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Marseille, porte du sud/12

La bibliothèque libre.
Les Éditions de France (p. 149-160).

xii

épaves

Ce sont celles qu’apporte la mer.

Elles ne proviennent d’aucun objet manufacturé. Ce sont des épaves humaines.

Elles sont à Marseille uniquement parce que Marseille est un port et que tout ce qui est ballotté finit par aborder là.

On ne sait pas tout de la misère, tant que la misère possède encore un domicile. Mais lorsque la mer elle-même s’en débarasse pour la rejeter sur un quai, on est à peu près certain d’en faire le tour.

Marseille est une ville heureuse où passent beaucoup de malheureux. Il y a de pauvres Arabes, de pauvres nègres, de pauvres Blancs.

— C’est li faute du bateau ! Li bateau m’a apporté là, et là rien y manger, rien y dormir, rien y travailler. Tout de suite créver !

— Pourquoi es-tu venu à Marseille ?

— À cause beaucoup belles histoires sur le Marseille. Beaucoup magnifiques, beaucoup mensonges.

Le mirage !

Il y a aussi l’occasion. Un courrier de haute mer est une image complète du monde. Dans son château : les cabines de luxe ; dans ses profondeurs : la chambre de chauffe. Pour le même voyage, les uns dépensent une fortune, les autres gagnent quelques francs. Passagers et charbonniers ! Ils débarquent ensemble.

Ces deux lamentables nègres, si dépaysés sur ce banc de la place Gelu, on les a embauchés à Djibouti. Ils ont « poussé » le paquebot jusque-là. Au port, le paquebot les a laissés « tomber ». Un autre les rapatriera. Mais quand ? Ils auraient déjà pu repartir, seulement on les voulait jusqu’à Madagascar.

L’idée de passer et de repasser devant Djibouti sans y descendre déclenchait une tornade dans leur cerveau. Ils se sentaient comme attachés sur une espèce de trottoir roulant qui les emmènerait toujours et ne les ramènerait jamais.

Derrière la Bourse, à la lisière de ce vieux quartier dont les maisons vacillent chaque fois qu’en face, au Grand Théâtre, une basse chante un peu fort, tous les après-midi, les épaves attendent le bon vent. Les hommes soigneux réparent leurs habits ingrats. D’autres, leurs chaussures à la main, frappent à coups de caillou sur les semelles pour leur apprendre ce qu’il en coûte de vouloir, sans prévenir, filer ainsi loin de l’empeigne. C’est dehors et chacun chez soi. Ils reçoivent des visites !

— Assis-toi donc ! dit l’un d’eux, en montrant une place sur le bitume à son ami qui vient le voir.

l’enclos milliard

Il y a l’enclos Milliard, appelé aussi Californie. Milliard : mille millions ! Californie : mines d’or et d’argent. Vous voyez où je vous emmène ? C’est la plus pouilleuse des pouillerises. Elle prend d’ailleurs rue Camille-Pelletan.

À l’entrée de l’enclos Milliard, vous devez réfléchir. On peut préférer une chose à l’autre. C’est du moins ce que finit par me dire le prospecteur qui m’accompagnait. Il s’arrêta devant une borne. De sa poche, il sortit un petit soufflet. Consciencieusement, il saupoudra ses souliers, son pantalon, son gilet, sa veste. Il prit son chapeau à la main et le sucra aussi. Il remit son petit soufflet dans sa profonde et me dit : « Allons ! »

— Eh bien ! et moi ?

— Vous, il faut réfléchir… L’autre semaine, j’ai accompagné un sénateur. À ce même endroit, j’ai sorti mon soufflet et j’ai saupoudré ses vêtements.

— Alors, monsieur, dans votre pays, pour avoir le droit d’éviter les poux, il faut être sénateur ?

— Ce n’est pas cela. Le sénateur se fâcha. Il prit mon geste pour une moquerie à l’égard de la municipalité. Ce n’est pas une moquerie, c’est un ordre de ma femme. Je sers toujours de guide dans l’enclos Milliard. Ma femme en a assez que je lui rapporte des poux ! Maintenant, libre à vous. En voulez-vous ?

— Des poux ?

— De la poudre.

— Est-ce que cela coûte cher ?

— Oh ! monsieur, je saupoudre gracieusement.

— Alors, mettez-m’en partout.

