Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/Texte complet

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CHAPITRE I.


le jardin d’hiver


Les convives de M. Duriveau avaient traversé une galerie remplie d’armures anciennes et d’armes précieuses (construite parallèlement à la galerie de tableaux), pour se rendre dans la salle à manger, aux boiseries blanches, rehaussées de moulures dorées et ornée de beaux tableaux de chasse de différentes époques.

Sur la table se dressaient quatre grands candélabres d’argent mat et ciselé, supportés par des groupes de figures aussi d’argent, mais teintées, par un heureux contraste, de cette nuance plombée particulière à la vieille orfèvrerie. Chacune de ces magnifiques girandoles, véritables objets d’art, se terminait par six branches contournées, imitant des ceps de vignes chargés de feuilles et de grappes précieusement burinées et fouillées dans le métal ; ces bras, en s’évasant, laissaient au milieu d’eux une légère corbeille en repoussé d’argent brodée à jour comme une dentelle, et remplie de fleurs naturelles, dont le frais coloris doublait encore d’éclat à la lumière des bougies. Çà et là le vin de Champagne se figeait dans des rafraîchissoirs de cristal de Bohême étincelant comme le rubis, ayant pour supports des groupes de figurines d’argent et pour monture de gros ceps de vigne aussi d’argent qui, après avoir contourné le bord de ces vases en souple guirlande, venaient s’arrondir et se croiser en anses d’une courbe élégante. Une somptueuse argenterie, en rapport avec cette splendide orfèvrerie, garnissait la table, et, par une heureuse innovation, au lieu d’être incommodément assis sur une chaise, les convives, confortablement établis dans d’excellents fauteuils, pouvaient mollement savourer les merveilles culinaires du chef des cuisines du comte Duriveau. Chaque personne ayant derrière soi un laquais, le service se faisait avec un ordre et une célérité remarquables. Il est inutile de dire que les vins les plus choisis, les mets les plus excellents, circulaient en profusion, et que le miroitement de l’argenterie, le parfum des fleurs, le reflet prismatique des cristaux étincelant de tous les feux des bougies donnaient un nouveau charme à ces jouissances gastronomiques.

Le comte Duriveau, placé au milieu de la table, avait à sa droite la femme du plus influent électeur, et en face de lui Scipion, accosté de l’heureuse Chalumeau et de Mme l’électrice dont le mari avouait naïvement (et il n’était pas le seul) qu’il préférait à son mandataire présent (M. de la Levrasse), homme avare et peu serviable, le député futur qu’il voyait dans le comte Duriveau, cet archi-millionnaire si obligeant, et dont la table était si merveilleusement servie…

Un seul homme contemplait ce luxe princier avec une tristesse amère et cachée… c’était Martin. À l’aspect de ces fabuleuses somptuosités, de cet exorbitant superflu, il songeait à l’affreuse misère des gens de ce pays, décimés par la fatigue, par la maladie, par le besoin… Horrible détresse que le comte Duriveau, possesseur de presque toute la contrée, aurait pu si facilement et sans presque rien retrancher à ses jouissances, changer en bien-être… en aisance… Car richesse oblige… — pensait Martin… — et il faut savoir se faire pardonner son luxe

Mais aucun de ces secrets ressentiments ne se trahissaient sur sa figure impassible, aucun autre des gens de la maison ne se montrait plus que lui intelligent et empressé dans le service des convives.

Scipion (le frère de Martin), malgré ses prétentions à une faim d’ogre, mangeait peu, et ce peu, il l’assaisonnait d’épices à brûler le palais ; depuis long-temps son goût s’était dépravé, mais il buvait comme une outre, et cela impunément. De tous les vins le plus capiteux, le Porto, ne l’enivrait plus. Quand il ne buvait pas, il faisait boire du vin de Champagne à Mme Chalumeau, et lui adressait effrontément, à demi-voix, les déclarations les plus graveleuses et les plus risquées. La pauvre Chalumeau, craignant de passer pour une bégueule provinciale aux beaux yeux d’un si joli lion, commença par minauder en écoutant ces impertinences libertines ; puis la charmante figure de Scipion, l’excitation de la bonne chère et le vin de Champagne aidant, la jeune femme finit par sourire, puis peu-à-peu ses yeux s’allumèrent, son oreille passa de l’écarlate au cramoisi, elle faillit à faire éclater ses brandebourgs par d’indiscrètes palpitations, lorsqu’elle sentit la botte de Scipion presser légèrement son brodequin… qu’elle ne retirait pas…

Le comte Duriveau redoutant de plus en plus quelque nouvelle folie de son fils, car il ne se méprenait pas sur la portée des attentions que le vicomte prodiguait à sa voisine, jetait de temps à autre sur lui un regard empreint d’une irritation contenue auquel Scipion répondait par un regard d’arrogant défi.

Soudain le vicomte, son père, et Martin qui se tenait debout derrière son maître, tressaillirent à un nom prononcé par l’un des convives.

Ce nom était celui de Basquine, nom déjà prononcé durant cette journée, d’abord par Beaucadet lors de la lecture du signalement de Bamboche, qui portait en tatouage sur le bras le nom de Basquine, puis par Mme Wilson lorsqu’elle avait parlé du transport que cette grande artiste, à la fois gazelle et rossignol, excitait sur la scène où elle jouait.

En entendant ce nom, les traits de Scipion exprimèrent une sorte de satisfaction contenue.

Les traits du comte trahirent une aversion pénible, les traits de Martin un étonnement profond, pensif, comme si ce nom éveillait en lui de nombreux souvenirs.

— Il faut prier M. le comte de nous édifier à ce sujet, puisqu’il arrive de la capitale, — dit M. Chalumeau.

— Sur quel sujet, mon cher Monsieur ? — dit le comte.

— Mon ami Chandavoine me soutient, — dit l’électeur influent, en montrant son voisin, — qu’il a entendu dire que la fameuse Basquine, cette actrice de l’Opéra dont on parle tant dans les journaux, était reçue comme amie par les dames de la plus haute volée, et qu’elle est à tu et à toi avec elles.

— Si nous étions à un dîner de garçons, mon cher Monsieur Chalumeau, et si vous n’étiez pas trop prude… je pourrais vous dire, et encore en gazant beaucoup… ce que c’est que Mlle Basquine, — répondit le comte avec un sourire de mépris amer ; — mais la présence de ces dames rend un tel entretien impossible.

— Mon père se fait involontairement l’écho de bruits absurdes, Monsieur, — dit soudain Scipion, l’œil brillant, la joue légèrement colorée, — oui, Monsieur, il est parfaitement vrai que les femmes du meilleur et du plus grand monde, que les hommes les plus hautement placés s’empressent de témoigner à Mlle Basquine, par les prévenances les plus délicates, la profonde et la respectueuse admiration qu’elle leur inspire, et je suis d’autant plus impartial à son égard, — ajouta Scipion en appuyant sur ces mots, — que je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Basquine autrement que par l’enthousiasme que son talent m’inspire.

Le comte regarda son fils avec une profonde surprise : pour la première fois depuis bien long-temps il l’entendait s’exprimer en termes graves, choisis, avec un accent convaincu, et cela, au sujet d’une femme sur laquelle couraient les bruits les plus contradictoires. Selon les uns (et le comte n’était pas de ceux-là) on voyait dans Basquine un modèle de vertu d’autant plus rare, qu’elle était exposée, comme comédienne d’une immense renommée, à toutes les tentations, à toutes les séductions ; selon les autres (et le comte partageait cet avis), Basquine, monstre d’hypocrisie, était aussi un monstre de dépravation, de libertinage et de méchanceté, à la fois Messaline et Cléopâtre, comme elles, souveraine, non par la couronne, mais par le génie.

