Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/16

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XVI


CHAPITRE XVI.


la mère et la fille.


Pendant que les événements précédents se passaient à la métairie du Grand-Genevrier, d’autres scènes avaient lieu au cottage de la Sablonnière, résidence de Mme Wilson.

De retour chez elles, après cette malencontreuse journée de chasse, Mme Wilson et sa fille, tristes, abattues, avaient gagné leur appartement sans songer à dîner ; M. Alcide Dumolard, à peine revenu de la terreur dont il avait été saisi lors de l’audacieuse attaque de Bamboche, ne partageait cependant pas l’insouciance de sa sœur et de sa nièce à l’endroit du repas ; mollement étendu dans un fauteuil, au coin d’un excellent feu, il se faisait servir un copieux dîner, prétendant que tant d’émotions diverses, et surtout la douleur causée par la perte de sa bourse, lui avaient étrangement creusé l’estomac.

Cédant aux instances de sa mère, Raphaële Wilson venait de se mettre au lit ; à son chevet était sa femme de chambre, Mlle Isabeau, fille de trente ans au plus, point jolie, mais ayant une figure fine, expressive, intelligente, de magnifiques cheveux, des yeux étincelants ; la main fluette, le pied petit et cambré et une taille fort élégante, que faisait encore valoir une robe noire très-simple, mais façonnée à ravir. Mlle Isabeau paraissait aussi surprise qu’attristée de l’air souffrant, abattu, de ses deux maîtresses. À un signe de Mme Wilson, elle quitta l’appartement.

La mère et la fille restèrent seules.

La chambre à coucher de Raphaële, attenant à celle de sa mère, était tendue et meublée de toile de Perse, fond blanc semé de gros bouquets de bluets ; une lumière, à demi-voilée par un globe de cristal d’une opacité transparente, éclairait à demi cette pièce.

Mme Wilson avait quitté son habit de cheval pour une robe de chambre de cachemire gris de lin, bordée et ornée de passementerie d’un rose pâle, souple et fin tissu qui accusait les contours de ce corps charmant.

Assise au bord du lit de sa fille, elle tenait avec une sollicitude inquiète une de ses mains dans les siennes. La charmante figure de Raphaële, d’un coloris ordinairement si délicat et si rose, était alors tellement altérée, que, sans l’éclat fiévreux de ses grands yeux bleus et le châtain foncé de ses bandeaux de cheveux, la pâleur de son visage se fût confondue avec la blancheur neigeuse de la dentelle et de la batiste de son petit bonnet de nuit.

Cette toute jeune fille et cette jeune mère, ou plutôt ces deux sœurs ainsi groupées, offraient un ravissant tableau ; une douce lumière jetait sa clarté douteuse dans cette chambre tapissée d’étoffes fleuries et tout imprégnée de la senteur légèrement parfumée qu’exhale toujours l’entourage des femmes élégantes et recherchées.

Pour la première fois, depuis leur retour de la chasse, Mme Wilson et sa fille se trouvaient seules.

— Pauvre ange… tu souffres donc bien ? — dit Mme Wilson à Raphaële.

La jeune fille répondit par un douloureux soupir accompagné d’un regard chargé de larmes.

Mme Wilson prit entre ses deux petites mains la tête de sa fille, qui reposait sur son épaule, et la baisa plusieurs fois au front en disant :

— Toi souffrir,… mon ange,… toi,… oh ! je n’ai jamais jusqu’ici… ressenti la haine,… mais celui-là qui le causerait le moindre chagrin serait poursuivi par moi… d’une animosité terrible, implacable…

En parlant de la haine qu’elle éprouverait,… la vive et agaçante physionomie de Mme Wilson se transfigura ; ses yeux toujours si gais, si sereins, brillèrent d’un sombre éclat ; sa bouche, toujours si rieuse, se contracta ; les veines de son front se gonflèrent ; enfin, l’expression de son visage parut un instant si menaçant à Raphaële, qu’elle s’écria, épouvantée :

— Maman… ne le hais pas,… je l’aime tant…

À ces mots de Raphaële, qui disaient son incurable passion pour le vicomte Scipion Duriveau, Mme Wilson, par un brusque revirement, cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes.

