incapable de fleurir d’elle-même en hommes ; en animaux seulement. Élevée et tirée hors d’elle par l’amitié et par la coopération, mais toujours retombant à la nécessité biologique, et à l’esprit mercantile pur, qui, découronné, n’est que routine animale. Il faut cette grande secousse de la Patrie, qui les remet à hauteur de pensée.

Mais qui ne peut les y tenir. La Patrie ne serait qu’une horde, sans les formules humaines. Encore animale, cette fureur de mourir. Ordonnée seulement par les idées et inventions humaines ; généreuse par l’Humanité. Découronnée, la Patrie retombe à la nécessité biologique, sous l’idée de race. Et l’idée de race se détruit comme idée, puisque la noblesse de race suffisant à tout, toute impulsion est vraie et bonne. De là cette prodigieuse sottise, et ridicule, et mortelle pour la Patrie même, chez ceux qui se limitent là. La Patrie sans sa couronne, c’est quelque chose d’animal encore. Une Patrie est pensante et puissante par l’Humanité seulement. Non point par l’Humanité en espérance, mais par l’Humanité présente. Le choix est déjà fait. Qui ne sent plus l’Humanité réelle, comme au bout de ses doigts, celui-là n’est plus un homme. D’en bas vient la Force, j’en conviens ; mais d’en haut la Lumière. Une force sans pensée fait rire. Ce n’est que folie animale. Comme on voit en ces peuples naïfs que les petits sociologues admirent. Mais ces peuples sont ignorants et cruels, et sans aucune puissance. Preuve que ceux qui subordonnent la Patrie à l’Humanité sont dans le vrai, à parler strictement et sans aucune hypothèse. Car l’esprit d’Archimède est la force des forces.