Le comte ne fut pas seul à s’étonner des paroles et de l’accent de Scipion, et à tâcher de pénétrer sur sa physionomie la cause de cette singulière dérogation à son persiflage habituel.

Attachant aussi sur le vicomte un coup d’œil attentif, Martin… avait laissé percer une sorte de surprise mélancolique, en entendant l’adolescent témoigner de son admiration pour le talent et pour le caractère de Basquine en termes si sérieux, lui toujours si insolemment dédaigneux et railleur.

À la façon dont le regardait son père, Scipion se reprocha de s’être laissé involontairement entraîner à un premier mouvement, et d’avoir tenu un langage, fort simple pour tout autre, mais tellement excentrique pour lui qu’il devait être remarqué ; le vicomte cherchait le moyen d’effacer l’impression que ses paroles, au sujet de Basquine, avaient causée au comte de le dérouter complètement ; Mme Chalumeau vint admirablement au secours de Scipion.

— Comme vous la défendez, cette actrice… Monsieur le vicomte, — lui dit-elle à demi-voix et d’un ton aigre-doux.

Scipion, à ce tendre reproche, se disculpa victorieusement, car, après quelques explications, le nuage qui, un moment, avait assombri le front de la jalouse Chalumeau, se dissipa tout-à-fait, et bientôt le brodequin qui, pendant l’éloge de Mlle Basquine, s’était brusquement retiré de dessous la botte de Scipion, revint timidement et de lui-même reprendre cette place.

M. Chalumeau, malgré ses lunettes bleues, ne voyait rien, et ne songeait d’ailleurs à rien observer ; il avait trouvé moyen de se placer à table, côte à côte de son ami Chandavoine ; tous deux s’évertuaient à manger de tout ce qu’on leur offrait, et tâchaient ensuite de deviner ce qu’ils avaient mangé, les appellations étranges, données presque à chaque mets par le maître d’hôtel, étant de véritables énigmes pour ces profanes convives.

Les deux amis, après avoir accepté un peu à l’aventure d’une timballe de nouilles à la reine, qui avaient donné ample carrière à leurs conjectures, venaient de se faire servir des gondolfes à la viennoise qu’ils dégustaient curieusement, lorsque M. Chalumeau fut distrait de ses suppositions hasardeuses par Scipion qui l’interpellait d’un côté de la table à l’autre.

Telle était la cause de l’interpellation du vicomte :

Après avoir pressé, à plusieurs reprises, le pied de Mme Chalumeau, Scipion, voyant ses impertinences accueillies avec une complaisance tout-à-fait régence, s’était légèrement penché vers sa voisine, et, attachant sur elle un regard licencieux et provoquant, lui avait dit quelques mots tout bas… Le vicomte alla sans doute trop loin, car la pauvre Chalumeau, malgré tant de circonstances conjurées pour lui tourner moralement et physiquement la tête, ne put retenir un mouvement d’indignation.

— Bien ! — avait dit Scipion en ricanant à froid, — puisque vous me refusez, je vais me plaindre tout haut à votre mari.

Cette effronterie frappa Mme Chalumeau de stupeur, quoiqu’il lui fût impossible de croire Scipion assez audacieux pour donner suite à sa menace ; mais que devint la pauvre femme, lorsqu’elle entendit le vicomte s’écrier tout haut :

— Dites donc, Monsieur Chalumeau !

À cet appel, le bourdonnement des conversations particulières cessa soudain, tous les regards se portèrent sur M. Chalumeau et sur le vicomte, qui reprit :

— Je viens me plaindre à vous, Monsieur Chalumeau…

— Et de quoi donc, Monsieur le vicomte ? — répondit l’électeur d’une voix étranglée, en rougissant jusqu’à ses lunettes, de se voir ainsi bruyamment interpellé.

— Je vous déclare que Mme Chalumeau me refuse tout ce que je lui demande… il faut absolument que vous la grondiez… — ajouta Scipion avec un imperturbable sang-froid.

— Comment… ma belle ? — dit l’électeur en s’adressant à sa femme, — M. le vicomte… te… te… demande… quelque chose…

Et le front de M. Chalumeau suait à si grosses gouttes que le verre de ses lunettes en devenait humide ; l’infortuné ne voyait plus rien qu’à travers un brouillard azuré ; le trouble et l’embarras le serraient à la gorge ; pourtant il fit un effort et ajouta :

— Monsieur le vicomte veut bien te demander… quelque chose… et tu… tu… refuses… mais ce n’est pas bien du tout… ça, ma belle…

— Ah !… voyez-vous, Madame… — dit Scipion, en se retournant vers la pauvre Chalumeau, qui se sentait mourir sous ses brandebourgs.

Puis, s’adressant au mari, Scipion ajouta :

— Voyons, Monsieur Chalumeau, priez vous-même Madame de ne pas me refuser ; elle vous écoutera peut-être… et si vous saviez ce que je lui demande, encore !!

— Je m’en doute bien… Monsieur le vicomte… Ça ne peut être que quelque chose… de… très-aimable… et de…

Le comte Duriveau était au supplice ; il interrompit M. Chalumeau, et lui dit, de l’air le plus riant :

— Je vais vous dire, moi, Monsieur, ce que mon fils a l’indiscrétion de demander avec tant d’instance à Mme Chalumeau… et ce qu’elle a parfaitement raison de lui refuser avant d’avoir eu votre consentement ; il lui demande pour moi votre suffrage aux élections prochaines…

— Comment, Monsieur le comte, — s’écria l’influent électeur ; — mais vous savez bien que ma voix et celle de mes amis vous est acquise…

Puis s’adressant à sa femme d’un ton de reproche formaliste et pénétré :

— Mais, ma belle, je vous l’ai répété cent fois, M. le comte est notre candidat… nous ne voulons que lui… M. de la Levrasse ne nous va plus… Comment alors n’avez-vous pas tout de suite répondu oui, à M. le vicomte ?… Permettez-moi de vous le dire, c’est inexcusable.

— C’est vrai, mon ami, j’ai eu tort, — répondit modestement Madame Chalumeau.

Le comte Duriveau vit, à l’expression railleuse des traits de Scipion, que celui-ci allait relever la belle sentence de M. Chalumeau. Aussi voulant couper court à un persiflage qui pouvait lui aliéner un de ses principaux électeurs, et voyant heureusement le dîner tirer à sa fin, le comte s’écria :

— Messieurs, puisque nous parlons des élections, sujet si grave pour des hommes sérieux, pour des hommes politiques comme nous le sommes, permettez-moi de porter un toast qui sera, je l’espère, bien accueilli de vous.

Puis, se retournant à demi vers Martin qui, debout derrière son maître qu’il servait, assistait impassible à cette scène, le comte lui dit en tendant son verre :

— Donnez-moi du vin de Chypre.

Martin prit sur une étagère une carafe de cristal, et versa au comte un verre de ce nectar, couleur de topaze liquide.

— Messieurs, — dit alors le comte en se levant, aux propriétaires !… les seuls vrais soutiens, les seuls vrais garants de l’ordre et de la paix, les seuls, les vrais représentants de notre belle France, puisqu’ils nomment ses législateurs.

Ces mots, prononcés par le comte, d’une voix mâle et sonore, furent accueillis avec acclamations, au choc bruyant des verres.

Quelques moments après le comte se levait de table, offrant le bras à la femme qui était à côté de lui.

