Marseille, porte du sud/03

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Les Éditions de France (p. 29-40).

iii

sur le quai avec les ballots

Port de Marseille ! Carreau des halles des terres lointaines !

Quelle entreprise d’emménagement et déménagement ! C’est une foire aux puces, mais universelle, géante et, de plus, oléagineuse !

Qui dit foire aux puces ne veut d’ailleurs pas dire puces. Il n’y a pas de puces dans les ports, il n’y a que des rats. Maintenant, si les rats ont des puces, ce qui est possible, affaire à eux !

Sans puces, c’est donc une foire aux puces. Un déballage international. C’est la liquidation non plus des stocks américains, mais des bazars, des hangars et des gares de tout l’Orient hagard et bizarre.

Blé, riz, café, tabac, caoutchouc, os d’animaux. Parfaitement ! des os d’animaux. Ah ! ce n’est pas la peine, comme les chameaux, par exemple, d’avoir si noblement, pendant toute sa vie, porté sa tête au-dessus des déserts pour voir ensuite sa carcasse attendre, avec les squelettes des ânes, des chiens et des chacals, en un seul tas, dans la cour du môle D, le camion à deux chevaux d’une usine marseillaise de produits chimiques ! Non, vraiment, ce n’est pas la peine !

Tonneaux de vins, tonneaux de rhum. Ah ! ces quais ! quelle boutique ! Vins d’Algérie, rhum de la Martinique. L’odeur est enchanteresse. Elle attire des connaisseurs. Je n’en demande d’autre preuve que ce sans-travail que je pris longtemps pour un gardien de tonneaux. Ce n’était pas un surveillant, mais un renifleur. Il faisait un grand rêve d’ivrogne !

Du côté des peaux, personne ne renifle. Ce ne sont pas les peaux de bique qui manqueront cet hiver. Si l’on continue de la sorte les pauvres chèvres des pentes de l’Atlas, elles finiront toutes par mourir de froid. Et les peaux de mouton ?… Sans doute, les tailleurs parisiens vont-ils lancer pour les hommes la mode Saint-Jean-Baptiste. Mais à quoi peuvent servir les peaux de chien ?

En vérité, je vous le demande, n’est-il pas scandaleux de voir de vieux chiens crevés se faire ainsi promener la peau à travers la Méditerranée, alors que ce voyage ferait tant de plaisir à des jeunes gens remplis d’avenir ?

En tout cas, cela sentirait beaucoup moins mauvais. Les grues, en les débarquant, auraient bien dû laisser choir ces sales peaux-là dans la mer !

Voici du blé qui arrive droit du centre de la France. On l’expédie à Alexandrie d’Égypte. Mais regardez celui-là qui vient de Roumanie. Il descend des bateaux. On l’entasse. Il doit être pour le centre de la France ? On dit ensuite que le pain est cher ! Pour ceux qui connaissent le prix des voyages, même à fond de cale, le pain est pour rien. Qui expliquera jamais les mystères de la vie économique des nations ?

Ce café vient de Moka. Du moins on le dit. Mais je vais vous dire ce que l’on dit. On dit que si tout le café qui vient de Moka poussait à Moka, cela se saurait. On sait tout le contraire. Moka est en Arabie, sur la mer Rouge. Le café qui vient de Moka pousse au Brésil ! Suivez-moi bien. Plutôt, suivez ce café. Il pousse au Brésil. On l’embarque sur l’Atlantique Sud. L’Atlantique Nord le berce un moment. Il passe par Gibraltar et, doucement, il s’amène sur la Méditerranée. Marseille ! On le débarque. On va le boire ? Pas si vite. Rentrez vos tasses dans le buffet. On le rembarque. Le voilà qui repart sur la Méditerranée, dans l’autre sens. Il longe les côtes de la Corse, il fend le détroit de Messine. Il se prélasse à l’abri de la Crète. À Port-Saïd, il retrouve sa chaleur natale. On le débarque. Qu’il soit sans crainte : ce n’est pas encore pour le brûler. On le rembarque. Sur un bateau khédivial, il va maintenant descendre jusqu’au bas de la mer Rouge. Lui est toujours blanc. Enfin, Moka !

Après un tel voyage, il a mérité de changer de linge. On le change de sac. Comme il se sent légèrement fatigué, on lui ajoute des grains de moka pour le remonter. Puis on le rembarque. Il est baptisé. Tête haute, il peut revenir à Marseille. Il est revenu. Le voici sur le quai.

