Marseille, porte du sud/14
xiv
Si j’avais été un inspecteur des travaux publics, je vous aurais montré des usines électriques puissantes comme la foudre, des châteaux d’eau géants, un escalier issu d’un conte féerique et qui fait penser que désormais les larges paquebots ne déposeront plus leurs passagers au port, mais les amèneront, grâce à une crémaillère, jusque sur la colline de la gare Saint-Charles…
Si j’avais été métreur, j’eusse mesuré à votre intention le port, les bassins, les canaux, les docks et le nez de tous les brasseurs d’affaires.
Si j’avais été un homme sérieux, je me serais rendu à la chambre de Commerce. Là, j’auraus prié son président de bien vouloir me faire copier par sa plus jolie dactylo les statistiques des dix dernières années et, sans pitié, je vous eusse administré ces chiffres recommandés pour la clarté des débats et les indigestions.
Si j’avais été homme de lettres, j’aurais essayé d’être… peintre ; je vous aurais décrit, pensant bien que cela n’avait encore jamais été fait, les pompes du soleil quand le soleil, pour se coucher, descend du pont transbordeur. Je vous aurais payé, parce que cela ne coûte pas cher, le funiculaire qui monte à Notre-Dame-de-la-Garde et, ensemble, nous eussions contemplé la grande ville « couchée à nos pieds ».
Je vous aurais conté, les larmes aux yeux, comment l’on venait d’abattre, pour faire place à un sale tramway, quatre-vingt-dix-sept des plus vieux platanes des allées de Meillan, et j’eusse profité de l’occasion pour envoyer au Conseil municipal une philippique de derrière les fagots, philippique qui, je crois, eût été d’autant plus inutile que les arbres étaient déjà par terre.
Si j’avais été un économiste distingué… alors, si j’avais été cet économiste-là, je vous aurais parlé du port de Caronte et du tunnel du Rove — sept kilomètres percé dans le roc, — du tunnel du Rove qui relie la Méditerranée à l’étang de Berre et qui, faisant cela, relie Marseille au Rhône, c’est-à-dire à la Suisse, à l’Allemagne et, que sais-je ? au Danemark, peut-être ? Si bien que, tout en restant porte du Sud, Marseille est maintenant porte du Nord.
Si j’avais été un citoyen courageux, je vous aurais parlé de Marseille marseillais. Mais, devant m’embarquer prochainement, j’ai eu peur pour mes côtes. Je l’ai bien senti le jour où je n’ai compté que dix-huit maisons sur la Canebière. Il y en a dix-neuf et demie. Qu’il est difficile de se faire entendre !
Il s’agissait bien de tout cela !
Les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, le Japon, voyez leur effort ! Chaque année ils lancent de nouveaux courriers sur les mers. Certains de comprendre l’époque qui vient, ces pays sortent de chez eux.
Les enfants des écoles sont conduits dans les grands ports et confrontés avec l’horizon. Et chez nous ? Chez nous on ne veut connaître la mer que pour y prendre des bains. Nos compatriotes calmés ne cherchent pas des bateaux, sur un rivage, mais des casinos. L’hiver, on part pour la côte d’Azur. Mais qui s’arrête à Marseille ? Le plus beau port de France, cela n’intéresse personne. Parlez-nous d’aller suivre une partie de tennis sur un court de Cannes !
L’ignorance des Français sur les choses de la mer est considérable. Quand par hasard un romancier écrit sur le sujet, il doit expliquer tous les mots du vocabulaire marin. Le dernier des boys de Londres en sait davantage que nos jeunes gens diplômés.
Il est des personnes qui, depuis trente ans, ont dépassé l’âge de raison et qui me demandent encore si les bateaux marchent la nuit. J’exagère ? Si peu ! Qu’un pays soit à dix jours de nos côtes, aussitôt plus personne ne sait si le pays est en Asie, en Afrique ou en Amérique. Donnons l’ordre à cent étudiants de partir sans délai pour les Grandes Comores, et nous en verrons cinquante aller prendre le train à la gare Montparnasse !
Sommes-nous donc une nation enfermée dans ses montagnes ?
La France a une vue magnifique sur tout le reste du monde. Mais nous regardons pousser nos betteraves !
L’Anglais se sent grand et marche comme s’il était l’envoyé spécial de Dieu sur la terre parce qu’il porte son regard au-delà de son île.
Au-delà de nos côtes, nous possédons le deuxième empire de la terre.
On ne s’en douterait pas !
De même que, chaque année, et sans que l’on sache pourquoi, une chanson populaire fait les beaux jours des trottoirs, de temps en temps une formule qui semble impérative court les villes de la France. La plus vieille est celle-ci : « Nous ne sommes pas assez nombreux pour nous disperser par le monde. »
Et les Anglais, combien sont-ils ?
Le peuple qui, désormais, vivra cloîtré entre ses frontières périra d’anémie. La France choisira-t-elle l’heure où chaque nation qui compte joue de l’étrave sur les océans pour ramener ses voiles et replier ses tentes ?
Allez à Marseille. Marseille vous répondra.
Cette ville est une leçon. L’indifférence coupable des contemporains ne la désarme pas. Attentive, elle écoute la voix du vaste monde et, forte de son expérience, elle engage, en notre nom, la conversation avec la terre entière.
Un oriflamme claquant au vent sur l’infini de l’horizon, voilà Marseille.
Elle double son port d’un arrière-port. Ses Compagnies de navigation lancent chaque année des paquebots plus beaux que des châteaux.
Les autres grandes nations font cependant davantage. Aidons Marseille dans sa montée. Toute l’Italie est derrière Gênes pour le pousser. La France ne connaît de Marseille que Marius et le mistral…
Il est un phare à deux milles de la côte. Tous les soirs, on le voit qui balaye de sa lumière et le large et la rive. Ce phare est illustre dans le monde ; il s’appelle le Planier. Quelle que soit l’heure où vous le regardiez, dites-vous qu’à cet instant on parle de lui sur toutes les mers et sous toutes les constellations. Quand on n’en parle pas, on y pense.
Mais si le Planier ramène au pays, il préside aussi au départ.
Faites le voyage de Marseille, jeunes gens de France ; vous irez voir le phare. Il vous montrera un grand chemin que, sans doute, vous ne soupçonnez pas, et peut-être alors comprendrez-vous ?