Scipion imita son père et donna son bras à Mme Chalumeau ; celle-ci trouvait le vicomte bien effronté, bien libertin, bien mauvais sujet ; mais, hélas ! ces méchantes qualités étaient loin de lui inspirer un prudent éloignement pour ce joli monstre. Elle ressentait même une sorte d’admiration en songeant à l’audace, au sang-froid avec lesquels le vicomte avait osé, en pleine table, se plaindre à M. Chalumeau, des refus de sa femme. Quelle hardiesse, quelle présence d’esprit ! pensait-elle… et si jeune ! et si charmant ! Puis, pour achever de lui tourner la tête, venait l’éblouissement de ce luxe princier pour lequel Scipion semblait si bien né, luxe qui dorait si splendidement ses vices ; puis enfin l’adolescent qui, par caprice d’homme blasé, par fantaisie libertine, trouvait drôle, comme il le disait, de mettre à mal la vertu de cette niaise créature, d’ailleurs assez appétissante, avait, à la fin du dîner, soudain changé de manières. Excusant ses demandes trop hâtives, en les rejetant sur l’impétueuse ardeur d’une passion aussi subite que violente, etc., etc., etc.

En un mot, lorsque le vicomte sortit de table, il sentit, avec un triomphe moqueur, l’imprudente Chalumeau serrer énergiquement son bras contre le sien, et il s’aperçut que les yeux noirs de sa victime, ordinairement vifs et brillants, étaient tout voilés de trouble et de langueur amoureuse.

— Ah ça ! maintenant, — lui dit tout bas le vicomte, — mon père et ces Messieurs vont parler politique en prenant leur café dans le jardin d’hiver. Toutes ces femmes-là me font horreur, tant elles me paraissent laides ou sottes… et c’est votre faute… Pourquoi êtes-vous spirituelle et jolie ?… Laissons-les donc… et allons voir la volière… c’est ravissant…

— Oh bien non, Monsieur le vicomte… oh ! pour ça… non !

— Que vous êtes méchante !… Vous me demanderiez cela… ou même quelque chose… de compromettant,… de venir dans ma chambre, par exemple, eh bien moi, je vous l’accorderais tout de suite ! Vous le voyez bien… vous ne m’aimez pas… comme je vous aime… — dit Scipion avec une mélancolique amertume.

— Mais… songez donc… si l’on nous voyait…

— Soyez tranquille… la volière est au fond d’une serre chaude qui donne dans le jardin d’hiver… Rien de plus simple que d’y aller… Seulement, nous y serons un peu plus seuls… et la solitude avec vous… ça doit être le bonheur…

À cette délicatesse, la trop sensible Chalumeau baissa les yeux, palpita tumultueusement sous ses brandebourgs, et Scipion, qui ne pouvait être vu d’elle, lui fit, en manière de moquerie, une mine insolente et railleuse.

Pendant ce rapide entretien, Scipion et sa voisine de table avaient, ainsi que les autres convives, traversé un billard, dont les trois portes vitrées s’ouvraient dans une immense serre tempérée formant un jardin d’hiver, alors éclairé par des lampes de bois rustique chargées de bougies et remplies de plantes retombantes, telles que géraniums à feuilles de lierre, verveines, cactus et ficoïdes de toutes sortes. Les allées tournantes, pavées en mosaïque de couleurs variées, circulaient autour d’énormes massifs de camélias, de rhododendron, de magnolias, de mimosas, de bruyères, d’éricas, etc., etc. Au fond du jardin on voyait une grotte de rocaille, dont les pierres moussues disparaissaient presque sous un inextricable réseau de passiflores, de glicynées, de bignonias, etc.

L’une des portes de ce jardin faisant face à celle du billard, s’ouvrait sur une serre chaude construite en galerie, et se terminant en rotonde, au centre de laquelle s’élevait une magnifique volière d’oiseaux les plus rares, qui ne pouvaient vivre que dans l’atmosphère des plantes tropicales.

Le café avait été servi dans le jardin d’hiver ; quelques femmes se promenaient, d’autres causaient assises sur des sièges rustiques, au fond de la grotte éclairée par des lanternes chinoises de couleurs variées ; tandis que le plus grand nombre des hommes s’étaient groupés autour du comte Duriveau, et, debout comme lui, savouraient un moka brûlant.

Cette belle nuit d’automne était si douce que plusieurs fenêtres du jardin d’hiver dont une des faces donnait sur le parc du château, avaient été ouvertes ; le dîner s’étant prolongé assez tard, la clarté de la lune se réfléchissait au loin dans une rivière, encaissée de gazon, qui serpentait à travers une pelouse immense semée çà et là de futaies séculaires. Un grand massif d’arbustes, bordant en dehors la principale façade du jardin d’hiver, s’élevait jusqu’au mur d’appui de l’une des fenêtres ouvertes, auprès de laquelle le comte Duriveau et ses convives s’entretenaient, pendant que Martin, debout, tenant un plateau de vermeil chargé de flacons, attendait les ordres de son maître.

Soudain, Martin tressaillit.

À la clarté de la lune, qui tombait en plein sur le feuillage touffu du massif d’arbustes groupés au-dessous de l’une des fenêtres, Martin venait de voir se dresser un instant la tête de Bête-Puante le braconnier, qui disparut de nouveau dans le massif, après avoir fait à Martin un signe d’intelligence.

Bête-puante arrivait en toute hâte de la métairie du Grand-Genevrier, où il s’était rendu par des sentiers détournés en même temps que Beaucadet et ses gendarmes.

À la brusque apparition du braconnier, qu’il savait avoir tant de motifs de haine contre le comte, Martin tressaillit si vivement que ce brusque mouvement imprimant une violente secousse au plateau qu’il portait, l’un des flacons tomba sur un verre et le brisa.

À ce bruit le comte, qui parlait alors à ses convives avec une extrême animation, se retourna vers Martin et, voyant le débris du verre, lui dit durement :

— Faites donc attention… maladroit.

— Pardon, monsieur le comte… mais…

M. Duriveau interrompit Martin avec hauteur :

— Assez… puisque vous ne savez pas seulement porter un plateau, mettez-le sur cette table et attendez mes ordres.

Martin ne répliqua pas, déposa le plateau sur une des petites tables rustiques qui se trouvaient çà et là dans le jardin d’hiver, et se tint debout, à quelques pas du comte.

La figure de Martin reprit bientôt son impassibilité habituelle, et il eut assez d’empire sur lui-même pour surmonter ses nouvelles angoisses en voyant le comte continuer sa conversation en s’accoudant sur le rebord de la fenêtre ouverte, au-dessous de laquelle s’étendait l’épais massif où était embusqué le braconnier.




CHAPITRE II.


le café


Le comte Duriveau, dans son entretien avec ses futurs commettants, redoublait d’amertume et de violence ; car la conversation, d’abord politique, était ensuite presque naturellement tombée sur un sujet qu’il n’abordait jamais sans une animosité passionnée : Le mépris et l’aversion que lui causaient les vices des classes pauvres.

Accoudé sur le mur d’appui de la fenêtre du jardin d’hiver, le comte éprouvait quelque soulagement à sentir l’air du soir rafraîchir son front échauffé par la haineuse irascibilité qu’il apportait dans cette discussion.

