Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/Texte complet

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Volume I


À M. ALFRED D’ORSAY.


Acceptez ce livre, mon cher Alfred, comme un gage de ma bien ancienne amitié et de ma vive sympathie pour vous, le peintre et l’ami de Byron qui a consacré une de ses pages immortelles à apprécier la noblesse de votre cœur et l’élévation de votre esprit ; pour vous, dont le ciseau puissant et sévère a sculpté dans le marbre la grande figure de Napoléon ; pour vous, dont la rare générosité a enrichi notre Musée national d’un des plus merveilleux produits de l’art indien ; pour vous enfin, le fondateur de ce charitable asile où tout Français pauvre et éloigné de son pays trouve, du moins, du pain et un abri.

Adieu, mon cher Alfred. Croyez toujours à la sincérité de mon affection.


Aux Bordes, 20 juin 1846.


EUGÈNE SUE.


INTRODUCTION.

CHAPITRE PREMIER.


la double chasse.


Cette partie de la Sologne, où viennent se confiner, du nord au sud, les départements du Loiret et du Loir-et-Cher, et dont une portion forme ce qu’on appelle le bassin de la Sauldre, offre une physionomie particulière : ce sont généralement d’immenses bois de sapins coupés çà et là par de grandes plaines de bruyères, ou par des terrains tourbeux, que submergent presque toujours les débordements des rivières et des ruisseaux. Ce sont encore de vastes étangs encadrés de touffes d’iris et de joncs fleuris, eaux dormantes souvent effleurées par le vol circulaire des courlis, des arcanettes ou des martin-pêcheurs ; çà et là quelques vallées, des prairies, semées de massifs de chênes, rompent l’aspect uniforme de ce paysage aux lignes planes et tranquilles.

Rien ne saurait rendre le calme mélancolique de ce pays désert, aux vastes horizons formés par les masses toujours vertes des forêts de sapins ; de ces solitudes profondes, où résonne, de temps à autre, le choc sonore de la cognée du bûcheron, et d’où s’élève, lorsque le vent souffle, un bruit sourd, prolongé, imposant, comme le lointain mugissement de la mer ; bruit causé par l’agitation et le frôlement des branchages des arbres verts ; ce n’est pas non plus un spectacle sans majesté que de voir le soleil s’abaisser lentement derrière ces plaines immenses, unies comme un lac, et couvertes de bruyères roses et d’ajoncs d’un jaune d’or que la brise du soir fait doucement onduler, ainsi qu’une nappe de verdure de fleurs.

Les oiseaux de proie, qui choisissent pour repaire les grands bois déserts, les jean-le-blancs, les aigles de Sologne, les bondrées, les faucons, sont aussi nombreux dans ces solitudes que les oiseaux aquatiques.

Ce qui donne, surtout l’hiver, à cette contrée un aspect singulier, c’est l’éternelle et sombre verdure de ses sapinières mêlées de taillis de bouleaux et de chênes, où gîtent toujours le renard, le chevreuil, le loup, et où s’aventurent souvent les cerfs et les sangliers des forêts voisines.

Aussi ce pays est-il la terre promise du chasseur et conséquemment du braconnier, car le lièvre, la perdrix rouge, le faisan y abondent, et le lapin y pullule de telle sorte que, depuis le riche propriétaire dont il ronge les jeunes bois, jusqu’aux pauvres cultivateurs dont il broute les maigres guérets, tous le regardent comme un fléau destructeur.

Vers la fin du mois d’octobre 1845, par une belle journée d’automne, deux groupes d’aspect différent, venant de côtés opposés, s’avançaient l’un vers l’autre à travers une vaste plaine de bruyères, bornée au nord par un rideau de bois qui s’étendait à perte de vue.

L’un de ces groupes se composait d’un piqueur à cheval et de deux valets de chiens à pied, conduisant, couplée, une belle meute d’une trentaine de chiens anglais de la pure race des Fox-Hounds ; leur pelage, blanc et orangé, était généralement mantelé de noir. Le piqueur, marchant au pas de son cheval, précédait la meute qui le suivait dans un ordre parfait, grâce au fouet régulateur des deux valets à pied formant l’arrière-garde.

Le piqueur, âgé de soixante ans environ, avait le teint basané, les yeux noirs et vifs, les cheveux blancs ; il portait une cape de chasse en cuir bouilli, une redingote marron à collet bleu clair, galonnée d’argent au collet et aux poches, des bottes à l’écuyère et une culotte de velours foncé. Les valets de chiens étaient vêtus de vestes de vénerie à la même livrée, leurs grandes guêtres de cuir fauve remplaçaient les bottes, et ils avaient en sautoir leurs trompes de cuivre bien brillantes.

Le groupe, qui s’avançait à l’encontre de celui-ci, était formé de quatre gendarmes à cheval, commandés par un maréchal-des-logis aux aiguillettes mi-partie bleue et argent.

La physionomie de ce sous-officier, homme plus que mûr, offrait un assez grotesque mélange de niaiserie et d’outrecuidance ; le tricorne carrément placé sur son front pointu, le sourcil haut, le nez camard et au vent, les favoris en croissant, la poitrine bombée sous son uniforme bleu croisé d’une buffleterie jaune, les reins cambrés dans le ceinturon de son grand sabre, les jambes raidies dans ses bottes fortes, le poignet droit appuyé sur sa cuisse, M. Beaucadet, maréchal-des-logis, chef de la gendarmerie départementale, s’avançait au pas, jetant parfois un coup d’œil impérieux sur son escorte.

Cette physionomie était, pour ainsi dire, la physionomie officielle de M. Beaucadet ; mais, quoique gendarme, il n’en était pas moins homme… et homme aimable, ainsi qu’il se plaisait à l’affirmer lui-même, car, malgré la maturité de son âge, il ne renonçait pas à plaire, et le bruit de ses amours, non moins célèbre que ses procès-verbaux, retentissait de Salbres à Romorantin ; les fonctions à la fois civiles et militaires de M. Beaucadet, impassible instrument de la loi, l’obligeant à un certain décorum, son libertinage sournois lui donnait des allures de bailli de village, hypocrite et luxurieux. En un mot, que l’on jette la robe du commissaire (ancienne comédie) sur l’uniforme d’un vieux soudard, et l’on aura le portrait complet de M. Beaucadet, type précieux de la bêtise magistrale et satisfaite de soi.

Les veneurs et les gendarmes arrivant par deux routes opposées, devaient inévitablement se rencontrer à un carrefour, ouvert du côté de la plaine, et bordé du côté des bois par un taillis très-épais.

— Ah ! voici M. Beaucadet, — dit avec une sorte d’inquiétude le vieux piqueur à ses valets de chiens, en arrêtant son cheval auprès d’une croix élevée au milieu du carrefour, — il faut dire poliment bonjour à ce digne gendarme, car voyez-vous, mes garçons, le gendarme se salue toujours, vu que, le dimanche, il fait la police des cabarets, et comme il n’ose pas boire, ça le rend féroce pour la soif des autres.

M. Beaucadet rejoignit bientôt les veneurs, arrêta son cheval auprès du vieux piqueur, et s’adressant à ce dernier, il lui dit d’une voix ronflante et d’un ton à la fois important et goguenard :

— Eh bien ! père Latrace, vous voilà donc prêt à poursuivre par monts et par vaux les bêtes féroces de ces bois ?

— Vous êtes trop honnête, Monsieur Beaucadet, — répondit le veneur en portant la main à la lisière de sa cape ; — la bête que nous allons attaquer n’est pas tant féroce que rusée… c’est une simple canaille de renard, et j’espère bien que nous le mettrons sur pied dès que M. le comte, son fils et sa compagnie vont être arrivés.

— Ah ! c’est ici votre rendez-vous de chasse ?

— Oui, Monsieur Beaucadet, et pour vous qui, dit-on, aimez le beau sexe, il y a dans la compagnie qui vient avec M. le comte, de fin et gentil gibier.

— Je suis homme et comme tel, nul n’est censé ignorer la loi… de l’amour, — répondit M. Beaucadet en se rengorgeant, très-glorieux de cette variante à un aphorisme judiciaire qu’il se plaisait à répéter souvent. — Mais quel est ce galant gibier dont vous parlez ? père Latrace !

— Des voisines de campagne de M. le comte, Mme Wilson et sa fille.

— Ah ! oui, les Américaines, la sœur et la nièce de ce gros homme taillé en forme de barrique, les nouvelles venues dans le pays… On dit que c’est du soigné, on verra ça, — dit M. Beaucadet en raffermissant son tricorne sur sa tête et lui donnant une inclinaison de 45 degrés de crânerie, — il faudra que j’aille faire viser ma feuille de ronde chez les Américaines pour les déguster un peu du coin de l’œil.

— Et vous abandonnerez comme ça… cette pauvre petite Bruyère ? — dit le piqueur d’un air sournoisement narquois.

— Qui ça, Bruyère ? — demanda dédaigneusement Beaucadet, — Bruyère ? la gardeuse de dindons de la métairie du Grand-Genevrier, cette petite fille haute comme ma botte, qui a l’air d’une folle avec ses grands yeux effarés et ses couronnes de feuillage sur la tête, et que ces imbéciles de Solognaux regardent comme une petite sorcière ou quelque chose d’approchant. Ah ça, père Latrace, vous me croyez donc capable de faire partie du troupeau de cette dindonnière, pour me faire de pareils contes ?

— Allons donc, Monsieur Beaucadet, — reprit le vieux veneur avec un calme ironique, — allons donc, vous qui êtes connaisseur et amateur. Je vous ai entendu vingt fois dire qu’il n’y avait pas, à dix lieues à la ronde, une plus jolie fille que Bruyère, malgré sa petite taille.

— J’abusais de votre ancienne jeunesse, père Latrace.

— Dam, ils disent dans le pays qu’on vous a vu quelquefois courir dans la lande, avec vos grandes bottes, tenant votre cheval par la bride pour aider la petite Bruyère à rassembler ses dindes ?

— Moi !

— Oui, Monsieur Beaucadet, et on ajoute qu’un jour que vous aviez voulu batifoler avec la petite Bruyère, malgré elle, ses deux gros coqs-d’Inde, qu’on croit qu’elle a charmés, et qui sont méchants qu’ils la défendraient aussi bien qu’un chien, vous ont sauté à la figure, même que vous avez eu le nez tout becqueté, quoique vous tâchiez de parer les coups de bec à coups de fourreau de sabre pendant que la petite Bruyère se sauvait en riant de toutes ses forces.

M. Beaucadet haussa le sourcil, releva fièrement son nez camard, et reprit de sa voix de procès-verbal, en tâchant de sourire ironiquement :

— De plus fort en plus farce ! moi, qui représente la force à la loi en chair et en os, je m’aurais aligné avec des coqs-d’Inde dont j’aurais été vaincu et becqueté pour avoir voulu bêtiser avec leur sorcière de dindonnière ! moi ? — Assez blagué l’autorité, vieux farceur ; parlons d’autre chose. Voilà donc M. le comte de retour ? Est-il pour long-temps dans le pays ?

— Ma foi, je ne sais pas ; M. le comte n’est pas causant ; quand il a dit : Faites cela ; il n’ajoute pas grand’chose ; c’est un homme si raide et si dur.

— Lui ! M. le comte ! je le crois bien, s’écria M. Beaucadet avec un sentiment d’admiration. — Voilà un propriétaire modèle ! aussi sensible aux si et aux mais, aux hélas ! et aux mon dieu ! que le serait un boulet de canon ; toujours à cheval sur la loi, son droit et sa propriété ; voilà un pince-sans-rire, qui vingt fois m’a fait l’amabilité de m’envoyer coffrer quelques-uns de ces traîne-la-mort de Solognaux parce qu’ils avaient ramassé du bois mort dans ses bois… Digne homme, pas pour le bois mort ! mais pour le respect de la chose… Va ! je t’estime ! Propriétaire féroce que tu es ! — ajouta M. Beaucadet, en manière d’évocation jaculatoire. — Et, quand il veut, quelle figure ! Il y a des procureurs de Roi et des commissaires de police qui paieraient de leur poche l’agrément d’un pareil physique rien que pour faire trembler les malfaiteurs. Aussi, à côté du comte, avouez, père Latrace, que son fils le vicomte a l’air d’une femmelette.

— Le fait est que M. le comte n’est pas ce qui s’appelle tendre ; mais il est juste ; s’il ne vous passe rien, il ne vous gronde jamais à tort. Après ça, on dit qu’autrefois il était très-bon enfant, et qu’il n’y avait personne au monde de plus avenant que lui à un chacun.

M. le comte… bon enfant… vous abusez de ma candeur, père Latrace.

— Si bon enfant qu’il en était faible…

M. le comte… faible… vous abusez de ma pudeur, père Latrace.

— Mais tout d’un coup, de mouton M. le comte est devenu loup.

— On l’aura tondu de trop près ?

— C’est possible ; du reste, il aime la chasse avec passion, et, pour moi, cette qualité-là remplace toutes les autres, — dit Latrace en souriant.

— Sans compter que tout chasseur est féroce pour les braconniers, autre vermine malfaisante ; témoin ce gueux de Bête-Puante[1], le bien nommé ; il a beau se donner des airs de toujours m’échapper, tôt ou tard,… foi de Beaucadet, je le pincerai.

— Et vous ferez bien, — dit le vieux piqueur, dont le visage trahit une légère inquiétude, — vous ferez bien ; M. le comte vous en saura gré, car, il aime la chasse en vrai forcené.

— Parbleu ? arrivé d’avant-hier, le voilà en chasse aujourd’hui.

— Écoutez donc, Monsieur Beaucadet, voilà bientôt huit mois que ni lui ni son fils n’ont touché un fusil ou entendu le son d’une trompe, puisqu’ils sont partis d’ici en mars, à la fermeture de la chasse… car c’est pas vous, Monsieur Beaucadet, qui vous priveriez de déclarer procès-verbal si l’on chassait plus tard que le 12 mars.

— Et je m’en fais honneur et gloire, respect à la loi, dont je suis l’image ! Le 12 mars fermeture de la chasse, tout le monde doit le savoir, car nul n’est censé ignorer la loi, a dit le législateur… un vieux roué !… — ajouta M. Beaucadet, en manière de parenthèse avec un malin sourire, — c’est ce que je répète tous les jours à ces traîne-la-mort de paysans solognaux quand ils me disent d’un ton geigneux : — Mais, Monsieur Beaucadet, j’ignorais que c’était défendu de faire ça. Je ne peux pas connaître la loi, moi, on ne me l’a jamais lue, et je ne sais pas lire.

— Au fait, quand on ne sait pas lire ? — dit le vieux piqueur en secouant la tête, — et qu’on ne vous a jamais lu la loi… comment la connaître ?

L’un des gendarmes de l’escorte, vieux soldat à la physionomie rude et franche, rehaussée d’une balafre, portant chevrons à la manche et ruban rouge à la boutonnière, avait plusieurs fois, durant l’entretien de son chef et du veneur, impatiemment haussé les épaules. Enfin, usant d’une liberté accordée ou tolérée en raison de ses longs services, il dit brusquement à son chef :

— Avec tout ça le temps se passe, et nous manquerons notre battue.

— Silence dans les rangs ! — dit impérieusement M. Beaucadet en regardant l’interrupteur par-dessus son épaule.

— C’était bien la peine de nous faire charger nos carabines et nos pistolets ! — murmura le vieux soldat d’un ton bourru.

— Une battue ? des armes chargées ? — dit le piqueur surpris. — Ah ! j’entends, — reprit-il, — vous êtes à la recherche de quelque réfractaire, de quelque braconnier… de Bête-puante, peut-être ?…

Et la physionomie du vieux veneur trahit de nouveau une légère inquiétude.

— Un réfractaire ? un braconnier ? — dit le sous-officier avec dédain. — Allons donc !… Le gibier que je vais traquer est à un réfractaire ou à un braconnier ce qu’un sanglier ou un loup est au renard que vous allez chasser, père Latrace, — répondit M. Beaucadet ; — mais je ne me presse pas de commencer ma traque et pour cause.

Avant de poursuivre ce récit, rappelons au lecteur que le lieu de cette scène touchait presque à la lisière d’un taillis de chênes, très-épais à cet endroit, et au-dessus duquel s’élevait une futaie de sapins énormes.

— C’est donc quelque grand malfaiteur que vous poursuivez ? — dit le piqueur.

Au lieu de répondre, M. Beaucadet, frappé d’une idée subite, dit au veneur :

— Dans quelle partie du bois chassez-vous ?

— Notre renard s’est rembûché dans la seconde enceinte de la vieille taille de l’Aubépin.

— N’est-ce pas dans la taille de l’Aubépin où il y a de grosses roches et où le bois est si touffu ? — demanda le sous-officier avec intérêt.

— Oui, Monsieur Beaucadet, une vraie demeure à sanglier,… pour vous servir ; un fourré si épais que mes chiens auront de la peine à y entrer.

Après un moment de réflexion, le sous-officier s’écria :

— Mon évadé doit être là-dedans plutôt qu’ailleurs. Ce matin, au point du jour, un bûcheron a vu s’enfoncer dans le taillis un particulier en guenilles dont le signalement se rapporte à celui de mon brigand ; et comme mon brigand n’osera pas filer du bois pendant le jour, je suis aussi sûr de le pincer que vous êtes sûr de pincer votre renard, père Latrace.

— Mais alors, Monsieur Beaucadet, qu’attendez-vous donc pour vous mettre en quête ?

— J’attends un de mes hommes qui doit venir m’annoncer le commencement de la battue ; alors mon brigand sera cerné de trois côtés,… et on le rabattra sur la lisière de ce bois que moi et mes gendarmes nous allons garder.

— Mais depuis quand donc y a-t-il un brigand dans le pays ?

— Vous n’êtes pas allé à Salbres depuis deux jours ?

— Non…

— Alors vous n’avez pas lu le signalement de mon scélérat affiché à la porte de la mairie ?

— Non, Monsieur Beaucadet.

— Je vais vous le lire. Si vous le rencontrez, vous pourrez tomber sur lui, avec l’aide de vos valets de chiens. Écoutez bien, père Latrace, et aussi vous autres, — ajouta M. Beaucadet, en s’adressant aux valets de chiens qui se rapprochèrent.

Le sous-officier, tirant un papier de l’une de ses fontes, lut ce qui suit :

Signalement du nommé Bamboche.

— Un drôle de nom tout de même, — dit Latrace.

— On ne lui en connaît pas un plus propre, la justice est obligée de se dégrader jusqu’à prononcer celui-là, — dit M. Beaucadet, et il continua :

Ce prisonnier, dont on ignore le véritable nom et les antécédents, est parvenu, dans la nuit du 12 au 13 octobre, à s’évader de la prison de Bourges, où il était écroué comme prévenu d’un double meurtre ; tout porte à croire qu’après avoir trouvé un refuge dans la forêt de Romorantin, où il a failli être arrêté, il a gagné les bois et les landes désertes qui s’étendent dans les environs de Vierzon, de Salbres et de Laferté-Saint-Aubin.

Ce prévenu, d’une force athlétique, d’une audace extraordinaire, est âgé de trente ans environ. Taille : cinq pieds sept pouces deux lignes, — cheveux presque gris malgré sa jeunesse, — sourcils bruns, barbe brune, — front large, découvert et un peu chauve, — yeux gris et ronds, — nez aquilin, — bouche ordinaire, — menton carré, — visage long, — pommettes très-saillantes, — teint coloré.

Signes particuliers :

Cet évadé a sur le sein gauche un tatouage bleu et rouge, représentant deux cœurs percés d’une flèche, et surmontés d’une tête de mort, au-dessous des deux cœurs, deux poignards en croix, noués par un ruban noir sur lequel on lit ces mots en lettres rouges :

basquine pour la vie
son amour ou la mort
15 février 1826.

Basquine ? C’est un drôle de nom, — dit le piqueur.

— Nom bien digne d’être écrit sur la poitrine d’un malfaiteur appelé Bamboche, — dit le gendarme, — Basquine ! Ce nom ?

— Et puis, dites donc, — reprit le veneur, — s’il a juré amour pour la vie à Mlle Basquine en 1826, M. Bamboche a été amoureux de bonne heure, car s’il a maintenant trente ans, il aurait juré cet amour pour la vie à l’âge de dix à douze ans.

— Le scélérat est précoce en amour, de même que les précoces en amour sont scélérats, — dit sentencieusement M. Beaucadet, — et il continua l’énumération des marques particulières mentionnées dans le signalement du fugitif.

Sur le sein droit, autre tatouage également rouge et noir, représentant deux mains étroitement jointes, et au-dessous ces mots :

Amitié fraternelle et pour la vie
à martin
10 décembre 1825.

— Diable, M. Bamboche a été encore plus précoce en amitié qu’en amour, — dit Latrace.

— Ce doit être un bandit de sa trempe, qui aura été en nourrice avec lui chez quelque vieux brigand… Il les aura élevés au biberon… pour le crime ! et les gredins ont bien profité ! — reprit le sous-officier, et il continua la lecture du signalement :

Au-dessous de ces mots se voit un tracé singulier qu’on ne saurait mieux comparer qu’à une taille de boulanger ; sur ce tracé, formant une double ligne bleue, sont empreintes cinq petites coches rouges transversales et irrégulières, qui remplissent à peu près le quart de la longueur du tracé.

Un peu au-dessous de la cinquième côte, à droite de la poitrine, on remarque chez le fugitif une cicatrice provenant d’une blessure d’une arme à feu, tandis que le bras droit est, en deux endroits, profondément sillonné par deux cicatrices résultant de blessures occasionnées par un instrument tranchant.

La dernière fois que l’évadé a été aperçu dans la forêt de Romorantin, il était vêtu d’un bourgeron bleu en lambeaux, d’un vieux pantalon garance, pareil à ceux que portent les soldats d’infanterie, un de ses pieds était nu, l’autre enveloppé de chiffons ; il tenait d’une main un paquet renfermé dans un mouchoir à carreaux, et de l’autre main il s’appuyait sur un énorme bâton noueux.

Après avoir lu ce signalement, M. Beaucadet le remit dans les fontes de ses pistolets, et dit au piqueur, qui semblait très-préoccupé depuis quelques instants :

— J’espère que mon brigand est commode à dévisager, il n’y a pas moyen de prendre votre gibier pour le mien, père Latrace ; mais à quoi diable pensez-vous donc ?

— Je pense, — dit lentement le vieux veneur, avec un étonnement naïf, — que c’est tout de même un drôle de hasard.

— Quel hasard ?

— Que votre brigand ait tatoué sur la poitrine amitié fraternelle pour Martin.

— Qu’est-ce qui vous étonne là-dedans, père Latrace ?

— Dam,… c’est que le nouveau valet de chambre que M. le comte a amené ici s’appelle… Martin.

— Bigre,… — fit M. Beaucadet en se dressant sur ses étriers.

Après un moment de surprise et de silence, le gendarme s’adressant au piqueur :

— Ainsi, le nouveau valet-de-chambre de M. le comte du Riveau s’appelle Martin ?

— Oui.

— Depuis quand est-il au service de M. le comte ?

— Depuis très-peu de temps, je crois.

— L’avez-vous vu ?

— Hier soir, c’est lui qui est venu me donner les ordres.

— Comment est-il ? grand ? petit ? gros ? maigre ?

— C’est un beau et grand garçon.

— Son âge ?

— Il doit approcher de la trentaine… au plus.

— Ses yeux ? son nez ? son front ? sa bouche ? son menton ? — demanda précipitamment le sous-officier.

— Ma foi, Monsieur Beaucadet, je n’en sais rien, je ne l’ai pas assez dévisagé pour vous donner son complet signalement. Hier il était nuit quand il est venu à la cour du chenil, et je ne l’ai vu qu’à la lueur de ma lanterne.

— Et vous dites qu’il y a peu de temps qu’il est au service de votre maître ?

— Sans doute, car j’ai dit ce matin au chef d’écurie en allant prendre mon cheval : M. le comte a donc un nouveau valet de chambre ? — Tout nouveau, — m’a répondu le chef d’écurie.

— Je peux rendre un service soigné à la justice, — dit M. Beaucadet en réfléchissant, — on ne sait rien de la vie passée de mon brigand, je ferai, de gré ou de force, parler ce Martin, dont mon évadé porte le nom écrit avec amitié sur sa gueuse de poitrine, et…

— Un instant, Monsieur Beaucadet, — dit le piqueur en interrompant le sous-officier, — rappelez-vous le fameux proverbe : Il y a plus d’un âne à la foire qui s’appelleMartin ; or, pourquoi ce qui s’applique aux ânes ne s’appliquerait-il pas (sans comparaison) aux valets de chambre ? Et puis…

— Et puis ?

— Songez que M. le comte, si sévère, si exigeant pour les gens de son service, ne prend jamais personne chez lui qu’après les plus minutieuses informations.

— Eh bien ! père Latrace ?

— Croyez-vous qu’un honnête homme comme doit l’être M. Martin, puisqu’il est au service de M. le comte, ait pu être ou soit l’ami du brigand que vous cherchez ?

— La battue est commencée, — s’écria M. Beaucadet en interrompant le piqueur ; — voilà Ramageau !

— Un limier ? — dit Latrace.

— Oui, un limier en grosses bottes et à cheval, — répondit Beaucadet en montrant au loin un gendarme qui accourait de toute la vitesse de sa monture.

— Allons ! bonne chasse, Monsieur Beaucadet, — dit le veneur.

— Ah ça, je compte sur vous, entre chasseurs on doit s’aider. Un coup de main au besoin, si vous rencontrez mon brigand.

— C’est entendu, Monsieur Beaucadet, et si mon renard se rabat sur vous, qui restez à la lisière du bois, poussez de grands cris pour lui faire gagner la plaine…

— Soyez tranquille, je sens que je ferai bonne chasse et peut-être même coup double, en pinçant, par la même occasion, aussi ce gredin de braconnier, ce gueux de Bête-puante, qui m’a échappé jusqu’ici.

En entendant la menace dont le braconnier était de nouveau l’objet, le piqueur ne put dissimuler une légère inquiétude ; elle échappa au sous-officier, occupé de regarder le gendarme qui arrivait au galop.

Après un instant de silence, le piqueur reprit :

— En chasse, voyez-vous, Monsieur Beaucadet, il ne faut jamais chasser autre chose que l’animal de meute,… sinon, l’on revient bredouille, comme nous disons, nous autres veneurs. Aujourd’hui, contentez-vous de chasser le loup ; demain, vous chasserez le chat sauvage.

— Allons donc ! père Latrace ; pour un vieux routier, vous oubliez qu’en battue on tire tout ce qui passe à votre portée,… un lapin comme un cerf. Aussi que Bête-puante me passe, il goûtera de mes menottes. Je sais bien qu’on soutient ce gredin-là dans le pays, que ces traîne-la-mort de Solognaux l’aident à se cacher, et ne le dénoncent jamais, parce qu’on dit qu’il a des secrets pour les guérir de leurs fièvres, ces meurt-de-faim-là ! Mais Bête-puante a assez voltigé comme ça, il est temps de le mettre en cage.

À ce moment un cri d’oiseau, cri aigu, sonore, prolongé, partit de l’épais taillis qui bordait la lisière du bois.

Le vieux veneur devint pourpre et tressaillit.

Le sous-officier, surpris par ce bruit soudain, fit un bond sur sa selle, et leva curieusement les yeux vers les cimes vertes et touffues des sapins. Ce mouvement l’empêcha de remarquer l’émotion du piqueur, ainsi qu’un léger mouvement du feuillage vers l’endroit le plus fourré du taillis qui bordait le carrefour ; pourtant il ne faisait pas alors le moindre souffle de vent.

— Voilà un vilain cri d’oiseau, — dit M. Beaucadet.

— Vous ne reconnaissez pas le cri de l’aigle de Sologne ? — dit tranquillement Latrace. — Tenez, le voilà là-bas qui s’en va gagnant son repaire, rasant les tallées de chênes. Quels coups d’ailes !

— Où donc ? père Latrace, où donc ?

— Là-bas ; vous ne le voyez pas, à gauche, près de ce sapin tordu ? le voilà qui s’élève encore. Tenez,… tenez…

— Je n’y vois que du feu ; je n’ai pas comme vous des yeux de chasseur… Si c’était mon brigand ou ce gredin de Bête-Puante, je le dévisagerais à cent pas. Mais voilà Ramageau, nous allons avoir des nouvelles de la battue.

En effet, le gendarme que l’on apercevait en plaine depuis quelques moments, arriva et s’arrêta auprès du groupe. Le cheval de ce soldat était fumant et blanc d’écume.

— Eh bien ! Ramageau ? — dit le sous-officier.

— Monsieur Beaucadet, on commence la battue. Les paysans requis pour faire la traque du brigand ont enveloppé le bois de l’Aubépin de tous les côtés, et ils s’en viennent en rabattant sur cette lisière.

— Gendarmes ! — s’écria M. Beaucadet d’un ton de général en chef haranguant ses soldats au moment de l’action.

— Gendarmes ! l’affaire va s’engager ; je compte sur vous ! armez vos pistolets ; sabre en main… arche

Et M. Beaucadet, se grandissant dans son uniforme, fit de la main un signe protecteur au piqueur qu’il laissait au carrefour de la croix, s’éloigna à la tête de ses cinq hommes, qu’il disposa en vedettes sur la lisière du bois.

Pendant ces opérations stratégiques de M. Beaucadet, l’on vit au loin apparaître une voiture découverte où se trouvaient deux femmes, accompagnée de plusieurs cavaliers vêtus d’habits rouges, et suivie de domestiques conduisant en main des chevaux enveloppés de couvertures.

— Allons, allons, mes garçons, — dit le vieux piqueur à ses compagnons, — rassemblez la meute ; que les chiens ne s’écartent pas ; voilà M. le comte et sa compagnie.

Et ce disant, Latrace descendit de son cheval, qu’il donna à un valet de chiens, mettant ainsi pied à terre afin de recevoir avec tout le respect voulu le comte du Riveau, son maître.




CHAPITRE II.


le taillis.


Depuis long-temps la chasse a commencé, le soleil, bientôt à son déclin, jette sur le ciel ses chauds reflets ; les touffes de chêne et les grands troncs des sapins semblent se détacher sur un fond de cuivre rouge ; au milieu d’un épais fourré rendu impénétrable par la luxuriante végétation des genêts, des ronces, des fougères et des églantiers, enfin au plus profond des bois dans lesquels on chassait alors, se trouvait une petite clairière semée çà et là de blocs de roches grises et moussues, presque entièrement cachées sous un inextricable enchevêtrement de lierres, de liserons, de chèvrefeuilles sauvages.

Le silence profond de cette solitude était interrompu, à de rares intervalles, par le sourd bruissement du branchage des sapins qu’agitaient de folles brises, ou par les sons très-lointains de la trompe.

Un craquement précipité se fait entendre dans le taillis dont est entourée la clairière ; les branches de jeunes tallées de chênes, aux feuilles déjà jaunissantes, ondulent, s’écartent ; un homme sort de ce fourré, il marche à demi courbé, presqu’en rampant.

Cet homme, dont le lecteur connaît déjà le signalement, est Bamboche, le prisonnier fugitif des prisons de Bourges, accusé de deux meurtres. Sa mauvaise blouse bleue, son unique vêtement, mise en lambeaux par les ronces, laisse à nu en différents endroits sa poitrine velue et ses bras d’athlète ; son pantalon de drap, autrefois garance, souillé de boue, frangé de déchirures, est déchiqueté jusqu’aux genoux ; de saignantes écorchures labourent ses pieds et ses mains ; il est haletant ; la sueur inonde son visage.

Un moment il s’arrête, prêtant l’oreille au moindre bruit ; il s’appuie sur un arbre pour reprendre haleine, arrache une poignée de feuilles, les porte avidement à ses lèvres enflammées, et les mâche pour apaiser sa soif dévorante. Les yeux de cet homme brillent d’un éclat sauvage, ses cheveux gris emmêlés, hérissés sur son front déjà chauve, contrastant avec sa barbe brune et la juvénilité de sa figure énergique, lui donnent un aspect étrange. Pâlie par le besoin, par l’angoisse, sa physionomie exprime la douleur et l’épouvante.

Tout-à-coup une voix sonore, s’élevant pour ainsi dire de dessous les pieds du fugitif, s’écrie :

Bamboche.

À ce nom cet homme bondit de surprise, regarde autour de lui avec terreur, incertain s’il doit fuir ou rester. Puis, se baissant rapidement, il ramasse deux grosses pierres qui, entre ses mains, peuvent devenir des armes terribles.

Tout était rentré dans un morne et profond silence.

Bamboche regardait autour de lui avec une anxiété croissante. Soudain, à trois pas, et comme s’il fût sorti de terre, un homme, vêtu d’une manière étrange, se dresse devant lui.

Ce personnage de taille moyenne portait une ample casaque et des pantalons de peau de loup ; le pelage fin et serré du chevreuil formait le fond imperméable de son bonnet orné d’une bande de blaireau ; hâlés, tannés par l’intempérie des saisons, ses traits disparaissaient presque entièrement sous une barbe fauve et grise ; ses yeux bruns, mobiles, perçants, semblaient intérieurement illuminés par une pupille dilatable et phosphorescente, comme si l’habitude de dormir pendant le jour et d’errer la nuit l’avait rendu nyctalope, ainsi que le sont presque tous les animaux de proie ; néanmoins la figure de cet homme était loin d’offrir un type bestial et repoussant. Sur cet intelligent et hardi visage, souvent contracté par un sourire d’une ironie amère, on retrouvait ce cachet de grandeur indéfinissable qu’imprime toujours au front du proscrit l’habitude de vivre dans le danger, dans la solitude et dans la révolte.

On a sans doute déjà reconnu le braconnier surnommé Bête-Puante, caché dans le taillis près du carrefour de la Croix ; il avait ainsi invisiblement assisté à l’entretien du piqueur et de M. Beaucadet.

Jusqu’au moment de sa brusque apparition aux yeux de Bamboche, le braconnier s’était tenu blotti et caché dans ce qu’en terme de braconnage on appelle un affût, sorte de trou de cinq à six pieds de profondeur, recouvert de touffes de fougères et de genêts formant le dôme, et à travers lesquelles le braconnier qui reste ainsi des heures immobile et guettant sa proie, peut l’apercevoir et tirer le gibier presque à bout portant.

À la vue de Bête-Puante, Bamboche, malgré son audace, recula d’un pas frappé de stupeur ; les pierres qu’il avait ramassées pour se défendre, tombèrent de ses mains, soit qu’à l’aspect d’une courte carabine à deux coups dont le braconnier était armé, le fugitif comprît que la lutte était trop inégale, soit enfin qu’un pressentiment lui dît qu’il devait exister quelque affinité sympathique entre sa condition de fugitif et la vie aventureuse qu’il rencontrait de l’homme des bois.

Toutefois, se reculant encore, il continua de jeter sur le braconnier un regard de farouche inquiétude.

— Tu t’appelles Bamboche, tu es évadé des prisons de Bourges… traqué comme une bête fauve, tu ne pourrais échapper… je viens à ton aide… au nom de… Martin.

À ce nom de Martin la farouche physionomie de Bamboche se transfigura ; une touchante émotion détendit ses traits jusqu’alors durs et contractés ; une larme voila le sauvage éclat de son regard : les mains jointes, les lèvres entr’ouvertes, le cœur palpitant, la poitrine bondissante, il ne put que s’écrier d’une voix étouffée par l’attendrissement :

— Martin !!

Mais voyant le doute se peindre sur les traits du fugitif, après cette explosion d’affectueux ressentiments, le braconnier se hâta d’ajouter :

— Oui, Martin… Basquine… la Levrassele

Bamboche interrompit le braconnier, comme si les noms bizarres prononcés par celui-ci eussent suffisamment prouvé l’identité de Martin, et s’écria radieux :

— C’est lui… c’est bien lui.

Le fugitif oubliait ainsi la poursuite acharnée à laquelle il venait d’échapper par miracle, et dont il pouvait être victime dans quelques instants.

Aucune des impressions de Bamboche n’échappait au regard pénétrant de Bête-Puante. Soudain, formant avec sa main une sorte de conque, il l’approcha de son oreille, et quoique le plus profond silence continuât de régner dans cette solitude, il dit à voix basse, après avoir encore écouté un instant :

— On approche… tu es perdu.

— Vous connaissez Martin,… il est donc revenu de l’étranger, — dit le fugitif, oubliant toujours le péril.

Cette abnégation de soi, dans un moment si formidable, toucha le braconnier, qui reprit :

— Martin est ici,… il te doit beaucoup, je le sais ; c’est en son nom que je te sauve, innocent ou coupable.

Le fugitif tressaillit.

— Mais par l’amitié fraternelle que tu as vouée à Martin, — promets-moi que, s’il l’ordonne, tu te livreras toi-même à la justice.

— Que Martin me dise : — livre-toi… — je me livrerai…

— Je puis te croire… je le sais ; suis-moi,… tu es sauvé.

S’enfonçant alors de quelques pas dans un épais taillis, à gauche de l’affût où il s’était caché, le braconnier démasqua péniblement l’étroit orifice d’une sorte de tanière. La trappe mobile qui la fermait se composait de gros cotrets de sapins, recouverts de pierres moussues cimentées avec de la terre, où des touffes de ronces avaient depuis long-temps pris racine.

Le fugitif allait se glisser dans ce refuge inespéré, lorsque le braconnier lui dit avec un accent de tristesse solennelle :

— Respect et pitié,… pour ce que tu vas voir ;… sinon tu serais un sacrilège, indigne de compassion.

Et comme le fugitif attachait sur le braconnier un regard surpris et inquiet, le bruit des trompes, jusqu’alors confus, se rapprocha de plus en plus. Alors Bête-Puante, poussant vivement Bamboche par l’épaule, lui dit à voix basse, après avoir de nouveau et attentivement écouté :

— J’entends le galop des chevaux… Vite,… vite,… cache toi.

Puis, frappé d’une idée soudaine, pendant que Bamboche disparaissait par l’étroite ouverture, le braconnier, laissant l’orifice ouvert, s’élança d’un bond hors du taillis, se mit à plat ventre au milieu de la clairière, colla son oreille à terre, percevant ainsi plus distinctement que dans l’épaisseur du bois les bruits les plus lointains.

Bientôt il se releva, en s’écriant d’une voix désespérée :

— Malédiction !… le renard,… il amène la chasse de ce côté.

Doublement alarmé, le braconnier court au taillis afin de refermer l’entrée du repaire. Mais le fugitif en sort, livide, les traits bouleversés en s’écriant, d’une voix tremblante :

— Plutôt être pris… tué !! que de rester dans ce souterrain. Oh !… ce que j’ai vu… là… si vous saviez quelle fatalité ! ce nom !!… Bruyère !… C’est à devenir fou !…

Soudain les aboiements de la meute, jusqu’alors éloignés, se rapprochent, et bientôt retentissent en formidables accords parmi ces grands bois silencieux et sonores. Au même instant, une bouffée de brise apporte un bruit confus de cris et de voix s’avançant de plusieurs côtés à la fois. Ces cris sont ceux des gens qui traquent le fugitif.

Ces deux incidents s’étaient passés en moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire, et à l’instant où Bamboche, s’élançant du repaire du braconnier, s’écriait d’une voix palpitante de terreur :

« Plutôt être pris… tué ! que de rester dans ce souterrain… Oh !… ce que j’ai vu… là… Si vous saviez quelle fatalité !! ce nom !! Bruyère !… C’est à devenir fou !… »

— Tu es mort ! — s’écria le braconnier avec un accent terrible en levant sa carabine qu’il tenait à deux mains comme une massue, — je te tue… si l’on te trouve ici… avant que j’aie pu fermer ce refuge…

Le braconnier achevait à peine cette menace, que les branches du fourré dont était environnée la clairière s’agitèrent vivement, comme si elles s’écartaient devant une approche précipitée… Le fugitif tressaillit,… et, soit qu’il obéît à l’injonction désespérée du braconnier, soit que l’instinct de conservation surmontât sa terreur, il se précipita dans le souterrain ; Bête-puante replaça la trappe pesante, effaça sur le sol la trace des pas de Bamboche, et n’eut que le temps de se jeter au fond de l’affût, où il s’était d’abord blotti.




CHAPITRE III.


le défaut.


Le braconnier venait de disparaître dans son affût ; soudain, au craquement de branches, succéda le bruit d’un léger galop, et un renard énorme, au pelage d’un fauve rouge, aux pattes et aux oreilles noires, entra précipitamment dans la clairière ; il ruisselait d’eau, il venait de traverser un étang, afin de dépister les chiens ; sa ruse avait réussi, car, un moment rapprochée de cet endroit du bois, la meute s’en éloignait de nouveau, ainsi que l’annoncèrent ses aboiements de plus en plus voilés.

Le renard haletait, essoufflé ; sa langue, rouge, desséchée, sortait de sa gueule ouverte ; ses yeux verdâtres flamboyaient, tandis que ses oreilles couchées, sa queue traînante, ses flancs battants, témoignaient de la rapidité de sa course, de l’épuisement de ses forces ; un moment il s’arrêta, chercha le vent en tournant son museau noir de côté et d’autre ; puis, pendant quelques minutes, il parut écouter du côté du couchant avec autant d’attention que d’anxiété… Il n’entendit rien…

L’affût du braconnier se trouvant à quelques pas et sous le vent du renard, celui-ci ne put éventer ce voisinage ;… le bruit des aboiements de la meute, alors complètement dévoyée, avait cessé… Ayant ainsi quelques minutes d’avance sur les chiens acharnés à sa poursuite, l’animal chassé reprit haleine, s’affaissa sur lui-même, les pattes étendues, la tête à plat sur le sol, la gueule entr’ouverte ; on l’eût cru mort sans le mouvement incessant, presque convulsif, de son oreille, toujours prête à recueillir le moindre son.

Soudain, le renard se redresse sur ses quatre pattes, comme s’il était poussé par un ressort ; il retient sa respiration haletante, dont les saccades bruyantes gênent la délicate perception de son ouïe,… il écoute.

La chasse dans ses capricieuses évolutions, dans ses retours soudains et rapides, se rapprochait de nouveau de la clairière ; cette fois, les fanfares des trompes accompagnaient les hurlements de la meute.

À ce moment suprême, se sentant sur ses fins, l’animal épuisé tente un dernier effort, une dernière ruse, pour dévoyer encore la meute et lui échapper. Il parcourt la clairière en tout sens, doublant, croisant la trace de ces pas en un réseau tellement inextricable qu’il devait être impossible aux chiens de le démêler… Puis, se ramassant sur lui-même, d’un premier bond énorme, il s’élance de la clairière dans le taillis, tombe au milieu des roches, presque sur la trappe couverte de pierres et de ronces, qui masquait l’entrée du souterrain ; puis posant à peine ses pattes sur la mousse des rocailles, d’un second élan désespéré, saut de six pieds de large au moins, il atteint le plus épais du fourré, y fait encore trois ou quatre bonds démesurés, et se prend à fuir de toute la vitesse de ses membres, raidis par la fatigue et par leur froide et récente immersion.