— Mère,… mère chérie,… je te désole,… — s’écria la jeune fille en se jetant au cou de Mme Wilson, — oh ! combien je suis lâche,… et malheureuse ;… il ne m’aime plus peut-être, et je te brise le cœur…

— Il ne t’aime plus ! — s’écria Mme Wilson, en essuyant brusquement de sa main les larmes qui ruisselaient sur ses joues à fossettes, — il ne t’aime plus… — et ses joues pâlies s’empourpraient d’indignation. — Toi… toi… subir un tel mépris… Toi, belle entre toutes… toi belle… oh ! belle à réaliser l’idéal, l’impossible… — s’écria Mme Wilson, emportée par le fol orgueil de l’amour maternel.

— Ne plus t’aimer !! lui… — reprit-elle après un moment de silence ; — mais tu ne sais donc pas tout ce que m’a coûté…

Mme Wilson s’interrompit, emportée par son premier mouvement, elle allait dévoiler à sa fille un secret qu’elle voulait lui taire ; elle se hâta donc d’ajouter en se reprenant :

— Non, tu ne sais pas ce que cet amour m’a coûté d’inquiétudes… Calme-toi, rassure-toi donc… mon adorée.

— Hélas ! ma mère, depuis notre départ de Paris nous sommes fiancés… Et durant cette journée d’aujourd’hui, vous l’avez vu… rien… quelques politesses banales ; à peine il s’occupait de moi… toujours distrait, insouciant ; et qu’est-ce encore que cette indifférence, auprès de cette scène… horrible… où il a montré, comme toujours, tant de courage et de dédain !… Oh ! cette femme… cette fille des champs, il l’aime. Voilà pourquoi il ne m’aime plus… Il l’aime… et elle a tué son enfant ! — s’écria Raphaële, avec un inexprimable mélange de haine, de jalousie et de désespoir…

Puis, fondant en larmes, elle se jeta au cou de sa mère et cacha sa figure dans son sein.

— Ah ! plaignez-moi… méprisez-moi… — reprit-elle. — Malgré tout cela,… j’aime encore Scipion… je l’aime toujours… je l’aime davantage peut-être, car jamais il ne m’a paru plus beau, que lorsque seul, si jeune, si faible, mais si intrépide, il bravait dédaigneusement la furie de ces paysans qui le menaçaient…… Oui, maudissez-moi ma mère, — ajouta Raphaële, et tournant vers sa mère son beau visage inondé de larmes, elle tendit ses mains suppliantes en répétant : — Maudissez-moi !… car vous ne savez pas tout…

Mme Wilson se redressa brusquement sur son séant, et, d’un regard inquiet, pénétrant, interrogea sa fille.

— J’ai abusé de votre aveugle tendresse,… de votre confiance sans bornes… — reprit Raphaële avec abattement.

À ces mots, le premier mouvement de Mme Wilson fut de tressaillir en se rejetant en arrière, et d’abandonner les mains de Raphaële, qu’elle tenait entre les siennes ; puis, rougissant d’avoir un instant douté de sa fille, quoique celle-ci s’accusât elle-même, elle lui dit :

— Toi ? abuser de ma confiance… Je ne te crois pas… pauvre ange.

Ces mots furent prononcés avec un sourire d’une telle sérénité, que Raphaële, frappée de stupeur, resta muette et accablée.

— Non, tu n’as pas pu abuser de ma tendresse, ma chérie, — reprit sa mère. — Selon ton habitude, ton candide et bon cœur s’exagère quelque enfantillage… comme tu t’exagères la froideur de Scipion !… Du reste, vilaine enfant, — ajouta Mme Wilson en souriant et abaissant, par un mouvement plein de grâce, sa jolie tête au niveau de celle de sa fille, — tu finiras par me rendre aussi peureuse que toi, car, tout-à-l’heure, lorsque tu t’es écriée, méchante petite aveugle : Il ne m’aime plus !… un moment, j’ai… tremblé… Me faire douter de toi !… de la toute-puissance de ta beauté ; de l’adorable influence de ton esprit et de ton cœur… c’est ce que je ne saurais le pardonner… Venez, Mademoiselle, que je ferme ces beaux yeux sous de gros baisers, puisque ces beaux yeux sont si malvoyants, si mauvais juges de l’amour de Scipion.