— Eh ! mon Dieu, Messieurs, — disait M. Duriveau, — dans ma jeunesse j’ai eu comme un autre, plus qu’un autre, le cœur débonnaire, la main ouverte et la larme facile. J’ai cru aux vertus et aux malheurs immérités de la canaille ;… j’ai cru aux pères de famille manquant d’ouvrage, eux, les seuls soutiens d’enfants en bas âge et d’une femme infirme ; j’ai cru aux gens privés de nourriture depuis quarante-huit heures ;… j’ai cru au malheur des veuves dénuées de tout, et forcées de mendier, le soir, en allaitant un nourrisson et traînant par la main un autre enfant ;… j’ai cru aux larmes de pauvres petites orphelines abandonnées, seules au monde, sur le pavé de Paris ;… j’ai cru aux filles séduites et délaissées sans ressources.

Puis, haussant les épaules avec un geste d’impitoyable dédain, le comte ajouta :

— Ces misères intéressantes, je les ai soulagées, Messieurs… Quel niais je faisais !… Le père de famille manquant de travail, était un infâme soûlard chassé de son atelier ; l’infortuné, privé de nourriture depuis quarante-huit heures, sortait repu du cabaret ; la veuve éplorée allaitait un nourrisson de carton, et traînait par la main un enfant volé. Les pauvres petites orphelines de douze ans se partageaient mon aumône avec des polissons de leur âge, à qui elles se prostituaient depuis long-temps, et les filles séduites et délaissées sortaient mères d’un mauvais lieu !! Quelle leçon !!

Il est impossible de rendre l’accent avec lequel le comte prononça ces paroles remplies de fiel, et qui produisirent, cela devait être, une vive impression sur son auditoire.

— M. le comte a parfaitement raison, — dit M. Chalumeau, qui des yeux cherchait çà et là, et par habitude, sa femme depuis quelques moments disparue avec Scipion, — M. le comte a parfaitement raison, on est toujours dupe de son bon cœur ;… faire du bien à ces canailles-là, c’est faire des ingrates canailles !

Et le digne homme sirota son café avec componction.

— Ou la misère du peuple est feinte, ou elle est le résultat de ses vices, — ajouta sentencieusement M. Chandavoine, en remuant son sucre au fond de sa tasse, — et alors cette misère ne mérite aucune pitié.

— C’est évident, — reprit un industriel retiré, — les bons sujets s’enrichissent, les caisses d’épargnes en font foi ; et d’ailleurs, lisez chaque année le discours du trône : La prospérité va toujours croissant.

— M. le comte sait mieux que personne l’ingratitude de ces gens-là : Experto crede Roberto, — ajouta un ancien avoué. — N’a-t-il pas été cruellement dupe de sa générosité naturelle ?

En écoutant les âpres paroles de M. Duriveau, la figure pâle et expressive de Martin annonçait, non de la surprise, non de l’indignation, mais une tristesse amère, nous dirions presque une pitié douloureuse. De temps à autre il jetait un regard inquiet sur le massif où se tenait toujours blotti le braconnier qui, invisible, entendait aussi cet entretien.

— Mais ce que vous ne croirez pas, Messieurs, — reprit le comte, — c’est que j’eus la sottise de m’attrister de ces déceptions qui courent les rues.

— Vraiment ! Monsieur le comte ?

— Oui, Messieurs, et qui mieux est, je me dis, le cœur navré : Laissons dans la fange de l’abrutissement, où elle doit naître et mourir, cette ignoble populace des villes, allons dans mes terres : là, du moins, je trouverai des hommes simples, bons et reconnaissants…, que n’a pas corrompu la crapule des cités… Là, je placerai mes bienfaits, sans crainte de les placer mal… Aux champs, on est si vertueux !… J’arrive donc ici ; mon père, un maître homme…

— Oh !… — fit M. Chandavoine avec un geste de vénération profonde, en interrompant le comte. — Oh !… Un fier homme !…

— Mon père, — poursuivit le comte, — avait défendu aux paysans, sous des peines sévères, et empêché, à grand renfort de gardes inexorables, d’ébrancher le bois mort de ses bois, de glaner ses champs, de grappiller ses vignes ; ses fermiers, en retard de paiements, étaient expropriés ; quant aux quémandeurs d’aumône, ils étaient spécialement reçus par deux énormes dogues des Pyrénées.

— Eh ! eh ! eh !… — fit M. Chalumeau en ricanant ; puis il dit tout bas à son ami intime :

— Chandavoine… tu ne vois pas mon épouse ?

— Non, — fit l’autre avec impatience, — laisse-moi donc écouter M. le comte, il parle comme un avocat… quel homme !! Voilà un député qui n’aura pas sa langue dans sa poche… Il parlera bien mieux encore que M. de la Levrasse.

— J’arrive donc ici, — poursuivit le comte, — tout embâté de mes idées de philanthropie champêtre, trouvant tout d’abord que mon père a agi en homme sans entrailles, je fais enchaîner les chiens des Pyrénées, et, dans ma sainte ferveur, je me lance dans la pratique de ces belles théories, évidemment inventées par quelque gredin ne possédant ni sou, ni maille, ni maison, ni terre : — Le timide indigent ne doit jamais frapper en vain à la porte du riche. — Laissez glaner l’humble infortune dans le champ de l’opulence. — Soyez pour les petits enfants comme le bon Dieu pour les petits oiseaux : les vendange faites, ils trouvent encore à picoter, etc. — C’était touchant comme vous voyez, les larmes me viennent aux yeux en y songeant, — ajouta le comte, avec un éclat de rire sardonique. — Six mois après mes essais philanthropiques, la timide indigence, troupe de mendiants avinés, assiégeait journellement mon château, mes fermiers ne me payaient plus. L’humble infortune coupait mes arbres sur pied, et paissait ses vaches dans mes prés, tandis que les petits oiseaux du ciel, sous la figure d’affreux gamins, prenaient mon gibier au lacet et saccageaient mes vignes ; alors je finis par trouver souverainement niais de jouer plus long-temps le rôle du bon Dieu…

De grands éclats de rire accueillirent cette péroraison.

— Je le crois… fichtre bien… à ce prix-là ! — dit l’ancien avoué, qui avait trop dîné. — Le rôle du bon Dieu revient à fort cher.

— Plus on est bon, plus on en abuse ; je l’ai éprouvé en petit comme M. le comte l’a éprouvé en grand, — dit M. Chandavoine d’un air capable.

— Chandavoine, — lui dit tout bas M. Chalumeau, qui commençait à s’inquiéter sérieusement, — tu ne vois pas mon épouse ?

— Mais non, — dit l’autre en haussant les épaules.

— Monsieur le comte a bien raison, — reprit un autre convive ; — c’est à dégoûter de la compassion.

— Ainsi ai-je fait, Messieurs, — reprit le comte, — ces audacieux abus que ma sotte faiblesse encourageait, m’ont ouvert les yeux. Revenu au bon sens, à la raison, c’est-à-dire au plus légitime mépris, à la plus légitime aversion pour cette race haineuse, corrompue et abrutie, j’ai fait, autant qu’il était en moi, peser sur elle une main de fer. Et alors… tout est rentré dans l’ordre. En prison le premier drôle qui ose couper un fagot dans mes bois ! à l’amende, et en prison faute d’amende, la moindre malheureuse qui ose faire paître une vache dans mes prés ! Chassé sans pitié tout fermier en retard de paiement. C’était la méthode de mon père et la bonne… Quant aux gueux assez malavisés pour venir tendre maintenant la main à ma porte… deux magnifiques et féroces chiens de Terre-Neuve… (excellente tradition de mon pauvre père) reçoivent à grands coups de crocs cette vermine audacieuse et affamée. Aussi… croyez-moi ; imitez mon exemple, Messieurs. Renfermons-nous dans notre droit légal. Tenons-nous bien, serrons nos rangs, nous qui possédons. Pas de concessions, c’est lâchement reconnaître ce tyrannique et insolent prétendu droit du pauvre à être secouru par le riche… Montrons-nous impitoyables, sans cela nous serons débordés, et, ma foi ! mieux vaut manger le loup que d’en être mangé !