Grâce à un merveilleux instinct de conservation, naturel à tous les animaux chassés, le renard, par ces bonds énormes et successifs, interrompait, dans un rayon de trente à quarante pas, la voie d’odeur âcre et chaude que laissent après lui sur le sol avec leur empreinte, l’odeur de ses pieds, fortes émanations, fumées pénétrantes qui, saisissant le subtil odorat des chiens, les guident seules dans leur poursuite.

Le renard disparu, le braconnier sort brusquement de son affût, s’élance dans la clairière, se courbe vers la terre, la parcourt d’un œil scrutateur, reconnaît les fraîches empreintes des pattes du renard, et se hâte aussitôt de soigneusement effacer sous son pied ces traces partout où elles existent, détruisant ainsi par le foulement du sol, non-seulement l’empreinte, mais l’odeur résultant du passage de l’animal, venant de la sorte encore en aide à la fuite et aux ruses du renard, ou plutôt voulant, avant tout, éloigner les chiens, et conséquemment les chasseurs de cet endroit, si voisin de son repaire.

Les hurlements de la meute, les fanfares des trompes, de plus en plus proches, redoublent de sonorité ; de temps à autre s’y mêlent les cris et les appels servant de signaux aux traqueurs qui, des trois côtés différents, s’avancent à la recherche de Bamboche, le fugitif.

De plus en plus effrayé de ces menaçantes approches, le braconnier pénètre dans le taillis, par lequel le renard était arrivé dans la clairière, y reconnaît nécessairement ainsi les traces de l’animal. Alors, ainsi qu’il avait déjà fait, il efface ces empreintes sous ses pieds pendant environ deux cents pas, jusqu’à un énorme tronc d’arbre renversé que le renard avait sans doute escaladé.

Sûr alors que cette immense solution de continuité dans la voie chaude et odorante que le renard laisse après soi, et qui seule, nous l’avons dit, peut guider la meute dans sa poursuite, devait rendre la chasse impossible et l’éloigner de son repaire, le braconnier s’élança au plus profond du bois.

Les prévisions de Bête-Puante ne furent d’abord pas trompées.

Il avait disparu depuis quelque temps ; la meute criait à pleine gorge ; soudain ces aboiements, ces hurlements si sonores, si retentissants, cessent comme par magie : les chiens étaient à bout de voie, c’est-à-dire qu’ayant sauté par-dessus l’énorme tronc d’arbre en deçà duquel le braconnier avait détruit, en foulant le sol, l’empreinte et l’odeur du passage du renard, la meute ne trouvant plus rien qui la guidât, la meute, qui n’aboie que lorsqu’elle est en plein sur la piste de l’animal, se tut tout-à-coup.

Allant et venant, inquiets, déconcertés de cette brusque interruption dans cette voie jusqu’alors si puissante sur leur odorat, les chiens, déroutés, quêtaient et requêtaient en vain de tous côtés, le nez collé au sol ;… ils étaient, ce qui s’appelle, tombés en défaut à deux cents pas environ de la tanière du braconnier.

Le vieux piqueur, instruit de cet incident par le brusque silence de la meute, se hâta de la rejoindre pour lui venir en aide ; mais il s’arrêta net et court à la vue de l’arbre renversé qui le séparait de ses chiens, et dont le tronc hérissé de branches formait un obstacle des plus dangereux à franchir ; maître Latrace, malgré son courage et la vigueur de sa monture, était un veneur trop expérimenté pour risquer, par prouesse inutile, une chute peut-être mortelle pour lui ou pour son cheval ; voyant de chaque côté du tronc d’arbre le passage aussi obstrué par un fourré inextricable, il fit un long circuit afin d’aller retrouver ses chiens.

Tout-à-coup deux femmes en habit de cheval, se suivant à peu de distance l’une de l’autre, arrivant à travers bois, se trouvèrent en face de l’arbre renversé devant lequel le vieux veneur avait sagement reculé ;… presque au même instant elles furent rejointes par deux cavaliers qui, à l’aspect du redoutable obstacle, s’écrièrent à la fois d’une voix effrayée :

— Madame,… arrêtez votre cheval…

— Mademoiselle,… prenez garde…

Malgré ces recommandations, ces prières, celle des deux femmes qui avait paru la première, n’étant plus en mesure d’arrêter l’élan de son cheval, ou se plaisant, par témérité, à braver le péril, appliqua un vigoureux coup de cravache à sa monture, et lui fit sauter le tronc d’arbre avec autant d’audace que de grâce ; seulement la violence du saut et l’action du vent soulevant un peu la longue jupe de cette femme intrépide, on vit le fin contour d’une jambe élégante chaussée d’un bas de soie blanc ; et fermement appuyé sur l’étrier, un pied charmant, dont le brodequin noir était armé d’un petit éperon d’argent.

Les deux chasseurs, stupéfaits de tant de témérité, n’avaient pu retenir une exclamation d’effroi ; tous deux s’adressant alors à la seconde chasseresse qui semblait disposée à imiter sa compagne, s’écrièrent :

— Mademoiselle, au nom du ciel ! arrêtez…

— Je vais rejoindre ma mère, — répondit la jeune fille d’une voix douce en montrant l’autre femme.

Celle-ci, son cheval arrêté au-delà du terrible obstacle, tournait vers les spectateurs de cette scène un visage riant et légèrement coloré par l’orgueilleuse émotion du péril bravé ; mais à la vue de sa fille qui se disposait à l’imiter, elle pâlit affreusement et s’écria :

— Raphaële,… je t’en prie…

Il n’était plus temps ; la jeune fille, non moins audacieuse que sa mère, franchissait le tronc d’arbre, et en même temps, par un mouvement d’une grâce pudique, elle contenait du bout de sa cravache qu’elle tenait de la main gauche les longs plis de sa jupe, afin de l’empêcher de se relever indiscrètement, ainsi que s’était relevée celle de sa mère.




CHAPITRE IV.


un jeune père.


Les deux cavaliers qui avaient rejoint Mme Wilson et sa fille (ainsi se nommaient les deux intrépides chasseresses), étaient le comte Duriveau et son fils. Le comte Duriveau, maître de la meute qui chassait alors, avait eu pour père un aubergiste de Clermont-Ferrand ; cet aubergiste, homme d’une cupidité féroce, devenu possesseur d’une fortune immense, commencée par l’usure, augmentée par l’achat des biens nationaux, complétée par des fournitures d’armées sous le directoire, avait doublé, quadruplé ses biens par toutes sortes de fourberies, de voleries légales et par la plus sordide avarice.

À la mort de son père, Adolphe Duriveau, nullement comte alors, se trouva maître de trois cent mille livres de rente en fonds de terre. Sortant de l’état d’ilotisme de pénurie où l’avait tenu son père avec une dureté sans égale, et rencontrant un tuteur honorable, Adolphe Duriveau, malgré sa détestable éducation, inclina d’abord au bien, ressentit quelques élans vers les idées élevées ; s’épanouissant à une vie splendidement heureuse, à tous les plaisirs dont il avait été jusqu’alors sevré, il se montra généreux et bon, cédant en cela au mouvement de son cœur et à l’espèce d’ivresse que cause souvent l’exubérance d’une félicité soudaine et jusqu’alors inconnue.

Les essais de générosité d’Adolphe Duriveau furent souvent payés par l’ingratitude ; l’ingratitude… ce creuset où s’éprouvent les âmes véritablement généreuses et persévérantes ; cet homme ne résista pas à cette rude épreuve : il commença par s’affliger, puis il s’aigrit, puis il s’irrita, puis il se durcit ; son cœur, enfin, se bronza. Ainsi que tant d’autres, s’armant du peu de bien qu’il avait tenté de faire, M. Duriveau érigea l’ingratitude humaine en principe et la dureté de cœur en devoir, si l’on voulait ne pas être dupe des ingrats. Trop facilement désabusé du bien, parce que sa générosité novice et étourdie manquait de patience, de désintéressement, de discernement, de résignation, et surtout de mystère et de pudeur, si cela se peut dire, M. Duriveau ne se doutait pas qu’il lui avait manqué l’intelligence des maux qu’il croyait soulager, et qu’il aggravait parfois, parce qu’il avait le tact brusque, impatient, rude, et que l’apaisement de certaines infortunes timides, ombrageuses, demande un tact d’une douceur, d’une délicatesse extrêmes.

Cet essai louable, mais malheureux, dans la pratique des idées généreuses, devait amener et amena dans l’esprit d’Adolphe Duriveau une funeste réaction ; pour lui l’insensibilité systématique devint — expérience des hommes ; — la pitié : faiblesse ; — l’égoïsme : bon sens ; — la cupidité : prévoyance ; — le profond dédain des autres : conscience de sa valeur légitime ; — le malheur d’autrui : juste punition des désordres, — Fatalité inhérente à tout état social, — Conséquence du péché originel, — Volonté providentielle, etc.

M. Duriveau se montrait, en un mot, furieux catholique à l’endroit de cette sacrilège imposture :

Qu’un dieu tout paternel a créé l’homme pour le malheur.

Ce bel axiome légitimait la dureté de cet implacable égoïste.

Il en arguait, il en triomphait.

« Les hommes sont nés et faits pour le malheur, — disait-il avec une insolente ironie ; — Dieu l’a voulu, que la volonté de Dieu soit respectée ! ne la contrarions jamais ! contentons-nous de vivre splendidement, joyeusement, dans une heureuse exception… qui confirme la règle. »

Cet homme, à son point de vue, pouvait donc dire et disait : — J’ai été bon, généreux, humain ; — je n’ai rencontré que déception, ingratitude ; — toute infortune mérite son mauvais sort ; — bien niais qui s’apitoie.

Il faut l’avouer, M. Duriveau, doué d’un esprit naturel remarquable, d’une grande énergie de volonté, d’une rare audace de caractère, savait ainsi, à force de cynisme, d’effronterie, donner quelque piquant à ces cruels paradoxes, et, dans le monde qu’il fréquentait, il trouvait trop souvent des approbateurs ou des complices.

La fréquentation d’une certaine société, outrageusement fière de sa richesse ou de ses titres récents, la lèpre de l’oisiveté, la presque inévitable et mauvaise influence d’une immense fortune acquise sans labeur, étouffèrent bien vite les premières tendances de M. Duriveau. Il resta fastueux, mais il devint cupide ; puis il ne lui suffit plus d’être riche, il voulut devenir noble,… comme tant d’autres. Son mariage avec la fille d’un duc de l’Empire rallié à la restauration l’affubla d’un titre de comte, et Adolphe Duriveau, le fils du père Duriveau, l’aubergiste usurier, le spoliateur indigne, se crut comte et s’appela très-sérieusement le comte Duriveau. Sa femme, morte fort jeune, lui laissa un fils, Scipion, vicomte Duriveau, s’il vous plaît.

Le bonheur, ou plutôt l’orgueil d’Adolphe Duriveau s’était concentré, résumé dans ces deux belles choses : — être un des grands propriétaires de France, — et se faire appeler Monsieur le comte par son laquais, ses fournisseurs et ses fermiers ; plus tard une velléité d’ambition politique (nous en expliquerons la cause) se joignit à ses vanités.

Archi-millionnaire et comte, il ne rêva pas d’autre avenir, d’autre félicité possible pour son fils. Et peut-être encore plus glorieux vain que cupide, il vit, dans cet enfant, un nouveau moyen d’étaler et de faire envier son opulence. À quinze ans, Scipion Duriveau, d’une figure ravissante, d’une intelligence précoce, élevé par un gouverneur de grande maison… c’est tout dire, devint un nouvel aliment pour l’orgueil de son père, tout glorieux de produire ce trésor de gentillesse et d’impertinence.

Il existait alors dans la très-bonne compagnie de Paris ce qu’on appelait les jeunes pères.

C’étaient de plus ou moins jeunes veufs, gens d’esprit et de plaisirs, beaux joueurs, gais viveurs, et que tutoyaient généralement les plus considérables des filles entretenues de Paris ; ces jeunes pères, partant de ce principe, excellent en soi : qu’il n’est rien de plus odieux, de plus funeste par ses conséquences que la lésinerie et que la tyrannie paternelle qui, privant les enfants de tout plaisir, de toute liberté, dans l’espoir d’en faire de petits saints, n’en fait que de mauvais diables, ces jeunes pères affectaient, au contraire, la tolérance la plus excessive, et souvent même… plus que de la tolérance.

Ainsi, celui-là, père de deux petites filles charmantes, âgées de six ou sept ans, les conduisait au théâtre, où de tendres liens le rendaient assidu ; et la grâce, le babil enfantin de ses petits anges faisaient le délice et l’admiration des comédiennes.

Il entrait dans le plan d’éducation pratique d’un autre jeune père de posséder les premières lettres de change de son fils. (Il appelait cela : la virginité de l’acceptation.) Pour ce faire, il lui facilitait sous main des emprunts en apparence effroyablement usuraires, dont lui, père, ne bénéficiait nullement, bien entendu, prétendant qu’un jeune père est le créancier né de son fils.

Celui-ci, avec toute la réflexion, toute la maturité de l’expérience, cherchait, triait, appréciait… et choisissait, dans sa paternelle sollicitude, la première maîtresse de son fils.

Un autre avait pour principe inflexible d’enivrer d’abord son enfant chéri avec du vin exécrable, afin de lui inspirer de bonne heure, disait-il, une profonde, invincible et salutaire horreur… pour le mauvais vin.

Deux ou trois de ces jeunes pères, gens du meilleur et du plus grand monde, étaient amis du comte Duriveau. Déjà fort glorieux de la gentillesse de son fils, il lui parut de très-grand air, dans sa manie d’imitation nobiliaire, d’être jeune père tout comme un autre ; cela sentait sa régence d’une lieue ; car M. le maréchal de Richelieu s’était montré tel dans ses rapports avec son fils, M. de Fronsac.

Le comte Duriveau fut donc bientôt cité parmi les plus fringants jeunes pères de Paris, il mit son orgueil, toujours l’orgueil, à voir Scipion éclipser les fils des autres jeunes pères, de sorte qu’à dix-sept ans Scipion avait cent louis par mois pour ses menus-plaisirs, un appartement séparé dans l’hôtel paternel, six chevaux dans l’écurie du comte et sa place avec lui dans une loge d’hommes à l’Opéra, location qui donnait le droit d’entrée dans les coulisses.

Il est inutile de dire combien Scipion, avec sa délicieuse figure, et ses dix-sept ans, fut fêté dans ce voluptueux pandémonium, où il fut solennellement présenté par son père. Quelques mois après, l’adolescent comptait le nombre de ses faciles maîtresses ; à dix-huit ans, il avait lestement tué son homme en duel, son père lui servant de témoin, et, plus d’une fois, le jour naissant surprit le comte et son fils au milieu d’une folle et bruyante orgie égayée par des impures en renom.

Si étrange que semble ce système d’éducation, pour peu que l’on sache un peu le monde, on est obligé de s’avouer ceci :

À savoir, qu’étant donnée la position sociale et la fortune du vicomte Scipion Duriveau sur cent jeunes gens, riches et oisifs, quatre-vingt-dix, tôt ou tard, plus ou moins, vivront de la vie que menait Scipion ; seulement, cette vie, ils la mèneront, grâces à des ressources usuraires, à l’insu ou malgré les sévères remontrances de leurs familles, dont ils convoiteront l’héritage avec une impatience… légèrement parricide.

Ceci admis, on concevra que les jeunes pères ne manquaient pas d’un certain bon sens pratique, en tâchant au moins de guider, de diriger eux-mêmes des écarts de jeunesse qu’ils ne pouvaient contenir.

Sans doute, aux yeux des penseurs, le remède vaut le mal ; sans doute, il est déplorable de voir dissiper ainsi des sommes énormes, il est douloureux de voir flétrir, dans la première fleur de la jeunesse, tant de nobles, tant de bons instincts qui la caractérisent, de voir si souvent s’étioler et mourir dans cette atmosphère viciée des intelligences précieuses ; mais tous ces maux et bien d’autres ressortent inévitablement de l’état de choses qui régit la famille, la propriété et surtout cette grande iniquité : l’héritage.

On pense bien que, vivant depuis plusieurs années en jeune père, la dignité paternelle du comte et le respect filial du vicomte avaient dû singulièrement se modifier et s’amoindrir ; mais cette pente était trop rapide, ce courant trop impétueux pour pouvoir être remontés ; mainte fois le caractère hautain, l’énergique volonté de M. Duriveau furent dominés par le flegme railleur et impertinent de son fils ; plus d’une fois, depuis quelque temps surtout, et malgré de vains et tardifs regrets, imitant en cela les maris de bonne compagnie qui, craignant de paraître jaloux, dévorent larmes et honte, le comte, redoutant le ridicule de la gérontocratie, joua son rôle de jeune père, le sourire aux lèvres, la rage et la douleur au cœur ; mais il lui fallait se résigner à ce rôle ;… dès long-temps son fils le traitait avec une impertinente familiarité, contractée au milieu d’une communauté de plaisirs indignes, familiarité dont le comte et ses amis avaient d’abord beaucoup ri ; tout sentiment de déférence, de respect filial devait donc être à-peu-près étouffé dans l’âme de cet adolescent.

Le comte Duriveau, quoiqu’il eût bientôt cinquante ans, ne paraissait pas en avoir quarante, tant sa taille haute et svelte, sa tournure agile, ses allures impétueuses, annonçaient de jeunesse, de vigueur et d’énergie. Il avait le teint très-brun, les dents éblouissantes de blancheur, le menton et le nez un peu forts, les yeux très-grands et très-bleus, les sourcils, la barbe, les cheveux encore presque tous d’un noir de jais malgré son âge ; on pouvait rencontrer des traits plus réguliers, plus attrayants que ceux du comte Duriveau, mais il était impossible de rencontrer une physionomie plus expressive, plus spirituelle, plus audacieusement résolue, et qui annonçât surtout une puissance de volonté plus indomptable : aussi M. Duriveau inspirait presque toujours cette réserve, cette déférence, cette crainte, que commandent les caractères entiers et hautains : rarement on éprouvait pour lui des sentiments d’affection et de sympathie.

Pourtant cet homme, si énergique, se montrait d’une effrayante faiblesse pour son fils et il venait de pâlir et de trembler de tous ses membres, à la vue de Mme Wilson, bravant si intrépidement un danger réel ; à ce moment et durant toute la chasse, le comte Duriveau avait suivi les moindres mouvements de la charmante veuve avec une anxiété remplie de tendresse et de sollicitude ; presque jamais son regard inquiet, ardent, passionné, ne quittait cette femme enchanteresse, et l’on devinait facilement que le savoir-vivre et les convenances l’empêchaient seuls de témoigner plus ouvertement encore de l’irrésistible empire qu’elle exerçait sur lui.

Le comte ainsi que son fils portaient des capes de velours noir, de petites redingotes écarlates à boutons d’argent, des culottes de daim blanches et des bottes à revers.

L’extérieur du vicomte offrait le contraste le plus frappant avec l’extérieur de son père ; la mâle figure de M. Duriveau, ses mouvements nerveux et alertes, révélaient une incroyable plénitude de vie, de passion et de force ; les traits du vicomte, d’une finesse, d’une régularité toute féminine, semblaient déjà flétris par des excès précoces. À peine âgé de vingt ans, déjà son visage, ombragé de favoris soyeux et blonds comme ses cheveux et sa moustache naissante, était amaigri, creusé. Depuis long-temps la pâleur de l’épuisement remplaçait, sur cette jolie figure étiolée, le frais coloris de la jeunesse. Ses yeux très-grands, très-beaux, d’un brun velouté, mais profondément cernés, avaient leurs paupières quelque peu rougies par l’âcre échauffement des veilles et des orgies ; car, depuis quelques jours seulement, le vicomte Scipion avait quitté Paris, et, à Paris, encouragé par le comte et par les autres jeunes pères, amis du comte, ce malheureux enfant passait à bon droit pour l’un des coryphées de cette vie oisive, prodigue, desséchante, dont les filles entretenues, le lansquenet, le club, l’écurie, la table et le bal Mabille remplissent tous les instants ; dans la danse prohibée Scipion n’avait que deux rivaux, un pair de France, fort spirituel diplomate, et le Nestor du cancan, le grand Chicard.

Pourtant le vicomte Scipion se glorifiait d’être déjà, disait-il, blasé sur ces plaisirs. De fait, il s’était si souvent et si long-temps abreuvé sans soif des vins les plus exquis, qu’à cette heure il les trouvait fades, insipides, et leur préférait souvent l’eau-de-vie… et encore l’eau-de-vie poivrée, l’eau-de-vie du cabaret du coin. Il s’était tellement habitué à la société grossière, dépravée des filles qui l’avaient initié à l’amour, et dont il avait fait ses maîtresses,… que, pour lui, la préférée était celle qui buvait le plus, qui fumait le plus, qui jurait le plus, et qu’il pouvait surtout mépriser le plus. Elle lui rendait ses outrages et ses mépris en argot des halles, qu’il parlait aussi à l’occasion fort couramment, et de tout ceci il se divertissait fort ; mais toujours avec un sérieux glacial, avec un flegme insolent : les gens blasés ne rient jamais. Quant à ses sens, des excès prématurés, l’énervante action du vin et des spiritueux les avaient à-peu-près tués. Il restait au vicomte Scipion les fiévreuses émotions du lansquenet, des paris de course, ou de certains amours terribles, dont on parlera plus tard ;… cet adolescent n’avait pas encore vingt et un ans.

Cependant, quoique fatigués, flétris et malgré leur expression impertinente et ennuyée (le vicomte Scipion avait la prétention de n’être plus assez jeune et d’être trop blasé pour s’amuser de la chasse), ses traits étaient encore charmants ; on ne pouvait voir une taille plus fine, plus élégante que la sienne, un ensemble plus séduisant ; telle était du moins la secrète pensée de la fille de Mme Wilson, Mlle Raphaële.

Mme Melcy Wilson (d’origine française, mais veuve de M. Stephen Wilson, banquier américain) et Mlle Raphaële Wilson, chaperonnées par M. Alcide Dumolard (momentanément absent), frère de l’une et oncle de l’autre de ces deux femmes, suivaient, nous l’avons dit, la chasse en compagnie de M. le comte Duriveau et de son fils.

Si l’on n’avait pas si souvent abusé de la comparaison mythologique de Junon et d’Hébé, nous l’appliquerions à Mme Wilson et à sa fille, non que Mme Wilson eût dans les traits ou dans la tournure quelque chose qui rappelât le moins du monde la sévère majesté de la reine de l’Olympe ; rien n’était, au contraire, plus piquant, nous dirions même plus mutin que la jolie figure de Mme Wilson, quoique cette femme séduisante, aux yeux bleus d’azur, aux cheveux noirs et à la peau de satin, atteignît alors sa trente-deuxième année. En parlant de Junon et d’Hébé, nous voudrions seulement peindre la différence qui existe entre la beauté dans l’épanouissement de sa maturité et la beauté dans sa première et plus tendre fleur ; car Raphaële, la fille de Mme Wilson (celle-ci s’était mariée fort jeune), avait au plus seize ans.

Autant la physionomie de la mère était vive, mobile et agaçante, autant la physionomie de sa fille était candide et mélancolique. Jamais les nuageuses vignettes anglaises, jamais l’aristocratique pinceau de Lawrence n’ont approché de ce charmant idéal. Quel coloris aurait pu rendre la pâleur transparente de ce teint si délicatement rosé, le bleu de ces grands yeux à la fois vif et doux, comme celui du bluet ; la blancheur lustrée de ce front charmant encadré de cheveux châtains à la fois si souples, si fins, si naturellement ondulés, que la coiffure de Raphaële n’avait pas subi ce léger désordre que cause ordinairement l’agitation d’une longue course à cheval ? Les boucles élastiques de sa chevelure flottaient autour de son ravissant visage, aussi légères que son petit voile de gaze verte, relevé de côté sur le feutre noir de son chapeau d’homme.

Sous l’élégant corsage de l’habit de cheval en drap noir que portaient Mme Wilson et sa fille, leur taille, diversement charmante, se dessinait à ravir, plus svelte, plus élancée, on pourrait dire plus chaste chez Raphaële,… plus pleine, plus voluptueusement accusée chez sa mère.

La coupe de leur vêtement rendait cette différence plus sensible encore ; ainsi le corsage de Raphaële, montant et rigoureusement fermé jusqu’au cou, ne laissait voir qu’une petite collerette plissée et retenue par une étroite cravate de soie d’un bleu céleste comme l’azur des yeux de la jeune fille, tandis que le corsage de Mme Wilson, ouvert par devant en forme de veste, quoique étroitement collé à la taille, découvrait un petit gilet chamois très-pâle, à boutons d’or, lequel coquet petit gilet, un peu entr’ouvert, permettait à son tour d’apercevoir une chemisette de batiste que deux rubis fermaient sur d’élastiques et durs contours ; enfin, pour compléter ces nuances de costume, aussi légères que significatives, le col d’homme, que portait Mme Wilson, se rabattait à demi sur une cravate de soie pourpre, d’un pourpre moins velouté, moins riche, moins vif que celui de ses lèvres rieuses et agaçantes.

Après qu’elles eurent franchi le dangereux obstacle dont nous avons parlé, la physionomie de la mère et de la fille différa d’expression ; d’abord effrayée du péril qu’avait bravé sa fille, Mme Wilson la voyant en sûreté, la contemplait avec toute la joie, tout l’orgueil de la tendresse maternelle ; tandis que Raphaële, indifférente au danger passé, cherchait obstinément le regard distrait de Scipion.

Il est inutile de dire que le comte de Duriveau et son fils ne se montrèrent pas moins résolus que Mme Wilson et que sa fille ; tous deux, à peu de distance l’un de l’autre, franchirent l’arbre renversé : le père, avec l’ardeur impétueuse de son caractère ; le fils, avec une sorte de nonchalance dédaigneuse qui n’était pas sans grâce, car il montait parfaitement à cheval. Il poussa même la crânerie jusqu’à choisir le moment rapide où sa monture, qu’il guidait de la main gauche, s’enlevait par-dessus le formidable obstacle, pour retirer de sa main droite le cigare qu’il avait aux lèvres, et faire indolemment tourbillonner en l’air un jet de fumée bleuâtre.

Cette bravade, si elle eût été provoquée par la présence de deux femmes charmantes, et accomplie avec la folle pétulance de la jeunesse, aurait eu ce charme inséparable de tout ce qui est brillant, soudain, amoureux et hardi ; mais en sa qualité d’homme blasé, Scipion mettait son orgueil à montrer en tout, partout, et surtout du sang-froid et du dédain ; aussi ses traits demeurèrent impassibles, pendant que Mme Wilson, et surtout sa fille, le félicitaient d’une si valeureuse présence d’esprit.

Le comte choqué de l’attitude de son fils, choisissant un moment où il ne pouvait être ni vu ni entendu de Mme Wilson et de sa fille, dit tout bas à Scipion avec un accent en apparence cordial et familier, mais qui cachait un vif mécontentement à peine contenu par la présence des deux femmes et par son habituelle tolérance de jeune père :

— À quoi songes-tu, Scipion ? tu n’es pas même poli avec Mlle Wilson, et pourtant…

— Ah ça ! mais sais-tu que tu fais là un drôle de métier ? — répondit Scipion en interrompant son père et en allumant un second cigare, — il est vrai que c’est pour le bon motif… mais c’est cela même qui le rend impardonnable, ô malheureux auteur de mes jours que tu es…

Et Scipion jeta insoucieusement son bout de cigare éteint.

Si accoutumé qu’il fût à ce froid persiflage malheureusement encouragé par lui, M. Duriveau ne put en ce moment et pour de graves raisons contenir la colère que lui causait cette réponse, et dit à son fils toujours à voix basse, mais d’un ton ferme et bref :

— Trêve de plaisanteries, je vous parle très-sérieusement, votre conduite est inouïe, ce soir nous causerons et…

— Dites donc, Madame Wilson ; — s’écria le vicomte sans quitter son cigare et en interrompant de nouveau son père.

— Que voulez-vous, Scipion ? — demanda la jolie veuve en se retournant, à la grande anxiété du comte.

— Quand vous voudrez voir papa dans tout son lustre, priez-le donc de vous jouer un rôle de père noble… il y est magnifique.

Un dépit et un courroux croissant contractaient les traits de M. Duriveau, mais sa figure redevint forcément souriante au premier regard de Mme Wilson, qui répondit gaîment au vicomte :

— Et vous, mon cher Scipion, vous jouez à ravir et au naturel les rôles de jeunes fous… Mais voici venir notre chaperon, il vous rappellera au besoin à tout le respect que vous devez à une femme de mon âge, étourdi que vous êtes.

Puis s’adressant à un nouveau personnage, Mme Wilson ajouta :

— Allons, allons… arrivez donc, mon frère…

Les deux femmes et les deux chasseurs s’étaient, nous l’avons dit, réunis de l’autre côté du tronc d’arbre, entourés de chiens toujours en défaut, au moment M. Alcide Dumolard, frère de Mme Wilson, parut en deçà de l’obstacle.

M. Alcide Dumolard (veuf de Mme Dumolard, veuvage qu’il portait fort allègrement) avait quarante ans, la figure imberbe, et était d’une obésité difforme. Rien ne saurait donner une idée plus juste de cette large face aux joues pendantes, aux yeux éteints et bridés par l’embonpoint, au crâne étroit, que ces figures de mandarins aux joues pâles et bouffies, aux traits aplatis et effacés qu’on voit sur les vases de Chine ; le ventre énorme et les reins monstrueux de M. Dumolard, qui avait autant de dos que d’abdomen, menaçaient de rompre à chaque instant les boutonnières de sa courte redingote écarlate, enfin rien n’était plus grotesque que cette grasse et large face débordant de tous côtés une petite cape de chasse en velours noir, posée sur le sommet du crâne. M. Dumolard montait prudemment un double poney bai, d’une force herculéenne, membré comme un cheval de brasseur, qualités essentielles lorsqu’il s’agit, pour un pauvre quadrupède, d’être chevauché par une sorte de mastodonte.

Il est inutile de dire que M. Alcide Dumolard s’arrêta congrûment et modestement devant l’arbre renversé, et le vicomte Scipion lui dit alors du bout des lèvres avec un flegme impertinent :

— Allons, voyons, Dumolard, sautez donc ça, mon gros !… N’ayez pas peur, vous êtes toujours sûr de tomber sur un matelas douillet et grassouillet…

— Sauter… cela ? Allons donc, ce sont de ces jeux qu’on ne joue pas, mon très-cher, quand on a cinquante mille écus de rente, — répondit le gros homme en enflant ses joues d’un air important, et cherchant du regard un passage moins aventureux.

— En quoi vos cinquante mille écus de rente vous empêchent-ils de sauter ? — reprit Scipion en ricanant à froid, — à moins que ce soit votre fortune qui vous rende si lourd et si gonflé… vous êtes donc bourré de lingots, matelassé de billets de banque ?

— Mais, taisez-vous donc, — s’écria le gros homme d’un air inquiet, — c’est une très-mauvaise plaisanterie que vous faites-là… Aller crier au milieu de ces bois, de ce pays de loups et de meurt-de-faim, que je suis bourré de billets de banque ! Si l’on vous entendait… il y aurait de quoi me faire égorger.

Puis, s’adressant au piqueur qui venait de rejoindre ses chiens de l’autre côté de l’arbre, Dumolard lui cria :

— Eh, mon brave ! Est-ce que je ne trouverai pas un autre passage ? je ne suis pas un casse-cou, moi.

— Suivez le fourré à main gauche, Monsieur, — répondit le veneur, — à cinquante pas d’ici vous prendrez un petit sentier qui vous amènera ici…

— Un petit sentier ! — dit Scipion, — vous êtes perdu, vous n’y entrerez pas… mon gros ; vous ne pouvez vous permettre que les routes royales.

M. Dumolard haussa les épaules, tourna bride, et suivit l’indication du piqueur.

Maintenant disons ce qu’il advint du défaut où était tombée la meute, à environ deux cents pas de la tanière de Bête-Puante, le braconnier.




CHAPITRE V.


lumineau.


Les chiens, toujours muets et dépistés, parcouraient en tous sens la partie du bois où le braconnier avait interrompu la voie du renard ; le vieux piqueur venait de rejoindre la meute ; stimulé par la présence de son maître et des personnes qui raccompagnaient, le veneur parcourait attentivement l’enceinte, courbé sur son cheval, la tête baissée vers le sol, tâchant de revoir du pied de l’animal, et encourageant ses chiens par les mots consacrés :

Au retrouve, mes petits valets, au retrouve,… mes beaux !

Le comte Duriveau, très-bon veneur lui-même, portant dans ses plaisirs l’ardeur et la fougue de son naturel, mais heureux surtout de cette occasion de cacher l’irritation que lui causait la conduite de Scipion, s’était éloigné de Mme Wilson et de sa fille et secondait son piqueur, appuyant les chiens à grand renfort de voix.

Pendant que le comte déployait cette activité fiévreuse qui le caractérisait, Scipion, indolemment renversé sur sa selle, balançant sa jambe gauche, s’amusait à faire résonner l’acier de son éperon sur l’acier de son étrier qu’il avait chaussé jusqu’au cou-de-pied ; suivant, dans l’air, les légers tourbillons de fumée qu’il lançait de son cigare, ne disant pas un mot ni à Mme Wilson ni à sa fille, auprès de laquelle il se tenait alors.

Profitant d’un moment où sa mère, intéressée par les divers incidents de la chasse, détournait la tête, Raphaële approcha son cheval de celui de Scipion, et, la figure navrée, lui dit, d’une voix basse et tremblante :

— Scipion,… qu’avez-vous contre moi ?…

— Rien,… — dit le vicomte, sans discontinuer de suivre en l’air les légères spirales de la fumée bleuâtre de son cigare.

— Scipion, — reprit la jeune fille d’une voix altérée, suppliante, et contenant à grand’peine les larmes qui lui vinrent aux yeux, — Scipion, pourquoi cette froideur,… cette dureté… Que t’ai-je fait ?…

— Rien,… — répondit le vicomte avec le même flegme dédaigneux.

— Lisez cela et peut-être… vous aurez pitié… — dit la jeune fille en glissant précipitamment dans la main de Scipion un petit billet, que depuis quelques instants elle avait tiré de son gant.

Le vicomte mit nonchalamment le billet dans la poche de son gilet, et voyant que Raphaële allait encore lui parler, il haussa la voix, et, s’adressant à Mme Wilson, qui suivait alors, avec une attentive curiosité, les évolutions des chiens, il s’écria :

— Dites donc, Madame Wilson, est-ce que vous trouvez cela très-amusant, la chasse ? Avouez que c’est un plaisir de convention ; comme l’Opéra… et les mariages d’amour.

À peine Scipion eut-il prononcé ces mots que Raphaële abaissa rapidement sur son visage, et comme par hasard, le petit voile vert qui flottait à son chapeau d’homme, de sorte qu’en se retournant pour répondre au vicomte, Mme Wilson ne s’aperçut pas des larmes qui s’échappaient des yeux de sa fille.

Durant la chasse, Mme Wilson, malgré sa gaîté, son animation apparente avait souvent et attentivement observé Scipion à la dérobée, aussi la surprise et même une vague inquiétude avait parfois assombri le visage de la jeune veuve, frappé qu’elle était de l’impertinente distraction avec laquelle le vicomte traitait Raphaële… Puis en suite de quelques réflexions sans doute, le front de Mme Wilson s’était éclairci, et ce fut avec un sourire finement railleur qu’elle accueillit cette singulière question du vicomte :

« — Dites donc, Mme Wilson ? est-ce que vous trouvez cela très-amusant, la chasse ? Avouez que c’est un plaisir de convention… comme l’Opéra et les mariages d’amour. »

— Je gage, mon cher Scipion, — répondit la jolie veuve en riant, — qu’à douze ans, au lieu de vous contenter d’une de ces jolies vestes rondes qui vont si bien aux enfants, vous ambitionniez un affreux habit… afin d’avoir l’air d’un petit Monsieur

Malgré son aplomb, cette réponse à sa prétentieuse question dérouta quelque peu Scipion qui reprit néanmoins avec son flegme habituel :

— Je ne comprends pas, ma chère Madame Wilson.

— Mon Dieu, c’est tout simple… mon cher Scipion, l’enfant gâté qui à douze ans tient à paraître un petit monsieur, veut à vingt ans passer pour un homme blasé.

C’était toucher au vif la prétention de Scipion… prétention malheureusement justifiée par l’habitude de l’affecter (le visage finit par garder l’empreinte d’un masque trop long-temps porté), et aussi par l’abus des plaisirs dégradants.

Le vicomte, cachant son dépit, reprit en redoublant de sang-froid et d’insouciance :

— Ah… bah !… je joue le rôle d’un homme blasé ?

— Oui, et vous le jouez très-mal pour les connaisseurs, mon pauvre Scipion ; mais malheureusement… trop bien… pour les pauvres spectateurs candides.

Et Mme Wilson, après avoir jeté un regard touchant sur sa fille, reprit gaîment, certaine de bientôt rassurer Raphaële, dont elle avait plusieurs fois remarqué la tristesse :

— Allez, allez, mon cher Scipion, ne croyez pas vous faire passer pour vieux quand vous êtes jeune ; ces affectations s’arrêtent à l’épiderme… Vous portez le costume à la mode… voilà tout… Si étrange… si… bah ! une vieille femme peut tout dire… si ridicule qu’il soit, il ne parviendra jamais à vous défigurer… Vous avez beau dire : la chasse, plaisir de convention, vous risquez de vous casser le cou en suivant vos chiens… Le mariage… d’amour, plaisir de convention… Mais, non… ne lui répondons pas à ce sujet, Raphaële… — Et Mme Wilson se tourna gaîment vers sa fille, dont le ravissant visage se rassérénait déjà aux paroles de sa mère. — Non, ne lui répondons pas ; nous nous montrerions trop glorieuses… L’Opéra, plaisir de convention… et que Mme Stoltz chante, que Mlle Carlotta danse, que Mlle Basquine chante et danse à la fois… vos avant-scènes sont en révolution, en combustion… dans vos transports de frénétique admiration pour ces deux merveilles de talent et de grâce, et surtout pour Mlle Basquine, à la fois gazelle et rossignol, on a vu des gants glacés craquer, les plis de plus d’une cravate se déranger !… Et vous vous dites blasés !  !

Lorsque Mme Wilson avait prononcé le nom de Mlle Basquine, une étrange expression avait passagèrement animé les traits de Scipion ; c’était un mélange d’ironie, d’orgueil contraint et d’audacieux défi.

Jetant sur Mme Wilson un regard pénétrant, Scipion lui dit toujours, avec un flegme imperturbable et sans quitter son éternel cigare :

— Pourquoi ne me supposez-vous pas amoureux de Mlle Basquine ?

— Est-ce que les gens blasés sont amoureux ? Voyez donc comme vous jouez mal votre rôle… — dit en riant Mme Wilson ; puis, son visage exprimant une douce gravité, elle reprit d’une voix affectueuse et convaincue :

— Parlons sérieusement cette fois, mon cher Scipion ; oui, je vous crois blasé… et j’en suis ravie, oui, je vous crois blasé… mais blasé sur tous les faux plaisirs, sur toutes les jouissances décevantes ; aussi je crois, je sais que ce qui est bon, sincère, généreux, délicat, élevé, doit avoir et a pour vous ce charme irrésistible de la nouveauté dans le bien et dans le vrai ; charme entraînant qui vous attachera pour toujours aux seuls objets dignes d’un homme de cœur et d’esprit comme vous l’êtes. Mais voici votre père, — reprit gaîment Mme Wilson, — n’allez pas lui dire, étourdi, que je viens, à mon tour, de vous parler en mère-noble.

Et s’adressant à M. Duriveau qui s’approchait d’elle :

— Eh bien ! mon cher comte, où en est la chasse ?

— Je n’ai plus qu’à m’excuser auprès de vous, Madame, de vous avoir fait assister à un divertissement qui se termine si mal.

— Comment ?

— Il faut renoncer à prendre notre renard.

— Et pourquoi donc cela ?

— Parce que les chiens sont malheureusement tombés en défaut, et qu’il est impossible de le relever.

— Et la chasse est manquée ?

— Oui, Madame, la meute perd le renard de ce côté-ci, de ce tronc d’arbre ;… nous avons fait tout au monde pour retrouver la piste… impossible ; nous avons même fouillé les environs de cet arbre, supposant qu’il cachait peut-être la gueule d’un terrier,… tout a été vain ; c’est incompréhensible.

— Consolez-vous, cher Monsieur Duriveau, — dit gaîment Mme Wilson, — il nous restera toujours le plaisir que nous avons pris.

— Et du moins l’espoir de passer la fin de la journée avec vous, car vous venez toujours, n’est-ce pas, avec Mlle Raphaële et Dumolard dîner au Tremblay, en compagnie de quelques-uns de nos voisins ?

— Choisis parmi les électeurs les plus influents du pays, j’en suis sûre, — dit en souriant Mme Wilson, — car je sais vos ambitieux projets, allons, je me mettrai en frais auprès d’eux pour vous gagner toutes leurs voix, placez-moi auprès du plus récalcitrant, et vous verrez…

— Je ne doute pas de votre pouvoir, — dit le comte en souriant à son tour, — si vous plaidez ma cause, elle est gagnée… Allons, adieu la chasse.

— Nous n’avons plus, Madame, qu’à regagner la croix du carrefour où vous attend votre voiture. Allons, Latrace, recouple tes chiens…

— Eh bien, mon enfant, nous renonçons à la chasse, — dit Mme Wilson en se retournant vers Raphaële dont elle se rapprocha et qu’elle entretint un instant à voix basse ; aussi la figure de la jeune fille redevint-elle bientôt tout-à-fait heureuse et souriante.

À ce moment, M. Alcide Dumolard qui, fort prudent, modérait beaucoup les allures de son cheval, ayant fait d’ailleurs un assez long circuit, pénétra dans l’enceinte et dit d’un air mystérieux au comte Duriveau :

— Qu’est-ce donc que cette troupe de gens armés de fourches et de bâtons qui viennent par ici en poussant, de temps à autre, comme un cri de signal ?

— Je n’en sais absolument rien, mon cher Dumolard, — dit le comte assez surpris.

Le vieux piqueur se hasarda de dire timidement en s’adressant à son maître qui semblait l’interroger du regard :

— Ce sont des gens du bourg, Monsieur le comte ; ils prêtent main-forte à M. Beaucadet et à ses gendarmes.

— Main-forte ? Et pourquoi faire ? dit le comte de plus en plus étonné.

— Pour traquer un assassin très-dangereux échappé des prisons de Bourges, et qui est depuis hier caché dans ces bois.

— Caché dans ces bois-ci, où nous sommes ? — s’écria M. Dumolard.

— Oui, Monsieur, — répondit le piqueur. — Ce matin encore des bûcherons l’ont vu de loin, et,…

Mais le piqueur s’interrompit brusquement, et, paraissant prêter l’oreille à un bruit lointain, il s’éloigna de quelques pas.

— Comment ! un dangereux assassin ! — s’écria Alcide Dumolard de plus en plus tremblant d’une frayeur rétrospective — et moi, qui étais tout seul tout-à-l’heure, je pouvais le rencontrer… Et ce Scipion qui va crier tout haut que je suis matelassé de billets de banque… C’est une plaisanterie détestable !