Maintenant que je sais tout, ce café-là est sacré pour moi. Si je voyais un chien flairer ces sacs, j’irais tirer les oreilles au chien. En tout cas, ce n’est plus moi qui marchanderai quand je boirai du café-moka !

Coton d’Égypte. Chêne-liège du Maroc. Riz de Saïgon. Olives de Tunisie. Cacahuètes de Pondichéry. Phosphates, chaux maigre et chaux grasse. Aloès, coprah, graines de ricin.

J’aime mieux les dattes. D’autant plus que des caisses ont le ventre ouvert et que j’ai un peu faim.

Elles sont très bonnes, ces dattes. D’ailleurs, autant dire que les manger ainsi c’est presque les cueillir sur le dattier. À présent, j’ai soif. Voici du thé qui arrive droit de Ceylan, mais il n’est pas infusé…

Je n’ai pas trouvé seul ce que contenaient ces boîtes : des cheveux ! Ils viennent de la ville des banques, Shanghaï. Avec cela on fait des scourtins. Le scourtin est un tamis dont on use à Marseille dans les fabriques de savon. On passe là-dedans les plus immondes des matières grasses. Tant pis pour les cheveux de Chinois ou Chinoises, mais en frémissant j’ai pensé à vous, ô mes délicieuses compatriotes ! Loin de vos nuques ingrates, que sont devenues les plus ruisselantes chevelures de France ? On en fait peut-être déjà des scourtins ?

Voici quatre éléphants. L’idée ne m’était pas encore venue que les éléphants étaient une vulgaire marchandise. Ils sont là, entravés, entre des caisses de raisin et des boîtes d’ananas. Cette façon d’agir avec les éléphants me paraît un peu légère. J’essaye de m’en expliquer avec une espèce de gardien de quai.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? lui dis-je.

Mais il ne comprend rien à ma question.

— Ce sont des éléphants ! me répond le lourdaud.

Il y a des moutons aussi. Ils sont méchants comme des loups. L’un essaye de mordre ma main caressante. Je l’excuse. Au pays qui l’a vu naître, tous les hommes doivent être bouchers. J’ajoute qu’à ce même moment un gouverneur des colonies débarquait. Mon mouton devait le savoir. Or, quand un gouverneur débarque aux colonies, c’est toujours les moutons qui font les frais de la fête ! Je te pardonne, ô mouton, d’avoir été un peu nerveux !

Si les amiraux aiment monter à cheval, ce qui est bien connu, les chevaux, eux, n’aiment pas monter sur les bateaux. Je le regrette. On doit toujours rendre une politesse. Mais le cheval ne le comprend pas… Je constate le fait, une fois de plus, au môle D. On envoie ces chevaux-là en Syrie. C’est cependant un voyage instructif. Ils ne veulent pas s’instruire ! Il leur faut un long discours de talon de botte pour les faire entrer dans la boîte que la grue tout à l’heure soulèvera. Les flancs de l’un d’eux étaient même complètement sourds à l’éloquence des palefreniers. Le propriétaire dut intervenir lui-même.

— Tu iras comme cela ou à la nage, dit-il à l’animal.

L’animal n’était pas sportif. Il préféra la boîte.

Et voici là-bas une chaîne de montagnes. On l’a également apportée à Marseille. Elle est noire : elle vient de Cardiff. C’est le charbon.

Export ! Import !

Ces deux noms magiques de l’âge moderne flamboient à l’entrée du port de Marseille.

Chauffez, bateaux ! Levez et jetez l’ancre ! On exporte ! On importe !

La vie, le bien-être, le luxe des peuples sont aujourd’hui basés sur le grand jeu de l’échange. Les hommes manquant de sagesse se sont créé tant de besoins que la terre entière suffit à peine à satisfaire leurs exigences. Donne-moi de ce que tu as, tu auras de ce que j’ai. Il me faut du coton, de la soie, je te donnerai du vin, des liqueurs, des étoffes. Apporte-moi du bœuf frigorifié, je t’enverrai de la moutarde. Cède-moi des éléphants, tu auras des parfums. Achète mes charrues et vends-moi ton chêne-liège. À moi le pétrole, à toi la poudre de riz. À moi le charbon, les matières grasses, les cacahuètes. À toi les rails de chemin de fer, les bouteilles de champagne, les produits pharmaceutiques. Voilà des autos, donne-moi du caoutchouc. Je prends tes tapis, mais reçois mes canons. Export ! Import ! Ce qui se boit, ce qui se mange, ce qui se tisse, ce qui brûle, ce qui se transforme, ce qui fait la vie agréable et la mort rapide : échangeons tout et vive le trafic !