L’accent convaincu du comte, l’animation de ses traits énergiques, son geste décidé firent une impression profonde sur son auditoire ; ces cruels paradoxes, légitimant l’égoïsme et l’érigeant en devoir, furent accueillis avec une approbation presque unanime.

À la pénible émotion manifestée par Martin, au commencement de l’entretien du comte et de ses convives, succédait une angoisse profonde ; jetant tour à tour les yeux tantôt sur le comte, tantôt sur le massif d’arbustes où se tenait blotti le braconnier, massif alors noyé d’ombre, la lune venant de disparaître derrière les grands arbres du parc, Martin semblait redouter quelque péril pour le comte….

Après un moment d’hésitation, et profitant de l’un de ces silences qui coupent souvent les conversations les plus animées, Martin s’approcha de son maître, toujours accoudé à la fenêtre ouverte, et lui dit avec un accent de respectueux intérêt :

— Monsieur le comte ne songe peut-être pas que l’air du soir est humide… et il n’est peut-être pas prudent que M. le comte…

M. Duriveau aussi surpris que blessé, interrompit Martin, et lui dit durement :

— Une fois pour toutes, sachez que je ne tolère aucune familiarité, même sous prétexte de prévenance… Débarrassez ces Messieurs de leurs tasses.

Martin s’inclina sans mot dire.

Après avoir été prendre et poser successivement sur un plateau les tasses de chacun, il les plaça sur la petite table, auprès de laquelle il se tint immobile, pâle, les yeux ardemment fixés sur le sombre massif, avec une anxiété qui augmentait à chaque instant.

L’incisif et âpre langage du comte avait fortement impressionné ses auditeurs ; néanmoins, l’un d’eux, M. Chandavoine, malgré son égoïsme traditionnel et son entendement assez borné, sentant ce qui restait d’humain en lui se rebeller contre les impitoyables maximes du comte, lui dit timidement :

— Permettez-moi, Monsieur le comte, une petite observation.

— Je vous écoute, mon cher Monsieur Chandavoine, — dit M. Duriveau.

— Comme vous, Monsieur le comte, je passe condamnation sur les vices, sur la corruption de la basse classe… Seulement, en reconnaissant que le pauvre n’a aucun droit à exiger des secours du riche,… ne serait-il pas,… dans certaines circonstances données, et avec toute restriction,… ne serait-il pas, sinon du devoir, du moins de la politique du riche, de secourir le pauvre ?… à la charge du pauvre, bien entendu, de se montrer humble, soumis et reconnaissant de ce que le riche daigne faire pour lui…

— Sans doute la charité n’est pas légalement un devoir pour le riche, — dit l’ancien avoué ; — mais enfin… il y a quelque chose de vrai dans ce que dit Chandavoine.

— Oui, oui, — dirent plusieurs voix, — car il y a de bien méchants drôles parmi les pauvres.

— Et il faut prendre garde de les irriter.

— Qu’en pensez-vous, Monsieur le comte ?

— Ce que je pense, Messieurs, le voici, — répondit le comte de sa voix la plus acerbe, la plus tranchante, — non seulement la charité n’est pas un devoir pour le riche, mais la charité est chose stupide, dangereuse et détestable.

— La charité stupide, — s’écria l’un.

— La charité dangereuse, — s’écria l’autre.

— La charité détestable !! — s’écria celui-ci, et tous regardaient le comte avec stupeur.

— Oui, — répondit celui-ci d’un ton impérieux et absolu, — oui, la charité est stupide, oui, la charité est dangereuse, oui, la charité est détestable, et ce n’est pas moi qui dis cela, Messieurs… Ce sont de grands esprits dont la science, dont le génie sont admirés de l’Europe entière ; et, ce qu’ils disent, ils le prouvent par faits et par chiffres inexorables. Ces génies-là sont mes saints, à moi, leurs écrits sont mon catéchisme et mon évangile ; et comme en bon croyant je sais mon évangile par cœur, voici ce que dit textuellement Malthus… saint Malthus, un des plus admirables économistes des temps modernes. Écoutez bien, Messieurs : — Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme n’a pas le droit de réclamer une portion quelconque de nourriture ; il est réellement de trop sur la terre ; au grand banquet de la nature, il n’y a pas de place pour lui.

Au grand banquet de la nature… Eh ! eh ! eh !… ce Malthus est très-fleuri, — dit l’ancien avoué, qui se piquait de littérature, — on dirait du Fénelon.

La nature commande à cet homme de s’en aller, — reprit le comte, en poursuivant sa citation, — et elle ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution[1]. Est-ce clair. Messieurs ? — ajouta le comte, avec une joie amère et triomphante, — comment, lorsque cette excellente nature, en sage mère… de police, charge dame Misère de faire évacuer ce trop plein de populaire, j’irais, moi… par une sotte charité, contrarier les vues de la nature !… Allons donc. Messieurs, cela fait pitié.

Les auditeurs du comte, à cette effrayante citation, se regardèrent en silence.

— Comment ! — dit M. Chandavoine, — comment… Malthus… dit positivement…

— J’aurai l’honneur de vous envoyer demain ses œuvres complètes, — dit le comte ; — c’est une excellente lecture à l’usage des propriétaires. Lisez, méditez Malthus, Messieurs, vous retremperez dans cette saine lecture la conscience de vos droits ; vous y trouverez encore ces paroles dont je vous engage à vous souvenir, lorsque le démon de la charité vous tentera : Que chacun en ce monde réponde de soi et pour soi, tant pis pour ceux qui sont de trop ici-bas ; on aurait trop à faire, si l’on voulait donner du pain à ceux qui crient la faim ; qui sait même s’il en resterait assez pour les riches, la population tendant sans cesse à dépasser les moyens de subsistance ? la charité est une folie, un encouragement à la misère… Eh bien ! Messieurs, que vous avais-je dit ?

— Le fait est, — dit l’ancien avoué, parfaitement convaincu, — qu’à ce point de vue, et c’est vrai, la charité est… illégale.

— Et notez bien, Messieurs, — reprit le comte de plus en plus triomphant, — que Malthus était à la fois un homme de génie et un excellent homme ; il n’avait rien de commun avec ces insolents et stupides réformateurs contemporains qui rêvent à la lune et à ce qui devrait être au lieu de songer à ce qui est. Malthus, sachant le vrai des choses, ne voulait leurrer, tromper personne ; rigoureux logicien, convaincu que les masses ont été, sont et seront de tout temps vouées au plus misérable sort, il a, dans son admirable livre, sévèrement défendu aux pauvres de faire des enfants ; et il a raison : à quoi bon cette graine de meurt-de-faim ? Marcus, disciple de Malthus et d’Adam Smith, autre grand économiste, a été plus… conséquent encore : il a courageusement proposé la suppression des enfants du pauvre.