Et Mme Wilson appuya ses lèvres roses sur les blanches paupières de Raphaële.

Pour la première fois de sa vie, Raphaële se sentit douloureusement étonnée du langage de sa mère. La confiance, la quiétude de Mme Wilson, après les incidents de cette journée, incidents si pénibles pour le cœur de la jeune fille, remplissaient celle-ci de surprise et d’inquiétude :

— Pardonne-moi, ma mère, — dit-elle avec embarras, — si je m’étonne de t’entendre traiter avec si peu d’importance tout ce qui s’est passé aujourd’hui, et…

Mme Wilson, interrompant sa fille, lui dit avec un accent de sérieuse tendresse :

— Écoute, chérie, nous sommes deux sœurs… je vais te parler en femme mariée… à toi, qui seras bientôt la femme de l’homme que tu adores. Il faut, vois-tu, mon enfant aimée, prendre le monde comme il est… les choses comme elles sont. Tu t’effraies… tu souffres de ce que tu appelles l’insouciance, la froideur de Scipion ? Que veux-tu ? il est de son siècle… de son temps. Quoique bien jeune, il affecte… (et je le lui ai reproché devant toi), il affecte, comme la plupart des hommes de son âge, un détachement, une dédaigneuse insouciance de tous les sentiments tendres. Il regarderait comme parfaitement ridicules les airs empressés d’un fiancé ; il croirait jouer le rôle d’un prétendu de province en t’accablant de soins et de prévenances… Au fond, qu’est-ce que ces affectations ? des apparences,… des semblants,… qui n’altèrent en rien l’affection sérieuse, profonde qu’il a pour toi…… Oui,… car il t’aime plus que tu ne le crois… Après tout, c’est à moi, qui sais ce que tu vaux, ce que tu es… de le défendre contre tes doutes funestes… pauvre ange idolâtré… tu as choisi Scipion… tu l’aimes tant, que tu as failli mourir. Il t’a fait demander en mariage par son père… Ce n’est pas ta modeste dot qui a pu le tenter ;… ce qui me reste de fortune est bien peu de chose ; et tout ce que possède ton oncle est placé en viager…

— Ma mère…

— Mon dieu ! toutes ces raisons que tu me forces à te donner pour te rassurer, pour te convaincre, sont pitoyables, sont odieuses, ange aimé… Mais puisque tu manques d’une légitime confiance en toi, il me faut bien entrer dans ces détails, si répugnants qu’ils soient.

— Hélas ! ma mère, aujourd’hui, dans cette triste journée, ce n’est pas seulement du manque de prévenances de Scipion dont j’ai eu à souffrir…

— Je te comprends ; tu songes à cette cruelle découverte… à ce malheureux petit enfant… Ici encore, mon ange, il me faut te parler en sœur… en amie… ou plutôt en mère qui met de côté toute fausse réserve, toute pruderie mensongère, parce qu’il s’agit de t’éclairer et non pas de te tromper. Écoute-moi… L’an dernier, Scipion était ici seul avec son père ; il ne te connaissait pas… Dans le désœuvrement de la vie de campagne, ayant rencontré cette jeune fille, il lui fait la cour. Elle l’aura écouté… et tu sais le reste… Maintenant, au point de vue moral, c’est mal, très-mal ;… mais, il faut bien te le dire, au point de vue du monde… de ce monde où toi et moi nous vivons, l’action de Scipion est, ce qu’on appelle, une… peccadille de jeunesse ;… demain, tout Paris saurait que le vicomte Scipion Duriveau a eu pour maîtresse une petite paysanne, et que cet amour a eu le dénoûment tragique dont nous avons été témoins ; demain, tout Paris saurait cela,… que pas un salon ne serait fermé à Scipion, et que pas un homme, pas une femme de quelque autorité dans le monde ne modifierait en quoi que ce soit l’accueil qu’ils ont coutume de faire à Scipion ;… bien plus, mon enfant, pas une mère, pas un père ne lui refuserait, pour cela, sa fille en mariage… Tout ceci, je le vois, t’étonne un peu, ma chérie ; mais en te parlant à cette heure le langage qu’une fois mariée tu entendrais dans quinze jours, en te montrant enfin le vrai des choses, je te rassure, je te console, je fais enfin justice d’une idée funeste à ton repos.