— Taisez-vous donc, mon cher, — lui dit le comte en haussant les épaules, — il n’y a pas le moindre danger, et vous effraieriez Madame votre sœur, qui, heureusement, cause avec sa fille et n’a rien entendu.

— Monsieur le comte, — s’écria tout-à-coup Latrace après avoir encore longuement et attentivement écouté, — Monsieur le comte, rien n’est désespéré…

— Que dis-tu ?

Lumineau donne de la voix.

— Je n’entends rien… Es-tu bien sûr ?

— Oh ! bien sûr ;… c’est le roi des chiens, il aura, comme toujours, pris des grands-devants d’un demi-quart de lieue… Tenez, Monsieur le comte,… entendez-vous ?

— En effet, — dit le comte en prêtant l’oreille à son tour, — oui,… je l’entends, mais de quel côté est-il ?

— À deux cents pas d’ici, du côté de la petite clairière, près des roches.

— Ah ! par ma foi, Mesdames, — dit le comte en se rapprochant des deux femmes, — voici un singulier retour de fortune : tout-à-l’heure nous désespérions, maintenant nous avons bon espoir ; si nous prenons notre renard, ce sera un véritable prodige, et le magicien sera ce digne Lumineau.

— Il n’en fait jamais d’autre, — dit le vieux veneur.

Et il se dirigea au galop à travers bois du côté de la clairière, non loin de laquelle se trouvait le repaire du braconnier.

— Il n’y a rien de plus charmant que ces espérances qui succèdent tout-à-coup au désespoir, — dit gaîment Mme Wilson en jetant un regard d’intelligence à sa fille. — Allons, mon cher Comte, venez voir si ce miraculeux Lumineau, comme on l’appelle, accomplira le prodige qu’on lui demande.

Et Mme Wilson ayant mis son cheval au galop, la cavalcade partit rapidement, suivant, sous une futaie largement espacée, la direction que le piqueur avait prise.

Seul M. Alcide Dumolard resta bientôt en arrière, car il fallait habilement manier un cheval pour galoper en serpentant à travers une futaie de pins énormes, plantés en échiquier. M. Alcide Dumolard, n’essayant pas de demander à sa monture cette preuve de souplesse serpentine, se contenta de suivre les autres chasseurs de loin, tantôt au pas, tantôt au petit trot. Cependant, se voyant, malgré ses efforts, de plus en plus distancé de ses compagnons, M. Alcide Dumolard se sentait talonné par une peur atroce ; car la pensée de ce dangereux assassin que l’on traquait dans ce bois, et justement de ce côté, lui revenait sans cesse à l’esprit.

— Dans un moment désespéré, un brigand pareil est capable de tout ; un malheur est si vite arrivé… ces bois sont si déserts, — murmurait le gros homme en trottant à travers les arbres autant que le lui permettait sa prudence… Et ce Duriveau qui sait cela et qui va, qui va, qui va… sans s’inquiéter de moi… Il y a des gens d’un égoïsme !… Et son fils qui va crier que je suis matelassé de billets de banque… Heureusement je vois encore… là-bas… mon monde… à travers les arbres… Ces habits rouges sont si voyants que cela vous guide.

Ce disant, M. Dumolard, poussé par la frayeur et par l’espoir de rejoindre les autres chasseurs, profita d’une disposition des arbres plus praticable, et mit son cheval au galop.

— Ah !… je me rapproche d’eux… enfin, — disait-il en soufflant d’émotion. — Je vais les appeler ; ils m’attendront.

Et toujours galopant, afin de ne pas perdre sa distance, M. Dumolard s’écria :

— Ma sœur… Melcy… attends-moi !…

Sans doute Mme Wilson n’entendit pas la voix essoufflée de son frère, car, suivant sa fille, qui la précédait, elle disparut au moment même de cet appel par une route latérale, un fourré très-épais et impraticable ayant succédé à la futaie.

— Duriveau !… attendez-moi donc… que diable ! — cria Dumolard de tous ses poumons.

Le comte Duriveau disparut, et son fils après lui.

— C’est hideux d’insouciance, — s’écria Dumolard, avec autant d’amertume que de frayeur ; — mais, Dieu merci ! je vois la route qu’ils ont prise… Ils ont tourné à gauche, et…

M. Dumolard ne put continuer ; son cheval, lancé au petit galop, s’arrêta brusquement sur ses jarrets ; la réaction de ce mouvement inattendu fut si violente que M. Dumolard, jeté sur ses arçons, faillit passer par-dessus la tête de son cheval.

Il se remit en selle en maugréant, et s’aperçut de la cause qui avait si soudainement interrompu le galop de son cheval ; il s’agissait d’un large fossé d’assainissement, parfaitement construit ; huit pieds de largeur, avec hautes berges évasées et six pieds de profondeur ; le dit fossé coupait la futaie dans toute sa largeur.

À la vue de cette large ouverture béante, qui interceptait son passage, le désespoir s’empara de M. Dumolard ; il aperçut aux versants de la berge l’empreinte du pied des chevaux des autres chasseurs, qui avaient franchi cet obstacle. M. Dumolard ne pouvait plus espérer de les rejoindre ; il eût préféré la mort à tenter le formidable saut du fossé. Retourner sur ses pas, c’était s’éloigner davantage encore des chasseurs, et déjà le soleil déclinait sensiblement ; l’on se trouvait dans ces courtes journées d’équinoxe, où la nuit succède au jour presque sans transition.

— C’est jouer à me faire égorger par ce bandit, — dit M. Dumolard en gémissant. — Avec ça, ces maudits habits rouges sont si voyants… Il m’apercevra d’une lieue ;… mais c’est affreux… Appeler à moi,… c’est attirer le brigand, s’il est dans ces parages… Voyons, suivons le fossé… sa berge peut aboutir à un sentier.

Et M. Dumolard suivit piteusement le revers du fossé jusqu’à un endroit où il faisait un coude, prolongeant un taillis de chênes impénétrable ; s’engager dans ce sombre fouillis de branches croisées, entrelacées, où aucun chemin n’était frayé, semblait à M. Dumolard presque aussi effrayant que de sauter l’énorme fossé, car pour percer dans un pareil fort, il faut s’abandonner à l’instinct et à l’adresse de son cheval, baisser la tête, la protéger avec son coude, et marcher aveuglément.

Malgré la frayeur que lui causait cet expédient, M. Dumolard, voyant la nuit approcher, et réfléchissant que s’il restait ainsi, vaguant sous cette futaie claire, son maudit habit rouge le ferait peut-être apercevoir de loin, et attirerait le brigand à ses trousses, M. Dumolard de deux maux choisit le moindre, et tenta de faire une trouée à travers le taillis, dans l’espoir de rejoindre les chasseurs ; bientôt on entendit dans cette enceinte un brisement de branches aussi formidable que si un sanglier eût traversé cet épais fourré.

Abandonnons M. Dumolard aux hasards de sa tentative, et expliquons en deux mots le prodige que l’on attendait de ce chien renommé, à la voix duquel les chasseurs s’étaient dirigés du côté de la tanière du braconnier.

Après avoir, ainsi que les autres chiens de la meute, en vain cherché de tous côtés à retrouver la voie du renard, le digne Lumineau instruit par l’expérience, servi par son merveilleux instinct, s’était livré à ce raisonnement de logique, à savoir : que le renard étant souvent assez rusé pour faire des bonds énormes, afin d’interrompre sa voie et de mettre ainsi dans l’embarras d’honnêtes chiens courants qui ne chassent que pour l’honneur, leur ambition se bornant à prendre le renard et à l’étrangler (sa chair leur inspirant une répugnance invincible), ces braves chiens, afin de retrouver les traces du traître, incapable après tout, de s’être évanoui dans les airs, devaient s’éloigner peu à peu de l’endroit où ils perdaient ses traces, en décrivant des cercles de plus en plus grands, bien sûrs de rencontrer ainsi la piste du fugitif. En effet, malgré l’énormité des deux ou trois bonds, grâce auxquels il interrompait sa voie, le renard devait reprendre ensuite son allure ordinaire, et continuer sa route ou à droite ou à gauche, ou en deçà ou au-delà de l’endroit où sa piste s’interrompait. Or, la quête circulaire et progressive des chiens embrassant un rayon de plus en plus étendu, devait, invariablement, à un endroit donné, avoir pour point d’intersection la passée de l’animal.

Cette manœuvre s’appelle en langage de vénerie prendre les grands-devants et les arrières.

Pratiquant aussitôt cette excellente théorie et abandonnant le vulgaire de la meute qui quêtait et requêtait vainement au même endroit, Lumineau interrogea le sol du bout de son nez, commença de décrire au galop des cercles de plus en plus étendus, et ainsi arriva d’abord jusqu’à la clairière, qu’il traversa, puis jusqu’aux roches, parmi lesquelles se trouvait la trappe chargée de pierres et de ronces qui masquait l’entrée de la tanière à laquelle Bamboche s’était réfugié. Le renard, on s’en souvient, n’avait fait que se reposer une seconde à peine sur ces pierres afin de prendre un nouvel élan ; mais grâce à la subtilité de l’odorat de Lumineau, l’âcre émanation frappa ses nerfs olfactifs ; aussitôt ses longs aboiements de triomphe retentirent et attirèrent à lui les chasseurs en ce moment désespérés.

Après ce premier succès, Lumineau, trouvant en suite de ces pierres une nouvelle interruption dans la voie, aurait dû recommencer sa quête circulaire, car, à trente pas de là, il tombait en plein sur les traces du renard, alors continues ; mais Lumineau sentit le creux résonner sous ses pas, à l’entrée pourtant si bien dissimulée du repaire du braconnier ; croyant alors (l’erreur était excusable) le renard terré tout auprès de ces pierres, le brave chien redoubla ses hurlements en grattant de ses deux pattes de devant, et bientôt à travers les ronces et la terre rapportée il découvrit une partie de l’orifice du repaire.

Pendant ce temps, le piqueur d’abord, puis le comte, son fils, Mme Wilson et Raphaële arrivèrent successivement dans la clairière.

— Le renard est à nous, il s’est terré ! — s’écria le vieux veneur en voyant ainsi son chien creuser la terre avec furie.

Et sautant à bas de son cheval, il courut, armé du manche de son fouet, aider Lumineau à élargir le trou.

Le comte Duriveau, cédant à l’entraînement de la chasse, et à la joie d’un succès un moment si compromis, sauta aussi à bas de son cheval, et, sans vergogne, se mit à genoux à côté de son piqueur, afin de l’aider à déblayer rapidement l’entrée du souterrain qu’il prenait pour le terrier du renard.




CHAPITRE VI.


la tanière.


Au bout de quelques minutes, le comte Duriveau et son piqueur eurent enlevé les pierres cimentées de terre plantée de ronces, qui dissimulaient la trappe de la tanière du braconnier, refuge inespéré Bamboche avait disparu.

Mme Wilson et sa fille attendaient avec intérêt l’issue de cette nouvelle péripétie de la chasse, penchées sur l’encolure de leurs chevaux ; Scipion lui-même, malgré sa dédaigneuse indifférence, partageait la curiosité générale.

— Mais ce n’est pas là un terrier ! — s’écria tout-à-coup le comte Duriveau en apercevant enfin la charpente de la trappe déblayée des pierres et des ronces qui la masquaient.

Puis distinguant à travers ce treillis de fortes barres de bois les ténèbres du repaire, le comte, de plus en plus surpris ajouta :

— On dirait l’entrée d’un souterrain.

— Un souterrain, — dit gaîment Mme Wilson, — c’est très-romanesque, n’en voit pas qui veut ! de ce temps-ci les souterrains sont rares.

— Souterrain ou non, notre renard doit y être terré, — s’écria le vieux piqueur en soulevant tout-à-fait la trappe qui s’ouvrant sur ses charnières d’osier, laissa voir une pente étroite et rapide.

— Il est étrange, — dit le comte en réfléchissant, — qu’un pareil souterrain existe dans mes bois sans que j’en aie jamais été instruit… Tu n’en avais pas non plus connaissance, toi, Latrace ? — demanda-t-il à son piqueur.

— Non… non… Monsieur le comte…

Et pour la première fois, depuis la découverte du repaire, le veneur, par réflexion sans doute, parut embarrassé.

— Je veux examiner par moi-même ce souterrain, et savoir où il aboutit, — dit le comte Duriveau.

— Monsieur le comte n’aurait pas besoin d’y descendre, — dit Latrace, — en y lançant Lumineau, on verra tout de suite, si le renard y est terré. Au retrouve là-dedans, mon petit Lumineau ! — ajouta le veneur en indiquant au chien l’entrée de la tanière.

Le chien s’y précipita.

Le comte, sans répondre à l’observation de son piqueur, se disposait à suivre Lumineau, après avoir confié son cheval à des valets de chiens, lorsque Mme Wilson dit s’adressant à M. Duriveau :

— Mon cher comte, prenez garde, il est peut-être imprudent de vous aventurer ainsi ?

— Quel enfantillage ! Madame, — dit le comte en souriant, — croyez-vous qu’il va sortir de cette caverne un lion ou un tigre ? Hélas ! ces bois sont trop modestes pour receler un hôte si royal. Permettez-moi donc de vous quitter un moment, car ma curiosité, je l’avoue, est on ne peut plus excitée.

— Rassurez-vous, Madame, — dit Scipion en ricanant, — je vais aller partager les glorieux périls de mon père.

Et, descendant aussi de cheval, il rejoignit le comte.

— Voilà qui est étrange, — disait celui-ci, qui, arrêté sur une des marches taillées dans la terre, plongeait son regarda travers les ténèbres du repaire, — on dirait la réverbération d’une lumière.

— Nous tombons dans le fantastique ! — dit Scipion en encadrant son lorgnon d’écaille noire entre ses deux paupières.

Le comte allait pénétrer dans le souterrain, lorsqu’un bruit de pas nombreux et précipités qui s’approchaient de différents côtés attira son attention et celle des autres spectateurs de cette scène ; le comte, un pied sur la première marche de la descente et un pied en dehors, resta immobile en voyant arriver dans la clairière, par plusieurs issues, une trentaine de paysans, misérablement vêtus et armés ceux-là de fléaux, ceux-ci de fourches, d’autres de faulx emmanchées à revers, d’autres enfin de bâtons noueux.

Lorsque ces différents groupes se rencontrèrent, les hommes qui paraissaient en avoir dirigé la marche, échangèrent ces paroles du plus loin qu’ils s’aperçurent :

— Eh bien ?

— Rien… et vous ?

— Rien non plus, et pourtant nous n’avons pas laissé un buisson sans le fouiller.

— Et nous, pas un arbre sans regarder dans ses branches comme pour la chasse aux écureuils.

— Et nous, pas un fossé sans y descendre.

— Et pourtant rien… rien.

— Peut-être le père Lancelot, qui a rabattu droit sur M. Beaucadet, aura-t-il mieux rencontré que nous, lui, et qu’il aura tombé sur le brigand.

— Quelle est cette bande de drôles qui court ainsi à travers mes bois ? — dit à son piqueur le comte Duriveau le sourcil froncé.

— Ce sont les rabatteurs qui fouillent le bois pour traquer le brigand dont j’ai parlé tout-à-l’heure à Monsieur le comte.

— Un brigand ! quel brigand ? — s’écria Mme Wilson en se rapprochant du comte ainsi que sa fille.

— Ne voulant pas vous inquiéter, Madame, — dit en souriant M. Duriveau, — je vous avais caché cet incident qui, avec la découverte du souterrain, compose une journée très-romanesque. En un mot, on prétend qu’un bandit, échappé des prisons de Bourges, s’est réfugié dans ces bois.

— Et ce souterrain où vous alliez pénétrer ! — s’écria Mme Wilson avec effroi, — songez donc que cet homme pourrait s’y être caché.

— C’est vrai, — dit le comte en se rapprochant vivement de l’entrée du repaire, dont il s’était un instant éloigné pour venir parler à la jeune veuve, — il se peut que ce bandit soit là, et je veux m’en assurer…

— Arrêtez,… au nom du ciel ! — s’écria Mme Wilson en se laissant glisser de son cheval avec légèreté ; puis, s’approchant vivement du comte :

— Si cet homme est caché là, — lui dit-elle, — il se défendra comme un désespéré ! Je vous en conjure ! pas de folle témérité !

— Ma craintive et charmante amie, — répondit le comte en riant, — tout-à-l’heure aussi je me suis écrié, en vous voyant prête à franchir le plus dangereux obstacle : Pas de folle témérité !… Madame, souffrez que je prenne ma revanche.

Scipion, après avoir aidé Raphaële à descendre de cheval, dit tout bas quelques mots à la jeune fille et la conduisit auprès de sa mère qui, s’adressant au vicomte, lui dit :

— Scipion, joignez-vous donc à moi pour empêcher votre père de commettre une si dangereuse imprudence… Vouloir aller arrêter seul ce brigand qui est peut-être caché dans cette tanière.

— C’est juste, — dit Scipion à son père en ricanant froidement, — ton dévouement est sublime, héroïque, mais seulement un peu trop… gendarme, voyons, pas de jalousie, n’ôte pas le pain… non, le malfaiteur, de la bouche à ces braves arrête-coquin ; puisqu’il y en a près d’ici, des gendarmes, Latrace va remonter à cheval et les aller chercher.

— Avec toutes ses folies, Scipion a raison, — dit Mme Wilson au comte, — je vous en supplie, ne vous mêlez pas de cette arrestation.

— Scipion a tort, Madame, — répondit le comte avec fermeté, — le devoir de tout honnête homme est d’arrêter un criminel, quand il y a du danger surtout.

— Tais-toi donc… tu m’humilies, tu parles comme un commissaire de police dans l’embarras, — dit Scipion à son père en le poussant du coude.

L’insolent et froid persiflage de Scipion cette fois encore blessait doublement le comte, obligé, dans la crainte d’une scène plus désagréable peut-être, de souffrir ces sarcasmes en présence d’une femme qu’il idolâtrait, et qu’il croyait toucher par cet acte de bravoure, d’ailleurs incontestée ; mais forcé au silence, M. Duriveau se contint encore, haussa les épaules et se dirigea résolument vers l’ouverture de la tanière.

— Mes amis, — dit alors Mme Wilson aux paysans, — n’abandonnez pas M. le comte, suivez-le,… défendez-le au besoin.

Le comte Duriveau était redouté dans le pays ; l’on savait sa dureté envers ses métayers, l’implacable rigueur dont il poursuivait la punition de la moindre atteinte à ses droits de propriétaire ; puis sa parole impérieuse, ses manières hautaines, sa physionomie sévère inspiraient à tous l’éloignement ou l’effroi ; aussi, au lieu d’écouter la prière de Mme Wilson et d’entourer le comte au moment où il se disposait à pénétrer dans le repaire, l’un des paysans dit à demi-voix :

— Si M. le comte veut arrêter à lui tout seul le brigand, qu’il l’arrête,… nous n’y tenons pas, nous autres.

— Je le sais bien, poltrons, — répondit dédaigneusement M. Duriveau.

— Poltron,… dam,… — dit un pauvre diable aux lèvres blanches, aux traits altérés par les terribles fièvres du pays, — dam,… poltron,… que le brigand me mette à mal, ça sera pour moi, ma femme et mes enfants en pâtiront… ils n’ont que moi.

— Oh ! la race lâche et abrutie ! — dit le comte avec un mépris amer. — Dans tout ceci ils n’ont vu que l’occasion de venir hurler en bande, saccager mes bois, effaroucher mon gibier ou en voler au gîte, s’ils le pouvaient… C’est une journée de fainéantise et de désordre ; les voilà contents !

— Ce n’est pas pour notre plaisir que nous sommes ici, Monsieur le comte, — dit timidement un paysan ; — M. le maire nous a requis au nom de la loi ;… et pour le pauvre monde comme nous,… journée sans travail,… journée sans pain.

— Vraiment ? C’est donc pour cela que le dimanche vos cabarets regorgent d’ivrognes, — répondit le comte avec un redoublement de dédaigneuse ironie. — Si, faute de travail, le dimanche est un jour sans pain, ce n’est pas, du moins, pour vous, un jour sans vin ; car vous vous enivrez comme des brutes. Allons donc ! autrefois j’étais assez niais pour être dupe de vos piteuses doléances, maintenant je vous connais…

— C’est mieux, — dit Scipion à son père, — tu remontes dans mon estime ; mais tout-à-l’heure tu tournais au prud’homme d’Henry Monnier… tu devenais diablement chausson de lisière

Ces paysans pacifiques et débonnaires, rompus d’ailleurs à bien des humiliations, par la misère, par une déférence forcée envers ceux qui les exploitent, et aussi par le manque de dignité de soi, conséquence inévitable de l’asservissement et de l’ignorance ; ces paysans écoutèrent avec tristesse, mais sans colère les durs reproches de M. Duriveau ; cependant l’un d’eux, vieillard à tête blanche, répondit timidement à propos de la fainéantise du dimanche :

— Le bon Dieu s’est reposé un jour sur sept,… Monsieur le comte ; le pauvre monde peut bien aussi…

— Assez, — dit M. Duriveau avec hauteur. — Je vais faire ce que pas un de vous n’ose faire, c’est tout simple.

Et autant par véritable courage que pour prouver sa supériorité de valeur sur ces gens qu’il considérait sincèrement comme d’une espèce inférieure à la sienne, le comte, malgré les prières de Mme Wilson et celles de Raphaële, qui joignait sa voix à celle de sa mère, entra résolument et sans armes dans le souterrain, après avoir, d’un geste impérieux, défendu à Latrace de le suivre.

Soit que M. Duriveau n’eût pas songé à ordonner à son fils de rester en-dehors, soit qu’il comptât sur son concours, il fut suivi par Scipion ; celui-ci prit seulement le temps d’allumer un troisième cigare, et marcha sur les pas de son père, avec ce flegme railleur qui le caractérisait, après avoir dit à Mme Wilson :

— Ah ça… priez pour nous… voyons un chœur… quelque chose dans le genre de la prière de Moïse.

Et battant machinalement ses bottes poudreuses du bout de son fouet de chasse, il suivit insoucieusement les traces du comte.

Après avoir descendu huit ou dix marches grossièrement taillées dans la terre, le père et le fils se trouvèrent au milieu d’une grotte assez spacieuse creusée naturellement au milieu des roches, dont la partie supérieure s’élevait en masses abruptes au milieu du taillis. Parmi ces rocailles extérieures, le hasard ou la main de l’homme avait ménagé une ouverture à demi voilée par le lierre et par les ronces ; elle communiquait à la tanière et lui donnait suffisamment d’air et de jour. Ce rayon lumineux, joint à la pâle clarté d’une petite chandelle de résine, jetait une lueur étrange, funèbre, à la clarté de laquelle le comte Duriveau aperçut un tableau qui le fit tressaillir et reculer d’un pas.

Bamboche aussi avait tressailli d’émotion à la vue du même tableau ; mais à cette émotion s’était joint, chez le fugitif, un souvenir qui l’avait frappé de douleur et d’épouvante.

Au fond de la grotte, exhaussé sur une sorte de plateforme faite de pierres amoncelées, on voyait un berceau tressé en jonc de marais, et dans ce berceau, jonché de fraîches bruyères d’un rose vif, un petit enfant mort tout récemment ; sa pose était si calme, son coloris si blanc et si frais, qu’on aurait dit qu’il dormait ; il devait avoir vécu un mois environ ; au pied du berceau brûlait, sans doute comme flambeau de funérailles, une chandelle de résine.

La pénombre de ce repaire permettait d’apercevoir, dans un coin, une caisse de bois, servant de lit, et remplie de fougères desséchées ; à côté de cette couche rustique on distinguait un orifice étroit, comme celui d’une galerie de mineur ; un homme pouvait y passer en rampant ; la pente de ce long conduit s’élevait, du fond de la caverne au niveau du sol extérieur, où il aboutissait, ainsi que le témoignait une faible lueur bleuâtre, produite par la filtration du jour à travers les feuilles ; la double issue de ce repaire laissée ouverte, expliquait la disparition de Bamboche.

Le vicomte rejoignait son père au moment où celui-ci reculait en tressaillant à la vue des humbles et mystérieuses funérailles de ce petit enfant mort, couché dans un berceau jonché de fraîches bruyères. Lors même que le vicomte eût été passagèrement ému à l’aspect de ce tableau simple, touchant et douloureux, sa réputation d’homme blasé, de roué, l’eût obligé de dissimuler cette impression, mais la sécheresse de cœur de cet adolescent flétri vite et jeune dans la terrible atmosphère où il avait vécu depuis l’âge de quinze ans, était réelle. Il ne l’affectait pas, ainsi qu’on était tenté de le croire, il l’affichait audacieusement. Aussi, lorsque son père, cédant malgré lui à un sentiment involontaire d’intérêt et de pitié, lui dit d’une voix légèrement troublée, oubliant les griefs qu’il avait et qu’il voulait lui reprocher, au sujet de Raphaële Wilson :

— Scipion,… vois donc… ce pauvre enfant mort.

Scipion répondit en plaquant son lorgnon à sa paupière :

— Pardieu !… je vois bien, un moutard supprimé,… faux-pas défunt de quelque vertu champêtre,… épisode de la vie d’une rosière. — Puis regardant autour de lui, et montrant à son père, du bout de son fouet, l’orifice de la seconde issue du repaire, il ajouta : — Si ce que ces imbéciles de paysans appellent le brigand s’est caché ici, il aura filé par ce trou,… pas plus de brigand que de renard, double chasse manquée… Dis donc ? c’est gentil, l’innocence des mœurs rustiques ?… Après cela, croyez à la crème et aux œufs frais des campagnards.

Et, tournant les talons, le vicomte se disposait à quitter le souterrain.

Malgré la dureté de son caractère, le comte Duriveau s’était d’abord senti choqué, peut-être humilié (il avait laissé, devant son fils, percer son attendrissement) de la cruelle indifférence de Scipion ; mais ces dernières paroles répondant à la pensée favorite du comte, et venant, pour ainsi dire, comme preuve à l’appui de son incurable mépris pour certaines races, il dit à son fils :

— Je le sais depuis long-temps, la plèbe des campagnes est aussi corrompue que la plèbe des villes :… le fumier des champs vaut la boue des cités !

Puis cédant, comme toujours, à l’entraînement de son premier mouvement, le comte saisit le berceau, à la grande surprise de son fils, remonte précipitamment avec ce triste fardeau, et s’adressant aux paysans inquiets de savoir ce qui se passait dans le repaire, s’écrie d’une voix tonnante :

— Tenez, intéressants campagnards, malheureux et surtout vertueux mortels ! voilà ce que vos filles font de leurs enfants… quand ils les gênent.

Et il posa le berceau sur un quartier de roche.

Pendant la disparition momentanée du comte Duriveau, Latrace, cédant aux instances de Mme Wilson, était allé quérir M. Beaucadet et quelques-uns de ses gendarmes ; le sous-officier arrivait suivi de deux hommes, et descendait de cheval au moment où le comte adressait, aux paysans rassemblés, sa terrible apostrophe.

— Un petit enfant mort !… — s’écrièrent les paysans, en se reculant effrayés, après avoir jeté un regard sur le berceau.

— Oh ! ma mère,… c’est affreux, — murmura Raphaële, en se jetant dans les bras de Mme Wilson.

— Ah ! Monsieur,… et ma fille, — s’écria Mme Wilson, en s’adressant au comte avec un accent de douloureux reproche.

Trop tard Duriveau sentit la cruelle inconvenance de son action.

— Un in-fan-ti-cide, — dit M. Beaucadet, en scindant certains mots, selon son habitude, lors de graves circonstances, — un in-fan-ti-cide, — répéta-t-il, en fendant le cercle de paysans pour s’approcher du berceau dont il s’empara, — minute,… ça me connaît, c’est de mon ressort.

Puis, regardant attentivement le corps de l’enfant, et apercevant un objet que le comte n’avait pu distinguer dans la demi-obscurité de la tanière, le sous-officier s’écria :

— Un papier !… L’innocente victime possède un papier au cou, attention !!

Tous les spectateurs de cette scène, moins Mme Wilson, qui tenait entre ses bras sa fille tremblante, se rapprochèrent de M. Beaucadet et du berceau avec anxiété, en se disant à voix basse les uns aux autres :

— L’enfant a un papier au cou.

En effet, à un petit cordon noir, suspendu au col de l’enfant, était attaché un papier, que Beaucadet déplia vite, et que, dans sa bouillante importance, il lut rapidement, sans l’avoir à l’avance parcouru du regard.

Ce billet contenait ces mots prononcés à haute voix par le sous-officier :

Je désire que mon fils s’appelle Scipion Duriveau, comme son père

— C’est drôle, — dit Scipion, en allumant un quatrième cigare avec un flegme impassible.

Raphaële Wilson fut héroïque de courage. À cette révélation, elle ressentit au cœur une douleur aiguë, féroce. Un moment ses forces l’abandonnèrent, et elle fut obligée de saisir, d’une main, le bras de sa mère pour ne pas glisser à terre, puis, se raidissant contre ce coup aussi affreux qu’imprévu, elle trouva l’énergie nécessaire pour ne pas succomber… Une seconde après, elle échangeait avec Mme Wilson un long et indéfinissable regard.




CHAPITRE VII.


mystères.


Je désire que mon fils s’appelle Scipion Duriveau, comme son père.

Tel était le contenu du billet suspendu au cou du petit enfant mort.

— C’est drôle, — avait dit le vicomte en allumant un cigare.

La lecture de ce billet, l’effrayante insensibilité, l’audacieux sang-froid du vicomte, avaient frappé de stupeur les spectateurs de cette scène.

Le comte, immobile, muet, regardait son fils avec un étonnement courroucé, en songeant aux funestes effets que cette révélation devait avoir sur l’esprit de Raphaële Wilson. Celle-ci serrait convulsivement la main de sa mère, en attachant sur elle ses grands yeux bleus, noyés de larmes. Les paysans, malgré leur naturel doux et craintif, exaspérés par la flegmatique insolence de Scipion, commençaient de faire entendre de sourds murmures d’indignation. M. Beaucadet, confus de sa maladresse (il professait la déférence la plus respectueuse pour M. Duriveau, le modèle du propriétaire), se trouvait dans un embarras piteux, et regardait machinalement le billet fatal, pendant que l’orage grondait de plus en plus. Tout-à-coup, songeant à la signature du billet, que jusqu’alors il avait tue par un premier mouvement de générosité, Beaucadet espéra qu’en faisant connaître le nom de la victime, il détournerait du séducteur l’irritation croissante, dont l’explosion devenait à craindre. Aussi le sous-officier reprit-il d’un ton important :

— Le billet est signé de la malheureuse qui,… de la misérable que… Enfin,… vous n’avez pas besoin d’en savoir plus long ; il est signé.

— Le billet est signé, — murmurait-on à voix basse.

— Oui,… l’in-fan-ticide a signé ; l’étourdie scélérate, elle a signé, — dit Beaucadet de son air le plus solennel ; — elle a signé,… et c’est…

Une sorte de bruissement d’inquiétude, d’angoisse circula parmi les paysans, suspendus, comme on dit, aux lèvres de Beaucadet.

— C’est… la petite Bruyère,… la dindonnière de la métairie du grand Genévrier.

À ces mots, malgré son imperturbable assurance, Scipion tressaillit, le sang lui monta au visage, un instant sa pâle figure se colora ; mais Raphaële, qui ne le quittait pas des yeux, remarqua seule la passagère émotion dont il n’avait pu se rendre maître.

Les paysans, en apprenant que la victime et la coupable était Bruyère, toute jeune fille de seize ans, à qui on attribuait certaine influence surnaturelle, et dont la beauté singulière, la bizarrerie charmante et la touchante bonté étaient populaires dans ce pauvre pays, superstitieux et ignorants, les paysans sentirent leur courroux, leur indignation contre le vicomte s’augmenter encore.

Beaucadet s’aperçut, mais trop tard, qu’il venait d’empirer la situation de Scipion ; les murmures, d’abord sourds, éclatèrent tout-à-coup en plaintes et en imprécations.

— Bruyère !… pauvre petite !…

— Le bon génie du pays !

— Et si douce !… si bonne !

— Avoir abusé d’elle, c’est de grande méchanceté.

— Mais les bourgeois… ça ose tout contre le pauvre monde !

— Et on ose dire qu’elle a tué son enfant…

— Elle… oh ! jamais !

— Et on nous appelle brutes ! poltrons !

— Si nous sommes des brutes, à la fin aussi les brutes se revengent.

— Oui, vous avez beau nous fumer au nez en ayant l’air de vous moquer de nous, Monsieur, — dit l’un en s’adressant à Scipion, — vous ne nous ferez pas peur…

— Et si la pauvre Bruyère était ma sœur, — reprit un autre en brandissant un fléau, — il y aurait de votre sang après ce fléau-là…

— Chère petite Bruyère, — ajouta une voix émue, — c’est quasi notre sœur, car, quoique charmée[2], tout un chacun l’aime autant que si l’on était son frère, parce qu’elle se sert de son charme pour faire du bien à tous.

Ce crescendo de récriminations devenait inquiétant. À l’irritation soulevée par l’insolente audace de Scipion se joignait l’animadversion que son père s’était généralement attirée par sa dureté, par ses dédains haineux, hautement affichés, animadversion long-temps contenue par l’habitude de la résignation, par le tout-puissant prestige dont la richesse est encore entourée dans ces contrées presque désertes.

Ces figures, naguère si humbles, si craintives, devenaient menaçantes : Mme Wilson et sa fille, de plus en plus effrayées, se rapprochèrent du comte et de Scipion, pendant que Beaucadet, mettant la main à la poignée de son sabre, disait à ses hommes :

— Attention au commandement !

Puis, s’adressant aux paysans ameutés, dont le cercle rapprochait de plus en plus du vicomte et de son père, le sous-officier ajouta de sa voix la plus imposante :

— Ra-sem-blement ! au nom de la loi, que personne n’est censé ignorer : Ra-sem-blement ! dissipe-toi, et retournez à vos champs.

La voix de Beaucadet fut méconnue, les cris, les reproches redoublèrent de violence, encore exaspérés par l’attitude provocante du vicomte ; car durant cette nouvelle et rapide péripétie, Scipion ne s’était pas démenti : sachant son répertoire d’Opéra par cœur, il se rappelait sans doute le final de l’acte du bal masqué chez Don Juan, alors qu’après sa brutale tentative sur Zerline, accablé d’injures, de récriminations, de menaces, le maître de Leporello relève audacieusement son front dédaigneux, et seul, contre tous, brave encore la foule ameutée.

Il en fut ainsi de Scipion : la tête haute, le pied ferme, l’air arrogant, la main gauche négligemment plongée dans le gousset de sa culotte de daim, sa main droite frappant machinalement ses bottes poudreuses du bout de son fouet de chasse, l’adolescent affrontait, avec une rare audace, cette rustique émeute ; le dépit, le dédain, la colère, donnaient alors à ses traits charmants, mais ordinairement efféminés, un caractère de résolution surprenante ; ses yeux brillaient vifs et hardis, ses joues se coloraient légèrement, et, sous sa petite moustache blonde et soyeuse, ses lèvres, contractées par un sourire insolent, laissaient échapper, par bouffées un peu précipitées, la fumée de son cigare.

À ce moment Raphaële qui, de plus en plus épouvantée, se pressait contre sa mère, jeta sur Scipion un long regard de douleur et de reproche ; hélas ! jamais Scipion ne lui avait paru plus beau.

Le comte Duriveau lui-même, malgré de secrètes raisons qui lui faisaient cruellement déplorer cet incident, ne put s’empêcher de ressentir une sorte d’orgueil à la vue de l’intrépide attitude de son fils. Cependant, voulant tâcher de calmer l’exaspération des paysans, et obéissant malgré lui à la toute-puissante autorité de certains sentiments de moralité que le père le plus sceptique, le plus dépravé, n’oserait méconnaître, lorsqu’il parle à son fils en face d’autres hommes, M. Duriveau dit au vicomte d’une voix haute et ferme :

— L’accusation qui pèse sur vous est grave, mon fils ; aussi, malgré les apparences, j’espère qu’elle n’est pas fondée… Non que je craigne plus que vous et pour vous de folles menaces ; mais parce que j’aime à croire que vous n’avez pas même donné le prétexte de vous les adresser.

Aux premières paroles du comte, un profond silence avait succédé au tumulte ; chacun attendait la réponse de Scipion, réponse qui devait ou apaiser ou exaspérer l’irritation générale. Le regard désolé, suppliant de Raphaële semblait conjurer le vicomte de mettre un terme à cette pénible scène.

— Répondez, Scipion,… répondez ! — s’écria le comte.

— Je déclare, — dit le vicomte d’une voix aussi calme que railleuse, en promenant son lorgnon sur la foule menaçante, — je déclare que j’avais d’abord trouvé drôle qu’une gardeuse de dindons se fût amusée à orner de mon nom le fruit de ses loisirs champêtres et… décolletés ; mais, en présence des menaces mirobolantes de ces peu respectables champions de la Dindonnière, qui me paraissent soûls comme des grives, je trouve amusant de proclamer que l’enfant est de moi.

Et comme une explosion de cris furieux accueillait cette déclaration de Scipion, l’œil étincelant, la lèvre frémissante, le front indomptable, l’adolescent fit deux pas en avant, croisa ses bras sur sa poitrine, et s’approchant, presque à le toucher, du paysan le plus avancé de tous, il répéta d’une voix brève et ferme :

— Oui, l’enfant est de moi… Eh bien… après ?

Le regard, le geste, l’attitude de Scipion décelaient une si incroyable intrépidité, que quelques paysans reculèrent d’abord involontairement ; mais à ce premier mouvement succéda une réaction terrible. L’exaspération atteignit à son comble : l’un des paysans qui avait déjà brandi son fléau, saisit d’une main vigoureuse Scipion par les épaules, lui fit faire pour ainsi dire volte-face, en le forçant de se retourner vers le berceau déposé sur une roche, et lui dit d’une voix menaçante :

— Malheureux ! vous avez le cœur de plaisanter devant votre enfant mort !… Regardez-le donc… si vous l’osez…

Pour la seconde fois, Scipion tressaillit, non de frayeur, mais d’émotion ; pendant un instant ses yeux s’attachèrent malgré lui sur le visage livide du petit enfant.

— Ah gredin ! tu oses lever la main sur mon fils, s’écria impétueusement le comte en saisissant au collet le paysan qui avait forcé Scipion de se retourner.

— Oui, sur lui comme sur vous, puisque vous levez la main sur moi.

— Le père ne vaut pas mieux que le fils ! — s’écrièrent plusieurs voix.

Déjà, malgré les efforts de Beaucadet, de ses gendarmes et des gens du comte, Scipion et son père se voyaient dangereusement enveloppés, lorsque, soudain, ces cris : — au secours ! à l’assassin ! — de plus en plus retentissants et rapprochés, opérèrent, par la surprise qu’ils causèrent, une heureuse diversion en faveur de M. Duriveau et de son fils ; tous deux se dégagèrent prestement pendant que leurs agresseurs se retournaient avec une curiosité inquiète du côté de la clairière.

Un homme d’une obésité énorme, presque nu, car il n’était vêtu que d’une chemise et d’un caleçon souillés de boue, se précipita au milieu de la clairière, les traits bouleversés par l’épouvante, en redoublant ces cris :

— Au secours ! à l’assassin ! défendez-moi ! sauvez-moi !

Malgré l’effroi de cet homme, sa figure, son accoutrement, sa tête absolument dépouillée de cheveux, car M. Dumolard, on l’a sans doute reconnu, cachait sous une perruque noire sa complète calvitie, son embonpoint ridicule lui donnaient une si grotesque apparence, que les violents ressentiments dont le vicomte et son père avaient failli être victimes, se changèrent en un irrésistible besoin d’hilarité.

À l’aspect de Beaucadet, revêtu de son uniforme, Dumolard, voyant sans doute en lui l’incarnation de la justice protectrice et vengeresse, se jeta dans les bras du gendarme avec une telle violence, que le sous-officier faillit à être étouffé et renversé.

— Par-ti-culier trop peu nippé, — disait Beaucadet en tâchant de se soustraire aux étreintes convulsives de Dumolard, — vous êtes indécent… il y a des fâmes,… retirez-vous, couvrez-vous… et expliquez-vous.

— Sauvez-moi, gendarme ! défendez-moi ! vengez-moi ! — criait à tue-tête M. Dumolard.

— Mais, malheureux sans-culotte !! je vous dis qu’il y a des fâmes !… — répétait Beaucadet, — vous êtes donc un gros dépravé, que vous vous costumez aussi peu que ça pour courir les bois.

— Il m’a pris mon habit, mon gilet, ma culotte et jusqu’à mes bottes, — s’écria Dumolard d’une voix éperdue et entrecoupée, — il m’a tout pris…

— Qui ? — demanda Beaucadet.

— Il m’a forcé de me déshabiller en me menaçant de me tuer, il a mis mes habits en se plaignant encore qu’ils étaient cent fois trop larges pour lui, le scélérat ! et notez que j’avais cinquante-trois louis dans ma bourse, et qu’elle se trouvait dans la poche de ma culotte… Enfin le brigand m’a pris jusqu’à ma casquette, jusqu’à ma perruque, pour se déguiser.

— Mais qui ? — cria Beaucadet de toute sa force, — mais qui ?

— Enfin, prenant mon cheval par la bride, il l’a fait sortir de l’épais taillis où je m’étais égaré et où je l’avais rencontré pour mon malheur, le monstre ! et il a disparu sans que j’aie osé le suivre.

— Mais qui ? qui ? qui ? — cria Beaucadet avec un effrayant crescendo d’exaspération.

— Et tout à l’heure, — continua l’autre, emporté par le feu de sa narration, — tout à l’heure, en me traînant ici, je l’ai vu passer tout au bout d’une longue allée, il galopait à bride abattue, et il a rencontré deux gendarmes qui l’ont salué… les imbéciles !

— Mais vous en seriez un autre, — s’écria Beaucadet, — si vous ne disiez pas enfin qui est-ce qui vous a pris sur le corps votre cheval, vos effets, votre argent, vos bottes, et jusqu’à votre perruque.

— Mais qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est pas lui ?

— Mais qui ? lui ! — hurla Beaucadet exaspéré.

— Le vôtre !

— Quel mien ?

— Je vous le dis depuis une heure, le scélérat que vous traquez.

Bamboche !! — s’écria Beaucadet stupéfait.

— Comment Bamboche ?… — reprit Dumolard outré, — c’est ainsi que vous prenez ma déposition… vous la traitez de bamboche !

— Mais, énorme sans-culotte ! c’est le nom de mon brigand !

— S’appeler ainsi quand on fait un tel métier… c’est une raillerie atroce, — murmura Dumolard.

— Et mes gendarmes l’ont salué !

— Parbleu ! ils l’ont pris pour un chasseur, — ajouta M. Dumolard ; — sont-ils assez stupides.