— Diable, — dit M. Chandavoine en se grattant l’oreille, — ce Marcus était un gaillard…

— D’un esprit rigoureusement logique, — dit le comte avec son ironie acérée. — Enfin saint Jean-Baptiste Say, un autre saint de mon calendrier, a dit ces mémorables paroles, méditez-les, Messieurs, lorsque vos journaliers se plaindront du bas prix de leurs salaires : quand les demandes de travail sont nombreuses, le gain des travailleurs décline au-dessous du taux nécessaire pour qu’ils puissent se maintenir en même nombre, les familles les plus accablées d’enfants et d’infirmités, dépérissent. Dès lors l’offre du travail décline, et le travail, étant moins offert, son prix remonte. En d’autres termes, Messieurs, ainsi que le dit Ricardo, encore un saint de mon antienne, à force de privations le nombre d’ouvriers se trouve réduit, et l’équilibre se rétablit… C’est tout simple, la nature ne veut pas d’encombrement de populaire, et la mortalité fait l’office de sergent-de-ville.

— Sans doute, et puisqu’il n’en peut être autrement, — dit l’un des plus bénins auditeurs, — il faut se réjouir de ne pas faire partie… du trop plein.

— C’est évident. Ma foi ! les économistes ont raison, chacun pour soi.

— Tant pis pour les autres !

— Il faut tâcher de n’être pas des autres,… et allez donc !!

— Chandavoine, où peut donc être mon épouse ! — dit à l’oreille de son ami M. Chalumeau, qui, préoccupé de la disparition de sa femme, n’avait prêté qu’une attention distraite à l’entretien.

— Mais laisse-moi donc en repos avec ton épouse, — dit Chandavoine, — cherche-la…

— Je n’ose pas, tant que M. le comte parle… Allons… bon… voilà qu’il repart.

— De tout ceci, Messieurs, — reprit le comte, glorieux de la profonde impression causée par ses citations et ses commentaires, — que conclure ? Qu’il faut, ainsi que je vous le disais tout-à-l’heure, bien nous soutenir, nous autres qui possédons, et, sous le prétexte de charité, de pitié, ne faire aucune lâche concession dont on s’armerait contre nous, car plaindre ceux qui souffrent, c’est accuser indirectement la société, et la société ne peut pas avoir tort. Ceci posé, ne nous abusons pas : entre celui qui possède et celui qui ne possède pas, c’est une guerre à mort. Eh bien donc… la guerre. Ce que l’on appelle les prolétaires, soit à la ville, soit aux champs, ressentent contre nous une jalousie féroce, parce que nous avons le superflu et qu’ils n’ont pas le nécessaire ; c’est tout simple, moi dans leur position j’en ferais autant. Ils voudraient piller nos maisons, boire notre vin, monter dans nos voitures ; soit, à leur point de vue, ils ont raison ; qu’ils le fassent s’ils le peuvent, c’est de bonne guerre. Mais que Messieurs les prolétaires ne s’étonnent pas, si à mon tour je leur rends haine pour haine, si mon instinct de conversation m’ordonne à moi de tout faire pour que cette bête féroce dont je crains la gueule et les dents, soit muselée rudement et le plus long-temps possible. Aussi je vous le dis hautement, Messieurs, j’ambitionne la législature afin de pouvoir concourir, dans notre intérêt commun, et dans celui de nos enfants, à forger le bât, le frein et les entraves de la bête féroce, le plus solidement possible… afin qu’elle n’ait ni la force ni l’envie de se déchaîner. Car elle a grand appétit de la propriété, cette affamée, et moi j’ai la faiblesse de vouloir que mon fils hérite de mes biens, et que son fils, s’il plaît à Dieu, hérite de lui comme j’ai hérité de mon père. Or, la bête féroce en question voudrait hériter du passé, du présent et de l’avenir. Mais, un instant, nous sommes là… et… sur ce… Messieurs… buvons au musellement indéfini de la bête !

Et se tournant vers Martin :

— Apportez les liqueurs…

Le comte avait à peine prononcé ces mots, que Martin, poussant un cri d’effroi, s’élança vers le comte, qu’il repoussa rudement, sauta d’un bond par-dessus le mur d’appui haut de quatre pieds environ, tomba au milieu du massif où s’était tapi le braconnier, et, de cet endroit, presque au même instant, un coup de feu retentit dans les ténèbres.




CHAPITRE III.


la volière.


Au bruit du coup de feu qui retentit si près de la fenêtre du jardin d’hiver, la stupeur et l’épouvante furent générales ; les femmes poussèrent des cris aigus et se précipitèrent vers les issues de la serre. Plusieurs des convives du comte, qui l’entouraient au moment de l’explosion, s’en coururent aussi de côté et d’autre (M. Chalumeau fut du nombre de ces fuyards) ; quelques-uns, au contraire, se groupèrent courageusement autour de l’amphitryon.

Le comte, un peu pâle, mais toujours ferme, revint auprès de la fenêtre dont Martin l’avait violemment écarté ; et, après un premier mouvement de trouble et de surprise, ne sachant pas encore d’ailleurs la cause du coup de feu, il dit à ses convives avec un sang-froid railleur qui faisait honneur à son courage :

— Rassurez-vous, Messieurs,… c’est sans doute le signal d’un feu d’artifice,… une surprise que me ménageaient mes gens… Seulement mon valet de chambre m’a paru un peu empressé d’aller prendre sa place…

Au moment où il prononçait ces mots, Martin, après quelques minutes d’absence, revint en courant, ouvrit du dehors une porte du jardin d’hiver, entra et dit à son maître d’une voix émue :

— Il s’est sauvé du côté du chalet ; j’ai perdu ses traces dans l’épaisseur du bois.

— Qui cela ? — s’écria le comte.

— L’homme qui était caché là, Monsieur le comte… Je l’avais vu à la clarté des lampes du jardin d’hiver, se lever brusquement de ce massif où il était blotti… Peut-être n’avait-il pas de mauvaise intention ; mais, dans mon premier mouvement, je n’ai pas réfléchi, croyant que M. le comte courait quelque danger, j’ai sauté par la fenêtre pour atteindre cet inconnu ;… dans ma lutte avec lui, un pistolet, dont il était armé, a parti ; je me suis mis à sa poursuite… et…

— Mais vous êtes blessé… — s’écria vivement le comte, en s’approchant davantage de Martin.

— Je crois que oui… Monsieur le comte… à la main… mais c’est peu de chose, la balle m’a effleuré le poignet.

— Il n’importe, il faut vous faire panser, — dit le comte, et comme plusieurs de ses gens étaient accourus au bruit de l’explosion, il dit à l’un d’eux :

— Qu’on aille à l’instant chercher le médecin de Salbres.

— Et ce brigand, quelle figure avait-il ? — dit M. Chandavoine, avec effroi, — c’est peut-être ce scélérat de Bamboche que l’on traque de tous côtés et dont le signalement est affiché.

En apprenant que Bamboche, dont il entendait prononcer le nom pour la première fois depuis son arrivée en Sologne, était traqué de tous côtés, Martin, malgré les émotions qui l’agitaient, tressaillit de surprise ; les paroles expirèrent sur ses lèvres.

Frappé de l’expression de ses traits, le comte lui dit :

— Qu’avez-vous donc, Martin ?

— Rien, Monsieur le comte… rien… Je me sens un peu faible… le sang que j’ai perdu, sans doute…

— Avez-vous au moins pu le bien dévisager, le brigand ? — demanda M. Chandavoine.

— Oui, Monsieur, — reprit Martin, — il était très-petit, très-brun… et très-jeune… dix-huit ou vingt ans au plus, — ajouta Martin avec assurance, — il portait une blouse blanchâtre et une casquette.

— Ce n’est pas là le signalement de Bamboche, — dit M. Chandavoine, — mais puisqu’il portait un pistolet, ça ne peut être qu’un assassin.

