Marseille, porte du sud/13

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Les Éditions de France (p. 161-173).

xiii

l’envers du port

À la rigueur, un port pourrait peut-être se passer de bateaux, mais je ne le vois pas du tout sans pianos mécaniques.

Ils sont derrière la mairie.

C’est là où tous les hommes de l’intérieur des navires viennent entendre de la musique.

Marins, chauffeurs, soutiers, mazoutiers, hommes de ponts ou de cales, cambusiers, marmitons, des blancs, des noirs, des teintés, des jaunes, Français, Italiens, Grecs, Espagnols, Anglais, Hollandais, Roumains, Arabes, Éthiopiens, Malgaches et Sénégalais, Chinois et Annamites, Hindous et Javanais, Norvégiens et inconnus, tel est notre peuple.

Il a l’air, comme cela, d’être très mélangé. Ce n’est qu’un air.

Il parle vingt langues ; il ne s’habille pas de même façon ; il a toutes sortes de monnaies. Chacun a sa religion. Les quatre points cardinaux l’ont vu naître. Ce que l’un mange dégoûte l’autre. Le même signe signifie « oui » pour le premier « non » pour le second. Toutes les dégaines, toutes les caboches. On lui a abandonné ce coin du vieux Marseille ; c’est son jardin public.

Quand je dis jardin, je me moque du monde. C’est un lieu labyrinthonesque qui tient surtout de l’égout.

Ces lieux-là doivent être indispensables à la bonne marche de la marine. À vivre trop souvent entre le ciel et l’eau, dans la pureté de la nature, les hommes finiraient sans doute par se croire je ne sais quoi de supérieur. Il est donc bon, dès qu’ils sont à terre, qu’une voix et qu’une main les rappellent à la réalité. La voix en déclarant : « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme », et la main en les tirant par la manche.

Maintenant, ce que je vous dis là n’est qu’une idée tout à fait personnelle. Je n’ai rien trouvé de semblable dans les lettres fondamentales de la marine marchande ni même de la marine de guerre.

Enfin, c’est une définition qui peut se défendre.

Quand le jour s’éteint, on sent toujours plus de mystère dans un port que dans une ville de la terre.

Dans les petites villes, la nuit est le signal du repos. Elle est le commencement d’une vie nouvelle dans les grandes villes. Dans les ports, la nuit prend un air de complicité.

Que peut-elle être dans ce vieux coin du vieux Marseille ?

Je vous ai présenté le peuple. Vous avez vu qu’il était assez homogène… Il vient ici, vous le savez, pour entendre de la musique. C’est une musique de chevaux de bois. Je me trompe. On aurait pu dire ainsi jadis. Aujourd’hui, les chevaux de bois étant généralement remplacés par des vaches, la musique de ce quartier est une musique de vaches de bois. Il en sort de toutes les maisons. Elle dit des airs anglais, français, italiens, espagnols, ces airs qui roulent la terre, ces airs qui endorment pour un moment, comme une piqûre de morphine, le mal des voyageurs, aux pays qui ne sont pas les leurs. Cette nourriture est si indispensable que son prix n’a même pas suivi celui du pain. Pour deux sous, on peut encore avoir un bon morceau d’orgue de Barbarie ou de piano mécanique. Comme ces orgues et ces pianos habitent tous des maison mitoyennes et que par dizaines, ils jouent ensemble, cela ressemble un peu à la rencontre de vingt fanfares, un jours de concours, dans une avenue de la Gare.

Lampions, lanternes. Qu’est-ce que ces maisons-là peuvent chercher dans le quartier avec leur lanterne ? En tout cas, c’est décoratif. Aux murs des comptoirs, les étagères à liqueurs rappellent le buffet d’un orgue dont on aurait peint les tuyaux. L’orgue de l’ivresse.

Il y a une rue principale et de chaque côté des tentacules. Quelles odeurs ! Ô mon odorat ! J’ai amené un chimiste, un jour, jusqu’ici, un chimiste des plus savants. Je l’avais d’abord mis au milieu de la rue principale. Il n’y put demeurer. Les vestales de tous les lampions venaient lui voler son chapeau, sa canne, son mouchoir. On le tirait par les quatres membres. On me l’eût écartelé. Je le transportai dans une impasse plus discrète. Là, je le suppliai de prendre son temps, de renifler en conscience et de me dire de quoi étaient faites les odeurs de ce quartier. Je le laissai. Vingt minutes après, je revenais. Mon chimiste n’y était plus. Je trouvai, à sa place, des curieux et un sergent de ville. Ils me dirent que le chimiste était à présent à cinq minutes d’ici, dans une pharmacie, où l’on venait de la porter.

— Eh ! fis-je, pourquoi avoir porté mon chimiste chez le pharmacien, puisque, moi, je l’avais mis ici ?