— Ah ! Bamboche, tu es un fier gueux, — s’écria M. Beaucadet avec une indignation concentrée, — abuser ainsi des effects, du cheval et de la perruque de ce gros Monsieur,… te faire saluer par mes hommes,… toi gredin, toi évaporé des prisons de Bourges,… toi grand brigand,… ah ! c’est dégoûtant, tu me paieras celle-là…

— Raphaële !… mon enfant !… qu’as-tu ?… — s’écria Mme Wilson, en soutenant sa fille qui s’évanouissait dans ses bras, — mon Dieu !… elle se trouve mal !… au secours !…

À cette nouvelle péripétie, l’attention, fixée naguère sur M. Alcide Dumolard, changea de nouveau d’objet : tous les regards se portèrent avec autant de surprise que de compassion sur Mme Wilson et sur sa fille.

Peu apitoyée, il faut le dire, non plus que sa mère, par la ridicule aventure de Dumolard, Raphaële cédait enfin à la violence de ses poignantes émotions, long-temps et courageusement contenues ; son doux et beau visage se décolorant peu-à-peu, devint bientôt d’une blancheur d’albâtre ; à ses longues paupières fermées étaient encore suspendues quelques larmes brûlantes ; quoique sa mère, qui n’avait pu la retenir à temps, la soutînt toujours de son mieux, la jeune fille était tombée sur ses genoux, sa tête alanguie penchée sur son épaule… La commotion de cette chute ayant fait rouler à terre son chapeau d’homme, les admirables cheveux bruns de Raphaële se dénouèrent, et l’enveloppèrent à demi de leur soyeux réseau,… tandis que sa mère, qui venait de s’agenouiller aussi pour la mieux maintenir, la serrait entre ses bras et la couvrait de baisers et de pleurs.

La menaçante indignation des paysans, déjà sinon calmée, du moins déroutée par la grotesque apparition de M. Dumolard, s’évanouit pour ainsi dire au milieu de ces péripéties d’un caractère si différent, et ils oublièrent de nouveau leur violent ressentiment contre Scipion, émus du doux et touchant tableau qu’offrait Mme Wilson éplorée, serrant contre son cœur sa fille sans mouvement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un quart-d’heure après ces événements, au moment où le soleil se couchait dans un ciel d’une grande sérénité, trois groupes, bien différents d’aspect, quittaient les bois où avait eu lieu la chasse.

Une calèche rapide, suivie de domestiques tenant des chevaux de main, emportait Raphaële Wilson ; sa mère la soutenait dans ses bras, pendant que M. Dumolard, auquel on avait prêté un manteau de gendarme, grelottait, encore inquiet et effaré, sur le devant de la voiture.

D’un côté de la calèche était à cheval le comte Duriveau, les traits assombris, l’esprit en proie à la plus profonde anxiété. Le vicomte Scipion, fidèle à son rôle d’homme insensible à toute émotion, galopait à l’autre portière, avec un calme stoïque, bien que de temps à autre un nuage passât sur son front, et qu’un mouvement convulsif plissât ses sourcils.

Le brigadier de M. Beaucadet marchait, au pas de son cheval, à la tête du second groupe qui sortit des bois, non loin de la Croix du Carrefour. Deux paysans portaient, sur un brancard, improvisé avec quelques branches d’arbres, le berceau dans lequel se trouvait le petit enfant mort : les autres paysans suivaient, tête nue, muets, tristes et recueillis.

Le brigadier, par ordre de M. Beaucadet, accompagnait ce triste cortège, qui transportait le corps de l’enfant chez l’autorité civile ; la justice et les gens de l’art devaient ensuite procéder à l’examen du corps.

Le dernier groupe qui abandonna le bois, se composait de M. Beaucadet et de quatre gendarmes. Ils suivaient, au grand trot, le chemin de la métairie du Grand-Genevrier, afin d’aller y opérer l’arrestation de Bruyère, prévenue d’infanticide.

Ensuite de cette arrestation, M. Beaucadet devait faire toute diligence, afin de signaler aux autorités le déguisement sous lequel Bamboche était parvenu à s’échapper du bois dans lequel il eût été infailliblement arrêté sans sa rencontre avec M. Alcide Dumolard.

Un personnage qui, invisible, avait assisté aux scènes précédentes, se dirigeait aussi en hâte, mais par un chemin différent, vers la métairie du Grand-Genevrier.

Ce personnage, c’était Bête-Puante, le braconnier.




CHAPITRE VIII.


la métairie.


Le soleil allait bientôt se coucher, lorsque Beaucadet, accompagné de ses gendarmes, et résolu d’opérer l’arrestation de Bruyère, s’était dirigé vers la métairie du Grand-Genevrier appartenant au comte Duriveau et dépendant de sa terre du Tremblay.

Il serait difficile de donner à ceux qui n’ont pas vu la plupart des métairies de cette partie de la Sologne, la moindre idée du révoltant aspect de ces tanières fétides, délabrées, insalubres même pour des bestiaux, et où végètent pourtant les métayers, leurs domestiques et leurs journaliers, presque toujours hâves et languissants ; car d’incessantes et terribles fièvres, causées par les exhalaisons délétères d’un terrain spongieux, imbibé d’eaux croupissantes, exténuent ces populations, affaiblies déjà par une détestable et insuffisante nourriture.

La métairie du Grand-Genevrier était ainsi nommée à cause d’un genevrier colossal, au moins deux fois séculaire, qui s’élevait non loin de ces bâtiments d’exploitation et du logement du fermier. Le tout se composait d’une espèce de parallélogramme de masures dégradées, crevassées, construites en pisé, sorte de mortier fait de terre de sable auquel, lorsqu’il est à l’état liquide, on donne un peu plus de cohésion en y ajoutant du foin haché.

La toiture, effondrée en de nombreux endroits, était recouverte ici de tuiles ébréchées, rongées par la mousse ou par la vétusté, là de chaume à demi pourri par l’humidité, plus loin de touffes de genêts desséchés, amoncelés sur une charpente boiteuse.

Ces bâtiments, formant la grange, la bergerie, l’écurie, l’étable et le logement du métayer, entouraient une cour aux trois quarts remplie d’une masse de fumier infect, baignant dans une mare assez creuse, aux eaux noires, fétides et stagnantes, entretenue par le suin[3] et par les filtrations du sol marécageux. Cet amas de liquide nauséabond, couvert d’une couche de viscosité bleuâtre, envahissait tellement la cour du côté de l’habitation du fermier, que celui-ci s’était vu forcé de construire une sorte de digue en pierraille, recouverte de fagots d’ajoncs épineux, où aboutissaient trois ou quatre marches moussues, disjointes, qui conduisaient à la seule chambre dont se composait son logis.

Au levant de cette métairie, enfouie dans un bas-fond si malsain, s’étendait une immense plaine de landes tourbeuses ; au nord s’élevait un massif de grands chênes, tandis qu’au couchant une étroite chaussée de gazon séparait seulement ces bâtiments d’un vaste marais, l’hiver et l’automne toujours couvert d’un épais brouillard, et qui, l’été, lorsque aux ardeurs du soleil fermentait son limon, remplissait l’atmosphère de miasmes pestilentiels.

La nuit allait bientôt venir : c’était l’heure à laquelle les animaux rentraient des champs. Bientôt, traversant la mare d’eau infecte pour regagner leur étable, arrivèrent quelques vaches efflanquées, osseuses, aux mamelles presque desséchées, au poil terne, couvert en quelques endroits d’une croûte épaisse de fange ; l’insuffisante pâture des bruyères, des ajoncs et des prés, presque constamment submergés, causait l’état de maigreur de ce troupeau ; il était conduit par un enfant de quinze ans, auquel on en eût donné dix à peine ; il avait les jambes nues, violâtres et crevassées par l’habitude de marcher sans cesse dans un sol marécageux. Pour uniques vêtements cet enfant portait un pantalon en lambeaux, et sur la peau (à cette race déshéritée les chemises sont inconnues) un sarreau de grosse toile bise, trempé de la pénétrante humidité du soir. Ses cheveux jaunâtres s’emmêlaient raides et épais comme une crinière ; ses joues creuses et livides, ses lèvres, d’une blancheur scorbutique, son œil éteint, ses pas traînants, annonçaient qu’il avait, ainsi qu’on le dit dans le pays, les fièvres. Quant aux moyens curatifs, ces malheureux n’y peuvent songer : le médecin demeure à des distances énormes, et d’ailleurs sa visite coûterait trop cher ; ils ont donc les fièvres, et ils les gardent jusqu’à ce que les fièvres, par leur retour périodique, aient usé leur vie ou qu’ils aient usé la fièvre. Ce dernier cas est singulièrement rare.

Un chien fauve demi-griffon, barbu, crotté, décharné, aidait à la conduite du troupeau ; le petit vacher parvint à grand’peine à enfermer son bétail dans une vacherie boueuse, glaciale, au toit effondré en plusieurs endroits, inconvénient auquel on avait remédié en jetant sur les crevasses quelques fagots de sapin.

On voyait qu’une affection réciproque, basée sur un fréquent échange de services et sur une complète parité d’existence unissait le petit pâtre et son chien. Que de longues heures d’automne et d’hiver cet enfant avait passées, abrité derrière quelque touffe de genêt, au milieu des landes désertes, son chien étroitement serré contre sa poitrine, afin de réchauffer à cette chaleur animale ses pauvres membres engourdis !

Ainsi niché, ne pensant pas plus qu’un animal, l’enfant tantôt regardait paître ses bestiaux à travers l’humide et froide brume qui les voilait à demi ; tantôt suivait dans l’air, d’un regard machinal, la lente évolution des volées des vanneaux ou des halbrands ; tantôt plongé dans une apathie plus stupide encore, ne vivant pas plus qu’un madrépore, il restait des heures entières son front dans ses mains, ses yeux fixes attachés sur les yeux fixes de son chien.

Et cette vie solitaire, animale, abrutissante, qui ravale l’homme au niveau de la bête, était celle de chaque jour pour ce malheureux enfant ; ainsi que des milliers d’êtres de son âge et de sa condition, absolument étranger à l’instruction la plus élémentaire, il vivait ainsi au milieu des landes désertes, ni plus ni moins intelligemment que le bétail qui paissait. Ignorant les moindres notions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, l’instinct de cet enfant se bornait à associer ses efforts à ceux de son chien, pour empêcher le troupeau d’entrer dans les taillis, ou de brouter les jeunes semis, puis à ramener, le soir, son bétail, dont il partageait la litière.

Et une foule innombrable de créatures naissent, vivent et meurent ainsi, dans l’ignorance, dans l’hébétement, n’ayant de l’homme que l’aspect, ne connaissant de l’humanité que les douleurs, que les misères, ne sachant pas que Dieu les a doués, comme tous, leur donnant une âme qui les rattache à la divinité, une intelligence qui, cultivée, les élève à l’égal de tous.

Le petit vacher venait de conduire son troupeau dans l’étable, lorsque la fille de ferme rentra, ramenant des bords de l’étang voisin, où elle était allée les abreuver, deux chevaux malades ; elle montait l’un d’eux à cru et à califourchon, les jupes relevées jusqu’au genou, hâtant la marche traînante de l’animal, en lui battant les flancs de ses grosses jambes nues et rouges.

La misère, les travaux trop rudes, l’abrutissement tendent tellement, en soumettant leurs victimes à un impitoyable niveau, à effacer les divers caractères d’élévation, de force ou de grâce, imprimés par Dieu à ses créatures, que cette fille n’avait plus de la femme que le nom.

Les traits grossis, tannés, brûlés par l’intempérie des saisons, la taille épaissie, déformée, par des labeurs au-dessus de ses forces ; les vêtements en lambeaux et souillés de fange ; les cheveux en désordre, rassemblés à peine sous un bonnet de coton d’un blanc sordide ; l’air brutal et hardi, la voix rauque, les mouvements virils. Cette infortunée appartenait pourtant à ce sexe que Dieu a nativement doué de cette délicatesse de formes, de cette finesse de carnation, de ces mouvements doux, de cette élégance naturelle, de cette candeur timide, de ce charme à la fois attrayant et chaste qui caractérisent la femme, et que l’éducation développe et féconde ; car chacun de ces dons précieux semble devoir contenir le germe ou l’obligation d’une grâce ou d’une vertu.

Loin de là, cette pauvre fille de ferme, abandonnée, sans éducation, sans enseignement, sans soins, comme l’avait été sa mère et comme l’était la foule innombrable de ses pareilles, ne se trouvait-elle pas plus à plaindre encore qu’un homme, dans une condition semblable ? Déshéritée de tout bonheur, de tout plaisir sur la terre, elle avait, de plus, à force de labeurs, de fatigues, de misère, perdu jusqu’à la physionomie, presque jusqu’à la forme que le créateur lui avait donnée,… et si l’aspect de la dégradation physique chez l’homme attriste l’âme, la vue d’une femme, telle que celle dont nous avons esquissé le portrait, ne cause-t-elle pas un ressentiment plus chagrin, plus amer encore ?

Bientôt rentrèrent aussi à la ferme deux valets de charrue ; chacun descendit du cheval sur lequel il était assis. Les harnais sordides furent insoucieusement jetés dans un coin de la cour çà et là sur le fumier, ou dans l’eau croupissante ; les chevaux, boueux jusqu’au poitrail, furent attachés en cet état à l’autre extrémité de la vacherie.

Pendant ce temps le petit vacher prit une immense terrine de grès, qu’il essuya grossièrement avec une poignée de foin, et se dirigea vers la porte du logement du métayer. L’enfant, ayant monté quelques marches disjointes, posa sa terrine sur le palier, en disant d’une voix dolente :

— Toutes les bêtes sont rentrées ; voilà notre terrine…

Et, assis sur la pierre, épuisé de fatigue, frissonnant sous l’impression de la fièvre et du froid, il attendit, son front appuyé entre ses deux mains.

Au bout de quelques instants, à travers la lueur rougeâtre qui tremblait à la porte de la masure, parut un bras décharné armé d’une grande cuiller de bois, et bientôt l’immense terrine fut à-peu-près remplie d’un mélange alimentaire qui mérite une mention particulière.

La base de cette chose sans nom se composait de lait aigri et caillé, mêlé de farine de sarrasin et de quelques morceaux de pain de seigle, pain noir, compact et visqueux. Du mortier, quelque peu détrempé d’eau, ne produit pas, en tombant dans l’augette du maçon, un bruit, si cela se peut dire, plus pesant, plus mat, que n’en produisit cette nauséabonde nourriture, servie froide, bien entendu ; le fermier et sa famille n’avaient pas d’ailleurs une alimentation plus saine et moins répugnante.

La terrine remplie, le petit vacher la souleva péniblement, et, la posant sur la tête, regagna l’étable.

Lorsqu’il y arriva, la fille de ferme versait dans quelques vases de grès le peu de lait chaud et écumeux qu’elle avait pu extraire du pis des vaches, afin de préparer la confection du beurre que l’on vendait (l’on ne consommait à la ferme que le résidu caillé, aigri par la pressure).

En voyant réserver pour la vente ce lait chaud, salubre et nourrissant, ces gens, résignés à la détestable nourriture qui les attendait en suite d’une journée de grandes fatigues ; ces gens, façonnés, rompus à la misère, n’éprouvaient aucun sentiment d’envie. Non, il en était d’eux ainsi que de ces travailleurs couverts de haillons qui, au fond de leur mansarde, incessamment courbés sur leur métier de fer, sont accoutumés à ne pas envier ces fraîches et splendides étoffes de soie et d’or, dont ils tissent sans relâche la trame fleurie, soyeuse, éblouissante, comme les fêtes qu’elle doit orner.

Lorsque le petit vacher, portant sur sa tête la terrine contenant la pitance commune, arriva près de l’étable, il y trouva ses compagnons, assis sur le fumier et rapprochés de la porte, afin de profiter des dernières lueurs du jour qui devaient seules éclairer leur repas ; une lanterne, autre que celle qui éclairait la demeure du métayer, aurait été forcément considérée comme une superfluité coûteuse.

À ce moment, des gémissements douloureux sortant du fond de l’étable se firent entendre.

— Bon ! — dit l’un des valets de ferme, — voilà père Jacques qui recommence sa musique.

— C’est que c’est l’heure où la petite Bruyère va le voir tous les soirs…

— Pauvre cher homme !… c’est lui vouloir du bien que de demander qu’il crève.

— Souffrir comme un possédé… Rester muet comme un poisson ;… et ça depuis plus de deux ans… C’est pis que la mort.

— C’est tout de même heureux que maître Chervin lui donne une litière dans l’étable et le reste de notre caillé… Sans cela, père Jacques crevait dans un fossé comme un chien.

— Et c’est bien de la part de notre maître, cette charité-là, car le guignon le poursuit, — dit la fille de ferme, appelée la Robin, qui, nous l’avons dit, n’avait plus de la femme que le nom. — On dit que le régisseur de M. le comte va renvoyer maître Chervin de la métairie parce qu’il ne peut pas payer.

— Qu’est-ce que ça nous fait, à nous ? — dit brutalement un des valets de charrue. — Il y aura toujours un métayer à la métairie. Obéir à Pierre ou à Nicolas… bon à crever dans un fossé ; ça m’est bien égal, en attendant que je sois comme le père Jacques.

— Et dire que, dans les temps, le père Jacques a été un si habile et si fort travailleur ! — reprit l’autre charretier.

— Et à présent, fini… perclus de tous ses membres.

— C’est les froidures des défrichements marécageux qui l’ont tortillé comme ça en manière de manche de serpe.

— Et puis, plus tard, les rosées des nuits d’automne, quand il était berger.

— Et il nous en pend autant aux reins, à nous, quand nous serons vieux, et peut-être avant… Faut pas rire ;… moi, les fièvres ne me quittent plus.

— Dam !… il nous en cuit à nous ni plus ni moins qu’aux autres, — dit la Robin, pauvre et laide créature, qui ne manquait pas d’insouciance, la philosophie des humbles. — À force de piocher, les pioches s’ébrèchent, et quand elles sont usées, on les f…iche au rebut. Quoi qu’on peut faire à ça ?

— Rien… bien sûr ;… c’est le sort…

— Mais c’est un sort tout de même bien peinant au pauvre monde, — dit un des valets de ferme.

— Oh !… ça oui… et dur à tirer.

— Dam !… on tire… — dit la Robin. — Le sort, c’est le sort.

— Oh ! toi, la Robin, — reprit le charretier, — on te couperait en quatre que tu dirais : — Excusez… c’est de ma faute, je ne l’ai pas fait exprès.

— Mais puisque c’est le sort, — riposta la fille de ferme avec l’accent d’une conviction profonde, — et la preuve que ça l’est, c’est que c’est le nôtre, c’est que c’est le tien !

À cette triomphante explication de la fatalité de sa destinée, le charretier, assez empêché dans sa réponse, se gratta l’oreille, hocha la tête ; il n’était qu’à demi convaincu.

— Tiens, — reprit la Robin, — appelant les faits à l’appui de son raisonnement, — je vas te prouver ça clair comme l’œil. Ce soir, j’ai trait mes vaches, le lait est encore tout chaud ; ce matin, par ordre du maître, j’ai tordu le cou à six oies grasses, qui sont accrochées dans la laiterie, pour être portées demain au marché du bourg, avec six des dindes de la petite Bruyère, vingt livres de beurre… un demi-cent d’œufs, deux setiers du plus beau froment que le maître a récoltés, un brochet de quinze livres au moins et deux carpes, qui ensemble pèsent autant ; j’ai trouvé ce beau poisson, ce matin, aux lignes que maître Chervin avait tendues hier soir dans l’étang.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve pour le sort ? — dit le charretier tout ébaubi.

— Attends donc, — reprit la Robin ; — avec ce froment on ferait du pain blanc superbe, n’est-ce pas ?

— Ah ! mais oui !

— Avec ce beurre et ces œufs frais ? une belle grosse omelette.

— Pardi !

— Avec ce lait ? une bonne soupe.

— Oh ! oui…

— Avec le brochet et les carpes coupés en tronçons, une fière friture ?

— Oh ! oui, oh ! mais oui.

— Et ces oies rôties feraient un fameux manger.

— Étant petit, j’en ai beaucoup gardé, des oies ; mais je n’en ai jamais goûté ; ça doit être un grand fricot.

— Ainsi, — reprit la Robin d’un air de plus en plus triomphant, — ainsi il y a ici, tout près de nous, de quoi faire du pain blanc, de la soupe au lait, une omelette, un rôti d’oie ou de dinde, une friture, et même après une belle galette, puisqu’il y a farine, œufs et beurre ; voilà un souper, j’espère.

— Un vrai souper de noces ! Il faut se marier pour en faire un pareil dans sa vie… mais, le sort ?… où que ça prouve notre sort ?

— Ça le prouve, — répondit magistralement la Robin. — ça le prouve, puisqu’à côté de ces bonnes choses nous allons manger notre pâtée… de Carabin[4] et de caillé.

— Hum !… — fit le charretier en regardant son compagnon d’un air interrogatif ;… mais son compagnon, brisé de fatigue, sommeillait à demi, indifférent à cette conversation philosophique, tandis que le petit vacher, accroupi, rassemblé sur lui-même, tremblait la fièvre.

La Robin, jugeant à la physionomie de son interlocuteur qu’il ne se trouvait pas encore complètement édifié, ajouta :

— Vois-tu, Simon, si notre sort était de manger de ces bonnes choses-là au lieu de notre pâtée… nous les mangerions ; mais puisque nous n’en mangeons pas, ni le maître non plus… c’est donc pas notre sort.

— Mais, tonnerre de Dieu ! — s’écria le charretier à bout de raisonnement, — à qui c’est-y donc le sort de les manger, ces bonnes choses ?

— C’est le sort des gens riches des bourgs et des villes, puisqu’ils les achètent et qu’ils les mangent, — répondit la Robin. — Comme c’est leur sort d’acheter nos veaux, nos moutons, nos bœufs dont nous ne goûtons jamais[5].

— Hum !…

— Est-ce vrai ? — reprit la Robin triomphante, — oui ou non ? mangent-ils tout, et nous rien ?

— Le vrai est qu’ils mangent tout, — dit le charretier d’un air piteux, après un moment de réflexion et comme frappé de l’évidente clarté du raisonnement de la Robin, — le vrai est qu’ils mangent tout, et nous rien.

— Ils ont donc leur sort, comme nous le nôtre, seulement le leur est bon et le nôtre mauvais ; là-dessus, vite, les cuillers dehors — ajouta la Robin, — mangeons la pâtée, ça sera autant de fait, et un bon débarras.

Et chacun s’approcha de la terrine, poussé par un appétit que tempérait le dégoût ; la Robin, assise entre les deux charretiers, paraissait les traiter avec une bienveillance égale ; le petit vacher se tenait en face de la Robin.

— Ça vous dégringole lourd et froid dans la panse comme des glaçons fricassés dans la neige, — dit le charretier, en replongeant lentement sa cuiller dans la terrine ; — moi qui étais transi en rentrant, ça me retransit encore plus.

— C’est pas les chiens à M. le comte, qui chassait tantôt dans les bois, qui s’arrangeraient de cette pâtée-là… au moins ? — fit l’autre charretier.

— Vrai, elles sont bien heureuses, bien choyées, ces bêtes-là, — reprit Simon ; — l’autre jour, en allant porter du foin au château, j’ai regardé en passant, dans le chenil, maître Latrace, le piqueur, leur tremper la soupe… Ah ! mais, c’étaient des têtes de mouton, des tripes, du cœur de bœuf, une vraie soupe de marié !…

— Dam… tout le monde ne peut pas être des chiens de chasse, non plus… — dit la Robin avec une sorte de résignation naïve, et sans la moindre intention ironique. Le vœu de la fille de ferme parut d’ailleurs si naturel, que ces paroles ne donnèrent lieu à aucun commentaire.

À ce moment les gémissements qui partaient de l’étable, se firent entendre de nouveau, et la voix appela Bruyère avec un accent d’impatience croissante.

— Tiens, le père Jacques qui appelle Bruyère ;… le pauvre vieux s’impatiente, — dit la Robin.

— Au fait, c’est drôle, voilà bientôt la nuit… et la petite n’est pas rentrée avec ses dindes, dit un des charretiers ; — c’est pas pour la pâtée que je dis ça… il lui en restera toujours plus qu’il ne lui en faudra.

— C’est vrai ; cette petite fille mange comme un roitelet, et encore elle mange,… parce qu’elle le veut bien, — dit l’autre d’un air mystérieux ; — si elle voulait,… elle ne mangerait pas du tout.

— Je ne dis pas non, — reprit la Robin en secouant la tête, — puisqu’elle est charmée ; témoins ses dindes qui la connaissent, l’aiment, lui obéissent, et sont pour elle comme pas un chien pour son maître.

— Sans compter que ses deux gros coqs-d’Inde, qui sont si mauvais, vous dévisageraient si on avait le malheur d’entrer la nuit dans le perchoir, où Bruyère perche dans le nid qu’elle s’est fait, au-dessus de ses bêtes, comme un moigneau, témoin le gros Sylvain, qui a voulu y entrer l’été passé, dans le perchoir, et qui a manqué être aveuglé.

— Et M. Beaucadet, le chef aux gendarmes, qui avait voulu bêtiser avec Bruyère, et qui a été obligé de filer plus vite que ça devant les deux coqs-d’Inde, vrais enragés.

— Sûr que ses bêtes sont aussi charmées, et j’en voudrais pas manger,… si mon sort était d’en manger, comme dit la Robin.

Plusieurs paysans : un vieillard, un homme d’un âge mûr et une femme portant un enfant, entrant alors dans la cour de la métairie, se dirigèrent vers le groupe des gens de la ferme.

— Bon, — dit la Robin, — voilà bien sûr des pratiques pour la Bruyère… Mais je ne les connais pas encore, celles-là.

— Bruyère est-elle à la ferme ? — demanda un des nouveaux-venus.

— J’en étais sûre, — se dit la Robin en manière d’à-parte ; puis elle reprit tout haut : — Vous voulez lui parler pour qu’elle vous conseille, n’est-ce pas, mes bonnes gens ?

— Oui, ma brave fille,… nous sommes du côté du Val ; on nous a parlé d’elle, et nous sommes partis après l’ouvrage.

— La petite devrait être rentrée, — reprit la Robin ; — mais vous ne l’attendrez pas long-temps… Si vous voulez la voir plus tôt, allez jusqu’au , à main gauche en sortant d’ici ; Bruyère reviendra pour sûr par la passerelle.

— Merci, ma bonne fille, — dit le plus vieux des deux paysans.

Puis ses compagnons et lui sortirent de la métairie.




CHAPITRE IX.


bruyère.


— Bon, — dit la Robin en voyant s’éloigner les pratiques de Bruyère, — la procession continue ; maintenant c’est les gens du Val, vous verrez que l’on viendra jusque de la Beauce pour qu’elle conseille…

— Preuve de plus qu’elle est charmée[6], cette petite.

— Oui, oui, à coup sûr, faut qu’elle soit charmée, — reprit la Robin, — pour rester si mignonne.

— Et ses cheveux luisants comme une écorce !

— Et sa couronne et ses bouquets !

— Et ses drôles de ceintures !

— Et puis ses bottines en jonc !

— Et ses grands yeux verts… c’est eux, qui, on peut le dire,… est des yeux charmés.

— Et puis, qu’elle devine le temps, le sec, la grêle, la pluie ou la brumaille.

— Je crois bien ! Pour ça, un marinier de Loire, c’est rien du tout auprès d’elle !

— C’est ce qui fait qu’on vient de partout pour qu’elle conseille…

— Et qu’elle connaît la terre ! Elle n’a qu’à dire des paroles à ceux qui lui en demandent, et les plus mauvaises terres deviennent bonnes ; avec elle, il n’y a point de raides de sable[7] ! Mais faut l’écouter.

— Témoin la métairie d’ici, maître Chervin l’a écoutée ; l’an passé, ça a été une récolte superbe.

— Oui, ça lui a servi à grand’chose, à maître Chervin, son bail finissait ; le régisseur à M. le comte a vu cette belle récolte, et il a augmenté le bail d’un tiers et d’un pot de vin. Maître Chervin a signé, tout y a passé ; et, cette année, comme il ne peut pas payer… on le met dehors.

— C’est toujours pas la faute aux paroles de Bruyère.

— Oh ! non ! jamais elle ne se trompe !… Et qu’elle connaît les herbes ;… car, un temps, les herbures qu’elle faisait pour le père Jacques, l’ont soulagé… mais le mal finit par être le plus fort ; c’est si ostiné… le mal.

— Oui, — reprit la Robin, — mais il y en a bien d’autres qu’elle a guéris.

— Il n’y a que les fièvres, sur quoi ses paroles ne mordent pas.

— Elle dit que c’est les marais et les tourbières qui les donnent… les fièvres.

— Ah ! ah ! les marais qui donnent les fièvres ! — s’écria un des charretiers en riant d’un gros rire. — Pour ça, elle bêtise…

— Moi, puisqu’elle le dit, — reprit la Robin, — je la crois ; si elle est charmée pour une chose, elle l’est pour une autre.

— Dam ! — fil le charretier indécis, — c’est peut-être vrai.

— Il n’y a qu’à voir, — reprit la Robin, — quand on a perdu quelque chose, on n’a qu’à lui dire dans quels environs ça peut être ; elle part dare-dare, avec ses dindes… et elle les force à retrouver la chose, comme c’est arrivé pour la tabatière d’argent du régisseur.

— Et pour la poire à poudre, en cuivre, du garde-champêtre[8].

— Et la petite Bruyère ne serait pas charmée ?

— Pardi !

— Sans compter qu’après elle, pour le bon cœur, il n’y a pas meilleure.

— À preuve que, quand Bête-puante, le braconnier, était traqué comme un loup, c’est elle qui veillait sur lui, et l’avertissait toujours.

— Aussi, voyant qu’on ne pouvait pas le pincer, on l’a laissé tranquille.

— Brave homme, tout de même, que Bête-puante ; on dit que, s’il braconne,… c’est pour donner une pièce de bon gibier ou de poisson frais à un pauvre diable malade, qu’un peu de bonne nourriture réconforterait.

— On dit ça, c’est bien possible… la petite Bruyère ne l’aimerait pas tant, si ça n’était pas un bon homme.

— On les voit souvent ensemble, depuis quelque temps.

— Elle aura, bien sûr, aussi charmé le braconnier, la charmeuse qu’elle est.

— Oh ! oui, qu’elle est charmeuse et charmée ; car enfin, — dit naïvement la pauvre et repoussante Robin, — il n’y a qu’à la regarder à côté de moi… avec ses pieds mignons, ses jambes mignonnes, ses mains mignonnes, sa taille mignonne, quoiqu’elle ait seize ans ; à côté de moi, elle n’a l’air de rien du tout… bien sûr donc qu’elle est charmée.

— Et si elle ne l’était pas, pourquoi, qu’au lieu de coucher avec nous pêle-mêle dans l’étable, elle a voulu, même toute petite, percher seule dans le perchoir avec ses dindes ?

— C’est ce qui te chiffonne, mon gars ; t’aurais voulu aussi bêtiser avec elle, toi ! dit la Robin en riant bruyamment et allongeant à son voisin de droite un vigoureux coup de poing dans les côtes ; celui-ci, pour ne pas avoir le dernier, se pencha derrière la Robin, et bourra rudement le dos de l’autre charretier qui sommeillait ; lequel charretier, au fait du jeu, riposta en donnant un grand coup de pied au petit vacher : l’enfant, toujours frissonnant, tâcha de sourire, et ne rendit le coup de pied à personne.

— Et c’est pas toi, la Robin, qui aurais fait comme la petite Bruyère, — reprit le charretier toujours riant ; — toi pas si bête de quitter notre étable la nuit.

Et Simon embrassa bruyamment la repoussante créature, en répétant :

— Toi, pas si bête que de quitter l’étable la nuit.

— Non, elle, pas si bête, — ajouta le voisin de gauche, en embrassant à son tour et non moins familièrement, non moins plantureusement la Robin sans paraître nullement exciter la jalousie de Simon, pendant que le petit vacher restait indifférent aux grossières plaisanteries qu’il entendait ; car nous n’entreprendrons pas de rapporter la conversation naïvement cynique, dont les baisers retentissants, donnés à la fille de ferme par les deux charretiers, furent le signal, conversation qui se prolongea jusqu’à ce que la nuit fût à-peu-près venue.

Alors ce qui restait de caillé et de blé noir dans la terrine, fut placé par le petit vacher en dehors de l’étable, sur une auge qu’il recouvrit d’un seau : c’était le souper de Bruyère, dont le retard à paraître étonnait un peu, mais n’inquiétait pas les gens de la ferme. Comment s’inquiéter d’une créature charmée ?

Les portes délabrées de l’étable fermées, les deux charretiers, la fille de ferme et le petit vacher se couchèrent pêle-mêle sur la même litière, vêtus comme ils l’étaient, se pressant les uns contre les autres pour avoir chaud, celui-ci se couvrant avec un lambeau de couverture, celui-là avec une mauvaise roulière ; car lits, draps et couvertures sont choses généralement inconnues aux races agricoles.

Quant aux incidents obscènes que couvrent souvent de leur ombre ces longues nuits d’hiver ainsi passées dans une métairie solitaire, ou les chaudes nuits d’été, alors qu’au temps de la moisson les granges regorgent de moissonneurs et de moissonneuses, gîtant pêle-mêle, femmes, hommes, filles, enfants, sur la même paille, pourquoi s’en étonner, ou plutôt,… de quel droit s’en étonner ?

Voici des créatures abandonnées, élevées sans plus de souci, sans plus de sollicitude que les animaux des champs, parquées entre elles sans distinction d’âge ou de sexe, comme des bêtes au retour du labour ou du pâturage, de quel droit leur demander d’autres mœurs que celles des bêtes ? de quel droit exiger l’inassouvissement de leurs ardeurs brutales, le respect de l’enfance et la dignité de soi ?

Aussi, combien de ces malheureux, livrés à eux-mêmes et aux funestes traditions de cette existence de misère et d’abrutissement, déshérités de tout ce qui cultive l’esprit, épure le cœur et agrandit l’âme, vivent comme ils le peuvent, et forcément dans la fange où on les laisse croupir.

« Mais, — diront les optimistes et les repus, la pire espèce d’égoïstes, — cette race abrutie accepte son misérable sort, sans se plaindre ; souvent même elle se roule dans sa fange avec une joie, avec une sensualité grossière ; voyez ces prolétaires des campagnes : ils se contentent d’une insalubre et détestable nourriture, tandis que, chaque jour, ils récoltent, ils élèvent, ils engraissent, ils préparent sans envie les éléments de l’alimentation la plus saine, la plus succulente, la plus recherchée ? À quoi bon éveiller chez ces malheureux-là des besoins, des appétits qu’ils n’ont pas ? Voyez-les : à peine rassasiés, hommes, femmes et enfants se jettent pêle-mêle sur la même litière. Qu’importent les faits de promiscuité sauvage qui se passent souvent dans ces tanières ! la nuit est complaisante, ses ténèbres cachent tout ce qui doit être caché ; cette race vit ainsi depuis des siècles ; elle est patiente, elle est accoutumée au servage, elle ne demande rien, elle se résigne, elle travaille, elle souffre en paix ; ne soyez donc pas plus de son parti qu’elle n’en est elle-même. Ces gens-là, tout malheureux que vous les dites, rient, chantent, font l’amour à leur manière. N’espérez donc pas apitoyer sur leur sort. »

Et nous répondons :

C’est justement parce que ces races déshéritées n’ont souvent pas conscience de ce qu’il y a de grossier, de sauvage, d’abrutissant dans la vie animale où elles sont obligées de vivre, qu’au nom de la dignité, de la fraternité humaine nous demandons pour elles une éducation qui leur donne la conscience et l’horreur de cette déplorable existence.

Une éducation qui, leur donnant aussi la mesure de leur force, la connaissance de leurs droits, la religion de leurs devoirs, permette à ces classes déshéritées de réclamer et d’obtenir une part légitime des biens, des produits qu’elles concourent à mettre en valeur, part qui doit être équitablement proportionnée à la fatigue, au labeur, à l’intelligence du travailleur.

— « Mais, — diront encore les optimistes et les repus qui, las des plaisirs de l’hiver, choisissent en gens sensés le printemps et l’été pour leurs pérégrinations champêtres, — que vient-on nous parler de tanières humides et insalubres, de landes solitaires et incultes, de marais pestilentiels ? Voici la métairie du Grand-Genevrier, par exemple… Eh bien ! c’est tout bonnement… ravissant… Cabat ou Dupré feraient de cela un délicieux tableau. »

Et, en effet, au printemps les bruyères incultes se couvrent de fleurs roses, au bord fangeux des marais se développent en gerbes les feuilles lancéolées des iris aux fleurs d’or, ou les tiges des grands roseaux à aigrettes brunes ; la mousse renaissante couvre de son velours et de ses reflets d’émeraude les tuiles et le chaume des toitures à demi effondrées ; les crevasses des masures en ruine disparaissent sous les plantes pariétaires, parmi lesquelles serpente le thyrse gracieux du liseron aux clochettes blanches et bleues. Enfin, les quelques grands chênes qui au nord abritent la métairie, sont d’une verdure luxuriante.

Alors, à la vue de ces masures réfléchies par l’eau stagnante du marais et enfouies au milieu des bruyères roses, des iris fleuris et des grands arbres verdoyants, l’optimiste crie au paysage ! à la fabrique… au pittoresque,… et il hausse les épaules de pitié, si on lui parle de l’horrible condition des gens condamnés à vivre dans un lieu qui, selon l’optimiste, ferait un si délicieux tableau.

Seulement, si l’optimiste amateur de couleur et de paysage prolongeait quelque peu son séjour dans ce site d’un effet si pittoresque, il s’apercevrait bientôt que l’ardeur du soleil faisant fermenter les masses de fumier humide qui encombrent la cour, il s’en exhale une odeur putride qui infecte l’habitation déjà privée d’air, pendant que la fange du marais, attiédie par les feux de la canicule, répand des miasmes délétères non moins funestes que les épais brouillards dont il est couvert durant l’automne et l’hiver.

Oui, car l’on ignore ou l’on oublie que si, grâce à l’inépuisable profusion de la nature, ces pauvres demeures où s’abrite la population agricole, sont, durant une courte saison, ornées au-dehors d’une humble et agreste parure, l’intérieur de ces masures et la condition de ceux qui les habitent, offrent en tout temps l’un des plus douloureux aspects qui puissent contrister le cœur.

Et nous disons que le sort, que la santé, que la vie de milliers de créatures de Dieu ne doit pas dépendre de la bonne ou mauvaise volonté, du bon, du mauvais cœur d’un seul homme, sous le prétexte qu’il est détenteur d’une partie du sol d’un pays.

Ainsi… M. Duriveau ou, après lui, son fils est propriétaire de deux ou de trois lieues de territoire. Par l’incurie, par l’ignorance, par l’égoïsme ou par l’avarice de cet homme, par sa faute enfin, cette partie du sol qu’il possède, et que de nombreuses familles de travailleurs habitent, est abandonnée à l’action homicide des eaux stagnantes qui, écoulées, utilisées par de grands travaux d’assainissement, pourraient fertiliser, féconder ce sol, qu’elles frappent de stérilité et qu’elles rendent mortel à ceux qui le cultivent à si grand’peine. M. Duriveau, non content de perpétuer ces foyers pestilentiels, force ses métayers à vivre dans les horribles demeures qu’il leur construit avec de la boue et du chaume aux endroits les plus malsains de sa terre, sombres et humides tanières où ces misérables prolétaires des champs deviennent forcément fiévreux et perclus, jusqu’à ce qu’une mort prématurée les décime[9].

Est-il une autorité, une loi quelconque qui puisse empêcher cet homme de rendre homicide ce qui devrait être salutaire, stérile ce qui devrait être fécond ? Non, cet homme dispose à sa guise d’une fraction du sol de la France.

Et pourtant, voyez l’anomalie étrange :… Qu’à la ville une maison quelque peu borgne ou boiteuse empiète d’un pied sur une rue large de trente ou quarante pieds, vite la loi s’émeut,… son cœur saigne, elle s’indigne, elle s’apitoie, elle s’exclame, et, au nom de l’utilité publique, elle crie haro sur le propriétaire. De gré ou de force, il est obligé de démolir sa maison. Ne choquait-elle pas la vue ? Ne gênait-elle pas quelque peu, dans un endroit donné, la circulation ? N’y avait-il pas là effrayante urgence ? énorme péril en la demeure ? Ne s’agissait-il pas de la rectitude de l’alignement ? de l’élargissement du trottoir ?

Aussi, de par l’autorité de la voirie, les prétendus droits imprescriptibles de la propriété sont lestement foulés aux pieds, et l’on oblige cet homme à démolir à l’instant sa maison,… maison paternelle peut-être,… maison où peut-être il a vu mourir sa mère.

Cette subordination de l’intérêt privé à l’intérêt de tous, part certes d’un principe admirable en soi, résumé par ces mots : — l’utilité publique (pour tous les bons esprits il y a une sainte révolution sociale dans l’intelligente et large et féconde extension de ce principe d’expropriation) : mais pourquoi limiter, au seul embellissement des villes, les conséquences de ce magnifique principe de fraternité ? Pourquoi la société, si radicalement, si légitimement agressive à la propriété, à l’individualisme, lorsque, en certaines circonstances données, la propriété, l’individualisme nuisent au bien-être commun, pourquoi la société reste-t-elle insouciante, désarmée, à l’endroit de questions tout autrement considérables que celles de l’alignement des rues, lorsqu’il s’agit enfin de la fertilisation, de la richesse du pays, et surtout de la vie… oui, de la vie du plus grand nombre de ses enfants ?

Au nom de l’humanité outragée, au nom de la divinité outragée, car c’est un sacrilège que d’user si indignement de ce que Dieu a créé pour la satisfaction de tous, certes, la société, aussi sévère envers M. Duriveau, grand propriétaire du sol, qu’envers celui dont la maison formait une impertinente saillie au milieu d’une rue, la société ne devrait-elle pas s’écrier :

— Au nom de l’utilité publique, assainissez vos terres, construisez des habitations humaines, et non des tanières pour les hommes laborieux qui seuls cultivent et mettent en valeur le sol dont vous êtes détenteur, arrachez ces malheureux, après tout, vos frères, vos semblables, à des maladies qui les énervent, qui les tuent ! et dont vous êtes responsable aux yeux de Dieu et des hommes, puisqu’il dépend de vous de détruire la cause de ces mortalités ! sinon la société vous exproprie, ainsi qu’elle le fait lorsqu’un propriétaire refuse de subir l’alignement ou de rebâtir une maison dont la ruine imminente menace la sûreté des passants.

En vain M. Duriveau dirait-il :

— Les fonds me manquent pour défricher ou pour assainir mes terres, pour bâtir des maisons saines et logeables au lieu de tanières de boue et de paille.

La société ne devrait-elle pas lui répondre :

— L’assainissement d’une partie du sol commun, sa mise en valeur, sa fertilisation, et, en outre, la santé, la vie de cinquante familles, ne doivent pas être forcément subordonnés aux fluctuations de votre caisse, à l’insuffisance de vos ressources ou à la dureté de votre cœur. Êtes-vous trop pauvre pour être si riche ? vendez vos terres… La société exigera de l’acquéreur les garanties que vous n’offrez pas. Les acquéreurs feront-ils défaut ? la société achètera ; la terre rend toujours, et certainement, et au double, les avances qu’on lui fait ; mais à la condition que ces produits… on pourra les attendre. Une fois propriétaire, la société assainira, cultivera, défrichera, bâtira dans l’intérêt de tous, et, conséquemment, d’elle-même, car elle appellera les travailleurs agricoles en association, en participation.