— Un assassin ! Et pourquoi diable voulez-vous qu’on m’assassine, mon cher Monsieur ? — dit le comte avec une dédaigneuse insouciance, — à moins que ce ne soit quelque voleur de bois que j’aurai fait arrêter, quelque maraudeur poursuivi par mes gardes. Et encore cette race lâche et abrutie n’a pas même l’énergie de la vengeance. Allons, Messieurs, ceci ne vaut pas la peine de vous occuper un instant : c’est l’affaire du brave Beaucadet, le maréchal des logis de gendarmerie, que je ferai venir demain pour entendre ma déposition… Martin, allez vous faire panser… Vous êtes, je crois, un bon serviteur… Quant au misérable qui vous a blessé… quoiqu’il ait disparu, Beaucadet se mettra sur ses traces ; c’est un fin limier, il le découvrira, j’en suis sûr, et on en fera bonne justice.

Pendant ces dernières paroles du comte, M. Chandavoine avait tiré un papier de sa poche qu’il lisait attentivement, tout-à-coup il s’écria :

— Ah ! voici qui est bien extraordinaire !

Et comme le comte le regardait d’un air interrogatif, M. Chandavoine ajouta :

— Je persistais à croire que l’homme embusqué pouvait être le scélérat nommé Bamboche, et je lisais son signalement qu’on a distribué dans le pays et que j’ai reçu au moment de venir chez vous, Monsieur le comte. Ce signalement, je l’avoue, ne ressemble en rien au portrait, fait par votre domestique, de l’homme qui l’a blessé, mais voici le curieux de la chose : nous avons parlé à dîner de cette fameuse Basquine dont on a dit tant de bien et tant de mal.

— Eh bien ! — fit le comte, — dont le front s’assombrit au nom de cette femme.

— Lisez, Monsieur le comte, — dit M. Chandavoine en tendant le papier à M. Duriveau, qui le prit et le parcourut, — vous verrez que ce brigand de Bamboche porte, tatoués sur le bras, ces mots : Amour pour la vie à Basquine.

— En effet, ce misérable porte écrit sur le bras le nom de cette horrible créature. Quel mystère ! — disait le comte, si profondément étonné, qu’il ne remarquait pas que, selon le signalement, le nom de Martin était aussi tatoué sur le bras de Bamboche.

Soudain, au milieu d’un assez grand tumulte, on vit, à l’extrémité de l’une des allées du jardin d’hiver, déboucher M. Chalumeau, pâle, effaré, courroucé, tenant rudement par le bras Mme Chalumeau, confuse, éplorée, et qui, la tête baissée sur sa poitrine bondissante, aurait voulu, ainsi qu’on le dit vulgairement, « être à cent pieds sous terre. »

Immédiatement après les deux époux venait Scipion, l’air insolent et railleur, les mains plongées dans les poches de son pantalon, et, à quelque distance derrière lui, s’avançaient les autres convives du comte, tellement stupéfaits de l’aventure et de l’audace du vicomte, qu’ils gardaient un profond silence, çà et là interrompu par un bourdonnement de paroles échangées à voix basse.

— Monsieur le comte ! — s’écria M. Chalumeau d’une voix tremblante de colère, en s’approchant du père de Scipion, — c’est une indignité !… et je vous en rends responsable…

— Puis-je savoir, Monsieur ?…

— Je vous dis que vous en êtes responsable, Monsieur le comte ! — s’écria l’électeur infortuné en interrompant M. Duriveau. — Oui, vous êtes cause et responsable de tout ; car lorsqu’on possède un fils comme le vôtre… Monsieur, on l’enferme… oui, Monsieur, on le séquestre lorsqu’on reçoit des dames.

— Mais, Monsieur…

— Mais, Monsieur, — s’écria l’électeur avec indignation, — savez-vous… ce qui vient de se passer ? Savez-vous ce qu’il vient de m’arriver. Monsieur ? Savez-vous où j’ai trouvé mon épouse, Monsieur ?

— Je ne sais rien, Monsieur, — dit froidement le comte, refoulant à grand’peine les violents ressentiments soulevés en lui par cette nouvelle équipée de Scipion. — Mais si vous avez quelques explications à me demander, je vous prie, dans notre intérêt commun, de vouloir bien passer chez moi, afin de ne pas rendre ces explications publiques.

— Ne pas les rendre publiques… — s’écria M. Chalumeau avec un éclat de rire sardonique ; — mais, je voudrais que ma voix pût s’entendre d’ici… à Romorantin, afin de pouvoir proclamer de tous mes poumons que mon épouse est une malheureuse… et que votre fils est un…

Scipion, touchant du bout du doigt l’épaule de M. Chalumeau, l’arrêta net, en lui disant de sa voix claire et hautaine :

— Un ?

L’électeur se retourna brusquement vers le vicomte, le toisa d’abord d’un air indigné ; puis, se campant résolument en face de lui, il s’écria d’un air de bravade :

— Je dis, Monsieur, que vous êtes un homme… un homme pétri de passions adultères… indécemment adultères !

Scipion, qui ne riait jamais, ne put s’empêcher de sourire, et dit à M. Chalumeau avec un geste de descendance :

— Bon… maintenant allez !…

— Comment ! que j’aille ? je ne suis pas votre valet, Monsieur ! Je n’ai pas besoin de votre permission pour…

— Monsieur, — dit le comte, — je vous en conjure ; si ce n’est pour vous, que ce soit au moins pour Madame ;… mettez un terme à cette scène pénible,… et, d’ailleurs, croyez-moi, les apparences sont souvent trompeuses, et…

— Ce ne sont pas les apparences qui sont trompeuses, ce sont les femmes ! — s’écria l’électeur en regardant la trop sensible Chalumeau, comme s’il eût voulu l’écraser sous ce sanglant sarcasme, — des apparences !… — reprit-il exaspéré, — des apparences !… Au bruit du coup de feu, la tête remplie de l’histoire de ce brigand que l’on poursuit, je me sauve, j’ouvre la première porte qui se trouve devant moi,… c’était la serre chaude… je la traverse… j’arrive à une rotonde où était une volière… je m’y réfugie… j’entends à travers une porte comme un frôlement et une voix de femme… Cette voix… je la reconnais : je pousse la porte, c’était un boudoir, et, dans ce boudoir. Messieurs, qu’est-ce que je vois ?… le fils de Monsieur… embrassant mon épouse…

— Je vous répète, Monsieur, — dit le comte pouvant à peine se contraindre, et jetant sur Scipion un regard terrible, — je vous répète, Monsieur, que je suis confus de tout ceci ; mais le scandale que vous faites, est en vérité déplorable !…

— Je fais du scandale !… c’est moi qui fais le scandale ? — s’écria M. Chalumeau exaspéré, — c’est trop fort !… Ah ! l’on a bien raison de dire : tel père tel fils !…

— Monsieur !

— Monsieur ! — riposta l’électeur influent avec un courroux majestueux, olympique, — vous pensez bien que moi et mes amis politiques, nous ne pouvons être représentés devant la France par un père dont le fils nous a…

— Nous a… nous a… — dit à l’électeur son ami Chandavoine, — parle pour toi… Dis donc… t’a…

— C’est vrai, mon pauvre bonhomme… — répondit M. Chalumeau en soupirant, — dont le fils m’a…

Le comte l’interrompit.

Outré de cette scène et voulant y mettre à tout prix un terme, il dit à l’époux outragé :

— Soit, Monsieur ; si précieux que m’eussent été votre suffrage et celui de vos amis… j’y renonce. Maintenant, je l’espère, vous comprendrez que, quelque flatté que je sois de l’honneur que vous m’avez fait de venir chez moi, les choses, à mon profond regret, en sont venues à un tel point que je dois craindre de vous retenir ici plus long-temps.