— Pour rien, répondit l’agent, ne vous troublez pas, il n’avait que perdu connaissance.

Quant aux odeurs du quartier, elles restent encore à définir.

C’est là où le peuple des mers vient se remonter le cœur. Il se promène lentement dans l’immense boîte à musique. Il passe, il repasse, il s’assoit, il boit, il pense, il regarde, il choisit, il s’offre la femme qui lui plaît. Il se délasse du bateau, des longues traversées, de la vie entre hommes. Où peut-il aller avec les habits qu’il a ? Ici.

Ici, c’est chez lui. Tout lui parle de sa vie. On sait quelques mots de sa langue. Les cartes postales contre les glaces sont comme lui : elles viennent de loin. Un nègre pousse parfois un cri d’amour en reconnaissant dans l’une de ces images les palmiers de sa ville natale.

On va par petites groupes, mais par groupes de race et de nationalité. À l’étranger, tout le monde devient nationaliste. Question de parler, question de sentir, question de rêver. Au contact, l’internationalisme perd de sa force d’idée. Politiquement, ce peuple de travailleurs est internationaliste : sentimentalement, il penche encore vers les siens. Chinois avec Chinois, Sénégalais avec Sénégalais, Hollandais avec Hollandais, ils vont entre soi. Ils se coudoient, mais ne se mélangent pas. Ils restent comme ils se sentent le mieux.

Cela n’est pas une observation. Elle vient de loin. Dans tous les ports du monde où j’ai rôdé, j’ai vu la chose. Loin de son pays, le pays surgit.

Et les gens rêvent !

Cela doit faire une étonnante somme de rêves que tous les rêves qui se poursuivent ici.

Ces Annamites, en pleine lumière, assis dans ce bastringue à filles, les mains sagement posées sur leurs genoux, le verre vide sur la table, les yeux étirés, ils rêvent ! Appuyés contre ce mur gluant, ces Arabes, à la faveur d’un pan d’ombre, ils rêvent ! Ces Portugais, au fond du bar, ayant invité les catins, ils rêvent ! Ce solitaire, qui roule du buste en descendant la petite ruelle nauséabonde, il rêve ! Ces Anglais ne rêvent pas. Ils sont dans une boutique à Anglais, ils en gardent la porte et, aux nègres qui osent s’arrêter pour regarder, ils font signe de filer. Les nègres ne filent pas. Rêveraient-ils aussi ? Pourquoi pas ? Ces cinq marins grecs qui se tiennent par le cou s’en vont lentement comme s’ils suivaient une procession. Ils ne se promènent pas, ils se remorquent. Où vont-ils ? Il est dix heures du soir. Ils vont jusqu’à minuit et n’en savent pas davantage. Place Gelu, ils s’assoient sur un banc, face au vieux port. Les voici qui se mettent à chanter leur mélopée orientale, ces étranges lamentations sans beaucoup de paroles, mais avec des cris traînards, haut perchés et prolongés. Ils ne savent faire à Marseille que ce qu’ils font dans leur village. Ils rêvent !

À quoi rêvent-ils ? On peut vous dire que c’est à leurs savanes, à leurs pampas, à leurs rizières, à leur oued, qu’est-ce que l’on risque ? Moi, je crois que c’est rien ! Ils rêvent par manque de domicile. C’est comme lorsqu’ils marchent, ils semblent tourner autour de quelque chose que les autres ne voient pas : ce quelque chose n’est que leur désœuvrement. Mais, pour des esprits sans calcul, c’est déjà rêver beaucoup que de rêver à rien !

Il y en a qui dansent. À force de tanguer, de rouler, peut-être ne peuvent-ils plus s’en passer. Ils dansent avec une conviction désarmante. Ils ne sont pas de quart, ce soir, ils se donnent tout entiers…

C’est le quartier de la décevante illusion. Ce qui hante les navigateurs, dans le vide matériel de leurs nuits et de leurs jours, prend corps ici : les crinières blondes, brunes et rousses, les gammes versicolores des boissons, les rengaines sentimentales hachées par les pianos à manivelle, des seins, tous les fantômes.

Bons nègres, bons jaunes, bons Blancs, vous voici dans ce quartier. Vous êtes les pauvres de la mer. Que celui qui ne connaît pas votre vie fasse le dégoûté. Un peu de musique, un peu de lumière, un peu d’alcool, un peu de chair, ce n’est que l’appoint d’un maigre salaire.

Ils errent dans ce cloaque. Ce sont des simples. Ils boivent, chantent, succombent avec innocence. Demain, ils seront en mer et paieront par une longue retraite l’excès naïf de cet unique soir.

Ah ! jouez ! pianos mécaniques et orgues de Barbarie, jouez donc !