Et alors la communion aura remplacé l’égoïste et stérile individualité, et alors ces landes, naguère marécageuses, solitaires, presque stériles, où végétait une population misérable, maladive, se transformeront en un pays riant, fertile et peuplé de gens heureux, jouissant, de par les droits du travail et de l’intelligence, des biens que Dieu a créé pour tous.

Et béni soit Dieu, telle est la force des choses, que ces temps-là approchent… Fassent les hommes qui gouvernent les hommes, que l’émancipation des classes déshéritées s’effectue, ainsi qu’il est possible, sans secousse, sans violence, sans victimes, et à la satisfaction de tous les intérêts…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les gens de la métairie du Grand-Genevrier venaient de fermer la porte de l’étable où ils couchaient, lorsque Bruyère entra dans la cour de la ferme.




CHAPITRE X.


bruyère.


À peu de distance de la métairie, Bruyère venait de rencontrer les gens qui se rendaient auprès d’elle pour être conseillés, ainsi que disait la Robin ; voulant d’abord accomplir son devoir, la jeune fille avait prié ses rustiques clients de l’attendre quelques instants au dehors.

Lorsque Bruyère entra dans la cour de la métairie, le ciel crépusculaire, d’un sombre azur à son zénith où scintillaient déjà quelques étoiles, restait encore à l’occident d’une transparence lumineuse, dernier reflet du soleil couché, qui donne un charme si mélancolique aux belles soirées d’automne ; sur ce fond d’un pourpre pâle se dessina la figure de Bruyère ; de très-petite stature, mais parfaitement proportionnée, elle portait un sarreau à manches demi-longues, en grosse étoffe de laine blanchâtre largement rayée de brun, serré à la taille par une flexible ceinture de joncs fins comme de la soie, tressée par Bruyère avec une adresse merveilleuse. Grâce à son ampleur et à l’épaisseur de son tissu, le vêtement de la jeune fille, montant jusqu’à la naissance du cou et descendant à mi-jambe, se drapait en plis d’une simplicité gracieuse ; son peu de longueur l’empêchait d’être jamais souillé de la fange des marais ; ses larges manches, ne descendant pas plus bas que le coude, laissaient voir les bras ronds et légèrement hâlés de la jeune fille ; ses pieds enfantins chaussaient de petits sabots creusés dans le bouleau et noircis au feu ; l’eau d’un ruisseau liquide où Bruyère venait de faire son ablution du soir, leur avait donné son lustre d’ébène. Forcée par la pauvreté d’aller jambes nues, Bruyère, avec l’industrieuse adresse du sauvage, s’était façonné aussi en jonc des espèces de bottines qui montaient au-dessous du genou et s’arrêtaient au cou-de-pied préservé par le sabot ; rien de plus joli, de plus net que ce tissu souple et luisant, serrant étroitement le contour arrondi d’une jambe charmante, ainsi garantie de la rougeur et des gerçures presque toujours causées par le contact de la fange.

Par une habitude singulière, malgré le froid, malgré la pluie, malgré l’ardeur caniculaire, la jeune fille ne portait jamais rien sur sa tête nue ; quelques fois seulement, lors de la floraison des bruyères, elle attachait quelques-unes de leurs flexibles branches dans sa coiffure, sans doute en glorification du nom dont on l’avait baptisée, en la trouvant, toute petite, abandonnée dans les landes et couchée au milieu d’une touffe de bruyères roses. (Depuis, le même mystère enveloppait toujours sa naissance.) Ses cheveux châtains, très-abondants, naturellement ondés et séparés en bandeaux, étaient d’une nuance si harmonieuse qu’elle se fondait, dans l’ombre légère projetée sur le front par l’épaisseur de la chevelure, où tremblaient alors quelques brindilles de bruyère rose. De fins sourcils, bruns comme les cils démesurément longs et frisés, qui frangeaient ses paupières, surmontaient les yeux de Bruyère ; ces yeux très-grands étaient d’une couleur bizarre : vert de mer ; selon l’impression du moment, ils devenaient tantôt clairs, brillants comme l’aigue-marine, tantôt d’un vert sombre et limpide, comme celui des flots, toujours transparents malgré leur profondeur. Cette couleur singulière et changeante donnait quelque chose d’extraordinaire au regard de Bruyère, regard déjà singulièrement pensif, et souvent aussi d’une mobilité, d’un éclat extrême.

Ces traits étaient encore remarquables par leur fini précieux, car il régnait une merveilleuse harmonie dans l’ensemble de cette charmante et mignonne créature. Sa beauté rare, rendue un peu étrange par un accoutrement original, sa grâce sauvage, son incroyable adresse pour mille petits ouvrages qu’elle inventait ; son intelligence, étonnamment vive et pénétrante à divers endroits, la surprenante et affectueuse obéissance des animaux dont elle prenait soin, l’espèce de divination ou plutôt de prévision presque immanquable dont elle paraissait douée à propos des choses rurales ; toutes ces excentricités innocentes faisaient passer Bruyère, aux yeux des naïfs habitants de ce pays désert, pour une créature charmée, c’est-à-dire, soumise à l’influence d’un sort jeté sur elle lors de sa naissance ; mais au rebours du commun des habitudes superstitieuses, loin d’inspirer la crainte ou l’éloignement, Bruyère inspirait au contraire des sentiments de vive reconnaissance ou de sympathie sincère, car l’influence, quelque peu surnaturelle, qu’on lui accordait, ne se manifestait jamais que par des services rendus ; la pauvre petite gardeuse de dindons trouvait moyen, dans son infime position, d’être serviable à beaucoup et avenante à tous.

À son entrée dans la cour de la métairie, Bruyère était, non suivie, non précédée, mais entourée de son nombreux troupeau, au plumage noir et lustré, à la tête écarlate. Deux coqs-d’Inde énormes, portant orgueilleusement leur crête et leur jabot d’un pourpre éclatant, nuancé d’un vif azur, se rengorgeaient d’un air formidable, faisant comme on dit la roue, hérissant leur plumage et arrondissant leur queue, magnifique éventail d’ébène glacé de vert sombre. Tous deux ne quittaient pas d’une minute, l’un la droite, l’autre la gauche de Bruyère ; tantôt ils la regardaient de leur œil rouge et hardi, tantôt ils gloussaient d’une voix si triomphante, si insolente, si provocante, qu’ils semblaient défier, bêtes ou gens, de s’approcher, malgré eux, de leur conductrice.

À la vue de ces deux monstrueux oiseaux, de trois pieds de hauteur, de cinq pieds d’envergure, à l’aile vigoureuse, au bec acéré, aux éperons aigus, on concevait assez que M. Beaucadet, malgré sa vaillance, devait avoir été quelque peu embarrassé de se défendre à coups de fourreau de sabre contre de si rudes assaillants.

À un signe de Bruyère tout ce volatile s’arrêta en gloussant de joie devant la porte d’un perchoir, dont la jeune fille ouvrit seulement l’étroit guichet, afin de pouvoir compter son troupeau ; il passa ainsi un à un devant elle, par rang de taille, les plus jeunes d’abord, le tout sans se presser, avec une discipline admirable, pendant que les deux gros coqs-d’Inde qui, par leur âge, par leur dévoûment, jouissaient de quelques privilèges, laissaient majestueusement défiler leurs compagnons devant eux, hâtant même de quelques coups de bec fort équitablement répartis la lenteur des retardataires ou des flâneurs. Lorsque le troupeau eut gagné son gîte, moins ces deux importants personnages. Bruyère ouvrit la porte du perchoir. Quoique à ce moment la figure de la jeune fille fût empreinte d’une mélancolie profonde, un doux sourire de satisfaction effleura ses lèvres à l’aspect de l’ordre réellement surprenant qui régnait dans le hangar, la gent emplumée y était déjà symétriquement étagée par rang de taille ; les plus petits du troupeau, entrant les premiers, allaient, selon l’habitude que leur avait donnée Bruyère, se percher au plus haut de trois perches de bois rustiques disposées en retraite, les unes au-dessus des autres. L’instinct observateur et l’intelligence de la jeune fille devinant l’inconcevable éducabilité dont sont doués tous les animaux, elle avait, dans son humble sphère, à force de patience et de douceur, accompli des prodiges.

Tout au faite du hangar, et dominant le perchoir, était, si cela se peut dire, le nid de la jeune fille.

Toute petite, Bruyère, par un sentiment de pudeur précoce et de dignité de soi, un des traits les plus saillants de son caractère, avait invinciblement répugné à partager la litière commune où, dans cette métairie comme dans toutes les autres, filles et garçons de ferme couchent pêle-mêle au fond de quelque écurie, sans distinction d’âge ou de sexe ; Bruyère avait obtenu du métayer la permission de se construire, au-dessus du perchoir, et attenant à la charpente, comme un nid d’hirondelles, un petit réduit auquel elle arrivait en grimpant les degrés du perchoir avec l’agilité d’un chat. L’enfant trouvait du moins dans cette espèce de nid, tapissé de mousse et de fougères bien sèches, mêlées d’herbes aromatiques, un coucher sain et l’isolement convenable à son âge et à son sexe. Bientôt aussi elle eut dans son troupeau des gardiens vigilants, car la burlesque aventure de Beaucadet n’avait pas été la seule de ce genre. L’année précédente, un garçon de ferme, dans l’audace de son brutal amour, ayant voulu pénétrer la nuit dans le réduit de Bruyère, la gent emplumée poussa de tels gloussements, s’abattit de tous les coins du perchoir avec une telle furie sur le téméraire amoureux, qu’il se hâta de fuir, étourdi par ce vacarme, effrayé par ces attaques imprévues.

Bruyère, sa tâche de chaque soir accomplie, ferma la porte du perchoir, plaça soigneusement dans un coin un petit panier recouvert de feuilles fraîches qu’elle tenait à la main, et sortit de la cour de la ferme afin de donner audience aux personnes qui venaient la consulter ; celles-ci l’attendaient au-dehors des bâtiments, assises sur un tronc d’arbre renversé, non loin de l’énorme genevrier qui donnait son nom à la métairie.

Que l’on ne s’étonne pas d’entendre l’humble gardeuse de dindons parler, dans l’entretien suivant, un langage témoignant une certaine éducation, une rare élévation d’esprit, et révélant des connaissances non-seulement variées, mais surtout admirablement applicables à propos des choses rurales ; l’esprit le plus pénétrant, les dispositions les plus heureuses n’auraient jamais doué une enfant de son âge de ce savoir pratique que peut seule donner la longue habitude des travaux agrestes et l’opiniâtre étude des lois et des phénomènes de la nature ; car l’intelligente observation du passé sert presque infailliblement à prévoir l’avenir.

Sans aucun doute, Bruyère s’était assimilé avec un rare bonheur les enseignements et les fruits d’une expérience autre que la sienne.

Ainsi s’explique ce qu’il y avait d’extraordinaire dans le savoir de Bruyère, dans la sûreté de ses prévisions, dans la naïve sagesse de ses conseils. Quant aux gens simples et ignorants dont Bruyère était devenue l’oracle, ils devaient voir et voyaient en elle une créature quelque peu surnaturelle ou charmée, ainsi qu’ils disaient.

Deux hommes, l’un d’un âge mûr, l’autre, vieillard à cheveux blancs, une femme jeune encore, tenant sur ses genoux un enfant de cinq ou six ans, tels étaient les nouveaux clients de Bruyère, tous d’ailleurs misérablement vêtus.

— Que voulez-vous de moi, ma chère dame ? — demanda Bruyère d’une voix affectueuse et douce, à la femme qui tenait un enfant sur ses genoux.

À cette question le vieillard et l’homme d’un âge mûr s’éloignèrent de quelques pas de leur compagne, par un louable sentiment de discrétion.

— Hélas ! mon Dieu, ma chère fille, — répondit tristement la femme, — je suis de Saint-Aubin ; on dit dans le Val que vous savez des paroles contre les maladies, et je viens vous demander de parler contre la maladie de mon pauvre petit que voilà.

Et elle montra son enfant couvert de haillons ; il était pâle et d’une effrayante maigreur ; ses yeux bouffis s’appesantissaient sous une somnolence invincible.

Bruyère secoua tristement la tête.

— On vous a trompée, ma chère dame… je ne sais pas de paroles contre les maladies des enfants…

— On dit pourtant dans le Val qu’au printemps passé vous avez parlé contre la maladie de toute une bergerée d’aigneaux, et que presque tous ont réchappé ;… faites pour ce petit enfant malade ce que vous avez fait pour les aigneaux, ma bonne chère fille, — dit naïvement la pauvre femme d’une voix suppliante. — Je vas vous conter comme c’est venu. Ce petit a toujours été, voyez-vous, plus chétif que ses deux aînés ;… mais enfin il se traînait… L’hiver, comme vous savez, a été bien dur… À l’automne mon pauvre homme avait pris les fièvres en arrachant des souches dans un terrain submergé ; ces fièvres, ça lui a coupé bras et jambes ; il est journalier ; pourtant il allait comme il pouvait… Mais notre met (huche) restait vide le plus souvent, sans quelques pannerées de pommes de terre germées qu’un bon voisin nous a donnés, nous mourions tout-à-fait de faim, et puis la dernière grand’foudre (ouragan) de février a emporté presque tout le chaume de notre toit ; il ne tenait plus quasi à rien ; mon pauvre homme est venu dans les bois de ce côté-ci du Val, couper des genêts pour recouvrir un peu notre toit, et du graine-épi[10] pour nous chauffer ; mais les gardes à M. le comte ont défendu à mon homme de rien ramasser… Dam, alors, il a plu chez nous autant que dehors, et la nuit surtout, c’était froid,… froid comme gelée ; depuis ce temps-là, mon pauvre petit a pâli, a toussé, tremblé,… et puis enfin fondu comme vous le voyez, — dit la femme en pleurant. — Ah ! ma bonne chère fille,… je n’espère plus qu’en vous,… vous pouvez ce que vous voulez… C’est rien,… quelques paroles à dire. Délivrez-le donc de son mal, s’il vous plaît, comme vous en avez délivré les aigneaux.

Plusieurs fois, durant cette naïve et triste consultation, Bruyère avait été sur le point d’interrompre la pauvre femme, mais elle ne s’en était pas senti le courage ; après avoir attentivement regardé l’enfant, et pris ses deux petites mains livides et froides dans la sienne, elle dit à sa mère en soupirant :

— Aux agneaux, voyez-vous… il ne manquait ni le lait de leur mère pour les nourrir, ni sa toison pour leur tenir chaud ; leur seul mal était d’être enfermés jour et nuit dans une bergerie basse, sans air, remplie de fumier… là-dedans, les agneaux étouffaient ; beaucoup mouraient[11]. Au métayer j’ai dit : Pour vos agneaux de printemps, grand air, verdure et soleil… la nuit étable ouverte et fraîche ; les agneaux respireront un air pur ; sous le flanc de leur mère, ils n’auront jamais froid ; les petits chevreuils des forêts naissent, grandissent et deviennent robustes, sans autre abri que le sein de leur mère et la Tallée de chêne où elles les a mis bas… Mais les petits du pauvre, — ajouta Bruyère les yeux remplis de larmes, — mais les petits du pauvre sont plus à plaindre que les petits de la brebis de l’étable ou de la chevrette des forêts, leur mère ne peut les réchauffer sur son sein glacé… et quand son lait se tarit, ils ne trouvent pas, eux, leur nourriture dans la plaine ou dans le bois. Votre enfant a souffert du froid, de la faim… chère et pauvre mère ; son mal vient de là… et contre ce mal, hélas !… je n’ai pas de paroles.

— Il faut donc qu’il meure, ma chère fille, puisque vous n’avez pas de paroles contre son mal, dit la mère en sanglotant.

— Un médecin… l’a-t-il vu ?

— Il n’en vient jamais chez nous… c’est trop loin, et puis, est-ce que nous pourrions jamais le payer ?… ni les drogues non plus… c’est pas le malheureux monde comme nous qui peut voir des médecins.

Bruyère regarda l’enfant avec un silencieux attendrissement ; son cœur souffrait à la pensée de renvoyer cette pauvre mère sans un mot d’espérance.

— Et pourtant… il faudrait si peu de chose, peut-être, pour sauver la chère petite créature, — reprit Bruyère d’un air pensif : — un vêtement bien chaud… un lit bien sec… et chaque jour du lait pur et tiède…

— Bonsoir, petite Bruyère, — dit soudain une grosse voix joyeuse.

La jeune fille releva la tête, et vit venir à elle, les mains tendues, la figure rayonnante, un grand homme maigre et basané, portant large chapeau rond sologneau, blouse blanche et guêtres blanches.

— Que le bon Dieu vous garde, — ajouta-t-il en s’approchant de Bruyère, — et qu’il vous garde long-temps pour les bonnes gens, car m’est avis que vous êtes un petit (un peu) cousine avec le bon Dieu ; quand vous le voulez, il n’y a pas de malheur qui tienne.

— Qu’y a-t-il de nouveau, maître Chouart ? — demanda Bruyère.

— Ce qu’il y a de nouveau ? de ce soir… ma récolte est engrangée, mon froment battu… Je comptais sur une centaine de setiers de grain, c’était déjà superbe, j’en ai cent vingt-deux… Voilà de vos charmes… et…

Bruyère, un moment pensive, interrompit vivement l’homme au grand chapeau.

— Vous êtes content de votre récolte, maître Chouart ?

— Si j’en suis content ? à chaque boisselée de plus que je mesurais, je disais tout bas : — Merci, petite Bruyère… merci, petite Bruyère… comme si j’avais prié le bon Dieu, même que…

Bruyère l’interrompit encore.

— Puisque vous êtes content, maître Chouart, il faut me rendre contente aussi…

— Je venais pour ça ; et comme on dit que vous ne voulez jamais d’argent pour avoir dit des paroles… je…

Nouvelle interruption de Bruyère, qui reprit en montrant à l’homme au grand chapeau la pauvre femme dont le regard suppliant semblait dire à la jeune fille : — Vous qui pouvez tant… sauvez donc mon enfant.

— Voilà une digne femme du Val… son petit enfant est bien malade… il serait, j’en suis sûre, sauvé, s’il avait un petit lit bien chaud, un bon vêtement, et, pendant un mois ou deux, un peu de lait chaque jour… Eh bien ! je vous en prie, maître Chouart, donnez à sa mère une brassée de la dernière laine de vos brebis, dans un demi-sac de toile… voilà le matelas… Votre ménagère trouvera bien, dans l’armoire, une jupe de futaine dont on en fera deux pour l’enfant… voilà le vêtement. Chaque jour vous mettrez un pot de lait de côté pour ce pauvre petit… sa mère ira le chercher à votre maison… Faites cela, maître Chouart, — ajouta Bruyère d’une voix douce et pénétrante, — faites cela… et c’est moi qui vous devrai…

Oui… bien, — je ferai cela pour cette brave femme, — s’écria l’homme au grand chapeau, — et je le ferai de bon cœur… mais pour vous ? petite Bruyère, mais pour vous ?

— Un jour je vous ferai dire ce que je veux… par quelque autre pauvre femme, — dit Bruyère avec un sourire mélancolique.

— Ah ! j’entends… — dit maître Chouart d’un air fin, — vous… c’est les autres… Ah ! l’on a bien raison, petite Bruyère ! Petite Bruyère ! vous êtes charmée !

— Ah ! ma chère fille, — dit la mère, en prenant les mains de Bruyère, qu’elle baisa deux fois avec reconnaissance, comme on fait bien de venir à vous ! Mon enfant est à demi sauvé… Mais, — ajouta-t-elle timidement et avec hésitation, — ce n’est pas tout, si vous vouliez dire seulement quelques paroles contre sa maladie… mon pauvre enfant serait sauvé tout-à-fait…

Bruyère crut, avec beaucoup de sens, que ses conseils doubleraient d’autorité et seraient encore plus scrupuleusement suivis s’ils étaient accompagnés de quelque mystérieuse particularité ; aussi, semblant réfléchir à la demande de la mère, la jeune fille détacha lentement une des branches de bruyère qui ornaient ses cheveux bruns, l’approcha de ses lèvres vermeilles qui paraissaient murmurer de mystérieuses paroles, puis, d’un air solennel qui contrastait avec sa petite taille et sa figure enfantine, elle tendit à la pauvre femmelette la brindille verte et rose, et lui dit :

— Prenez cette branche de bruyère…

— Merci, ma chère fille… — dit la pauvre femme en prenant le léger rameau avec une sorte de circonspection respectueuse.

— Dès que vous aurez le matelas que maître Chouart vous donnera pour votre enfant, — poursuivit la jeune fille, — vous couperez ce petit rameau de bruyère en sept morceaux… ni plus, ni moins… c’est important.

— En sept morceaux ? — répéta la femme en écoutant la jeune fille avec un profond recueillement.

— Mais, pour la couper, vous attendrez le coucher du soleil, — ajouta Bruyère, en portant son index à ses lèvres, pour donner, par ce geste, plus de poids encore à sa recommandation.

— Oh ! bien sûr, j’attendrai le coucher du soleil, — reprit la mère.

— Alors, — poursuivit la magicienne, — vous mettrez dans la laine du matelas les sept brins de bruyère, et vous le recoudrez.

— Et à quel endroit du matelas faudra-t-il les mettre, ma chère fille ?

— Trois brins à un bout, quatre brins à l’autre.

— Trois brins à un bout, quatre à l’autre, — répéta la femme, toujours avec le même respectueux recueillement,

— Seulement vous mettrez un peu plus de laine du côté où sont les quatre morceaux, et de ce côté-là s’appuiera la tête de votre enfant.

— Je ne l’oublierai pas… ma chère fille.

— Mais faites bien attention, — ajouta Bruyère d’un air grave, — pour que les brins de rameau gardent l’effet des paroles, il faut que, tous les quinze jours… vous décousiez le matelas, que vous laviez bien sa toile, au lever du soleil.

— Bon ! ma chère fille.

— Et qu’ensuite vous mettiez la laine au grand air pendant sept heures.

— Tous les quinze jours… pendant sept heures… oui, ma chère fille, je n’y manquerai pas non plus.

— Et, dans un mois, vous viendrez me revoir, — ajouta majestueusement Bruyère.

— Oh ! je viendrai… je viendrai… et ça sera pour vous dire que mon enfant est sauvé, — répondit la femme en serrant son fils contre son sein avec un transport d’espérance.

Cet entretien semi-cabalistique semblait frapper maître Chouart d’une admiration profonde mêlée d’une innocente jalousie, car les avis excellents qu’il avait reçus de Bruyère n’avaient pas été entourés de ces belles formules magiques ; il allait sans doute en exprimer ses regrets à la petite magicienne, lorsque les deux autres clients, le vieillard et l’homme d’un âge mûr, s’approchèrent à leur tour.




CHAPITRE XI.


les conseils.


Le plus âgé des deux nouveaux clients de Bruyère paraissait triste. Son fils, homme de quarante ans environ, qui l’accompagnait, semblait aussi grandement soucieux. La pauvre femme les laissa tout seuls avec Bruyère, dont elle s’éloigna quelque peu, ainsi que maître Chouart, l’heureux métayer, possesseur d’une si belle récolte, grâce aux bons avis de la jeune fille.

— Que voulez-vous de moi, mon bon père ? — demanda celle-ci au vieillard d’une voix affectueuse et douce.

— Ma chère petite sainte, — s’écria le vieillard, tâchant d’exprimer par cette appellation l’espèce de respect et de confiance que lui inspirait le renom de Bruyère ; — ma chère petite sainte, je viens pour que vous disiez des paroles contre notre terre de labour de l’autre côté du Val. C’est lassant, à la fin… Depuis tantôt dix ans que j’en ai hérité d’un mien oncle, la récolte va s’amoindrissant, que c’est pitié ; on croirait qu’une année empire l’autre… les dernières étaient déjà bien mauvaises ; l’autre et celle-ci sont encore plus méchantes… Sur vingt arpents de froment,… qu’est-ce que j’ai récolté ? à peine cinquante setiers. Quelle moisson !… des demi-épis… et si clairs et si chétifs… Autant dire que ça m’aura produit semence pour semence… Ah ! maudite sois-tu, terre ingrate ! — s’écria le vieillard en frappant du pied avec désespoir.

— Oh ! le père a bien raison, — dit le fils, — tout va de mal en pis. Maudite soit la terre si ingrate au pauvre laboureur !… Maudite soit la terre si maligne et si revêche !

En entendant ces imprécations contre le mauvais vouloir de la terre, le charmant visage de Bruyère prit soudain une expression de tristesse et d’affliction, comme si elle avait entendu outrager injustement quelqu’un qui lui eût été cher et sacré. S’adressant au vieillard avec un accent de doux reproche, mêlé d’une certaine exaltation, qui donna à sa beauté un rare caractère d’élévation, elle dit :

— Oh ! respectez, aimez, bénissez la terre du bon Dieu ! mère généreuse, infatigable ; pour un grain ne rend-elle pas dix épis ? pour une glandée une forêt de chênes ? Toujours ouvert, son sein est prêt à tout féconder, depuis la graine que le vent sème, depuis le noyau du fruit tombant du bec des oiseaux, jusqu’à la semence que vous répandez dans vos sillons. Oh ! non, non, jamais la terre n’est ingrate ; si, à la longue, elle s’appauvrit, elle s’épuise, la pauvre nourricière ! c’est qu’en mère prodigue, toujours elle a donné au-dessus de ses forces, parce que toujours on lui a demandé sans trêve ni repos… Oh ! terre ! terre sainte et bénie ! quand selon la loi du bon Dieu te couvriras-tu partout et sans peine de bois, de moissons et de fleurs ? quand verras-tu tous tes laborieux enfants vivre dans l’abondance et dans l’allégresse !!

Il est impossible de rendre l’attitude, la physionomie de Bruyère en prononçant ces paroles ; ses grands yeux vert de mer, levés vers le ciel, brillaient aussi vifs que les étoiles qui commençaient à poindre au zénith… Les dernières lueurs rosées du crépuscule jetaient de mystérieux reflets sur la ravissante figure de la jeune fille, radieuse de foi, d’espérance dans la paternelle bonté du Créateur…

La femme et son enfant, le vieillard et son fils, ainsi que l’autre métayer, écoutaient Bruyère en silence, et la contemplaient avec une admiration respectueuse. Pour ces gens simples et ignorants ce langage, quelque peu poétique, qu’ils venaient d’entendre, était une sorte d’évocation magique qui augmentait encore le prestige dont était entourée la jeune fille.

Celle-ci, après avoir cédé à un moment d’entraînement involontaire, sentit qu’il était besoin de substituer des faits à des paroles, et, après un moment de silence, s’adressant au vieillard :

— Non, non, je vous le dis, mon bon père, la terre jamais ne refuse ses dons, à moins qu’elle n’ait trop long-temps et trop donné.

— Trop donné ! — s’écria le vieillard avec amertume et colère, — trop donné ! la misérable ! Depuis dix ans, qu’est-ce donc que je lui ai demandé ? Bon an mal an, sa récolte de froment ? Si elle a été prodigue,… ce n’est guère que la première fois,… mais après,… d’année en année, elle a été de plus en plus avare… Aussi, peut-être qu’en me donnant des paroles contre cette maudite, chère petite sainte… le mal changera en bien, car je n’espère plus qu’en vous.

— Écoutez, bon père, — reprit doucement Bruyère, — après tout un jour de travail sans relâche, que faut-il pour réparer vos forces épuisées ? Nourriture et repos, n’est-ce pas ?

— C’est bien le moins, chère petite sainte.

— Oui, c’est bien le moins et c’est justice,… bon père,… mais cette pauvre terre… que vous maudissez, lui avez-vous donné, après chaque récolte, nourriture et repos, c’est-à-dire hivernage et engrais ?

— Engrais ?… un petit (un peu)… hivernage ?… jamais… il ne manquerait plus que cela, — s’écria le vieillard, — si peu qu’elle donne, la mauvaise !! du moins elle donne,… vaut encore mieux ce peu que rien…

— Oui, bon père, peu vaut mieux que rien, mais beaucoup ne vaudrait-il pas mieux que peu ?… Et elle vous donnerait beaucoup, la généreuse mère, si elle avait nourriture et repos suffisant,… et encore, repos absolu ? Non, car le bon Dieu est si bon qu’il a voulu que, pour la terre, changement de culture valût repos…

— Comment cela, chère petite sainte ? — dit le vieillard de plus en plus surpris.

— Depuis dix ans, vous ne donnez à cette pauvre terre qu’un tout petit de nourriture, et vous lui demandez du grain, et puis du grain, et encore et toujours du grain… rien que du grain… Que voulez-vous, bon père ?… à la fin la nourricière souffre, s’épuise, et ne peut plus produire.

Le vieillard et son fils se regardèrent indécis et étonnés, ils étaient de ces laboureurs qui suivent aveuglément les coutumes d’une routine ignorante, fument rarement et à peine, et n’ont aucune idée des cultures intelligemment alternées et variées, d’une action si puissante sur la production.

— Au lieu d’épuiser la terre en lui demandant toujours la même chose, — reprit Bruyère, — suivez mon conseil, bon père, et bientôt vous remplirez votre grange et votre bourse.

— Hélas ! chère petite sainte, faites, vous qui pouvez tout !

— Vous avez, n’est-ce pas ? quarante arpents de terre ; dans ces quarante arpents, il y en a de bonne, il y en a de moins bonne, il y en a de mauvaise ?

— J’ai huit arpents qui, dans le peu qu’ils donnent, rendent, à eux seuls,… autant que les trente-deux autres, — répondit le vieillard.

— Eh bien ! si vous donniez, à ces huit arpents, toute la nourriture que vous donnez aux quarante ?

— Oh ! si maigre qu’elle soit, avec ça ils seraient fumés… fumés comme de la terre à maraîchers.

— Et alors, bon père, en une année, ces huit arpents-là, en vous coûtant bien moins de frais, bien moins de peine, vous rapporteraient quatre fois plus que vos quarante arpents ne vous rapportent à cette heure, surtout si, après leur avoir demandé une année du froment, vous leur demandiez l’année d’ensuite des pommes de terre,… l’autre année un seigle,… l’autre année un trèfle, et après le trèfle un nouveau froment ;… allant toujours ainsi d’une culture à l’autre en alternant,… car, vous voyez, bon père, ce qui épuise la pauvre nourricière,… ce n’est pas de toujours produire… Elle ne demande qu’à donner,… ce qui l’épuise, c’est de toujours produire la même chose ; vous n’employez ainsi qu’une de ses fécondités,… et elle en a mille. Croyez-moi donc, votre grange sera pleine avec huit arpents bien cultivés ; elle sera presque vide avec quarante arpents mal cultivés.

— Et mes autres trente-deux arpents ? — dit le vieillard d’un air pensif.

— Les moins mauvais,… mettez-les en sainfoins, vous y nourrirez quelque bétail, le bétail vous donnera l’engrais, et sans l’engrais pas de grain.

— Et ma plus mauvaise terre ?

— Semez-y des sapins… cet arbre de notre pauvre Sologne… c’est l’arbre du bon Dieu ; son bois sert à bâtir les maisons, sa feuille chauffe le four, sa pomme flambe au foyer, sa sève coule en résine ; les pires terres sont bonnes pour lui, il croît sans soins ni peines, et, à six ans, il rapporte déjà par son dépressage.

Ces conseils si simples mais si sages, basés qu’ils étaient sur l’étude et sur l’expérimentation des diverses aptitudes du sol, étaient trop clairs, trop logiques, trop pratiques surtout, pour ne pas frapper vivement l’esprit du vieillard ; mais la coutume, cette terrible fatalité des mœurs agricoles, luttait violemment contre les bons instincts du vieillard, qui lui disaient de se rendre aux avis de Bruyère ; celle-ci, devinant la cause de cette hésitation, appela maître Chouart et lui dit :

— Maître Chouan ! l’an passé… quel conseil vous ai-je donné ?

— Ah ! chère fille ! — s’écria le métayer, — un conseil charmé ! c’est le cas de le dire ! Je cultivais beaucoup de terre, à grand frais et mal ; vous m’avez dit : cultivez peu et bien. Cette année j’ai deux fois moins de frais et quatre fois plus de récolte ; mais voilà le plus fort : je manquais de fumier… et, l’engrais, comme vous dites, c’est le pain de la terre ; je manquais donc de fumier, et je n’avais pas de quoi en acheter, car cela m’aurait coûté peut-être 70 francs par arpent… Qu’est-ce que vous me dites de votre jolie petite voix douce ? « En août, semez un carabin[12], maître Chouart, il sera fleuri en octobre, enfouissez-le en fleurs, tiges, feuilles et tout, il n’y a pas d’engrais meilleur et moins cher, faites ensuite vos semailles sur la terre ainsi nourrie, et vous verrez la belle récolte ! » Je vous ai écouté, j’ai enfoui mon carabin en fleur, ça ne m’a presque rien coûté, j’ai fait ensuite mes semailles, et au printemps mon froment taillait dru et serré comme un pré… je viens d’engranger et de battre… j’ai plus de dix setiers à l’arpent… je vous dis que c’est pire qu’en Beauce !

— Dix setiers à l’arpent ! — s’écria le vieillard avec un mélange de doute et d’admiration.

À cet instant Bruyère aperçut le petit vacher qui, sortant de la métairie, accourait vers elle.

— Le père Jacques vous appelle… vous appelle que c’est pitié, — dit l’enfant à la jeune fille, — nous ne pouvons dormir dans l’étable, tant il gémit !

— Cours lui dire que je viens, — répondit Bruyère dont le visage s’attrista soudain ; puis s’adressant au vieillard, elle dit :

— Mon bon père, maître Chouart vous dira ce qu’il a fait… sa bonne expérience vous encouragera, suivez mes conseils… vous vous en trouverez bien et vous ne viendrez plus me demander de dire des paroles contre la terre nourricière… Mais je vais vous en parler qui peuvent changer votre terre épuisée en terre féconde ; ces paroles, les voici, bon père, retenez-les :

Cultivez peu… cultivez bien.

Année nouvelle, culture nouvelle.

À fréquent engrais, terre fertile.

Semez des prés… semez des prés

Sans pré, pas de bétail.

Sans bétail, pas d’engrais.

Sans engrais, pas de grain.

— Pratiquez ces préceptes, bon père, — ajouta Bruyère d’une voix douce et pénétrée, — vous ne maudirez plus… vous bénirez la terre du bon Dieu…

Après avoir dit ces mots, Bruyère alla baiser au front le petit enfant endormi dans les bras de sa mère, serra cordialement de sa petite main la main calleuse de maître Chouart, fit au vieillard un geste d’adieu rempli de grâce et de respect ; puis regagnant rapidement la métairie… elle disparut légère et charmante comme une fée…




CHAPITRE XII.


le père jacques.


Avant d’entrer dans l’écurie abandonnée, du fond de laquelle le père Jacques l’appelait en gémissant, Bruyère prit, où elle l’avait déposé, le petit panier qu’elle rapportait des champs au moment où ses clients étaient venus à sa rencontre ; ce panier contenait de superbes mûres sauvages d’un rouge violet ; quelques gouttelettes de leur suc avaient teinté de pourpre les fraîches feuilles de vigne folle qui garnissaient intérieurement le panier.

Bruyère, se glissant par l’une des larges et nombreuses crevasses qui lézardaient les murailles, entra dans l’écurie.

La lune se levait ronde et éclatante ; un de ses rayons traversant le toit effondré éclairait faiblement l’extrémité de ce hangar en ruine.

Là s’arrêta Bruyère, car de cet endroit partaient de temps à autre les douloureux gémissements qui, plusieurs fois, avaient attiré l’attention des gens de la ferme, durant leur repas. La jeune fille attachait tristement ses yeux sur un tableau peu nouveau pour elle, mais qui pourtant la navrait toujours d’une douleur nouvelle.

Une litière de paille de seigle jonchait le sol humide à peine défendu de la pluie et de la neige par quelques bottes de genêt, placées sur des perches, remplaçant à cet endroit la toiture dont la charpente, à jour et rompue, se dessinait en noir sur la transparence bleuâtre du firmament où la lune resplendissait alors.

Sur cette litière sordide, infecte, plus sordide et plus infecte que celle des animaux de labour, s’agitait faiblement une forme humaine, à demi enveloppée de quelques lambeaux de couverture : c’était ce que la vieillesse, la misère, et d’incurables infirmités pouvaient offrir de plus horrible, de plus contristant.

Que l’on se figure un vieillard de quatre-vingts ans, perclus d’une si étrange, d’une si effrayante façon, que l’on aurait dit qu’une puissance impitoyable, le frappant de paralysie subite au moment où, le front baissé vers un sillon, il le fouillait péniblement, avait voulu condamner ce malheureux à rester à jamais le corps et la face inclinés vers la terre.

Et ce n’était pas une puissance surhumaine, mais la simple volonté de l’homme exploitant l’homme qui avait réduit cette créature de Dieu à une si effrayante déformation.

Et ce n’était pas là un de ces phénomènes aussi rares que désolants, çà et là enregistrés par la science, qui n’a que trop souvent rencontré dans les champs des vieillards, hommes ou femmes, se traînant à l’aide d’un bâton, littéralement pliés en deux, de sorte que leur torse penché en avant formait un angle presque droit avec leurs membres inférieurs, et paraissait soudé dans cette position. Rien de plus fréquent que ces déviations de la taille chez des êtres voués à un travail incessant et au-dessus de leurs forces… Ces corps, déjà faibles et affaiblis chaque jour par une nourriture insuffisante, perdant tout ressort, toute énergie, gardent peu à peu le pli, la position qui leur est la plus habituelle ; incessamment courbés vers la terre, leurs articulations se rouillent, leurs membres débiles, exposés au froid, à l’humidité, deviennent perclus ; l’âge arrive, et un jour ces malheureux augmentent le nombre des martyrs du travail.

Certes, on lirait dans une légende qu’un Dieu vengeur, voulant punir un meurtrier, l’a frappé d’immobilité alors que, penché vers sa victime, le poignard levé, il s’apprêtait à l’égorger… et que, ce Dieu, pour donner aux hommes un exemple terrible, a dit à l’assassin :

— Tu vivras,… mais ton corps maudit conservera toujours la position qu’il avait au moment où tu allais frapper ta victime…

Quoique bizarre, cette légende ne manquerait pas de moralité.

Mais quand on songe aux cruels paradoxes de certains oisifs et heureux du monde, renforcés de faux prêtres et de savants économistes qui légitiment les plus impitoyables égoïsmes en proclamant de par la volonté divine que l’homme est à jamais voué, sur cette terre, aux larmes, à la misère, à la désolation ; l’on ne s’étonnerait pas d’entendre quelqu’un de ces religieux croyants à la fatalité du mal, s’écrier, à propos d’une pareille légende :

— Prolétaires des campagnes ! votre race maudite aura incessamment le front baissé vers cette terre aride que vous fécondez de vos sueurs ; c’est votre destinée ! notre Dieu vous condamne par notre bouche à un labeur, à une misère, à une souffrance éternelle ; et pour qu’il soit bien avéré aux yeux de tous que ce sort est fatalement le vôtre, grand nombre d’entre vous, frappés d’immobilité par la volonté divine, au moment où, accomplissant leur destinée, ils fouillaient péniblement le sillon, grand nombre d’entre vous resteront à jamais dans cette position pour être les vivants symboles du sort immuable de votre race maudite et déshéritée…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et si des paroles d’une telle barbarie ne sont pas prononcées, des faits plus barbares encore s’accomplissent chaque jour.

L’isolement, l’abandon, une fin misérable, une agonie souvent remplie de tortures après des années d’un écrasant labeur ; tel est le sort qui, dans notre état social, attend les invalides de l’agriculture.

Aucune prévoyance tutélaire, aucune sollicitude pour l’avenir de ceux-là, instruments infatigables de la richesse foncière du pays.

Et pourtant… ceux-là cultivent le blé… et ils ne mangent jamais de froment.

Ceux-là sèment les verts pâturages, engraissent de nombreux troupeaux… et ils ne mangent jamais de viande.

Ceux-là font fructifier la vigne… et ils ne boivent jamais de vin.

Ceux-là récoltent la chaude toison des brebis… et ils grelottent sous de sales haillons.

Ceux-là façonnent le bois dont le foyer s’emplit, dont le toit s’édifie… et ils meurent sans feu et sans abri…

Enfin, pour ceux-là insouciance impitoyable, mépris homicide, heureux encore s’ils trouvent, comme le vieillard perclus, protégé de Bruyère, la litière d’une étable abandonnée pour y mourir au milieu de douleurs atroces.

À la vue de Bruyère le vieillard perclus, roulé dans sa litière, interrompit ses douloureux gémissements, tourna péniblement la tête vers la jeune fille. La face de cet octogénaire était livide et d’une effrayante maigreur ; le feu de la fièvre animait seul ses yeux caves à demi-éteints, couché sur le côté, ses genoux osseux touchaient sa poitrine décharnée ; depuis près de deux ans, ses membres étaient restés pour ainsi dire soudés dans cette position ; sa main droite avait seule conservé quelque liberté de mouvement.

Ce vieillard devait à la charité du métayer, bien pauvre lui-même, cet abri et le peu de grossière nourriture qu’il partageait avec les gens de la ferme. Pendant de longues années le père Jacques, c’était le nom du vieillard, avait travaillé dans cette métairie, d’abord comme laboureur défricheur ; mais ce rude métier, pratiqué au milieu des landes marécageuses, ayant développé chez lui les premiers symptômes de sa cruelle infirmité, le métayer, sûr de son zèle et de sa probité, lui avait confié son troupeau, les fonctions de berger qui, quoique actives, ne demandent pas, comme le labour et les défrichements, un déploiement de forces vives ; le père Jacques conserva la garde du troupeau jusqu’au jour où, complètement perclus et absolument plié en deux, il tomba exténué sur la litière dont il ne devait plus se relever. L’isolement où on le laissait au fond de cette étable, l’acuité de ses douleurs incurables, la conscience de ne devoir être délivré que par la mort, avaient plongé le vieillard dans une apathie profonde, surtout remarquable par une opiniâtre taciturnité ; la seule personne en faveur de qui le vieillard rompait ce silence absolu, était Bruyère.

Quelques hommes, aussi singulièrement que merveilleusement doués par la nature, naissent géomètres, astronomes, peintres, musiciens, etc. etc. Par quel mystérieux phénomène ces organisations privilégiées atteignent-elles et dépassent-elles, souvent sans labeur et de prime-saut, la limite de certaines connaissances ? Nul ne le sait,… mais c’est un fait aussi évident qu’inexplicable.