L’enclos Milliard tient de la case nègre et du « compartiment » annamite, mais c’est beaucoup mieux, c’est inédit. C’est trois rues qui forment une espèce d’H crochu et bancal. Les bicoques ressemblent si bien à des voitures de romanichels que, d’instinct, vos yeux cherchent les brancards et le cheval. Vous ne trouvez que le crottin ! Les portes et les murs ont l’air d’être en goguette. On ne sait pas si la porte soutient le mur ou si le mur cherche à écraser la porte. Ce n’est là que la façade. J’aime aussi les intérieurs. Pas de lits : des puciers. Le pain est sur le pucier, l’oreiller est sur la table, la cuvette est sur le fourneau, le rata est dans la cuvette et les locataires sont dans les loques. Pourquoi ?

C’est la Californie. Toutes les Espagnes s’y ruent !

On apporte des oranges à Marseille. On est chassé de Barcelone comme anarchiste. Abd-el-Krim vous dégoûtait, alors on désertait. Ainsi devient-on citoyen flottant de la cité Milliard.

Le camp russe est plus haut, à côté de la gare. En le logeant à côté de la gare, les autorités avaient pensé que les Russes auraient un jour l’envie de s’en aller. Des épaves peuvent remonter jusqu’à la côte ; quand elles y vont, elles n’ont plus le courage de repartir.

Décrire ? À quoi bon ? Rien que de la misère prolongée. Parfois, le soir, une femme encore jolie en sort. Elle ne revient plus. Les autres disent : « Elle était de si bonne famille… »

Mais, parole d’honneur, je vous volerais un spectacle si je ne vous conduisais trois kilomètres plus haut. Il fait chaud ? Je ne suis pas avare et j’aime vos aises, nous irons en taxi. C’est au camp Odo.

L’Arménien, dit-on, est un habitant de l’Arménie.

J’avais appris cela dans le temps. Et je l’avais cru. Quand on est jeune, on n’a rien vu, alors les grandes personnes en profitent pour vous tromper. Eh bien ! je ne suis pas fâché d’avoir vécu jusqu’à ce jour pour constater à quel point mes éducateurs étaient allés dans la fantaisie. L’Arménien est un habitant de Marseille, ni plus ni moins.

Et le camp Odo est son coin dans le royaume des épaves.

Ce camp représente les vieux bouchons, les ronds de citrons, les oranges mal mangées et les poignées de cheveux qui flottent d’ordinaire allègrement au long du quai.

On ne voudrait pas y tomber pour un empire.

Il faut pourtant que je vous y mène.

Échappés de Smyrne, de Constantinople, de Batoum, d’Adana, des Arméniens, toujours des Arméniens, encore des Arméniens, débarquèrent et débarquèrent à Marseille. Ils se formèrent d’abord en rangs serrés et s’en allèrent à la conquête des vieux quartiers. Puis ils marchèrent à l’assaut de la banlieue. Seulement, ils réfléchirent. Ils revinrent dans la ville. L’Arménien est une plante qui ne pousse qu’entre les pavés d’une cité. Le grand air ne lui vaut rien. Ça l’enrhume. Alors les Arméniens s’emparèrent des squares, des allées, des places publiques et des montées d’escaliers. Quand tout cela fut occupé, il arriva encore deux mille sept cents Arméniens. Ils fouillèrent la ville. Plus rien n’était libre, ni un banc, ni une bordure de trottoir, ni même un bassin, dont il est si facile de faire une demeure quand on en a chassé les eaux. Les deux mille sept cents Arméniens commencèrent à se fâcher. Heureusement, la municipalité comprit que l’heure était venue pour elle d’engager des négociations. Elle se présenta.

— Étrangers, dit-elle, salut à vous ! J’ai là tout près un grand terrain.

— Allons le voir ! répondirent les Arméniens.

Le régiment se mit en marche. On arriva au camp Odo. Une douzaine de vieilles baraques, anciennement militaires, s’offrirent à la vue des fils d’Asie.

— Ça va ! firent-ils. Maintenant, laissez-nous.

De cela, il y a trois ans.

On les a bien laissés !

Ils sont par deux cents dans ces baraques.

Un chiffon sépare, seul, le box de chaque famille.

On y dort, la tête chez le locataire de droite, les pieds chez le locataire de gauche. On couche avec la fille du voisin, croyant coucher avec sa femme.

— Oh ! là… Marseille, je te préviens, tu les as oubliés, mais ils seront le double bientôt, si tu les laisses faire — encore que je ne compte pas les jumeaux !… Il est vrai que le choléra n’est peut-être pas très loin !