Mars ou la Guerre jugée (1921)/93

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Éditions de la NRF (p. 193-195).

CHAPITRE XCIII

DES MÉCHANTS

Un ami qui avait autrefois de la pénétration, et qui n’a plus que de l’importance, me dit un jour après plusieurs enquêtes auxquelles il avait été conduit par ses fonctions : « Les fous sont des méchants. » J’ai eu, plus d’une fois, l’occasion de mettre dans une lumière convenable cette pensée brillante, qui ne doit pourtant pas étourdir. Et comme l’idée de la Fatalité doit être ici considérée attentivement, les fous me seront l’occasion de comprendre encore mieux les passionnés ; et c’est pour les passionnés que j’écris ; car aux politiques je n’ai rien à dire ; ils jouent leur jeu.

La Fatalité, donc, s’annonce par un sentiment vif ou pressentiment de ce que nous allons faire, de ce que nous ne pouvons pas ne pas faire. Et il faut bien distinguer cette espèce de vertige de la prévision pure et simple d’un événement qui va arriver par des causes. Si nous arrivons à prévoir par des causes un crime, ou une colère, ou une guerre, nous serons conduits, comme il arrive, à changer les causes et à éviter ainsi les effets ; c’est ainsi que chacun arrive à échapper à mille dangers en traversant une rue. Mais si j’ai par malheur le pressentiment soudain et vif qu’une voiture va m’écraser, me voilà dessous. Ainsi, quand l’action dangereuse s’annonce en nous, nous ne pouvons avoir cette assurance du conducteur qui serre le frein ou qui agit sur le volant. Alors nous est signifiée, non une conséquence seulement possible par des causes, mais une espèce de volonté obstinée qui va à sa fin en dépit des causes. Contre quoi notre industrie se trouve désarmée, qui sait changer l’avenir en changeant les causes ; et la réflexion prévoyante ne peut jeter là-dessus qu’un désespoir d’esprit qui presse encore la passion et la jette à son accomplissement. Cette idée est le fond de toutes les passions, on pourrait dire de tout le romantisme des passions. Il y a un appel du destin, qui est trop entendu. Oui, la passion, considérée dans la pensée, et autant que la réflexion errante l’éclaire, n’est pas autre chose que l’idée même que nous ne pouvons rien contre nos passions. Ramenant cette idée à mon sujet, je dis, en changeant les mots, que l’esprit guerrier n’est pas autre chose que l’idée même que nous ne pouvons rien pour éviter une guerre. Sombre méditation, qui est déjà désespoir, fureur, meurtre des autres et de soi. Par le même mouvement d’esprit, la crainte de devenir fou, fille de pressentiment, et cause à son tour de pressentiments encore plus vifs, engendre une espèce de folie volontaire, si l’on peut ainsi parler, qui devance l’événement, cherche le malheur, et prend ainsi figure de méchanceté. Je n’espère pas traiter suffisamment de cette ample matière ; toutes les notions y sont à revoir ; peut-être aura-t-on saisi, d’après ce chapitre et d’après d’autres, en quel sens je puis dire que la folie est mécanisme corporel et maladie, et en quel sens je veux dire qu’elle est consentement et méchanceté.

Mais remontons au niveau de l’humain ordinaire. Quand un homme me soutient que la guerre était inévitable, et que je le vois s’animer bientôt jusqu’à la fureur, il m’arrive de lui faire reproche de ce qu’il aime la guerre et ne voudrait pas qu’il n’y ait pas eu de guerre. À quoi quelqu’un m’a répondu ; « De ce que je considère la guerre comme inévitable, il ne faut pas conclure que je la désire. » Savoir. Les mots disent toujours mal. J’accorde que la guerre lui est horrible à prévoir et horrible à voir. Mais le vrai pessimiste, toujours fataliste aussi, désire en un sens ce qu’il annonce, car la crainte fait naître l’impatience, et c’est ainsi qu’on peut se tuer par crainte de la mort. Il y a ainsi un appétit du malheur, pour soi et pour les autres ; et peut-être n’y a-t-il point au monde d’autre méchanceté que celle-là.

Relisez ou lisez là-dessus Le Lys, de Balzac ; la peinture du comte de Mortsauf est un beau chapitre de l’anthropologie véritable. Toute folie ainsi considérée éclaire toutes nos fautes ; mais cette lumière veut des yeux accoutumés. Je crois que le lecteur de bonne volonté arrivera à se guider lui-même dans ces sentiers difficiles, s’il considère souvent et sans préjugé de doctrine l’idée de la Fatalité, funeste dès qu’on la forme, mortelle à l’esprit dès qu’on la soutient, mais consolante dès qu’on la tient à distance de vue, objet humain parmi d’autres. Remarquez déjà une analogie bien saisissante ; de même qu’il faut avoir la doctrine de la folie évitable si l’on veut arrêter sur la pente quelque esprit prophétisant sur soi, de même il faut considérer, par invincible préjugé, la guerre comme évitable, si l’on ne veut pas contribuer à la rendre inévitable. Ici est la Foi, reine des vertus. Au contraire l’expression « prophète de malheur » a toute la force d’un pléonasme.

Peut-être le lecteur commence-t-il à apercevoir que l’attachement au fatalisme est le vrai mal en ce monde. Les effets matériels de la guerre ne m’ont jamais troublé jusqu’au fond ; je sais qu’il faut peu de chose pour tuer un homme, et que des forces, bien plus puissantes que nous, nous menacent sans cesse. J’accepte cette condition humaine ; cette planète à éruptions ne nous a rien promis. Le malheur est par là autour, mais non le mal. Le mal est dans cette colère contre celui qui veut aller à la source des maux humains. La fureur de ceux qui acceptent la guerre, et qui prennent cette acceptation comme un accomplissement, comme une perfection de leur destinée d’hommes, voilà ce qui m’épouvante. Il y en a qui ne craignent l’explosif qu’au moment où il frappe les yeux et les oreilles ; mais moi je crains cette poudre jaune. Ainsi cette volonté mauvaise qui ne frappe point, qui ne menace point, mais qui condamne, je la vois flamboyante et sanglante déjà, et trop punie. Sombre malédiction sur soi, déjà visible dans un enfant obstiné qui refuse le pardon. Mais l’enfance est flexible et oublieuse. L’homme mûr, jauni, aigri, irrité par tant de preuves qu’il a cherchées et voulues, déçu et content parce qu’il l’a tant de fois prédit, voilà l’ami difficile que je veux fléchir. Je lui demande de faire grâce à la jeunesse. Et je sais qu’il me devine et qu’il ne veut point faire grâce. Du plus loin qu’il me voit, il me dit non. Mais l’écrit convient mieux que la parole ; et cet homme sait lire. Au reste mon pouvoir expire aux frontières de son royaume. C’est lui le maître de l’heure ; et seulement un millier de ces spectateurs qui voudraient, dans leur fauteuil, consentir à eux-mêmes, quel avenir ! Non pas peut-être sans guerre, mais du moins sans le consentement de l’Esprit.

FIN