Le père Jacques était une de ces organisations privilégiées. Né agriculteur, dès long-temps il avait pressenti, non-seulement les améliorations, mais les révolutions que la science, que les études agricoles devaient apporter dans la culture (études et sciences malheureusement encore peu appliquées, grâce à l’effrayante ignorance où on laisse obstinément croupir la population des champs) ; de nombreuses expériences, pratiquées sur quelques pieds de terrain, avaient convaincu le père Jacques de toute la valeur de ses idées, touchant à la géologie par la connaissance de l’action des différents engrais calcaires, comparés aux différentes natures du sol. Touchant à l’histoire naturelle par ses curieuses observations sur l’hygiène et sur la physiologie du bétail ; touchant enfin à la botanique, par un classement et une appropriation très intelligente des divers engrais végétaux, le père Jacques était un trésor de science pratique… et ce trésor, il l’avait long-temps tenu enfoui, nul n’en avait soupçonné l’existence.

Cette dissimulation n’avait eu pour cause ni la méchanceté, ni l’égoïsme, ni cette espèce d’âpre jalousie qui conduit quelquefois le savant à cacher ses découvertes avec autant de soin que l’avare son or… Non, une profonde, une incurable insouciance avait seule empêché le père Jacques de faire montre et application de son savoir. Quel intérêt, quelle incitation d’ailleurs pouvaient le porter, l’encourager à cela ? Que le champ de son maître rapportât beaucoup, ou peu, ou point, que lui importait ? Son salaire insuffisant et son rude labeur étaient les mêmes[13] ; dans sa naïve ignorance de soi le vieux laboureur ne pouvait être poussé par l’ambition de passer pour un novateur. Pourtant, comme il était, après tout, bonhomme, et que les désastreuses traditions de la routine le révoltaient plusieurs fois, il se hasarda de donner quelques conseils, admirables de raisonnement et de savoir pratique ; on lui tourna le dos en le traitant de fou, et il se le tint pour dit ; désormais, agriculteur ou berger, il se contenta de fonctionner ni plus ni moins intelligemment que ses compagnons ; puis vint enfin le jour où, perclus de tous ses membres, il tomba sur la litière qu’il ne devait plus quitter. Dès ce moment, il sembla se vouer à un silence absolu.

Cependant, au bout de quelques mois de cette cruelle existence, privé de la distraction des objets extérieurs, en proie à d’atroces douleurs, face à face avec ses pensées, le vieillard ressentit comme un remords d’avoir rendu si long-temps stérile la merveilleuse aptitude qu’il tenait de Dieu, et qui aurait pu être si féconde.

Bruyère, alors âgée de quatorze ans, entourait le vieillard de la plus tendre sollicitude, et lui était chère à plus d’un titre ; la gentillesse et l’intelligence de cet enfant étaient extrêmes, son esprit naturel s’était singulièrement développé, grâce à l’éducation ; éducation que le plus étrange instituteur du monde, Bête-puante le braconnier, lui donnait presque chaque jour au milieu de la solitude des landes ou des bois. Car cet homme, après avoir quitté une vie humble et obscure, mais tout intelligente, pour une vie vagabonde, s’était plu à cultiver, ce qu’il y avait de généreux, de tendre, d’élevé dans l’esprit et dans le cœur de la jeune fille.

Le père Jacques, de plus en plus frappé des rares qualités de Bruyère, résolut de se servir d’elle pour répandre et propager le trésor de connaissances qu’il avait amassées, et qu’il se reprochait si amèrement d’avoir enfoui si long-temps… À Bruyère… mais à elle seule… il parla depuis lors, résumant son savoir en axiomes concis, simples et lucides ; il enseigna patiemment la jeune fille, dont l’esprit pénétrant s’assimila bien vite ces excellents préceptes.

Le père Jacques, connaissant, pour ainsi dire, les besoins superstitieux des habitants de ce pays solitaire, avait fait formellement promettre à Bruyère de ne jamais divulguer la source de son savoir, ses conseils devant avoir d’autant plus d’autorité, qu’ils sembleraient plus extraordinaires et plus mystérieux. L’espèce de prestige dont la jeune fille était déjà entourée, grâce à sa beauté, à son charme, à son originalité native, servit à souhait le père Jacques ; on eût raillé les conseils de l’octogénaire perclus ; dans la bouche de Bruyère ils furent accueillis avec une surprise presque superstitieuse, et passèrent pour des oracles, lorsqu’on vit une heureuse réussite les accompagner presque infailliblement.

Tel était le secret de la science de Bruyère…

Malheureusement, plus tard, la douleur, l’isolement, l’âge enfin vinrent affaiblir l’esprit du vieillard ; sa mémoire s’effaça presque entièrement ; si parfois encore le passé se retraçait à son esprit, il prenait ces rares et vagues ressouvenirs pour des rêves récents ; depuis quelques mois surtout à peine la présence de Bruyère pouvait-elle l’arracher à sa morne apathie.

Deux fois cependant le père Jacques était sorti de sa torpeur, et avait adressé la parole à d’autres qu’à la jeune fille.

La première fois, il avait instamment demandé à entretenir le comte Duriveau, propriétaire de la métairie ; mais le comte ayant accueilli cette prière avec un dédain railleur, le père Jacques avait seulement répondu :

Il a tort, il a tort.

Puis le pauvre perclus avait prié qu’on lui amenât le braconnier Bête-Puante.

Celui-ci vint.

Après un long et secret entretien avec l’ancien berger, entretien dans lequel le nom de martin fut fréquemment prononcé, le braconnier sortit de l’étable, pâle, bouleversé. Et le père Jacques retomba dans son silence obstiné.

En vain le braconnier revenant le lendemain, tenta d’arracher de nouveau quelques paroles au père Jacques ; celui-ci resta muet.

Une autre fois, en suite de la visite d’un inconnu qui avait l’apparence d’un paysan, et que l’on ne revit plus à la ferme, le père Jacques avait de nouveau mandé le braconnier et s’était encore longuement entretenu avec lui. Un mois environ après cette conversation (il y avait peu de temps de cela), l’une des deux chambres délabrées, occupées par le métayer, fut séparée de son logement par un couloir et rendue, sinon confortable, du moins à peu près habitable, grâce à des meubles simples et commodes apportés de Vierzon, la ville la plus voisine. Au bout de quelques jours pendant la nuit, une petite charrette fermée de rideaux de coutil se rendit à la ferme du Grand-Genevrier ; une femme enveloppée d’une mante de paysanne descendit de cette voiture, et, depuis lors, elle habita la chambre dont on a parlé, chambre qu’elle ne quittait jamais, vivant dans une si complète solitude qu’excepté le métayer, qui l’avait reçue et Bruyère qui la voyait chaque jour, les gens de la ferme avaient à peine aperçu cette inconnue.

Malgré ces événements, auxquels il n’était pas étranger, et dont il eut connaissance par le braconnier, le père Jacques ne vit jamais cette femme et se renferma dans son silence habituel ; seulement, depuis le matin du jour où se passent les événements que nous racontons, le vieillard avait paru en proie à une agitation singulière.

Contre sa coutume, durant le cours de la journée, il avait impatiemment appelé Bruyère, qui, depuis plusieurs jours, lui rapportait des champs un panier de mûres sauvages dont la saveur légèrement acide rafraîchissait le palais desséché du vieillard.

— Voilà vos mûres, père Jacques, — dit Bruyère en s’agenouillant auprès de la litière, — pardonnez-moi si je vous ai fait attendre… mais de pauvres gens du Val étaient venus me demander conseil… et je leur ai enseigné ce que vous m’avez appris… Ils me remercient, ils me bénissent, — ajouta Bruyère d’une voix touchante et pénétrée. — Ah ! combien il m’en coûte de ne pouvoir leur dire : C’est le père Jacques qu’il faut remercier… qu’il faut bénir…

On eût dit que le vieillard perdant la mémoire qui lui était un instant revenue, oubliait déjà, pour quelle cause il avait durant une partie du jour si impatiemment appelé Bruyère, paraissant à peine la comprendre et la reconnaître ; il jetait sur elle un regard morne.

— Vous m’avez appelé, — lui dit tristement Bruyère, — vous voulez me parler ? père Jacques.

— Le père Jacques ne parle plus à personne, — répondit le vieillard d’un air presque égaré, après un moment de silence, — et personne ne lui parle… pourquoi parlerait-il ? Quand Sauvageon, le grand vieux bœuf noir à tête fauve, est mort de fatigue et fourbu, est-ce qu’il parlait ? est-ce qu’on lui parlait ?

À ces mots qui ne prouvaient que trop l’affaiblissement de l’esprit du vieillard, Bruyère soupira, puis voulant l’arracher à de sinistres pensées, elle lui dit :

— Souvenez-vous donc de ce que vous êtes, de ce que vous avez été, père Jacques ; il n’y a pas eu dans votre temps de meilleur défricheur que vous ; on parle encore de votre courage au travail ; on dit dans le Val qu’à la houe vous avez défriché jusqu’à un quart d’arpent en un jour !

— Oui, — dit le vieillard avec une sorte de fierté, en paraissant rassembler ses souvenirs, — oui, j’avais une houe deux fois lourde et grande comme celle des autres, et de l’aube au soir je la maniais si dru et si près de terre, que je ne regardais pas le ciel… une fois par heure… Mais bah ! — reprit-il avec accablement et amertume, — pourquoi se souvenir de ça ? Sauvageon aussi était un brave bœuf de labour… il n’avait pas son pareil pour les défrichements de terrains à souches et à racines, il arrachait quasi seul la charrue… Aussi Sauvageon, devenu fourbu, comme moi, a crevé à la peine, dans cette étable là-bas, au coin à droite. Sauvageon ou moi, c’est la même chose. Seulement il est mort, et, avant de mourir, il ne s’est pas souvenu de son temps de jeunesse et de force. Vaut-il pas mieux perdre la mémoire et rester muet que d’envier tout haut Sauvageon ?

— Mais, père Jacques… vous n’étiez pas seulement un travailleur fort et courageux, songez donc à tout ce que vous m’avez appris, à ces préceptes qui changent les terres stériles en terres fécondes… — reprit Bruyère d’une voix émue, — c’est une récompense… cela… que de se dire que l’on fait tant de bien, avec les choses que l’on sait.

Un nouvel éclair de fierté brilla un instant dans les yeux éteints du vieillard, et il répondit :

— C’est vrai… dans mon temps… j’ai su bien des choses… si j’avais parlé… si l’on m’avait écouté… misère serait devenue richesse, malheur… bonheur…

Puis s’interrompant tout-à-coup, le vieillard de plus en plus accablé, reprit avec une ironie amère :

— Non, je n’étais pas seulement un fort bœuf de labour, comme Sauvageon,… l’intelligence ne me manquait pas… Elle ne manquait non plus à Capitaine, mon dernier chien ;… d’un signe il conduisait, poussait ou arrêtait le troupeau où je voulais, et, à lui seul, il défendait mieux qu’une plaisse[14] la lisière d’un bois ou d’un champ… Eh bien !… tout intelligent et brave chien qu’il était, il est mort ici, entre mes genoux, aveugle, édenté,… et presque estropié par un loup qu’il avait étranglé… Capitaine, moi ou Sauvageon, c’est la même chose ; va ! les méchants disent : Ils ne crèveront donc pas,… ces vole-pain, ces sert-à-rien, les bons disent : Pauvre Sauvageon ! pauvre père Jacques !… pauvre Capitaine ! Dans leur temps, quel bœuf !… quel laboureur !… quel chien ! Aujourd’hui les voilà tous trois sur la paille, estropiés par leur devoir, et bons à rien, qu’à crever le plus tôt possible.

Des larmes roulèrent dans les yeux de Bruyère, jamais le vieillard ne s’était plaint de son sort avec autant d’amertume.

— Père Jacques, — dit-elle d’une voix émue, en se penchant vers le vieillard, — vous ne me reconnaissez donc pas ? — c’est moi, Bruyère, qui vous aime bien… Tout-à-l’heure encore vous m’appeliez, m’a-t-on dit ;… que me vouliez-vous ? Parlez,… votre fille vous obéira…

À ces mots de Bruyère, un éclair de mémoire et de raison brilla dans les yeux du vieillard, il passa la main sur son front, et répondit d’une voix faible :

— Oui,… c’est vrai,… tout le jour, petite, je t’ai appelée… Pourquoi donc ?… Je ne sais plus… Peut-être pour te parler du rêve qui m’est venu… Mais pourquoi si tard ? — ajouta le vieillard en se parlant à lui-même. — Pourquoi si tard est-il venu, ce rêve ?

— Quel rêve ? père Jacques.

— Un rêve… comme déjà,… je crois, j’en ai fait deux,… il y a long-temps,… long-temps,… — dit le vieillard en tâchant de rassembler ses souvenirs, — une fois,… après le rêve,… j’ai voulu voir M. le comte… Oui, je ne me trompe pas, c’était M. le comte,… il n’est pas venu,… il a eu tort… Pourquoi ?… je ne sais plus,… mais le braconnier est venu à sa place… Et puis,… après l’autre rêve,… l’autre rêve,… je ne sais plus…

— Vous m’appeliez, père Jacques, pour me parler de votre rêve ? — dit doucement Bruyère, afin de ne pas contrarier le vieillard. — Eh bien ! contez-le moi, je vous écoute, mais ensuite il faudra manger ces mûres que vous aimez et qui sont saines pour vous.

Le vieillard portait de nouveau les mains à son front, qu’il pressait convulsivement comme s’il eût voulu arrêter la raison et la mémoire qu’il sentait prêtes à lui échapper, il reprit d’une voix précipitée :

— Oui, c’est cela… Toute la journée je t’appelais,… c’était pour te parler du rêve… Je rêvais, vois-tu,… qu’on t’avait remise à moi toute petite, et que je l’avais apportée là-bas,… dans la lande aux vanneaux,… près de la glandée, et que je t’avais mise au milieu d’une touffe de bruyère ;… tu avais à peu près cinq ans,… et puis j’ai fait comme si je t’avais trouvée là par hasard…

— Vous !… vous ! — s’écria la jeune fille ne sachant si le vieillard délirait, ou se rappelait un fait depuis long-temps passé ; aussi répéta-t-elle avec stupeur : — Vous…

— Je ne sais pas,… c’est possible,… puisque je rêve cela maintenant…

— Mais ces rêves, père Jacques, — reprit Bruyère, toute bouleversée par cette révélation inattendue, — mais ces rêves,… C’est peut-être la mémoire qui, de loin en loin, vous revient… Mais qui donc m’avait remise entre vos mains ?

— Attends… C’était… une personne,… une personne,… je ne sais plus ;… il y avait pourtant en elle quelque chose… qui m’avait frappé… Qu’est-ce que c’était donc ?

Et de nouveau le vieillard passa sur son front sa main tremblante.

Bruyère, de plus en plus troublée, inquiète, contint sa curiosité dévorante, et se tut, craignant de rompre le fil si faible, si vacillant, qui reliait les pensées incertaines du vieillard.

— Tu sais bien, — reprit-il après quelques moments de silence, pendant lesquels il parut recueillir ses souvenirs, — tu sais bien, les ruines du fournil,… sur la berge de l’étang, derrière la métairie.

— Hélas ! — murmura Bruyère à ces paroles, dont l’incohérence apparente semblait ruiner de vagues espérances trop tôt conçues, trop tôt acceptées.

— Oui, — reprit le vieillard, — c’était bien… comme cela dans mon rêve… Au fond de ce fournil abandonné… il y avait un four, dont l’entrée était bouchée, alors,… attends que je me rappelle. Oui, c’est bien cela ;… alors, en enlevant une brique, je cachais, dans ce four abandonné, ce… que m’avait remis… la personne,… en me disant… — Pour donner cela… à cette enfant… que vous appellerez… Bruyère, vous attendrez qu’elle ait,… vous attendrez… c’est pour cela… que jusqu’ici… je ne… l’avais rien dit… et aujourd’hui je parle… parce que… parce que… Hélas ! mon Dieu !… je… ne sais plus,… je ne me rappelle plus, — murmura le vieillard, dont la voix, d’abord assez sonore, se voilait de plus en plus.

Il y avait un fait si précis dans cette révélation du vieillard, que Bruyère s’écria :

— Cet endroit dont vous parlez,… ces ruines du fournil,… je le connais,… m’est-il permis d’y aller chercher ce que vous y avez caché ? Cela a-t-il rapport à ma naissance ? Oh ! par pitié, père Jacques ! encore un effort… répondez-moi…

— Oh !… ma tête tourne, — dit le vieillard en fermant les yeux, et comme épuisé par les efforts de mémoire qu’il venait de faire, afin de raconter à Bruyère ce qu’il prenait pour un rêve, et ce qui n’était qu’un de ses rares retours de mémoire.

— Père Jacques, — s’écria Bruyère penchée sur la litière du vieillard, — Je vous en supplie, encore un effort… Cette personne,… était-ce ma mère ?… mon père… Savez-vous s’ils vivent encore ?…

— Je ne sais plus,… — murmura le vieillard d’une voix anéantie.

— Ma mère ?… un mot encore, et ma mère ?

Le père Jacques agita machinalement ses lèvres : quelques sons inarticulés s’en échappèrent encore, puis il ferma les yeux, poussant de temps à autre de douloureux gémissements, comme si, distrait un instant de ses souffrances par son entretien avec la jeune fille, il les eût ressenties avec une nouvelle violence.

Après de nouvelles tentatives, Bruyère, certaine que ses instances seraient vaines, et navrée de son impuissance à soulager le vieillard, rehaussa quelque peu la paille qui lui servait de chevet, plaça à sa portée le petit panier de mûres sauvages, et sortit de l’étable, tremblante, émue, agitée, pensant à l’étrange révélation du père Jacques.

Si ardente que fût sa curiosité à l’endroit de la mystérieuse cachette indiquée par le vieillard, la jeune fille surmonta son impatience ; une pâle lumière se voyait encore dans la chambre du métayer, et Bruyère, pour se rendre aux ruines du fournil, attendit que tout le monde fût couché.

Et puis d’ailleurs, chaque matin et chaque soir, Bruyère se rendait auprès de la femme inconnue qui, arrivée nuitamment à la métairie, y demeurait depuis assez long-temps.

La jeune fille, ayant donc longé les bâtiments dont la cour était bordée, sortit de cette espèce d’enceinte, et alla frapper à une petite porte qui s’ouvrait derrière la maison, et donnait sur la berge de l’immense étang marécageux dont on a parlé, et dont les eaux étaient alors très-hautes.

À ce moment aussi, Beaucadet, hâtant la marche de son cheval et celle de son escorte, se rapprochait de plus en plus de la métairie du Grand-Genevrier, où il venait arrêter Bruyère, accusée, ou plutôt soupçonnée d’infanticide.




CHAPITRE XIII.


le portrait.


Il fallait traverser un petit palier obscur avant de parvenir dans la chambre où était entrée Bruyère, en suivant les murs extérieurs de la métairie, le long de la berge de l’étang.

Cette chambre, d’un humble aspect, était presque luxueuse, comparée aux bâtiments délabrés de la métairie : un papier frais cachait les murailles de pisé, récemment enduites de plâtre ; la haute cheminée, à chambranle de bois, était ornée d’une pente de serge verte, festonnée à l’ancienne mode et galonnée de jaune, tandis qu’un grand tapis, étendu devant le foyer, cachait en partie le luisant carrelage du sol ; un bon lit, quelques meubles simples et propres, composait l’aménagement de cette chambre, seulement éclairée durant le jour par une vieille petite fenêtre, à morceaux de vitres verdâtres et octogones, enchâssés dans du plomb.

Un de ces luminaires en usage dans les campagnes, composé d’une chandelle dont la clarté redouble d’intensité en traversant un globe de verre rempli d’eau limpide, éclairait cette pièce, et jetait sa vive lueur sur une femme assise au coin du foyer, dans un fauteuil. Elle semblait si absorbée qu’elle ne s’aperçut pas de l’arrivée de Bruyère, qui resta muette et immobile auprès de la porte.

Cette femme avait, non loin d’elle, un petit métier, garni de drap vert, sur lequel se croisaient, attachés par des milliers d’épingles de cuivre, des fils blancs et légers, auxquels pendaient de petits fuseaux d’ébène ; la dentelle commencée sur ce métier était d’une admirable beauté ; on y reconnaissait la main d’une excellente ouvrière.

Mme Perrine, ainsi s’appelait cette femme, semblait âgée de quarante-cinq ans environ ; elle avait dû être remarquablement belle. Serrés par sa coiffe blanche à la paysanne, deux bandeaux de cheveux d’un noir de jais encadraient son front très-brun, comme son teint ; ses yeux noirs, bien ouverts, bien brillants, et surmontés de sourcils fins et arqués, tantôt erraient dans le vide, tantôt se reposaient tour à tour sur deux objets dont nous parlerons tout-à-l’heure. Le teint très-brun de Mme Perrine était pâle et un peu maladif ; la maigreur de son visage le faisait paraître plus allongé, et accusait trop la vive arête de son nez aquilin ; sur sa bouche, d’une coupe gracieuse, errait un sourire mélancolique ; son front pensif s’appuyait alors sur sa main. Mme Perrine portait un costume de paysanne fort propre, et dont l’étoffe noire faisait ressortir encore la blancheur de sa coiffe et de son grand fichu croisé.

Quelquefois, un tressaillement presque imperceptible agitait simultanément les lèvres et les noirs sourcils de cette femme ; frissonnement nerveux résultant des suites d’une maladie cruelle.

Mme Perrine, durant beaucoup d’années, avait été folle.

Sa folie, d’abord furieuse, avait peu-à-peu changé de caractère ; une mélancolie douloureuse, mais inoffensive, avait succédé à la frénésie. Le temps et des soins remplis de sollicitude avaient opéré une guérison à-peu-près complète, et le calme profond dont Mme Perrine jouissait depuis son installation dans la métairie du Grand-Genevrier, avait tout-à-fait consolidé cette guérison.

Après une étude attentive du caractère de cette infortunée, et surtout des ombrageuses susceptibilités qu’elle conservait, en suite de son insanité, le médecin contre les prescriptions ordinaires lui avait recommandé, surtout pendant les premiers temps qu’elle passerait à la ferme, un isolement presque absolu. En effet, elle éprouvait une telle humiliation, une si pénible honte de son état passé, que la présence de personnes même bienveillantes lui eût causé un malaise, une souffrance indicibles. — Sans doute, avait ajouté le médecin, ces susceptibilités devaient s’effacer peu-à-peu ; mais, sous peine d’une rechute, alors peut-être incurable, Mme Perrine devait vivre dans la solitude. — Ces conditions de salut se trouvaient d’ailleurs si en rapport avec les goûts de cette femme qu’elle fut heureuse de s’y conformer ; durant le jour elle ne sortait jamais ; la nuit venue, et surtout lorsque la lune brillait d’un vif éclat, Mme Perrine faisait souvent de longues promenades sur les bords de l’étang.

Bruyère seule, admise chaque jour auprès d’elle, lui rendait mille soins. D’abord accueillie avec une réserve défiante, qui cachait une honte pénible et ombrageuse, la jeune fille sut peu-à-peu, par son charme naturel, par ses prévenances, calmer les appréhensions de Mme Perrine. Celle-ci n’éprouva bientôt plus pour Bruyère que le plus tendre intérêt, salutaire ressentiment qui concourut encore à assurer, à confirmer la guérison de la pauvre folle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis son entrée dans cette demeure, Bruyère, ainsi que nous l’avons dit, restait inaperçue, grâce à la contemplation pensive où était plongée Mme Perrine ; les objets sur lesquels tour-à-tour elle reposait son regard, étaient deux portraits et deux lettres.

L’un de ces portraits, peint en miniature, était placé sur ses genoux, dans sa botte de maroquin entr’ouverte.

L’autre portrait, beaucoup plus grand (haut de trois pieds environ, sur deux pieds de large), se trouvait placé au fond d’une espèce de placard, formant le corps supérieur d’un meuble de noyer, dont la partie inférieure servait de commode.

La miniature représentait un jeune homme de trente ans environ, au teint brun, aux yeux vifs, aux cheveux noirs bouclés, au visage légèrement allongé, à la physionomie spirituelle et hardie. Ces traits, sauf la différence d’âge et d’expression, offraient une extrême ressemblance avec ceux de Mme Perrine : ressemblance expliquée d’ailleurs par ces mots, gravés sur la bordure du médaillon :

martin à sa bonne mère.

L’autre portrait, ou plutôt l’autre tableau (car les accessoires lui donnaient une certaine importance) portait la date de 1845, son magnifique cadre de bronze, ciselé et doré, surmonté des insignes de la royauté, contrastait singulièrement avec la pauvreté de cette demeure.

Ce cadre splendide contenait le portrait en pied d’un roi… d’un roi régnant sur un peuple du nord de l’Europe ; ce prince, vêtu avec une simplicité bourgeoise, portait un habit bleu, un gilet blanc et une cravate noire.

La physionomie de ce souverain, jeune encore, exprimait un singulier mélange de haute intelligence, de résolution et de bonté ; son sourire était doux, quoiqu’un peu triste, comme si une connaissance précoce des hommes avait peiné son cœur, sans altérer sa bonté native ; son regard semblait à la fois pensif et pénétrant ; ses traits d’ailleurs manquaient de régularité ; les lèvres étaient épaisses, le nez long, le visage carré, les yeux seuls étaient superbes et d’un bleu lapis qui s’harmonisait à merveille avec une chevelure blonde très-courte, très-lisse, et une épaisse moustache de même nuance.

L’attitude, le caractère des traits de ce prince révélaient une simplicité, nous dirions une bonhomie extrême, si la bonhomie ne passait pour être incompatible avec l’énergie : sa stature robuste et élevée, sa poitrine saillante et carrée, ses épaules larges, son col charnu, ses mains musculeuses, offraient un type plus plébéien qu’aristocratique, et annonçaient la vigueur et la santé.

Nous avons parlé des accessoires de ce portrait ; ils étaient nombreux et singuliers.

Au milieu du fond sombre et bitumineux du portrait, élevés sur deux autels, sans doute en signe de pieuse adoration, deux bustes dessinaient leur sévère profil de marbre blanc, peints par l’artiste dans une mystérieuse demi-teinte.

L’un de ces bustes représentait Brutus ;

L’autre buste était celui de marc-aurèle.

Le bonnet phrygien dont on avait coiffé la figure inflexible de Brutus était peint de couleur écarlate et entouré d’une lumineuse auréole qui rayonnait dans la pénombre où l’artiste avait, à dessein sans doute, laissé ce buste ainsi que celui de Marc-Aurèle ; le front pensif de ce dernier semblait également resplendir d’une clarté divine.

Il était impossible de ne pas voir dans cette glorification une preuve éclatante du culte de ce roi pour ce grand empereur et pour ce grand tribun…

Si l’on conçoit la sainte admiration d’un souverain pour marc-aurèle, l’un de ces hommes-dieux, de ces âmes adorables et trois fois sacrées qui semblent directement procéder de la Divinité, on comprendra moins peut-être qu’un prince absolu, les rois du Nord le sont tous, ait voué une religieuse admiration, une sorte d’idolâtrie à cet indomptable tribun, en qui semblent incarnées la mâle vertu, la fière indépendance des âmes vraiment républicaines…

Tels étaient les deux portraits que dame Perrine, la mystérieuse habitante de la métairie du Grand-Genevrier, contemplait d’un air profondément rêveur et desquels parfois elle détachait son regard pour relire quelques passages de deux lettres posées sur ses genoux.

L’une de ces lettres était ainsi conçue :


« Paris, 20 octobre 1845.
» Bonne et tendre mère,

» Dans peu de jours je te verrai ; jusque-là patience, courage et espoir ; surtout ne crains rien ; Claude veille sur toi, il répond de la discrétion du métayer ; tu ne sors jamais pendant le jour, le comte Duriveau ne visite jamais ses métairies, et le hasard l’amènerait à la ferme, le hasard te mettrait même en sa présence, que tu n’as rien à redouter… Depuis plus de trente ans le comte ne t’a pas vue,… et tu as tant souffert, pauvre mère,… tu es si changée, qu’il lui serait impossible de te reconnaître.

» Tu sauras bientôt mon projet, tu sauras pourquoi, au retour de mon voyage dans le Nord, rappelé en France par la tardive révélation de Claude, je suis parvenu, non sans peine, et grâce aux excellentes recommandations de l’un de mes anciens maîtres, à me faire admettre comme valet de chambre chez le comte Duriveau.

» À ce sujet encore, tendre et bonne mère, ne crains rien, l’épreuve a eu lieu… Je suis satisfait de moi… En présence du comte,… je suis resté calme, impénétrable ; et pourtant, pendant cette bizarre entrevue, je me disais, afin de mieux m’éprouver encore :

— « Cet homme, qui m’interroge et m’examine avec un dédain si superbe,… cet homme est mon père ;… il ignore que je suis son fils,… le fils de cette pauvre enfant de seize ans,… qu’autrefois, dans sa cruauté,… il a…

» Mais assez, assez, bonne mère ; à quoi bon rappeler ces terribles souvenirs ?… Seulement, d’après le calme que j’ai montré dans cette entrevue, juge de mon empire sur moi-même,… et, je te le répète, rassure-toi. Durant ma conversation avec le comte, et, malgré les pensées, les émotions de toute sorte qui bouillonnaient en moi,… mon impassibilité ne s’est pas démentie, et j’ai répondu aux interrogations hautaines du comte avec tant d’apropos, de respect et de sang-froid, que j’ai été par lui agréé sur-le-champ.

» Ne t’étonne pas trop d’ailleurs de ce puissant empire que j’ai sur moi-même, car, vois-tu, bonne mère, la vie de domesticité, à laquelle j’avais dernièrement renoncé, mais que j’ai subie pendant si long-temps, m’a tellement habitué à refouler mes impressions au plus profond de moi-même, qu’une apparente impassibilité est devenue pour moi une seconde nature.

» Ainsi, je t’en conjure, mère chérie, et je te le répète encore, ne redoute rien à ce sujet… Ma cause est sainte et juste,… mes projets réussiront.

» Tu m’as demandé comment le portrait que je t’ai envoyé, ne trouvant pas prudent de le conserver ici, était en ma possession ; la lettre que je t’envoie, lettre simple, digne et touchante, te l’apprendra. En te l’adressant, bonne mère, en songeant qu’elle serait lue et comprise par toi, noble et grand cœur si cruellement éprouvé, j’ai, pour la première fois de ma vie peut-être, ressenti quelque orgueil en me disant que tu serais fière de ton fils… Et puis aussi, je glorifiais en moi l’enfant de la pauvre ouvrière, lâchement séduite, indignement abandonnée, l’enfant du peuple, qui, après la vie la plus misérable, la plus aventureuse, la plus humble, est arrivé à… Mais pardon, pardon, bonne mère ; je m’aperçois que ce mouvement d’orgueil, pour être le premier peut-être, n’en est que plus vif… Ce n’est pas à moi de m’enorgueillir,… c’est à toi d’être fière de ton fils, si sa conduite te paraît digne et bonne.

» Adieu, tendre mère, à bientôt,… dans trois ou quatre jours, peut-être je te verrai, car mon maître part, je l’espère, après-demain pour la Sologne, et la prudence ne me permettra pas d’aller t’embrasser le jour même de mon arrivée…

» Adieu encore, et tendrement adieu, la plus adorée des mères, je baise pieusement ton front et tes mains.

» Ton fils respectueux,
» Martin. »


La seconde lettre, sur laquelle Mme Perrine jetait souvent les yeux avec orgueil, était écrite à Martin par le Roi[15], dont on a donné le portrait.


« 3 août 1845.

» Je vous dois la vie, Martin… Je vous dois encore plus que la vie… Acceptez ce portrait comme gage de ma reconnaissance et de ma profonde estime.

» J’aime à me rappeler, j’aime surtout à vous rappeler la cause de cette reconnaissance, la raison de cette profonde estime.

» Il y a un an qu’une aventure bien étrange vous a rapproché de moi… Vous ne pouviez deviner qui j’étais, grâce à l’incognito qui me couvrait ; vous m’avez sauvé d’un danger de mort…

» Je voulus savoir à qui je devais la vie ; votre histoire était simple : venu dans le pays à la suite d’un maître, puis las de cette domesticité, vous vous étiez fait artisan, revenant ainsi au premier métier de votre enfance, afin de gagner ce qu’il vous fallait d’argent pour retourner en France.

» Un tiers survint, me reconnut, me nomma… à ma grande surprise, je l’avoue, vous n’avez en ma souveraine présence (ainsi que cela se dit à la cour) témoigné ni trouble, ni respect adulateur, et, à ma plus grande surprise encore, il n’y eut aucune jactance dans votre attitude, elle était digne et simple ; vivement frappé de rencontrer autant de tact et de mesure chez un artisan, éprouvant pour vous un vif sentiment de gratitude, je désirais que nous restassions seuls tous deux. Alors je vous demandai comment je pouvais reconnaître le service que vous veniez de me rendre ; je n’oublierai jamais votre réponse.

» — Sire, vous ne pouvez rien pour moi… je suis jeune et robuste, je n’ai pas de famille ; encore quelques jours de travail, et j’aurai gagné ce qu’il me faut pour retourner en France… Mais ici… dans ce pays aussi bien des artisans ne sont pas comme moi jeunes, robustes, sans souci de l’avenir… Il en est qui, chargés de famille, honnêtes et laborieux, endurent de cruelles privations ; songez au sort immérité de ceux-là, nos frères, Sire ; faites qu’ils souffrent moins, et je bénirai Dieu de m’avoir choisi pour sauver vos jours.

» Ces paroles, prononcées par vous avec âme et fermeté, me causèrent un nouvel étonnement ; pour la première fois (je vous l’ai dit depuis), ma pensée était appelée sur des misères toujours regardées comme fatales, inévitables et sans remède… La circonstance bizarre qui nous rapprochait, donnait un caractère particulier à votre généreuse demande… De plus en plus frappé d’un désintéressement et d’une élévation de cœur que je croyais si rare parmi les gens de votre classe, je causai longuement avec vous, je voulus savoir toutes les particularités de votre vie… Vous avez sans doute pensé qu’une vaine curiosité avait une trop grande part dans mon désir, et vous m’avez fait comprendre que la confiance se gagne… mais ne se commande pas ; je vous ai alors parlé de la misère de ces gens que vous appeliez nos frères ; ceci ne vous était plus personnel, c’était la cause des vôtres que vous défendiez. Alors vous avez été plus qu’éloquent, vous avez été simple, touchant et vrai. Vous m’avez cité des faits, des chiffres irrécusables ; vous m’avez, en quelques mots, peint des tableaux d’une inexorable réalité ; vous m’avez révélé de terribles choses jusqu’alors inconnues pour moi, et si, lors de ce premier entretien, vous n’avez pas ébranlé des préjugés, des opinions, des convictions très-opiniâtres, vous m’avez laissé pensif et préoccupé.

» Je vous avoue mes soupçons avec d’autant moins de scrupule que vous les avez détruits ; un moment je crus que, vous exagérant l’importance de l’attention que je vous avais prêtée, votre orgueil… qui sait… votre ambition peut-être s’éveillerait, et que bientôt vous tâcheriez de vous rappeler à mon souvenir : il n’en fut rien. À votre insu j’appris que, le lendemain de notre entrevue, vous aviez repris vos travaux d’artisan, et que vous les continuiez depuis, gardant un secret absolu sur notre rencontre.

» Depuis, j’ai voulu vous revoir ; nos entrevues, cachées à tous, ont été fréquentes ; j’ai de plus en plus apprécié la droiture, le bon sens, l’élévation d’esprit qui vous distinguent ; je ne vous ai pas demandé par quel concours d’événements extraordinaires, vous qui, par le cœur et la pensée, me paraissez supérieur au plus grand nombre des hommes, vous vous étiez résigné à la servitude ; j’ai respecté vos secrets.

» Je vous ai écouté avec fruit. À ma prière, en acceptant seulement de moi un travail manuel que vous accomplissiez avec une scrupuleuse exactitude, car votre délicatesse est bien ombrageuse, vous avez consenti à rester quelque temps dans mon pays ; nos rapports, toujours ignorés, m’étaient précieux ; enfant trouvé, vous aviez expérimenté toutes les conditions, toutes les misères de la vie du peuple ; plus tard, votre existence aventureuse et votre état de domesticité vous avaient mis en contact avec toutes les classes de la société, des plus infimes aux plus hautes ; né pensif et observateur, doué d’un esprit juste et pénétrant, vous avez profondément réfléchi à ce que vous avez vu, étudiant au moins autant les causes que les résultats ; d’une loyauté scrupuleuse, vous n’avez jamais, j’en ai acquis la conviction, exagéré ou atténué ce qu’il y avait de bon et de mauvais dans ce peuple auquel vous vous glorifiez d’appartenir ; une fois certain de votre sincérité, je méditai longuement les enseignements que je trouvais en vous, enseignements vrais, variés, vivants, qu’il m’avait été impossible de rencontrer, jusqu’alors rien n’étant plus rare que la combinaison d’un sort tel que le vôtre avec un caractère et un esprit tels que les vôtres.

» Une fois amené, par de mûres réflexions nées de nos entretiens, dans une voie nouvelle, aux abords difficiles, dangereux… peut-être ; peu-à-peu, lentement, il est vrai, de nouveaux horizons ont commencé à s’ouvrir devant moi… de bien grandes vérités ont éclairé mon esprit

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Vous le savez, j’ai tâché de n’être point ingrat envers vous… en essayant de vous prouver déjà ma reconnaissance selon votre cœur

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Vous êtes précipitamment parti pour la France, un devoir sacré vous y appelait, m’avez-vous dit… C’est avec tristesse et regret que je vous ai vu vous éloigner pour long-temps… pour toujours peut-être.

» Vous me devez, il me semble, une compensation ; si vous pensez ainsi, accordez-moi une demande qui maintenant, je le crois, n’est plus indiscrète.

» Vous souvient-il qu’une fois je mis en doute, non votre sincérité, mais l’exactitude de vos souvenirs, à propos d’un fait extraordinaire dont vous avez été témoin ; à ce propos, vous me dites qu’il était presque impossible que votre mémoire vous fît défaut, car depuis longues années vous écriviez presque jour par jour une sorte de mémento de votre vie.

» Cette vie a dû avoir des aspects si étranges et des conditions si diverses depuis votre enfance jusqu’à ce jour, que ce récit simple et sincère, comme il l’est, je n’en doute pas, offre nécessairement un ample texte à de sérieuses réflexions… Quelques mots de vous à ce sujet m’ont aussi vivement frappé : — la domesticité en vous ouvrant le sanctuaire du foyer, vous avait mis à même, — me disiez-vous, — de connaître des mystères impénétrables même au médecin, même au juge, même au prêtre… ces trois confesseurs de l’âme et du corps, et la vicieuse constitution de la famille observée de ce point de vue si intime, vous avait offert, ajoutiez-vous, — les plus curieux, les plus austères enseignements,

» Ces Mémoires de votre vie, confiez-les moi ;… ce n’est pas une futile curiosité qui me porte à vous adresser cette demande, l’humanité est partout la même ; ce qui est vrai en France est vrai ici, et pour ceux qui sont appelés à avoir une large part d’action sur les hommes, l’étude de l’homme est d’un puissant et éternel intérêt ; vous dirai-je enfin que la lecture de ces Mémoires m’est encore désirable, parce qu’il y est peut-être question de moi, de mes actions, et que ces Mémoires n’ont pas été écrits pour moi, car je vous connais et je sais qu’aucune considération n’aura pu, en ce qui me touche, altérer l’indépendance de vos convictions.

» Je n’insiste pas davantage : vous comprendrez les motifs de ma réserve ; si vous me refusez, je serai certain qu’une raison, certainement honorable, et que je respecte d’avance sans la connaître, sera la seule cause de votre refus.

» Adieu, croyez toujours à l’estime et à la reconnaissance profonde de votre affectionné

» ***—***.

» J’ai reçu votre lettre no 2. Je vous remercie de la notice sur l’organisation des crèches, c’est admirable ; le nom du grand homme de bien, dont le tendre génie va sauver ainsi la vie de milliers d’enfants, était encore inconnu ici, tandis qu’au moindre coup de canon, le nom et le titre du plus stupide de nos tueurs d’hommes, pourvu qu’il ait beaucoup égorgé, beaucoup ravagé, retentit en huit jours d’un bout de l’Europe à l’autre. »




CHAPITRE XIV.


l’entretien.


Mme Perrine, toujours absorbée par la lecture des lettres et par la contemplation des deux portraits dont nous avons parlé, ne s’apercevait pas de la présence de Bruyère.

La jeune fille, depuis l’incomplète révélation du père Jacques, révélation si intéressante pour elle, puisqu’elle lui donnait le vague espoir de pénétrer le secret de sa naissance, grâce à certains objets cachés depuis long-temps, disait le vieillard, dans un fournil abandonné ; la jeune fille éprouvait une impatience remplie d’angoisses ; malgré ces vives préoccupations, elle ne put s’empêcher, en entrant chez Mme Perrine, d’être vivement frappée à la vue du tableau royal, dont la bordure, splendidement dorée, attira tout d’abord son attention ; après y avoir presque involontairement jeté un rapide coup d’œil, elle détourna les yeux, trouvant peu digne d’elle de regarder plus long-temps ce portrait dont une sorte de surprise lui révélait l’existence ; car jamais jusqu’alors Mme Perrine n’avait ouvert devant Bruyère la partie supérieure du meuble qui renfermait et cachait ce tableau.

Afin de mettre un terme à une position embarrassante, et d’attirer l’attention de Mme Perrine, la jeune fille toussa d’abord légèrement, puis plus fort, puis enfin elle dérangea bruyamment une chaise, voyant Mme Perrine toujours pensive et rêveuse. Au bruit soudain qu’elle entendit, celle-ci tressaillit, se leva, d’un brusque mouvement, referma vivement les deux vantaux du placard, pour cacher le portrait, tandis qu’en même temps elle se hâtait de faire disparaître dans sa poche les deux lettres et la miniature qui représentait le portrait de Martin ; se tournant alors vers Bruyère, elle lui dit doucement d’un air assez embarrassé :

— Bonsoir,… mon enfant,… je ne vous avais pas vue…

— Je suis entrée sans que vous m’ayez entendue… dame Perrine, — répondit Bruyère confuse de l’indiscrétion qu’elle venait de commettre sans le vouloir, — j’ai fait un peu de bruit pour que vous vous aperceviez que j’étais là ;… excusez-moi.

Mme Perrine tendit affectueusement la main à la jeune fille, qui la pressa contre ses lèvres.

— L’heure à laquelle vous venez ordinairement, étant passée, — reprit Mme Perrine, — je ne vous attendais plus, mon enfant.

Bruyère, voyant dans ces mots une occasion d’arriver aussitôt à l’entretien qu’elle se proposait d’avoir avec Mme Perrine, répondit d’une voix émue :

— C’est que le père Jacques… m’a parlé long-temps,… dame Perrine.

— Le père Jacques ? Ce pauvre vieux berger infirme… dont vous m’avez quelquefois entretenue ? Ne m’avez-vous pas dit que depuis long-temps il avait presque perdu la mémoire, et qu’il ne parlait à personne ?

— C’est vrai,… dame Perrine,… aussi j’ai été bien étonnée,… d’autant plus… que ce qu’il m’a appris…

Bruyère n’acheva pas : le trouble, la crainte, se peignirent sur son visage. Mme Perrine, étonnée du silence et de l’émotion de la jeune fille, reprit :

— Vous voilà toute pâle,… toute tremblante… mon enfant, vous vous taisez ; qu’avez-vous ?… Que s’est-il passé ?