— Ainsi, maman, — dit Raphaële d’une voix altérée en devenant pâle et tressaillant de tous ses membres, — ainsi,… dans le monde,… aucune pitié pour la jeune fille… séduite,… abandonnée ;… ainsi, dans le monde, pour le séducteur, aucun blâme,… aucune réprobation ; tous lui tendent la main comme de coutume ; tandis que, pour la victime,… c’est… indifférence… c’est mépris…

— Ma pauvre adorée, cela est sans doute cruel… injuste… déplorable, mais que veux-tu ? le monde est ainsi fait, il faut le prendre comme il est. Cette pénible scène de tantôt n’a donc pas, à ce point de vue, tu le conçois, la fâcheuse importance que tu lui attribues… S’agit-il de ton bonheur à venir ? L’importance est moindre encore… car, enfin, il y a un an, Scipion ne te connaissait pas,… et je le répète… il a eu tort sans doute de séduire cette fille… mais enfin… pourquoi a-t-elle été si faible ?… pourquoi n’a-t-elle pas eu assez de vertu, assez de courage pour résister ?… C’est une juste punition de…

— Oh !… c’en est trop, — s’écria Raphaële en interrompant sa mère ; — je suis trop lâche aussi !!… Entendre cela… et me taire… c’est infâme…

Puis, s’adressant à Mme Wilson d’un air presque égaré, elle lui dit d’une voix profondément altérée :

— Ma mère… il ne faut pas parler avec cette dureté… des filles séduites…

— Raphaële… mon ange… qu’as-tu ?… Comme tu trembles ; comme tu me regardes !…

— Je vous dis, ma mère… qu’il faut être indulgente et avoir pitié des filles séduites…

— Tu pâlis encore… tu m’épouvantes…

— Ayez pitié… oh ! bien pitié,… des malheureuses qui n’ont eu ni la vertu,… ni le courage de résister… à Scipion,… entendez-vous, ma mère ?…

Et les sanglots entrecoupèrent la voix de la jeune fille.

— Raphaële… reviens à toi… calme-toi…

— Dieu vous punit, ma mère…

— Dieu me punit ?

— Cette malheureuse enfant que Scipion a séduite… était pauvre, sans appui, — reprit Raphaële avec un sourire d’une effrayante ironie, — aussi, vous avez dit, comme dira le monde… qu’importe !… mépris pour la victime… gloire au séducteur !

— Raphaële !!!

— Son enfant est mort,… elle mourra peut-être aussi,… qu’importe… une pareille créature ?… Peccadille de jeunesse du vicomte Scipion ?… Vous avez dit cela… Et Dieu vous punit, ma mère…

— Oh !… mon Dieu, mon Dieu…

— Écho d’un monde égoïste et cruel, vous avez été sans pitié pour la pauvre fille des champs… Je vous dis que Dieu vous punit dans votre enfant… ma mère.

— Que dis-tu ?…

— Je dis que j’ai été aussi coupable… plus coupable encore que cette malheureuse créature, car je ne suis pas seule et abandonnée comme elle, moi… J’ai une mère tendre et adorée… que je n’ai pas quittée depuis mon enfance… Eh bien ! cette mère… si tendre,… je l’ai trompée…

— Oh ! tais-toi…

— J’ai indignement abusé de sa confiance…

— Tu ne sais pas ce que tu dis… tu es folle… Raphaële, reviens à toi !…

— Non, non, je ne suis pas folle… — s’écria la jeune fille presque en délire ; — mais je le deviendrai… si je ne meurs pas de honte.

— De honte !…

— Moi non plus, je n’ai pas su résister à Scipion !…

— Malheureuse !…

— Qu’importe ?… Peccadille de jeunesse du vicomte Scipion,… dira le monde, n’est-ce pas, ma mère ? — murmura l’infortunée dont les forces étaient à bout.

Et cachant son visage dans ses mains, elle retomba sans mouvement sur sa couche.