Après une nouvelle hésitation, la jeune fille reprit timidement :

— Dame Perrine,… je suis seule au monde… en ce moment, je n’ai personne ici pour me conseiller,… je n’ose pas agir de moi-même, et je viens à vous…

— Parlez,… parlez, — répondit Mme Perrine avec un affectueux empressement, — je n’ai pas de grandes lumières,… mais je vous aime, cela m’inspirera bien,… j’en suis sûre…

— Oh ! n’est-ce pas, vous m’aimez, dame Perrine ? — dit vivement Bruyère.

— Si je vous aime,… mon enfant !… je vous aime comme j’aimerais ma fille, si le sort m’en avait donné une, mais il m’a mesuré le bonheur maternel… Je n’ai jamais eu qu’un enfant,… qu’un fils… le meilleur… le plus digne des fils, — ajouta-t-elle avec orgueil.

Puis s’adressant à Bruyère avec tendresse :

— Mais, vous le voyez, je n’ai pas le droit de me plaindre, j’ai un fils dont je suis fière, et vous m’aimez presque comme vous aimeriez votre mère, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oui, oh ! oui, comme j’aurais aimé ma mère. — Puis, se reprenant, la jeune fille ajouta à demi-voix : — Hélas ! non,… à une mère on dit tout…

Et elle se tut de nouveau en essuyant ses yeux humides de larmes.

— Écoutez, mon enfant… Depuis quelque temps,… vous m’inquiétez, — dit Mme Perrine en attirant Bruyère auprès d’elle, et, lui prenant les mains avec sollicitude : — Oui, depuis quelque temps, je vous ai trouvée pâlie,… souffrante,… préoccupée,… il y a un mois surtout,… vous savez, lorsque vous êtes restée trois jours sans me voir,… je vous ai trouvée si changée…

— J’avais été malade, — répondit vivement Bruyère d’une voix altérée — bien malade, dame Perrine,… je vous l’assure.

— Je ne m’en suis que trop aperçue ; lorsque je vous ai revue, vous étiez méconnaissable… Et…

— Je vous en prie, — s’écria la jeune fille, d’une voix presque suppliante, — ne parlons pas de cela.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Bruyère, qu’avez-vous ? Pourquoi ces réticences, ce trouble, ces larmes ?

— Ce n’est rien, dame Perrine, — reprit Bruyère en tâchant de se montrer plus calme. — Les paroles du père Jacques,… l’espoir qu’elles m’ont donné, me font, je crois, perdre la tête… Excusez-moi, dame Perrine.

— Allons ! ma pauvre enfant, — dit Madame Perrine en baisant Bruyère au front, — remettez-vous ;… causons… Tout-à-l’heure, à propos de votre entretien avec ce vieux berger, vous m’avez demandé conseil ?

— Oui, dame Perrine,… car, d’après ce que m’a dit le père Jacques, peut-être… un jour, pourrais-je connaître mes parents.

— Et comment ?

— Écoutez, dame Perrine, je suis une enfant abandonnée. Peut-être,… mon père,… ma mère,… ont été forcés, par la nécessité, de me délaisser ainsi…

— À moins qu’on n’enlève… un enfant à sa mère, et cela de force,… ou pendant qu’elle dort, une femme qui abandonne librement son enfant… est un monstre ! — s’écria Mme Perrine avec une exaltation singulière.

Et pour la première fois, depuis son entretien avec Bruyère, son pâle visage se colora d’une vive rougeur, ses yeux étincelèrent.

À peine la mère de Martin eut-elle prononcé ces mots, que Bruyère poussa un cri déchirant, couvrit son visage de ses deux mains, et tomba à genoux en criant :

— Grâce !!! grâce !

— Bruyère,… qu’avez-vous ?… Pourquoi me demander grâce ? — dit Mme Perrine en voyant l’effroi, la douleur, le désespoir se peindre sur les traits de la jeune fille.

Puis, tout-à-coup, croyant deviner la cause de ce trouble, suppliante à son tour, elle reprit d’une voix désolée :

— Bruyère !… pardon ; c’est moi, chère enfant, qui vous demande grâce, car, sans le vouloir,… et emportée par un premier mouvement, j’ai peut-être outragé votre mère… Pardonnez-moi,… pauvre petite ;… j’ai eu tort de parler comme je l’ai fait… Mon Dieu !… souvent… une malheureuse jeune fille,… trahie,… abandonnée,… n’a plus la tête à elle… Que voulez-vous ? la crainte,… la honte…

— Oh oui, n’est-ce pas, dame Perrine, — s’écria Bruyère en frissonnant, — la honte,… c’est si affreux, la honte… et puis, les moqueries,… les mépris ;… quand on n’est pas habituée à cela… Oh ! la honte,… voyez-vous,… j’en mourrais.

Et Bruyère, s’apercevant qu’à ces derniers mots Mme Perrine avait tressailli et la regardait avec une surprise et une curiosité inquiète, elle se hâta d’ajouter :

— Aussi, dame Perrine,… lorsque tout-à-l’heure le père Jacques m’a dit que peut-être je pourrais connaître ma mère,… d’abord ma joie… a été grande,… mais bientôt… je me suis dit : Si je découvre ma mère,… si je vais à elle,… peut-être je la couvrirai de honte… par ma présence ; car enfin sa faute est peut-être restée cachée… oubliée,… et c’est moi, sa fille,… moi qui la ferais revivre, cette faute, cette honte !… Et pourtant, connaître sa mère,… la voir,… eh ! dame Perrine,… que faire ?… Mon Dieu ! que faire ? Vous voyez bien qu’il faut que vous me conseilliez… Mais qu’avez-vous ?… Comme vous pâlissez !… Vos mains tremblent.

— Ce n’est rien, mon enfant, — répondit Mme Perrine d’une voix altérée, en passant la main sur son front brûlant ; — votre émotion me gagne,… et puis si vous saviez… des souvenirs,… oh ! quels souvenirs !… Mais ne parlons plus de moi ;… parlons de vous… Vos hésitations,… je les comprends,… elles prouvent votre excellent cœur… Seulement, dites-moi,… comment le père Jacques a-t-il pu vous donner l’espoir de connaître vos parents ?

— Certaines choses qui pouvaient m’aider à connaître le secret de ma naissance, se trouvent, dit-il, cachées dans les ruines du fournil qui est là,… sur la berge de l’étang.

— Comment le père Jacques a-t-il appris cela ?

— En songe…

— Un rêve !… ma pauvre enfant ;… c’est au rêve d’un pauvre vieillard affaibli par les souffrances que vous ajoutez foi ?

— Ce qu’il appelle un rêve, dame Perrine,… est un retour de mémoire comme il en a quelquefois.

— Mais ne vous a-t-il pas donné d’autres éclaircissements ?

— Non, dame Perrine ; après cette révélation, épuisé sans doute, il est retombé dans son morne silence.

— Mais ces objets, qui les a cachés ?

— Lui.

— Comment ont-ils été en sa possession ?

— Une personne inconnue les lui a remis… je n’ai pu en apprendre davantage,… car hélas ! à ce moment, sa mémoire l’a abandonné…

— Cela est étrange, — dit dame Perrine en réfléchissant… Mais d’ailleurs,… rien de plus facile que de s’assurer de la vérité de cette révélation… où est la cachette qu’il vous a désignée ?

— À deux pas d’ici…

— Un monceau de briques, tout couvert de mousse et de lierre ? là,… près de l’étang…

— Oui, dame Perrine, c’était l’ancien fournil de la métairie ; il a tombé en ruines ; on en a construit un autre plus près de la maison…

Après un moment de silence, pendant lequel les traits de Mme Perrine semblèrent plus fréquemment agités par son frissonnement nerveux qu’ils ne l’avaient été jusqu’alors,… elle dit à Bruyère :

— Écoutez, mon enfant,… vous devez, il me semble, d’abord vous assurer de la réalité de ce que vous a dit le père Jacques… Les découvertes que vous ferez… dicteront votre conduite… N’est-ce pas votre avis ?

— Oui, dame Perrine.

— L’heure est convenable ; tout le monde dort dans la métairie ;… que n’allez-vous tout de suite visiter cette cachette ?

— Dame Perrine,… quelquefois… vous sortez le soir ; si vous vouliez m’accompagner ?

— Volontiers, chère enfant…

Au moment où Mme Perrine se préparait à sortir, Bruyère la prit vivement par la main, ses lèvres s’entr’ouvrirent comme si elle allait parler ; puis, cédant sans doute à la réflexion, elle baissa la tête avec accablement, abandonna la main de sa protectrice, poussa un profond soupir et murmura :

— Non,… la force me manque,… je n’ose pas.

— Que n’osez-vous pas ? mon enfant.

— Vous tout dire… Et pourtant il le faudra,… car, voyez-vous, dame Perrine, ce n’est pas pour moi seule… que je voudrais connaître mes parents…

— Ce n’est pas pour vous seule ?

— Venez… venez, dame Perrine, — dit précipitamment Bruyère, comme si elle eût craint de céder à un élan de confiance involontaire, — venez ;… ce que nous trouverons dans cette cachette… me décidera à me taire… ou à tout vous dire…

Les deux femmes sortirent de la chambre, traversèrent le petit palier, et se trouvèrent en dehors des bâtiments.

Le ciel était d’une admirable sérénité. La lune, alors dans son plein, resplendissait de clarté, au-dessus du noir rideau de grands sapins, qui s’entendait à perte de vue ; à la surface des eaux dormantes de l’étang flottait une vapeur blanchâtre ; mais ces exhalaisons méphitiques se dissipèrent à mesure que s’opérait la lente ascension de la lune dont les brillants reflets changeaient l’étang en une immense nappe de lumière argentée.

Le silence était profond…

La brise du soir, agitant les roseaux desséchés par l’automne, les faisait bruire par rafales ;… mais lorsque, de temps à autre, ce léger bruissement cessait avec le souffle capricieux du vent, une oreille attentive aurait pu distinguer au loin… le bruit sourd et cadencé de plusieurs chevaux lancés au galop, qui se rapprochaient peu à peu.

Dame Perrine et Bruyère étaient trop gravement préoccupées pour remarquer cette circonstance.




CHAPITRE XV.


révélation.


Mme Perrine et Bruyère arrivèrent bientôt auprès des ruines de l’ancien fournil ; il n’en restait que deux pans de murailles à demi écroulés, formant un angle droit. Au milieu de l’une d’elles on voyait l’orifice du four, grossièrement bouché au moyen de tuiles reliées ensemble avec de la terre ; grâce à cette précaution, cette cavité ne pouvait servir de retraite ou d’embuscade aux fouines, aux putois, aux renards, et autres implacables ennemis des basse-cours. Le lierre, les ronces, couvrant cette maçonnerie, ne laissaient apercevoir à l’éclatante clarté de la lune que le demi-cintre de briques autrefois noircies et calcinées par les tourbillons de flamme qui sortaient de la bouche du four.

À quelques pas de ces ruines, situées sur la crête de la berge, les roseaux, dont l’étang était entouré, élevaient leurs tiges déjà fanées ; au milieu d’elles apparaissait, au-dessus du niveau de l’eau, la partie supérieure d’une porte d’écluse, destinée à déverser, dans un large canal couvert de joncs, les eaux de l’étang, lorsqu’on le mettait à sec, afin de le pêcher.

L’agitation de Mme Perrine augmentait à chaque instant. Les divers incidents de ce jour, les souvenirs sur lesquels elle s’était tue, mais qui n’en avaient pas moins un grand retentissement dans son cœur ; les demi-aveux, le trouble de Bruyère, causaient à Mme Perrine une émotion extrême ; car, depuis sa guérison, sa vie s’était passée dans le calme, dans l’isolement le plus complet… Elle attribua donc aux singulières circonstances de cette soirée l’espèce d’étourdissement fiévreux, qu’elle ressentait depuis quelques moments.

— C’est là !… — lui dit Bruyère, en s’arrêtant dans l’angle formé par les deux pans de mur du fournil, et désignant l’orifice du four à Mme Perrine.

Celle-ci reprit ;

— La cachette est du moins bonne, en cela que l’on passerait mille fois à cet endroit… sans se douter de rien…

— Oh ! dame Perrine,… comme le cœur me bat, — dit Bruyère en tremblant ; — c’est là, pourtant.

— Croyez-moi, mon enfant… ne vous abusez pas d’un trop vif espoir… Mais, hâtons-nous ;… je ne sais si c’est la fraîcheur de la nuit, — ajouta Mme Perrine, d’une voix plus brève et en tressaillant, mais je frissonne de tout mon corps.

À peine elle avait prononcé ces mots, que Bruyère, avec l’énergie et l’agilité d’une fille des champs, s’arma d’un débris de solive, gravit les décombres, arriva près de l’orifice du four, en écarta le lierre et les ronces, et fit facilement une trouée à travers la maçonnerie de briques et de terre.

Soudain, au loin,… et comme si ce bruit fût venu de l’extrémité nord de l’étang,… retentit, dans les airs, le cri de l’aigle de Sologne ;… mais la distance affaiblissait tellement ce cri, qu’il était à peine perceptible.

Cependant il frappa l’oreille de Bruyère, elle se redressa inquiète, attentive.

— Qu’avez-vous ?… — lui demanda Mme Perrine, qui n’avait rien entendu ; — que vous arrive-t-il, mon enfant ?…

Bruyère, toujours muette, immobile, fit de la main un geste suppliant à Mme Perrine, pencha la tête, et écoula de nouveau avec anxiété.

Elle n’entendit plus rien…

Soit que le cri n’eût pas été répété, soit qu’il eût été refoulé, par une des légères rafales de vent qui, soufflant de temps à autre dans une direction justement contraire, avaient apporté naguères et venait d’apporter encore le bruit de plus en plus rapproché de plusieurs chevaux lancés au galop.

— Mon enfant, — dit Mme Perrine, d’une voix qui trahissait l’angoisse et la souffrance, — je vous en prie, hâtons-nous, je ne me sens pas bien.

Ces mots rappelèrent Bruyère à elle-même ; en peu d’instants elle eut pratiqué une ouverture suffisante pour pénétrer dans la sombre cavité, mais Mme Perrine la saisit par ses vêtements, et lui dit :

— Mon enfant… prenez garde… il y a de dangereux serpents dans le pays… si quelque reptile était caché dans ce trou…

— Ne craignez rien, dame Perrine ; ce n’est pas encore le temps où les serpents gîtent pour s’engourdir.

Ce disant Bruyère, d’un léger mouvement, se dégagea des mains de Mme Perrine, dont le cœur se serra en voyant disparaître la jeune fille au milieu des ténèbres formées par la voussure du four.

À ce moment… mais Bruyère ne pouvait plus l’entendre, retentit de nouveau, et cette fois… perçant, distinct et rapproché, le cri de l’aigle de Sologne.

— Un oiseau de proie… c’est triste… mauvais présage… — dit tout bas Mme Perrine, en tressaillant.

Puis, comme si cette pensée eût redoublé ses craintes pour la jeune fille, elle se pencha vers la noire entrée du four, et s’écria :

— Bruyère… mon enfant… parlez-moi donc…

— Je cherche au long de la voûte, et partout… dame Perrine ; et je ne trouve rien… — répondit tristement la jeune fille.

— J’en étais sûre… pauvre enfant !… — dit Mme Perrine.

Puis, prêtant l’oreille du côté d’où venait le vent, elle ajouta à demi-voix :

— C’est singulier… on dirait le galop de plusieurs chevaux qui approchent.

Elle écouta de nouveau et reprit :

— Ce sont les poulains de quelque métairie voisine qui restent la nuit dans les prés, et s’ébattent au clair de lune…

— Tout-à-coup la jeune fille poussa un cri perçant.

— Qu’y a-t-il ?… — dit Mme Perrine avec effroi. — Bruyère… en grâce… répondez !…

— Un petit coffre… dame Perrine !

— Et, presque aussitôt, la jeune fille, toute palpitante d’une joie inespérée, reparut à l’entrée de la voûte.

Un peintre aurait fait de cette scène un tableau d’une originalité charmante.

La vive clarté de la lune éclairait en plein Bruyère, qui, à genoux à l’entrée de la voûte, tenait le coffre entre ses bras ; les feuilles vertes des lierres, les rameaux des ronces empourprées par l’automne encadraient, de leurs souples guirlandes, le demi-cintre rempli d’ombres, au milieu desquelles resplendissait, inondée d’une blanche lumière, la figure de la jeune fille, immobile, agenouillée, les yeux noyés de larmes et levés au ciel avec une expression d’ineffable espérance.

Malgré son agitation, ses inquiétudes, et la curiosité mêlée de sollicitude que lui inspirait la découverte de Bruyère, Mme Perrine resta un moment muette à la vue de ce délicieux tableau.

— Merci, mon Dieu ! le père Jacques ne m’avait pas trompée,… peut-être je vais connaître ma mère,… disait Bruyère d’une voix palpitante d’émotion ; puis, d’un bond, elle fut auprès de Mme Perrine et lui dit :

— Voici le coffret…

Ce coffret n’avait de remarquable que sa forme, assez bizarre : il était rond, à fond plat et à couvercle bombé ; on voyait, à quelques lambeaux d’étoffe épargnés par le temps et par l’humidité, qu’autrefois il avait été recouvert en serge verte, fixée au bois par de petits clous à tête de cuivre, alors rongés par le vert de gris ; ce coffret avait dû servir d’étui à un métier à dentelle, à-peu-près pareil à celui que l’on a vu dans la chambre de Mme Perrine, auprès de son fauteuil.

Les têtes des clous destinés à retenir la serge, après avoir formé quelques grossiers arabesques sur le couvercle, s’arrondissaient en lettres cursives, qui dessinaient ce nom :

PERRINE MARTIN

Mme Perrine, à la vue du coffret, était d’abord restée frappée de stupeur, comme si elle eût cherché à rassembler ses souvenirs ; mais bientôt, en lisant à la resplendissante clarté de la lune ce nom qui était le sien, elle poussa un grand cri.

— Oh ! mon Dieu !… dame Perrine,… qu’avez-vous ?… — dit Bruyère.

Mme Perrine, sans lui répondre, prit le coffret pour l’examiner de plus près encore, et, les mains tremblantes, les yeux hagards, elle s’écria d’une voix entrecoupée, sans songer à la présence de Bruyère :

— Cet étui,… c’est à moi ;… comment se trouve-t-il ici ? je l’avais emporté,… dans cette maison,… je m’en souviens ; oui,… dans cette maison,… où l’on m’a conduite quand je n’étais pas encore… tout-à-fait folle.

— Vous,… folle ?… — s’écria Bruyère avec terreur.

— Dans cette maison, — poursuivit Mme Perrine, de plus en plus égarée, — dans cette maison, où l’on m’a si long-temps gardée… et quand j’en suis sortie… guérie… je me le rappelle bien… j’ai demandé… cet étui… et d’autres choses aussi… auxquels je tenais… oh ! je tenais tant… et l’on m’a répondu… qu’on ne savait pas… ce que je voulais dire…

— Ce coffret… vous appartient… — s’écria Bruyère, et un moment un fol espoir vint luire à sa pensée. Si dame Perrine était sa mère… mais elle se rappela bientôt que, peu de moments auparavant, celle-ci lui avait exprimé le regret de n’avoir jamais eu de fille. N’osant parler, Bruyère attendait avec une angoisse inexprimable, l’éclaircissement de ce mystère.

Mme Perrine avait placé le coffret sur un décombre. Faisant alors jouer, non sans difficulté, à cause de la rouille, un petit crochet presque inaperçu, qui fermait l’étui, elle l’ouvrit et y prit d’abord un vieux hochet en osier, garni de grelots, ainsi qu’en ont quelquefois les petits enfants pauvres.

— Son hochet !… — s’écria Mme Perrine, — le hochet de mon fils ; je le croyais perdu… Quel bonheur… le voilà, — et après avoir couvert ce jouet de baisers joyeux, elle le replaça dans l’étui ; puis ce fut le tour d’un petit portefeuille de maroquin, garni d’ornements d’argent noircis par le temps, et parmi lesquels figurait une couronne de comte.

— Le portefeuille… que son père… avait une fois laissé tomber, — s’écria Mme Perrine, — et qui contenait ces lettres… ces lettres funestes… Et puis voilà ces deux petits fuseaux de bois sculptés… pour moi, par ce pauvre Claude, le meilleur, le plus malheureux des hommes… Oh ! quel bonheur ! mes trésors chéris, mes reliques sacrées, si long-temps pleurées… je vous retrouve enfin — et Mme Perrine couvrait ces objets de larmes et de baisers, avec une exaltation fiévreuse et funeste, car à ses sanglots se joignirent bientôt des mouvements convulsifs.

— Mais,… ceci,… je ne le reconnais pas, je n’avais pas laissé cela,… dit tout-à-coup Mme Perrine.

Et elle mit la main sur une bourse de peau assez lourde, qui, sans doute atteinte par l’humidité, creva sous le poids de son contenu : un grand nombre de pièces d’or en tombèrent.

— De l’or !… — s’écria Mme Perrine avec une surprise croissante, puis elle ajouta :

— Qu’est-ce que ce parchemin ?

En effet, à la bourse était attaché un morceau de parchemin jauni et évidemment arraché à la couverture d’un vieux livre.

— Il y a quelque chose d’écrit !… — s’écria Mme Perrine.

— Lisez !… oh !… lisez !… — murmura la Bruyère, dont les idées commençaient à se troubler en présence de faits si inattendus.

Grâce à l’éblouissante clarté de la lune, Mme Perrine put lire ce qui suit :

Ce coffret et ce qu’il renferme, doit appartenir à la mère de ma fille qui, à cette heure, a cinq ans… Je suis forcée de m’expatrier, de l’abandonner,… Je la confie à un homme fidèle… Ces objets aideront ma fille à se faire reconnaître un jour de sa mère, si je le juge à propos ;… plus tard, je donnerai d’autres instructions… Mais, comme je puis être tué bientôt, ces mots me serviront de testament,… et dans ce testament je veux consigner un aveu qui m’oppresse.

Moi, qui ai jusqu’ici tout bravé, tout osé,… j’éprouve en ce moment un remords… J’ai commis un crime affreux,… sans nom ;… il faut que je commence de l’expier, en le dévoilant à celui qui doit lire… ceci,… et que…

À cet endroit, l’humidité ayant maculé et pénétré le parchemin, beaucoup de mots se trouvaient presque illisibles, d’autres complètement effacés, de sorte que les dernières lignes devenaient incompréhensibles. Mais Mme Perrine, de plus en plus égarée et emportée par l’élan d’une curiosité dévorante, continua de lire ces mots incohérents, comme s’ils avaient présenté un sens complet :

. . Il fal. . mais. . . . ien résolu. . la nuit. . . . je m’étais introduit. . . . . . pour folle. . . . . . mais si belle. . . et. . . . . voul. . . dan. aussi. . . . . . horreur de moi. . . . . . au point du jour… alors. . . . . . . . . . emporté. . . . l. . coffr. . . . sav. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . m’a poursuivi partout, jusques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Revenu en. . . parvenir. . ma fille. . . la mère toujours folle, ne sachant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . j’ai soustrait. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . on ne lui apprendra… et. . que lorsqu’elle aura. . . . . . . pour raisons à moi. . et imp. . . . . . . donnera le nom de Bruyère à. . . . . . fille. . . et le. . . mon…

Le parchemin tomba des mains de Mme Perrine.

Cette nouvelle et terrible secousse rendit, pour un instant, si cela se peut dire, l’équilibre à son esprit,… de même qu’un monument, dérangé de sa base par une oscillation profonde, est remis momentanément en place par une oscillation contraire, jusqu’à ce qu’une dernière commotion le fasse écrouler avec fracas.

Si incomplet que fût le sens de ces mots à demi effacés, Perrine Martin comprit vite leur signification. Ainsi, un infâme, frappé de la beauté de cette infortunée, avait abusé de l’état d’insanité où elle était plongée ; Bruyère était le fruit de ce crime affreux, et elle, Perrine Martin, avait été rendue mère sans en avoir gardé la conscience et le souvenir.

À cette épouvantable révélation le cœur maternel de cette infortunée ne ressentit qu’une chose,… une joie immense,… divine ;… une fille lui était née ;… cette fille,… elle pouvait la presser sur son cœur…

Aussi s’écria-t-elle en tendant ses bras à Bruyère :

— Tout-à-l’heure je me sentais redevenir folle,… maintenant je ne crains plus rien… Viens, viens, ma fille,… tu me rends la raison…

Et elle disait vrai ; il est des situations données où une mère ne veut pas devenir folle, et ne le devient pas.

— Vous !… ma mère !… — s’écria Bruyère avec stupeur, car elle était trop naïve pour pénétrer le sens odieux des demi-mots lus par sa mère avec égarement.

— Oui, ta mère !… je suis ta mère ! — disait Mme Perrine en sanglotant, et couvrant Bruyère de pleurs et de caresses, — peu nous importe le reste ;… vois-tu ? tu es ma fille ;… que nous faut-il de plus ? Oh ! mon Dieu !… et moi qui disais tantôt : J’aurais été si heureuse d’avoir à la fois une fille,… et un fils à adorer… J’avais déjà un fils… Oh ! un digne fils !… Oh ! comme tu l’aimeras, ton frère !

— Une mère !… un frère !… — murmurait Bruyère, en rendant à sa mère larmes pour larmes, caresses pour caresses, bonheur pour bonheur.

Tout-à-coup Perrine Martin tressaillit, et dit tout bas à Bruyère, qu’elle tenait serrée contre son sein :

— On t’appelle !…

— Moi, ma mère ?

— Oui,… tiens,… écoute…

En effet, à travers un bruit de sabres traînants, de pas de chevaux, de grosses bottes ferrées, de cris confus, tumulte croissant que l’émotion de Perrine Martin et de sa fille ne leur avait pas jusqu’alors permis d’entendre, retentissait la voix perçante et importante de M. Beaucadet.

— Il nous faut Bruyère, — disait le sous-officier de gendarmerie, — au nom de la loi, que personne n’est censé ignorer, où est Bruyère,… je viens l’arrêter…

Il est impossible de rendre l’étreinte de maternité sauvage avec laquelle Perrine Martin, lorsque ces mots parvinrent jusqu’à elle, serra sa fille contre son sein, en s’accroupissant dans l’angle formé par les deux murailles du fournil, qui projetaient à cet endroit une ombre assez profonde.

— Arrêter… Bruyère, — criait la virile et bonne Robin, — est-ce que vous êtes fou… Monsieur Beaucadet ?… arrêter cette pauvre petite ! la providence du pays !

— C’est vrai, — reprenaient les garçons de ferme, — arrêter cette pauvre petite… et pourquoi ?

— Parce qu’elle est accusée d’in-fan-ticide, — répondit Beaucadet d’un ton péremptoire en scindant les mots selon sa coutume.

— Qu’est-ce que vous nous chantez là ? — reprit la Robin, — vous parlez votre patois.

— En d’autres termes, ignare que vous êtes, — reprit dédaigneusement Beaucadet, — Bruyère est prévenue d’avoir tué son enfant.

À ces mots, deux cris terribles se firent entendre derrière l’angle formé par les murailles délabrées du fournil.

Au moment où Beaucadet accourait dans cette direction, suivi de ses gendarmes, Bruyère, avec la rapidité de l’éclair se dégagea de l’étreinte convulsive de sa mère, d’un bond franchit les décombres du fournil, et de cette hauteur se précipita dans l’étang.

Tout ceci s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Lorsque Beaucadet, accompagné de ses soldats et des gens de la ferme, arriva dans l’angle formé par les deux pans de muraille dont l’élévation leur avait caché la funeste action de Bruyère, ils ne trouvèrent que Perrine Martin.

La malheureuse mère, la tête renversée sur une pierre, les bras raidis, les mains crispées, les yeux fixes et demi-clos, les dents serrées, était en proie à un effrayant paroxysme nerveux.

— Dame Perrine… — s’écria la Robin en se jetant à genoux auprès d’elle pour lui porter secours pendant que les gendarmes l’entouraient.

— La Robin !… au secours ! — s’écria tout-à-coup une voix de l’autre côté des ruines du fournil.

C’était un des garçons de ferme qui, entendant le bruit du corps de Bruyère tombant à l’eau, avait couru au bord de l’étang pendant que les autres acteurs de cette scène se précipitaient vers les ruines.

— La Robin ! — cria-t-il de nouveau, — Bruyère s’est jetée dans l’étang… voilà un de ses petits sabots dans les joncs… vite… au secours… démarre la toue (le bateau)… on pourra peut-être encore la sauver.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que Perrine Martin, privée de tout sentiment, était transportée dans la métairie, le bateau fut démarré, l’étang parcouru, sondé en tous sens par la Robin, les garçons de ferme et les gendarmes…

On ne retrouva pas le corps de Bruyère…

La Robin, éclatant en sanglots, emportait comme une relique précieuse le petit sabot de la jeune fille… puis se ravisant tout-à-coup, la Robin dit au charretier :

— Nous sommes bêtes de pleurer… une créature charmée comme était Bruyère, ça ne meurt pas… Nous la reverrons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Beaucadet, après avoir dressé un procès-verbal du suicide, remonta à cheval et regagna en hâte le château du comte Duriveau pour y porter cette funeste nouvelle.

Au bout de quelques instants de marche, le vieux soldat, qui plusieurs fois pendant cette journée avait témoigné de l’impatience que lui causait la ridicule importance que se donnait Beaucadet, dit à demi-voix, en s’adressant à son camarade et lui montrant le maréchal-des-logis :

— Je l’ai bien vu tout-à-l’heure, il a pleuré en montant à cheval… Tant mieux… je l’avais toujours soupçonné d’être plus bête que méchant.




CHAPITRE XVI.


la mère et la fille.


Pendant que les événements précédents se passaient à la métairie du Grand-Genevrier, d’autres scènes avaient lieu au cottage de la Sablonnière, résidence de Mme Wilson.

De retour chez elles, après cette malencontreuse journée de chasse, Mme Wilson et sa fille, tristes, abattues, avaient gagné leur appartement sans songer à dîner ; M. Alcide Dumolard, à peine revenu de la terreur dont il avait été saisi lors de l’audacieuse attaque de Bamboche, ne partageait cependant pas l’insouciance de sa sœur et de sa nièce à l’endroit du repas ; mollement étendu dans un fauteuil, au coin d’un excellent feu, il se faisait servir un copieux dîner, prétendant que tant d’émotions diverses, et surtout la douleur causée par la perte de sa bourse, lui avaient étrangement creusé l’estomac.

Cédant aux instances de sa mère, Raphaële Wilson venait de se mettre au lit ; à son chevet était sa femme de chambre, Mlle Isabeau, fille de trente ans au plus, point jolie, mais ayant une figure fine, expressive, intelligente, de magnifiques cheveux, des yeux étincelants ; la main fluette, le pied petit et cambré et une taille fort élégante, que faisait encore valoir une robe noire très-simple, mais façonnée à ravir. Mlle Isabeau paraissait aussi surprise qu’attristée de l’air souffrant, abattu, de ses deux maîtresses. À un signe de Mme Wilson, elle quitta l’appartement.

La mère et la fille restèrent seules.

La chambre à coucher de Raphaële, attenant à celle de sa mère, était tendue et meublée de toile de Perse, fond blanc semé de gros bouquets de bluets ; une lumière, à demi-voilée par un globe de cristal d’une opacité transparente, éclairait à demi cette pièce.

Mme Wilson avait quitté son habit de cheval pour une robe de chambre de cachemire gris de lin, bordée et ornée de passementerie d’un rose pâle, souple et fin tissu qui accusait les contours de ce corps charmant.

Assise au bord du lit de sa fille, elle tenait avec une sollicitude inquiète une de ses mains dans les siennes. La charmante figure de Raphaële, d’un coloris ordinairement si délicat et si rose, était alors tellement altérée, que, sans l’éclat fiévreux de ses grands yeux bleus et le châtain foncé de ses bandeaux de cheveux, la pâleur de son visage se fût confondue avec la blancheur neigeuse de la dentelle et de la batiste de son petit bonnet de nuit.

Cette toute jeune fille et cette jeune mère, ou plutôt ces deux sœurs ainsi groupées, offraient un ravissant tableau ; une douce lumière jetait sa clarté douteuse dans cette chambre tapissée d’étoffes fleuries et tout imprégnée de la senteur légèrement parfumée qu’exhale toujours l’entourage des femmes élégantes et recherchées.

Pour la première fois, depuis leur retour de la chasse, Mme Wilson et sa fille se trouvaient seules.

— Pauvre ange… tu souffres donc bien ? — dit Mme Wilson à Raphaële.

La jeune fille répondit par un douloureux soupir accompagné d’un regard chargé de larmes.

Mme Wilson prit entre ses deux petites mains la tête de sa fille, qui reposait sur son épaule, et la baisa plusieurs fois au front en disant :

— Toi souffrir,… mon ange,… toi,… oh ! je n’ai jamais jusqu’ici… ressenti la haine,… mais celui-là qui le causerait le moindre chagrin serait poursuivi par moi… d’une animosité terrible, implacable…

En parlant de la haine qu’elle éprouverait,… la vive et agaçante physionomie de Mme Wilson se transfigura ; ses yeux toujours si gais, si sereins, brillèrent d’un sombre éclat ; sa bouche, toujours si rieuse, se contracta ; les veines de son front se gonflèrent ; enfin, l’expression de son visage parut un instant si menaçant à Raphaële, qu’elle s’écria, épouvantée :

— Maman… ne le hais pas,… je l’aime tant…

À ces mots de Raphaële, qui disaient son incurable passion pour le vicomte Scipion Duriveau, Mme Wilson, par un brusque revirement, cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes.

— Mère,… mère chérie,… je te désole,… — s’écria la jeune fille en se jetant au cou de Mme Wilson, — oh ! combien je suis lâche,… et malheureuse ;… il ne m’aime plus peut-être, et je te brise le cœur…

— Il ne t’aime plus ! — s’écria Mme Wilson, en essuyant brusquement de sa main les larmes qui ruisselaient sur ses joues à fossettes, — il ne t’aime plus… — et ses joues pâlies s’empourpraient d’indignation. — Toi… toi… subir un tel mépris… Toi, belle entre toutes… toi belle… oh ! belle à réaliser l’idéal, l’impossible… — s’écria Mme Wilson, emportée par le fol orgueil de l’amour maternel.

— Ne plus t’aimer !! lui… — reprit-elle après un moment de silence ; — mais tu ne sais donc pas tout ce que m’a coûté…

Mme Wilson s’interrompit, emportée par son premier mouvement, elle allait dévoiler à sa fille un secret qu’elle voulait lui taire ; elle se hâta donc d’ajouter en se reprenant :

— Non, tu ne sais pas ce que cet amour m’a coûté d’inquiétudes… Calme-toi, rassure-toi donc… mon adorée.

— Hélas ! ma mère, depuis notre départ de Paris nous sommes fiancés… Et durant cette journée d’aujourd’hui, vous l’avez vu… rien… quelques politesses banales ; à peine il s’occupait de moi… toujours distrait, insouciant ; et qu’est-ce encore que cette indifférence, auprès de cette scène… horrible… où il a montré, comme toujours, tant de courage et de dédain !… Oh ! cette femme… cette fille des champs, il l’aime. Voilà pourquoi il ne m’aime plus… Il l’aime… et elle a tué son enfant ! — s’écria Raphaële, avec un inexprimable mélange de haine, de jalousie et de désespoir…

Puis, fondant en larmes, elle se jeta au cou de sa mère et cacha sa figure dans son sein.

— Ah ! plaignez-moi… méprisez-moi… — reprit-elle. — Malgré tout cela,… j’aime encore Scipion… je l’aime toujours… je l’aime davantage peut-être, car jamais il ne m’a paru plus beau, que lorsque seul, si jeune, si faible, mais si intrépide, il bravait dédaigneusement la furie de ces paysans qui le menaçaient…… Oui, maudissez-moi ma mère, — ajouta Raphaële, et tournant vers sa mère son beau visage inondé de larmes, elle tendit ses mains suppliantes en répétant : — Maudissez-moi !… car vous ne savez pas tout…

Mme Wilson se redressa brusquement sur son séant, et, d’un regard inquiet, pénétrant, interrogea sa fille.

— J’ai abusé de votre aveugle tendresse,… de votre confiance sans bornes… — reprit Raphaële avec abattement.

À ces mots, le premier mouvement de Mme Wilson fut de tressaillir en se rejetant en arrière, et d’abandonner les mains de Raphaële, qu’elle tenait entre les siennes ; puis, rougissant d’avoir un instant douté de sa fille, quoique celle-ci s’accusât elle-même, elle lui dit :

— Toi ? abuser de ma confiance… Je ne te crois pas… pauvre ange.

Ces mots furent prononcés avec un sourire d’une telle sérénité, que Raphaële, frappée de stupeur, resta muette et accablée.

— Non, tu n’as pas pu abuser de ma tendresse, ma chérie, — reprit sa mère. — Selon ton habitude, ton candide et bon cœur s’exagère quelque enfantillage… comme tu t’exagères la froideur de Scipion !… Du reste, vilaine enfant, — ajouta Mme Wilson en souriant et abaissant, par un mouvement plein de grâce, sa jolie tête au niveau de celle de sa fille, — tu finiras par me rendre aussi peureuse que toi, car, tout-à-l’heure, lorsque tu t’es écriée, méchante petite aveugle : Il ne m’aime plus !… un moment, j’ai… tremblé… Me faire douter de toi !… de la toute-puissance de ta beauté ; de l’adorable influence de ton esprit et de ton cœur… c’est ce que je ne saurais le pardonner… Venez, Mademoiselle, que je ferme ces beaux yeux sous de gros baisers, puisque ces beaux yeux sont si malvoyants, si mauvais juges de l’amour de Scipion.

Et Mme Wilson appuya ses lèvres roses sur les blanches paupières de Raphaële.

Pour la première fois de sa vie, Raphaële se sentit douloureusement étonnée du langage de sa mère. La confiance, la quiétude de Mme Wilson, après les incidents de cette journée, incidents si pénibles pour le cœur de la jeune fille, remplissaient celle-ci de surprise et d’inquiétude :

— Pardonne-moi, ma mère, — dit-elle avec embarras, — si je m’étonne de t’entendre traiter avec si peu d’importance tout ce qui s’est passé aujourd’hui, et…

Mme Wilson, interrompant sa fille, lui dit avec un accent de sérieuse tendresse :

— Écoute, chérie, nous sommes deux sœurs… je vais te parler en femme mariée… à toi, qui seras bientôt la femme de l’homme que tu adores. Il faut, vois-tu, mon enfant aimée, prendre le monde comme il est… les choses comme elles sont. Tu t’effraies… tu souffres de ce que tu appelles l’insouciance, la froideur de Scipion ? Que veux-tu ? il est de son siècle… de son temps. Quoique bien jeune, il affecte… (et je le lui ai reproché devant toi), il affecte, comme la plupart des hommes de son âge, un détachement, une dédaigneuse insouciance de tous les sentiments tendres. Il regarderait comme parfaitement ridicules les airs empressés d’un fiancé ; il croirait jouer le rôle d’un prétendu de province en t’accablant de soins et de prévenances… Au fond, qu’est-ce que ces affectations ? des apparences,… des semblants,… qui n’altèrent en rien l’affection sérieuse, profonde qu’il a pour toi…… Oui,… car il t’aime plus que tu ne le crois… Après tout, c’est à moi, qui sais ce que tu vaux, ce que tu es… de le défendre contre tes doutes funestes… pauvre ange idolâtré… tu as choisi Scipion… tu l’aimes tant, que tu as failli mourir. Il t’a fait demander en mariage par son père… Ce n’est pas ta modeste dot qui a pu le tenter ;… ce qui me reste de fortune est bien peu de chose ; et tout ce que possède ton oncle est placé en viager…

— Ma mère…

— Mon dieu ! toutes ces raisons que tu me forces à te donner pour te rassurer, pour te convaincre, sont pitoyables, sont odieuses, ange aimé… Mais puisque tu manques d’une légitime confiance en toi, il me faut bien entrer dans ces détails, si répugnants qu’ils soient.

— Hélas ! ma mère, aujourd’hui, dans cette triste journée, ce n’est pas seulement du manque de prévenances de Scipion dont j’ai eu à souffrir…

— Je te comprends ; tu songes à cette cruelle découverte… à ce malheureux petit enfant… Ici encore, mon ange, il me faut te parler en sœur… en amie… ou plutôt en mère qui met de côté toute fausse réserve, toute pruderie mensongère, parce qu’il s’agit de t’éclairer et non pas de te tromper. Écoute-moi… L’an dernier, Scipion était ici seul avec son père ; il ne te connaissait pas… Dans le désœuvrement de la vie de campagne, ayant rencontré cette jeune fille, il lui fait la cour. Elle l’aura écouté… et tu sais le reste… Maintenant, au point de vue moral, c’est mal, très-mal ;… mais, il faut bien te le dire, au point de vue du monde… de ce monde où toi et moi nous vivons, l’action de Scipion est, ce qu’on appelle, une… peccadille de jeunesse ;… demain, tout Paris saurait que le vicomte Scipion Duriveau a eu pour maîtresse une petite paysanne, et que cet amour a eu le dénoûment tragique dont nous avons été témoins ; demain, tout Paris saurait cela,… que pas un salon ne serait fermé à Scipion, et que pas un homme, pas une femme de quelque autorité dans le monde ne modifierait en quoi que ce soit l’accueil qu’ils ont coutume de faire à Scipion ;… bien plus, mon enfant, pas une mère, pas un père ne lui refuserait, pour cela, sa fille en mariage… Tout ceci, je le vois, t’étonne un peu, ma chérie ; mais en te parlant à cette heure le langage qu’une fois mariée tu entendrais dans quinze jours, en te montrant enfin le vrai des choses, je te rassure, je te console, je fais enfin justice d’une idée funeste à ton repos.

— Ainsi, maman, — dit Raphaële d’une voix altérée en devenant pâle et tressaillant de tous ses membres, — ainsi,… dans le monde,… aucune pitié pour la jeune fille… séduite,… abandonnée ;… ainsi, dans le monde, pour le séducteur, aucun blâme,… aucune réprobation ; tous lui tendent la main comme de coutume ; tandis que, pour la victime,… c’est… indifférence… c’est mépris…

— Ma pauvre adorée, cela est sans doute cruel… injuste… déplorable, mais que veux-tu ? le monde est ainsi fait, il faut le prendre comme il est. Cette pénible scène de tantôt n’a donc pas, à ce point de vue, tu le conçois, la fâcheuse importance que tu lui attribues… S’agit-il de ton bonheur à venir ? L’importance est moindre encore… car, enfin, il y a un an, Scipion ne te connaissait pas,… et je le répète… il a eu tort sans doute de séduire cette fille… mais enfin… pourquoi a-t-elle été si faible ?… pourquoi n’a-t-elle pas eu assez de vertu, assez de courage pour résister ?… C’est une juste punition de…

— Oh !… c’en est trop, — s’écria Raphaële en interrompant sa mère ; — je suis trop lâche aussi !!… Entendre cela… et me taire… c’est infâme…

Puis, s’adressant à Mme Wilson d’un air presque égaré, elle lui dit d’une voix profondément altérée :

— Ma mère… il ne faut pas parler avec cette dureté… des filles séduites…

— Raphaële… mon ange… qu’as-tu ?… Comme tu trembles ; comme tu me regardes !…

— Je vous dis, ma mère… qu’il faut être indulgente et avoir pitié des filles séduites…

— Tu pâlis encore… tu m’épouvantes…

— Ayez pitié… oh ! bien pitié,… des malheureuses qui n’ont eu ni la vertu,… ni le courage de résister… à Scipion,… entendez-vous, ma mère ?…

Et les sanglots entrecoupèrent la voix de la jeune fille.

— Raphaële… reviens à toi… calme-toi…

— Dieu vous punit, ma mère…

— Dieu me punit ?

— Cette malheureuse enfant que Scipion a séduite… était pauvre, sans appui, — reprit Raphaële avec un sourire d’une effrayante ironie, — aussi, vous avez dit, comme dira le monde… qu’importe !… mépris pour la victime… gloire au séducteur !

— Raphaële !!!

— Son enfant est mort,… elle mourra peut-être aussi,… qu’importe… une pareille créature ?… Peccadille de jeunesse du vicomte Scipion ?… Vous avez dit cela… Et Dieu vous punit, ma mère…

— Oh !… mon Dieu, mon Dieu…

— Écho d’un monde égoïste et cruel, vous avez été sans pitié pour la pauvre fille des champs… Je vous dis que Dieu vous punit dans votre enfant… ma mère.

— Que dis-tu ?…

— Je dis que j’ai été aussi coupable… plus coupable encore que cette malheureuse créature, car je ne suis pas seule et abandonnée comme elle, moi… J’ai une mère tendre et adorée… que je n’ai pas quittée depuis mon enfance… Eh bien ! cette mère… si tendre,… je l’ai trompée…

— Oh ! tais-toi…

— J’ai indignement abusé de sa confiance…

— Tu ne sais pas ce que tu dis… tu es folle… Raphaële, reviens à toi !…

— Non, non, je ne suis pas folle… — s’écria la jeune fille presque en délire ; — mais je le deviendrai… si je ne meurs pas de honte.

— De honte !…

— Moi non plus, je n’ai pas su résister à Scipion !…

— Malheureuse !…

— Qu’importe ?… Peccadille de jeunesse du vicomte Scipion,… dira le monde, n’est-ce pas, ma mère ? — murmura l’infortunée dont les forces étaient à bout.

Et cachant son visage dans ses mains, elle retomba sans mouvement sur sa couche.




CHAPITRE XVII.


amour paternel.


Quelques instants se sont écoulés depuis le terrible aveu fait par Raphaële à Mme Wilson, aveu complété par une explication donnée d’une voix mourante par la jeune fille.

Un mot sur Mme Wilson avant de poursuivre ce récit.

Cette femme idolâtrait sa fille ; les preuves de cette idolâtrie, de ce dévoûment aveugle, passionné, nous dirions presque héroïque… abonderont tout-à-l’heure.

Les gens qui connaissent ce qu’on appelle le monde et qui l’ont vu tel qu’il est, tel que les conséquences, tel que les nécessités de l’ordre social actuel l’ont fait, trouveront le langage de Mme Wilson, à l’endroit de la séduction de Bruyère par Scipion, déplacé peut-être dans la bouche d’une mère parlant à sa fille ; mais en soi, rigoureusement, conforme aux idées, aux mœurs, aux habitudes, aux traditions de ce monde.

En peignant à Raphaële la société sous des couleurs si crues, Mme Wilson avait ses raisons, et ces raisons étaient, à son point de vue, excellentes.

La passion que Scipion Duriveau avait inspirée à Raphaële était née et arrivée à son paroxysme pendant un voyage que Mme Wilson avait été obligée de faire en Angleterre, au sujet de quelques créances laissées par son mari, banquier américain, mort en état de faillite. Mme Wilson n’avait donc pu défendre sa fille contre une passion si folle, si éperdue, qu’au retour de sa mère, Raphaële était mourante,… et mourante de cette passion…

À cette époque, il ne s’était plus agi pour Mme Wilson d’examiner, de discuter si l’objet de cet amour insensé en était digne. Avant tout, elle avait voulu sauver la vie de sa fille en la mariant au vicomte Duriveau. Ce mariage présentait des difficultés incroyables ; il fallut, pour les surmonter, toute l’adresse, toute la puissance de volonté de Mme Wilson… il fallut surtout qu’elle se résignât à un sacrifice admirable…

Enfin, Mme Wilson était trop fière de l’adorable beauté de Raphaële, trop convaincue de ses rares qualités, pour ne pas leur supposer une irrésistible influence, et croire que Scipion cachait un amour véritable sous une apparence de froideur calculée, et puis enfin Raphaële l’aimait à en mourir ; Mme Wilson devait donc à tout prix calmer les craintes de sa fille et la rassurer sur l’avenir d’un amour qui était toute sa vie.

Telle avait été la ligne de conduite de Mme Wilson envers Raphaële jusqu’à ce moment, où celle-ci venait de lui faire un si pénible aveu, aveu bientôt complété par les révélations suivantes :

Quelques jours avant de partir de Paris pour la Sologne avec sa mère, Raphaële, profitant d’un moment de liberté, avait cédé aux instances passionnées de Scipion, et était allée au rendez-vous qu’il avait donné…

Un assez long espace de temps s’était écoulé depuis ces tristes aveux.

Raphaële et sa mère restaient silencieuses, mornes, accablées.

Mme Wilson, accoudée sur le bras d’une chaise longue, semblait en proie à une douleur profonde ; elle attachait sur sa fille un regard rempli de tristesse, de pitié, d’amour et de pardon…

Raphaële, pâle, la tête baissée, les yeux fixes, les mains croisées sur ses genoux, semblait inerte, insensible ;… de temps à autre, de grosses larmes coulaient silencieusement sur ses joues blanches et froides comme le marbre.

— Raphaële, — dit tout-à-coup Mme Wilson, — Écoute-moi,… ma pauvre enfant…

À ces mots, qui disaient l’indulgence, la tendresse infinies de sa mère, la jeune fille tressaillit et couvrit les mains de Mme Wilson de larmes et de baisers.

— Relève-toi,… calme-toi,… mon ange,… j’ai moi-même grand’peine à contenir mon émotion… Ayons du courage,… parlons de toi,… parlons de nous…

— Je vous écoute, ma mère, — dit Raphaële en tâchant de contenir ses larmes.

— Nous sommes, vois-tu, deux femmes seules, isolées ; nous ne pouvons prendre conseil que de nous-mêmes, tu sais ce que nous pouvons attendre de ton oncle… C’est à nous seules, chérie, à prendre une résolution pour l’avenir… Tu as dit vrai… Dieu m’a punie de la cruauté avec laquelle j’ai parlé de cette pauvre fille des champs… Dieu m’a punie… Mais qu’il ne punisse que moi, et je le bénirai… Il y a un instant, les doutes sur l’amour de Scipion me paraissaient peu fondés… à cette heure, ils me paraissent insensés, car maintenant je m’explique la froideur apparente de Scipion :… cette froideur il se l’imposait dans votre intérêt à tous deux.

— Ah ! ma mère… — répondit Raphaële avec abattement, — à la vue de ce pauvre petit enfant mort, qui était le sien,… le regard de Scipion est resté sec et arrogant… Cela m’épouvante… Cela me fait douter de son cœur, et pourtant je sens que toujours je l’aime ; lui à présent le maître absolu de mon honneur, comme il l’est de mon cœur. Oh ! c’est affreux à penser !… Si à cette heure il manquait à sa parole… Si le mépris… l’abandon…

— Pour toi ? le mépris… l’abandon ;… mais je serais donc morte alors ! — s’écria Mme Wilson avec une incroyable énergie. — Oh ! non, non, rassure-toi, mon enfant, Scipion tiendra sa promesse… il la tiendra parce qu’il t’aime… il la tiendra… parce qu’il faut qu’il la tienne… parce qu’il n’y a pas de puissance humaine, vois-tu ?… qui puisse maintenant s’opposer à ce mariage…

— Ah ! ma mère, si vous saviez l’inflexibilité du caractère de Scipion… Oh ! s’il ne m’aime plus, rien ne l’empêchera de m’abandonner, — murmura la jeune fille avec un abattement douloureux.

Les anxiétés de Raphaële, l’altération croissante de ses traits déchiraient le cœur de Mme Wilson. Elle connaissait l’excès de sensibilité de sa fille, que cet amour avait déjà failli tuer. De plus en plus effrayée de l’abattement de cette infortunée, voulant à tout prix lui donner foi dans l’avenir en lui dévoilant le passé, elle se résigna à une révélation jusqu’alors tenue secrète par la modestie de son dévoûment maternel.

Après un moment d’hésitation, s’adressant à Raphaële :

— Réponds-moi, mon pauvre ange… Avant ce jour où, éperdue, insensée, tu es allée chez Scipion,… on t’aurait dit : Renoncez à cet amour ?…

— Je serais morte…

— Aujourd’hui,… on te dirait : Il faut renoncer à cet amour, à ce mariage…

— Je mourrais à la fois et d’amour et de honte.

— Oui,… je le crois, je le sais, tu mourrais d’amour et de honte ;… mais je ne veux pas que tu meures, moi, et pour que tu vives, il me faut te rassurer ; et, pour te rassurer, il me faut te prouver que rien au monde ne peut s’opposer à ton mariage… pas même la volonté de Scipion… entends-tu bien ? il me faut enfin te prouver que si, pour assurer cette union, j’ai fait, je puis le dire, l’impossible…

— Vous, ma mère ?

— Oui… et alors, tu le vois, le possible, à cette heure, ne sera qu’un jeu pour moi… Ceci t’étonne, pauvre chérie ; je vais tout te dire,… non sans regret,… car tu devais toujours ignorer…

Puis, après une pause, Mme Wilson reprit avec orgueil :

— Et pourquoi rougirais-je… de t’avouer ce que l’amour maternel m’a inspiré de généreux ?… Écoute-moi donc. J’avais quitté Paris, tu le sais, dans l’espoir de recouvrer en Angleterre des créances contestées en suite de la mort et des fâcheuses affaires de ton père ; la somme que je réclamais était très-importante ; l’obtenir, c’était t’assurer une dot considérable ; et, par ce temps de cupidité, cela devait, selon moi, importer beaucoup au bonheur de ton avenir. À mon arrivée en Angleterre le hasard me mit en rapport avec sir Francis Dudley, intéressé dans les réclamations que je venais soutenir… Loyauté chevaleresque, délicatesse exquise, esprit charmant, noble cœur, grand caractère, sir Francis réunissait tout ce qui peut commander l’estime et l’affection. Je dus le voir souvent pour défendre auprès de lui des intérêts qui étaient les tiens… Que te dirai-je, mon enfant ? À nos relations toutes sérieuses succéda une vive amitié… puis un sentiment plus tendre… dont j’étais heureuse et fière, car je le partageais, et je me sentais digne de l’homme qui me l’inspirait… Sir Francis Dudley était libre… je l’étais aussi…je ne te dis pas toute la part que ton avenir avait dans nos projets de mariage… Mais à quoi bon maintenant ces souvenirs ? — ajouta Mme Wilson avec un sourire mélancolique, — tout ceci n’est plus qu’un vain et heureux songe…

— Et pourquoi, mère, parler de ce passé comme d’un songe ? — dit Raphaële aussi surprise que touchée de cette confidence.

Mme Wilson secoua tristement la tête ; et comme si elle eût voulu échapper à des souvenirs pénibles, elle ajouta, en embrassant tendrement sa fille :

— Parlons de toi, chérie… Durant ce voyage, je recevais, tu le sais, chaque jour une lettre de toi ; tout-à-coup, tes lettres me manquent ;… ta tante m’écrit ; par elle la nouvelle de ta maladie m’arrive comme un coup de foudre… Je pars,… j’arrive : tu étais mourante…

— Ô ma mère !… tu aimais…… et tu es venue ;… je comprends maintenant le sacrifice que tu m’as fait !…

— Si je me suis dévouée pour toi, mon enfant, tu ne connais pas encore mon sacrifice… J’arrive,… je te trouve mourante ; tu me fais l’aveu de ta folle passion… Éperdue, voulant te faire vivre à tout prix,… je te promets de le marier à Scipion ;… l’espoir de ce bonheur, ton aveugle confiance dans ma parole, te causent une crise salutaire : tu renais, tu vis, tu es sauvée !… mais cette promesse, faite par moi dans le délire de la douleur, il me fallait la tenir ;… il me fallait t’unir à Scipion, ou tu retombais dans cet abîme de douleur et de mort dont je l’avais miraculeusement retirée par une promesse téméraire. Hélas !… je ne savais pas, pauvre ange, à quoi je m’étais engagée.

— Comment ?… mon mariage ?…

— Écoute… Une femme de mes amies connaissait intimement le père de Scipion, le comte Duriveau. Après un long entretien avec cette femme, je sortis désespérée ; ton mariage était impossible ; M. Duriveau voulait alors marier son fils à une héritière de trois millions de fortune, d’une très-haute naissance ; et comme j’avais fait observer à mon amie que le consentement de Scipion était au moins nécessaire…

— Eh bien ! ma mère ? — s’écria Raphaële.

— On me répondit que si je connaissais M. Duriveau, je saurais que, pour cet homme d’un caractère de fer, chose voulue était chose faite.

— Scipion consentait donc à ce mariage ! — s’écria douloureusement Raphaële. — Il me trompait déjà !…

— Non, non, il ne te trompait pas ; mais il ne voulait pas sans doute heurter tout d’abord de front la volonté de son père.

— Et tu m’avais caché cela, ma mère ?

— À quoi bon te le dire, je t’avais fait revivre en te promettant de te faire épouser Scipion ; ces craintes, ces anxiétés, ces doutes t’auraient tuée ; il me fallait te laisser ta foi aveugle à ma parole, à ma promesse.

— Ô ma mère !… ma mère !… — murmura la jeune fille comme accablée sous ces preuves d’attachement de sa mère…

— Je voulus personnellement connaître le comte Duriveau, — reprit Mme Wilson ; — je voulus juger par moi-même cet homme redoutable qui tenait entre ses mains, sans le savoir, la vie de ma fille. Cette amie dont je l’ai parlé me fit rencontrer avec le comte…

— Et alors… ma mère ?

— Trois mois après cette entrevue, — dit Mme Wilson sans chercher à cacher cette fois l’orgueil de sa joie maternelle, — le comte Duriveau, après avoir rompu brusquement l’union certaine qui flattait tant sa vanité, venait te demander en ma présence si tu voulais agréer Scipion pour ton mari.

— Et ce changement soudain… comment est-il venu ?

— Parce que j’ai su me faire aimer du comte Duriveau, — dit simplement Mme Wilson.

— Aimer du comte Duriveau ! — s’écria Raphaële.

— Aimer,… éperdument,… car, après deux mois d’une cour assidue,… il me suppliait d’accepter sa main, sa fortune,… j’acceptai…

— Vous, ma mère ? — dit Raphaële avec stupeur.

— Mais à une condition, c’est que ton mariage avec Scipion serait célébré en même temps que mon mariage avec le comte…

Après un nouveau mouvement de surprise si profonde que la jeune fille resta silencieuse, elle s’écria en se jetant au cou de Mme Wilson :

— Ah ! ma mère, je comprends tout maintenant,… je comprends le sacrifice douloureux, immense, que vous m’avez fait,… pour assurer mon mariage ;… vous avez renoncé… à cet amour dont vous vous souvenez avec tant de bonheur et tant d’orgueil ;… vous allez épouser un homme que vous n’estimez pas,… que vous haïssez peut-être,… et c’est pour moi…

— Non,… non, mon ange,… détrompe-toi, — dit Mme Wilson afin de calmer les scrupules de sa fille, — rassure-toi,… je suis sincèrement attachée à M. Duriveau : n’a-t-il pas d’abord assuré ton bonheur ? cela ne lui mérite-t-il pas à jamais ma reconnaissance ?… Puis, — ajouta Mme Wilson avec un léger embarras, car le mensonge répugnait à cette âme loyale, — je te l’avoue, j’ai vu avec joie que mon influence sur le comte a été salutaire :… ce qu’il y avait d’âpre, de dur, dans son caractère, s’est effacé peu-à-peu… À son âge, vois-tu, et surtout avec l’ardente énergie de son caractère et de ses passions, l’amour opère bien des prodiges… rassure-toi donc sur mon sort,… mon enfant. Quant à toi, maintenant, — ajouta Mme Wilson en embrassant sa fille avec ivresse, convaincue de l’avoir absolument tranquillisée, rassurée, — crois-tu trouver assez de garanties pour la sécurité de ton avenir dans ma volonté, dans celle du comte enfin, et surtout dans l’amour sincère que Scipion ressent pour toi, amour à cette heure indestructible, sacré… car de cet amour dépend l’honneur d’une femme et l’honneur d’un homme ;… crois-tu enfin, pauvre ange, que si, comme je te le disais au commencement de cet entretien… j’ai pu l’impossible… en amenant le comte Duriveau à me demander ta main pour son fils, il ne me sera pas, à cette heure, facile de…

— Je te crois, je te crois, mère chérie ! — s’écria Raphaële en interrompant Mme Wilson.

Et le beau visage de la jeune fille rayonna d’espoir et de bonheur, elle se jeta au col de sa mère.

— Oh ! je te crois, j’aime à te croire, — reprit Raphaële ; — oui, tes bonnes paroles ont porté le calme, la confiance, le bonheur dans mon âme, et puis je suis heureuse, oh ! mille fois heureuse d’apprendre que je te dois autant,… d’apprendre les nouveaux sacrifices que tu m’as faits… cela m’impose tant d’obligations, de tendresse…

Quelques coups, discrètement frappés à la porte de la chambre de Mme Wilson, qui précédait l’appartement de sa fille, rompirent cet entretien.

— Qui est là ? — dit Mme Wilson en quittant la chambre de Raphaële.

— Moi,… Madame, — répondit derrière la porte la voix de Mlle Isabeau.

— Que voulez-vous, Isabeau ?

— Madame, c’est une lettre qu’on apporte de la part de M. le comte Duriveau ; c’est très-pressé ; on attend une réponse.

— Donnez… — dit Mme Wilson en ouvrant la porte à sa femme de chambre, — et voyez si ma fille n’a pas besoin de vous.

Et pendant que Mlle Isabeau se rendait auprès de Raphaële, Mme Wilson décacheta la lettre du comte.

— J’en étais sûre, — dit Mme Wilson en lisant cette lettre, — il est dans la plus grande anxiété… Que d’amour !… Que de passion !… À cet âge, avoir conservé autant de chaleur de cœur !… Comment se fait-il qu’en dehors de cet amour, qui le domine, il n’y ait, dans le comte, qu’égoïsme, cupidité, orgueil et audacieux dédain de tout ce qui n’est pas riche, noble ou puissant ?… Et cet homme a été bon ? il a obéi, dit-on, dans sa jeunesse, aux plus généreuses inspirations… Les temps sont bien changés, l’âge a durci, a bronzé cette âme, autrefois délicate et tendre.

Puis, continuant sa lecture, Mme Wilson ajouta lentement, et d’un air pensif :

— Je m’y attendais : il craint que la terrible scène de tantôt n’ait changé les intentions de Raphaële et les miennes… il me supplie, au nom de son amour, d’user de toute mon influence sur ma fille pour l’engager à pardonner à Scipion… Car, — ajoute le comte, — le bonheur de sa vie… son mariage avec moi, dépend de l’union de ma fille avec Scipion.

Et après une pause, Mme Wilson reprit en essuyant une larme furtive :

— Oh ! mes beaux songes d’or,… doux et chers souvenirs, avivés tout-à-l’heure encore…

Mais, s’interrompant, elle ajouta :

— Pas de faiblesses, pas de lâches regrets ; il ne s’agit pas de moi… Courage… Le comte… est d’ailleurs plus pressant que jamais,… il me supplie de fixer le 15 du mois prochain comme époque de notre mariage… Il le faut… Hier,… j’aurais hésité,… à hâter ce terme fatal qui, pour moi, ne doit arriver que trop tôt ;… Mais aujourd’hui,… — et Mme Wilson rougit comme s’il se fût agi de sa propre honte, — aujourd’hui,… la position de cette malheureuse enfant… m’ordonne de presser ce double mariage…

Puis, continuant de lire la lettre :

— À quel triste événement arrivé, ce soir même, le comte fait-il allusion ?… Il ne veut pas m’en instruire,… de crainte de m’impressionner trop vivement ;… mais demain, il me dira tout,… si je puis, comme d’habitude, le recevoir… Allons lui répondre…

Et Mme Wilson quitta sa chambre à coucher et passa dans un petit salon où elle écrivait d’habitude.

Mme Wilson terminait sa lettre au comte Duriveau, lorsque soudain Raphaële, pâle, demi-nue, égarée, entra dans le salon.

— Oh ! c’est affreux !… — s’écria la jeune fille, en se jetant dans les bras de sa mère, — Morte !…

— Mon Dieu !… qu’y a-t-il ?… Raphaële !… de quoi parles-tu ?…

— Cette jeune fille !… la mère de ce petit enfant qu’on a trouvé ce matin !… elle est morte !…

— Que dis-tu ?

— Elle s’est noyée !… on venait l’arrêter !…

— Mais comment sais-tu ?…

— Tout-à-l’heure,… un des gens du comte l’a dit à Isabeau.

— Plus de doute,… — s’écria douloureusement Mme Wilson, — c’est l’événement auquel le comte faisait allusion…

— Oh !… ma mère !… Dieu nous punit… cette mort !… c’est un présage !… — murmura la jeune fille.

Et elle tomba dans les bras de sa mère épouvantée.




CHAPITRE XVIII.


le dîner.


Jetons maintenant un coup d’œil rétrospectif sur les événements qui se passaient au château du Tremblay (résidence du comte Duriveau), pendant cette soirée où Bruyère cherchait la mort dans l’étang de la métairie.

Pendant cette soirée où Raphaële avouait sa faute et sa honte à sa mère.

De retour chez lui, le comte Duriveau regrettait doublement l’absence de Mme Wilson et de sa fille, qui avaient dû, ainsi que M. Alcide Dumolard, venir, après la chasse, dîner au château du Tremblay ; à la vive contrariété que lui causait l’absence de la charmante veuve, se joignait pour M. Duriveau l’ennui de recevoir plusieurs voisins de campagne, aussi conviés à ce dîner et dont les invitations n’avaient pu être contre-mandées.

Cet ennui était pourtant entouré de quelques compensations : ces voisins, gros propriétaires, industriels engraissés dans de hasardeux négoces, gens de loi enrichis et retirés des affaires, étaient tous électeurs influents ; or, quelques amis de M. Duriveau, appartenant à un certain monde politique, lui avaient dit l’année précédente :

« Les temps sont graves : ces abominables idées radicales, sociales et démocratiques font un effrayant ravage parmi les classes laborieuses de la société ; il faut qu’un parti compact, énergique, inflexible, intimide et dompte ces penchants anarchiques qui nous conduiraient tout droit à la république, à la terreur, au maximum, etc., etc., etc. Grand propriétaire, vous êtes intéressé plus que personne au maintien de l’ordre et de la paix. Soyez des nôtres, soyez député à la place de M. de la Levrasse, homme rempli de bonnes intentions, mais sans valeur ; préparez votre candidature, le gouvernement du roi l’appuiera, vous serez nommé et vous voterez avec nous pour la conservation du… meilleur des régimes possibles. »

Ces ouvertures flattaient l’orgueil du comte Duriveau et irritaient ce qu’il y avait d’entier, d’implacable dans son caractère ; il suivit avec ardeur les conseils de ses amis, commença de se rapprocher de plusieurs électeurs influents du parti auquel il voulait appartenir, les reçut fréquemment au château du Tremblay, et le dîner auquel il les avait conviés ce jour-là, inaugurait son retour en Sologne.

Les divers incidents de la journée, l’espèce d’émeute soulevée par l’insolente audace de Scipion, lors de la découverte de l’enfant de Bruyère, devaient donc être doublement pénibles au comte Duriveau, d’abord parce qu’il craignait que Raphaële Wilson, après un pareil scandale, ne voulût rompre une union qui seule assurait son mariage, à lui, avec Mme Wilson ; puis, parce que le bruit de cette scène déplorable dont Scipion avait été le principal acteur, venant à se répandre dans le pays, pouvait avoir la plus fâcheuse influence sur les projets électoraux du comte. Du reste, ce triste événement était encore complètement ignoré des convives rassemblés au château du Tremblay.

Cette demeure, bâtie à la fin du dix-septième siècle, et dominant la délicieuse vallée de la Sauldre, véritable oasis au milieu de ce pauvre pays, avait une apparence presque royale : le comte Duriveau y déployait un faste extraordinaire, et y tenait un très-grand état de maison.

Un immense vestibule où se tenaient une douzaine de valets de pied, poudrés et en livrée brune galonnée d’argent, fut d’abord traversé par les convives du comte qui passèrent ensuite dans un salon d’attente où se tenaient les valets de chambre, puis dans une galerie de tableaux au bout de laquelle s’ouvrait le salon de réception, magnifiquement doré et meublé dans le plus pur style Louis XIV.

Les longs rideaux de damas vert avaient été abaissés ; les candélabres et les lustres de bronze doré étincelants de bougies se reflétaient dans des glaces de quinze pieds de hauteur, au pied desquelles se voyaient de gigantesques vases de Chine, remplis des fleurs les plus rares.

L’heure de se mettre à table approchait. Le comte Duriveau, surmontant ses pénibles préoccupations, faisait seul, avec une politesse un peu hautaine, les honneurs de sa maison, soins hospitaliers dont le vicomte Scipion lui laissait tout le poids.

Le père et le fils offraient un contraste frappant et significatif, jusques dans les détails en apparence les plus puérils.

Le comte, quoique jeune père, loin d’approuver les modes débraillées et sans façon de la jeunesse de 1845, avait quitté ses habits de chasse, et était mis avec un soin et un goût parfait : les larges revers de son habit bleu clair à boutons d’or ciselés, se rabattaient sur un gilet de piqué blanc étroitement serré à sa taille, encore d’une finesse et d’une souplesse toute juvénile, le large nœud d’une haute cravate de satin noir s’épanouissait sur une chemise merveilleusement brodée et attachée par trois énormes perles fines, entourées de brillants, montées sur un feuillage d’émail vert ; un pantalon noir, assez juste, dessinant des formes à la fois nerveuses et élégantes, découvrait un fort joli pied chaussé de bas de soie blancs ; enfin, des souliers vernis, très-découverts et à larges bouffettes, complétaient le costume du comte Duriveau qui, grâce à son teint brun, à ses cheveux noirs, à sa figure maigre, mais pleine de caractère et d’énergie, paraissait, malgré sa cinquantaine, avoir au plus trente-cinq ou quarante ans.

Nous le répétons, puérils en apparence, ces détails de costume avaient une profonde signification ; ainsi, le comte Duriveau aurait cru manquer singulièrement à ses hôtes ou à soi-même, si, pour dîner, même seul, il ne s’était pas habillé avec recherche ; chausser des bottes le soir au lieu de bas de soie, lui eût paru quelque chose d’énorme, et il ne se rappelait pas d’ailleurs avoir jamais eu cette énormité à se reprocher ; il voyait là une sorte de dignité personnelle et une garantie, disant au figuré : — Qu’un homme chaussé de soie regarde à deux fois avant de marcher dans la boue. — C’était une étrange manière de comprendre le respect humain ; soit, mais enfin c’était la sienne.

Le vicomte Scipion, loin de continuer cette cérémonieuse tradition, outrait au contraire le négligé, le flottant, que le sans-gêne des habitudes du club, de l’écurie et des filles a mis à la mode chez grand nombre de très-jeunes gens.

Ainsi le costume de Scipion contrastait avec celui de son père, de la manière la plus tranchée : sa cravate noire, si étroite qu’elle ressemblait à un ruban, était négligemment nouée autour d’un col de chemise carré et empesée, qui lui effleurant les oreilles, laissait son cou presque entièrement nu ; son habit, d’un vert mélangé et d’une ampleur démesurée, quoique très-court et à basques arrondies, ressemblait à une veste de chasse ; un gilet écossais, d’une excessive longueur, et taillé sur le modèle de ceux que portent les grooms, s’échancrait sur un pantalon fond brun à grands carreaux bleus, flottant comme un pantalon de marinier sur des bottes vernies à très-hauts talons.

Tel était le costume du vicomte, costume dont le caractère sans façon et cavalier s’augmentait encore par un laisser-aller d’attitudes, par une affectation débraillée plus facile à sentir qu’à peindre ; chemise entr’ouverte à la poitrine, larges poignets empesés, frippés, et à demi relevés sur la manche de l’habit, d’où sortait sa main blanche, fine et amaigrie comme celle d’une femme maladive, altitudes molles ou ennuyées, distraites ou hautaines ; il faut renoncer à détailler ces nuances, ces riens, touches délicates, presque imperceptibles, qui concourent cependant à donner aux portraits un cachet particulier.

Selon son habitude, Scipion était arrivé fort tard dans le salon. Le voyant si négligemment vêtu, le comte venant à sa rencontre lui dit tout bas d’un ton de reproche amical :

— Tu aurais dû t’habiller avec plus de soin ; tu sais qu’en province tout se remarque.

— Allons donc, — répondit tout haut Scipion, — c’est toi qui ne fais honte avec ton pantalon demi-collant ; tu es costumé en Saint-Léon… En amoureux d’opéra-comique : sous l’Empire tu aurais été le rival d’Elleviou pour ces rôles à cuisse dont raffolaient ces belles dames, débris du Directoire !

Le comte se mordit les lèvres de dépit ; quelques personnes invités entrèrent, il lui fallut aller les recevoir. Le contraste dont nous parlons se remarquait tout aussi frappant dans le maintien du père et du fils. Ainsi le comte, tantôt debout auprès de la cheminée, causait avec les hommes, ou se penchait au dossier des fauteuils des femmes pour leur adresser quelques paroles remplies de courtoisie.

Scipion, étendu ou plutôt vautré dans un large et profond fauteuil, les mains plongées dans les poches de son pantalon, sa jambe droite horizontalement croisée sur son genou gauche, tantôt regardait le plafond, tantôt bâillait bruyamment, ou bien, ricanant et raillant, il persiflait impudemment ceux que leur mauvais sort attirait près de lui. Quant aux femmes, après avoir, du fond de son fauteuil, curieusement examiné leur entrée, en plaquant son lorgnon d’écaille à sa paupière, il ne leur adressait ni une parole ni un salut.

Le comte Duriveau, déjà profondément blessé de la conduite de Scipion durant cette triste journée, et de plus, très-irrité des railleries mordantes dont son fils l’avait accablé en présence de Mme Wilson ; le comte Duriveau, fatigué de plus en plus de son rôle de jeune père, souffrait visiblement des impertinentes affectations de Scipion, qui pouvaient lui aliéner ses électeurs. Mais il redoutait tellement les railleries de cet adolescent, dont l’insolente audace ne ménageait, ne respectait aucune convenance, qu’il se contenait, remettant à la fin de la soirée une grave et sévère explication qu’il voulait avoir avec Scipion.

Celui-ci, toujours enfoui au plus profond de son fauteuil, avisant, non loin de lui, le régisseur du comte, lui fit, du bout du doigt, signe de venir à lui.

M. Laurançon, le régisseur, grand homme sec et basané, à la figure impassible et dure, s’approcha respectueusement de Scipion et lui dit :

— Vous désirez quelque chose, Monsieur le vicomte ?

— Sonnez donc, mon cher, — lui dit Scipion du bout des lèvres, — je ne sais pas à quoi ils pensent… ils ne servent pas et j’ai faim.

M. Laurençon s’approcha de la cheminée et tira un long cordon de soie.

Presque aussitôt un valet de chambre vêtu de noir, portant culotte courte, bas de soie et boucles d’or à ses souliers, ouvrit la porte du salon.

C’était Martin, le fils de Mme Perrine et du comte Duriveau…

Le portrait que Martin avait envoyé à sa mère était d’une ressemblance parfaite ; comme dans le portrait, il avait le teint brun, la physionomie ouverte, spirituelle, le regard à la fois pensif et pénétrant ; mais, un observateur eût alors remarqué quelque chose de contenu ; et si cela se peut dire, de voilé dans la physionomie de Martin, comme s’il eût senti la prudente nécessité de se montrer absolument l’homme de sa condition présente.

Le vicomte, assis de façon à faire presque face à la porte, vit entrer Martin et lui fit signe de venir à lui.

Martin s’approcha respectueusement du vicomte… son frère… avec un trouble intérieur que rien ne révélait, mais qu’il n’avait pu encore surmonter.

— Ah ça,… Est-ce qu’on ne dîne pas ? — lui dit Scipion.

— Pardon, Monsieur le vicomte… on sert…

— Faites-donc presser le service… J’ai faim, moi !

Et comme Martin, après s’être incliné, se dirigeait vers la porte, le vicomte le rappela.

— Martin ! dites au sommelier que je ne boirai que du vin de Porto… Qu’on m’en fasse tiédir deux bouteilles… à la température du vin de Bordeaux… de douze à quinze degrés, pas plus, pas moins.

— Oui, Monsieur le vicomte.

— Veillez aussi, — ajouta Scipion, — à ce qu’on n’oublie pas de mettre près de moi du curry et des piments de Cayenne.

— Oui, Monsieur le vicomte, — dit Martin.

Et il sortit.

Les convives du comte étaient généralement de ceux qui disent mon épouse et qui appellent lions et lionnes les hommes et les femmes qu’ils supposent être à la mode. Pour la plupart de ces bourgeois ignorants et égoïstes, adulateurs et vaniteux, sottement confits dans leur importance électorale, les impertinences de Scipion étaient autant de charmantes lionneries ; son dédaigneux aplomb, son insolent persiflage les extasiaient et les intimidaient à la fois ; ils ne l’appelaient jamais autrement que Monsieur le vicomte, et riaient de confiance dès qu’il parlait, ce qui l’impatientait outre mesure, car, ainsi que l’homme aux rubans verts, il ne se croyait pas si plaisant. Quant aux épouses de ces messieurs, tout en lorgnant du coin de l’œil la charmante figure de Scipion, elles le détestaient, c’est-à-dire qu’elles mouraient de dépit en se disant qu’elles n’étaient pas sans doute assez jolies, assez grandes dames, assez lionnes, pour mériter seulement quelques simples paroles de politesse de la part de ce fat, de cet impertinent, etc. ; en d’autres termes, plus d’une de ces belles courroucées devait s’en aller toute rêveuse, en songeant au pâle et joli visage de Scipion, à ses grands yeux bruns, à son sourire railleur qui montrait ses dents charmantes, et à sa petite main blanche qui, de temps à autre, frisait si indolemment sa fine moustache blonde.

Soudain les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent bruyamment ; et Martin, d’une voix sonore, fit entendre les paroles sacramentelles :

— Monsieur le comte est servi…

— Scipion, offrez votre bras à Mme Chalumeau, — dit aussitôt le comte à son fils d’un air grave, en donnant lui-même son bras à une autre femme.

Scipion, en sa qualité d’homme blasé, ne riait jamais ; sans cela, malgré le sérieux de son père, il fût parti d’un étourdissant éclat de rire, à ce nom saugrenu et inattendu de Mme Chalumeau. Mais un éclat de rire eût été encore moins insolent que l’empressement dérisoire avec lequel Scipion bondit, pour ainsi dire, du fond de son fauteuil, pour venir offrir son bras à Mme Chalumeau, après lui avoir fait un profond et ironique salut.

Mme Chalumeau, femme d’un électeur des plus influents, prit au sérieux ces politesses. C’était une petite Ragote, aurait dit Scarron, blanchette et grassouillette, aux cheveux et aux yeux noirs comme le jais, ayant seulement l’inconvénient d’avoir l’oreille trop rouge, le menton trop près de la gorge, et trop de végétaux artificiels plantés sur son bonnet, en manière de petit jardinet, ce qui lui faisait une tête grosse comme un boisseau. Du reste, ses lèvres étaient roses, ses dents éblouissantes et son regard avait quelque chose de langoureusement amoureux.

M. Chalumeau, l’influent électeur, grand homme chauve à lunettes bleues, se dressait debout derrière sa femme, prodigieusement fier de la voir au bras de Monsieur le vicomte, tandis que l’heureuse Chalumeau, frétillant d’aise et d’orgueil sous sa robe gorge-de-pigeon, largement côtelée de brandebourgs de soie, sentait son oreille passer du rouge à l’écarlate, et serrait fortement de son bras ferme et rond le bras fluet du vicomte, comme si elle eût craint que les autres femmes, qu’elle écrasait d’un regard triomphant, eussent comploté de lui ravir son cavalier.

— L’intrigante ! — dit une des invitées, femme d’un électeur beaucoup moins influent, en montrant à son mari, d’un regard flamboyant de férocité, l’enviée, la détestée Chalumeau.

— Ma mignonne, Chalumeau dispose de trente-sept voix, — dit piteusement le mari, — moi… seulement de onze… Sa femme doit donc passer avant toi…

— Ça n’empêche pas que si vous avez le malheur de voter pour le père de ce freluquet contre M. de la Levrasse, vous aurez affaire à moi… — dit Mme l’électrice, tremblante de colère.

— Je ne veux pas, moi, de votre comte Duriveau pour notre député, — reprit-elle d’une voix courroucée.

— Pourtant, sois donc juste, ma mignonne, — répondit l’électeur ; — dis-moi un peu, voyons si M. de la Levrasse nous donne des festins de Balthazar, avec des domestiques poudrés comme des marquis ; il est pingre comme un rat d’église et fait très-mal nos commissions à Paris ; tandis que, si nous avons pour député un comte, un archi-millionaire, qui chargera son intendant de nos petites commandes dans la capitale, ça sera bien plus flatteur et plus profitable.

Ce disant, l’humble électeur laissa prudemment passer devant lui sa colérique moitié, et se mêla parmi les groupes qui se dirigeaient vers la salle à manger.



Fin du premier volume.


  1. On nomme bêtes puantes, en langage de vénerie, les renards, putois, fouines, et les autres quadrupèdes destructeurs du gibier.
  2. Douée d’une influence surnaturelle.
  3. Partie liquide qui, à la longue, se dégage du fumier.
  4. On appelle ainsi le blé noir ou sarrasin en Sologne.
  5. On lit dans les œuvres de Jacques Bujault, œuvres d’un rare bon sens et d’une admirable intelligence pratique, véritable catéchisme de l’agriculteur :

    « La moitié du monde ne sait pas comment vit l’autre ; on ne se doute pas qu’il y a dans le département (Jacques Bujault parle du département des Deux-Sèvres, beaucoup moins pauvre que la Sologne, où nous faisons agir nos personnages) 270,000 individus qui ne mangent jamais ni bœuf, ni veau, ni mouton, et qu’un quart de demi-kilogramme de viande de porc PAR SEMAINE (un demi-quarteron) suffit à la consommation de chacun. (Jacques Bujault, 358. — Des races porcines cranaises. ») En Sologne il n’y a qu’une petite fraction de la population agricole qui puisse même prétendre à ce DEMI-QUARTERON de viande de porc PAR SEMAINE.

  6. Sous l’influence surnaturelle d’un sort.
  7. Veines de terrain absolument aride, où le sapin et le bouleau ne croissent même pas.
  8. Nous avons été deux fois témoins d’un fait pareil, fait singulier dont on nous a donné cette explication plausible ; — À savoir qu’à la vue d’un objet brillant, reluisant et étrange pour eux, les dindons se rassemblent autour du dit objet, et gloussent avec force.
  9. De rares mais bien honorables exceptions confirment la généralité des faits : — feu M. Vincent Gaillard a le premier introduit, dans une partie de la Sologne, le boisement en sapins du nord et en sapins d’Écosse, sur une vaste échelle. Ces plantations ont assaini et fertilisé un sol jusqu’alors stérile et malsain. — Plus tard, M. de Lorges, non content de pratiquer la plus large charité, a exécuté d’immenses défrichements, et rendu de notables services à la même contrée par la généreuse impulsion qu’il a donnée à l’agriculture. M. Ménard, ex-notaire à Baugency, tente aussi les plus intelligentes améliorations agricoles en les appuyant sur les idées fécondes et pleines d’avenir de l’association et du socialisme. Mais ces exemples, si respectables qu’ils soient, ne sont que des exceptions, ne se rattachant à aucun de ces larges systèmes dont l’initiative ne peut être prise que par un état social constitué sur des bases radicalement démocratiques, parce que lui seul pourrait donner une satisfaction entière et légitime aux représentants de ces trois éléments de toute richesse : travail — intelligence — capital.
  10. Partie morte du feuillage du sapin ; elle tombe chaque année, et forme une sorte de paillis très-menue, qui peut, à la rigueur, servir de chauffage.
  11. Par un malheureux préjugé, et pour augmenter la masse du fumier dans plusieurs métairies, les agneaux et autres bestiaux sont encore, jour et nuit, rigoureusement enfermés dans des bergeries infectes où l’air viable manque presque complètement ; de là de fréquentes maladies des organes respiratoires, et très-souvent des morts par asphyxie avec tous les symptômes de cette espèce de mort.
  12. Blé noir.
  13. L’on ne saurait croire combien de précieuses découvertes, d’excellentes améliorations, dans la manière de fabriquer ou de produire, restent ainsi enfouies, faute d’incitation, d’intérêt ou d’occasion. Nous avons parlé, dans un autre ouvrage (le Juif Errant), des résultats incroyables obtenus par un de nos meilleurs amis, M. Camille Pleyel, qui, le premier, a appelé les ouvriers de ses ateliers à une participation dans ses bénéfices, et à une participation dans ses travaux ; des procédés parfaits et nouveaux lui ont été ainsi révélés.
  14. Sorte de haie faite de jeunes taillis entrelacés, liens dont, en Sologne, on borde les bois et les champs pour empêcher les bestiaux d’y pénétrer.
  15. Il nous a toujours paru nécessaire de légitimer, si cela se peut dire, les fictions en apparence les plus étranges par des faits presque analogues, qui prouvent ainsi, non la réalité, mais du moins la possibilité d’une conception taxée peut-être d’invraisemblance sans cette précaution.

    Voici donc un fait :

    Une femme d’un grand esprit et d’un grand cœur, Mme Bettine d’Arnim, qui n’a jamais eu la moindre relation avec Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, dit, dans la préface d’un livre intitulé : ce livre appartient au roi, qu’elle n’a pris ce titre qu’après l’assurance formelle donnée par le roi de lire ce livre en entier. Or, ce livre met en relief l’horrible misère des travailleurs, et soulève, avec une généreuse audace, les questions sociales les plus brûlantes ; nous croyons savoir qu’en suite de la lecture de ce livre, une correspondance suivie s’est engagée entre Frédéric-Guillaume et la noble femme, qui a pris si vaillamment en main la cause des classes déshéritées, et qui a su appeler l’attention d’un omnipotent sur les formidables questions qui grondent dans l’Europe entière.