— Venez, Madame… venez, effrontée, — dit l’électeur d’une voix formidable en entraînant la malheureuse Chalumeau, qui faisait tout au monde pour s’évanouir ; mais sa florissante, rebondissante et luxuriante santé s’opposait à son désir ; il manquait à cette innocente le manège nécessaire pour jouer convenablement un évanouissement simulé.

M. Chalumeau se dirigeait vers la porte, lorsque Scipion lui dit en ricanant : — Ah çà ! vous savez que, quand vous voudrez… je suis prêt…

L’électeur, instruit par quelques mots que son ami Chandavoine lui dit à l’oreille, de la signification des paroles de Scipion, lui répondit avec une dignité suprême :

— Je ne suis pas un spadassin, Monsieur, je suis un époux abominablement outragé.

— Maintenant, — dit Scipion avec une gravité narquoise, — je puis déclarer que Monsieur est dupe d’une illusion, et je dois proclamer la complète innocence de Madame.

— Mon ami… vous l’entendez ? — hasarda la pauvre Chalumeau.

— Belle garantie ! — s’écria l’électeur. — Venez, Madame… venez.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le départ des convives du comte s’effectua au milieu d’un profond silence et d’un embarras mortel ; la partie féminine de l’assemblée, qui jalousait généralement Mme Chalumeau, regardée dans le pays comme une élégante, était ravie de l’aventure, et témoignait de sa vertueuse indignation. Parmi les hommes, quelques-uns jalousaient M. Chalumeau, plus gros propriétaire que la plupart d’entre eux ; d’autres s’étaient occupés de Mme Chalumeau ; mais leurs soins n’avaient pas été agréés, bien qu’on eût parlé de certain neveu du mari, colossal lieutenant de carabiniers, qui avait passé plusieurs semestres à la Gaudriole (nom de fantaisie donné par M. Chalumeau à sa villa) ; somme toute, hommes et femmes furent délicieusement satisfaits de l’énorme scandale qui allait pour long-temps défrayer toutes les conversations du pays.

Le comte, doué d’assez d’empire sur lui-même pour se contraindre jusqu’à la fin, s’était tiré de son mieux de la position si difficile où il se trouvait à l’égard de ses convives, et avait courtoisement accompagné jusqu’au perron la femme qui, pendant le dîner, avait été placée près de lui.

Enfin, la dernière voiture sortit du château du Tremblay.

Le comte, au lieu de rentrer chez lui, descendit le perron : suffoquant de rage contenue, il espérait que la marche, que le grand air apaiseraient sa violente surexcitation, et qu’il retrouvait assez de calme pour avoir avec son fils un entretien décisif, entretien rendu plus indispensable encore par ce nouvel incident qui complétait la journée.

Héros, le matin, d’une déplorable aventure qui devait produire sur la population du pays la plus fâcheuse impression, Scipion venait le soir même de combler la mesure, rendant hostiles au comte les gens les plus considérables de la haute bourgeoisie.

Scipion blessait ainsi au vif les deux plus ardentes passions du comte, son ambition et son amour ; son ambition, car la burlesque aventure du vicomte avec Mme Chalumeau ruinait les projets électoraux de M. Duriveau, en lui aliénant les voix qui pouvaient assurer sa candidature ; son amour, car le même jour devait voir son mariage avec Mme Wilson et celui de Raphaële avec Scipion, et celui-ci semblait vouloir, à force de froideur et de scandales, retarder ou compromettre une union qui seule pouvait combler les vœux les plus ardents de son père.

Le comte, dans sa fiévreuse agitation, se promenait de long en large dans la cour d’honneur du château, pressant quelquefois son front brûlant entre ses deux mains crispées, et jetant de temps à autre un regard d’ironie amère sur les clartés resplendissantes qui s’échappaient de toutes les fenêtres de l’immense rez-de-chaussée à travers lesquelles il voyait passer et repasser l’étincelante livrée de ses nombreux domestiques.

Pour la première fois de sa vie, cet homme si infatué de son opulence, cet homme si glorieux de pouvoir dire qu’après lui son fils, et sans doute le fils de son fils, éblouiraient, domineraient les humbles par le prestige de cette immense fortune, cet homme qui ambitionnait surtout la législature afin d’assurer à la propriété, conséquemment à l’héritage, de nouvelles et formidables garanties. Cet homme, poussé par la fatalité de sa position, ressentait pour la première fois une sorte de dépit amer, en songeant que tous ces biens, toutes ces splendeurs, seraient acquises de droit et sans peine à cet insolent et audacieux enfant, contre lequel il ressentait en ce moment presque de la haine ; car, malgré la rare énergie de son caractère, le comte redoutait le flegme glacial et railleur de son fils ; aussi la conscience de cette faiblesse l’exaspérait davantage encore contre lui-même et contre Scipion. Jamais… peut-être le comte n’avait éprouvé plus péniblement le tardif et vain regret de s’être montré jeune père envers ce fils audacieux ; il se voyait, il se sentait débordé, s’il ne tranchait pas dans le vif, si, ce jour-là même, et de haute lutte, il n’imposait pas au vicomte une autorité jusqu’alors méconnue… ou plutôt inconnue.

Une vive lueur, accompagnée d’un bruit de sabre traînant et d’éperons retentissants, arracha le comte à ses pénibles préoccupations ; il retourna la tête, et vit, à la lueur d’une lampe que tenait un de ses gens, M. Beaucadet descendre majestueusement les degrés du perron.

Singulièrement contrarié de cette visite, le comte s’avança vers le sous-officier, et lui dit brusquement :

— Que voulez-vous ?

— Monsieur le comte, — dit Beaucadet d’un air grave et pénétré qui ne lui était pas naturel, — un grand malheur vient d’arriver.

— Quel malheur ?

— J’ai été à la métairie du Grand-Genevrier, afin de procéder à l’interrogation de la fille dite Bruyère, soupçonnée d’infanticide…

— Eh bien ?

— La malheureuse était coupable… car en me voyant, moi et mes hommes… elle s’est jetée dans l’étang…

— Grand Dieu !! — s’écria le comte.

— Et elle s’est noyée… — dit Beaucadet.

— Oh !… c’est affreux, — murmura M. Duriveau avec une expression d’horreur, en cachant sa figure dans ses mains.

— Je suis venu, Monsieur le comte, — reprit Beaucadet, — afin de vous…

— C’est bon… laissez-moi.

— Mais, Monsieur le comte…

— Laissez-moi, vous dis-je.

— Représentant de la loi… — dit Beaucadet de sa voix officielle, — j’ai le droit d’instrumenter en son nom. Je viens d’apprendre que, ce soir, un coup de pistolet a été tiré par un homme embusqué sur un de vos domestiques… Mon devoir, Monsieur le comte, est de verbaliser et de…

— Eh ! verbalisez tant que vous voudrez ; mais laissez-moi en repos, — s’écria le comte hors de lui, en frappant du pied avec fureur.

— Mais, Monsieur le comte, ce n’est pas tout ; le domestique blessé se nomme Martin, et je le soupçonne… de…

Beaucadet n’acheva pas, car le comte, sans l’écouter davantage, disparut dans une des sombres allées du parc.

— Il m’importe peu qu’il ne m’écoute pas, — dit le sous-officier, — l’occasion est fameuse pour interroger ce Martin, que je soupçonne d’être un fier drôle, vu que son nom est écrit sur un des bras de ce brigand de Bamboche… qui s’est fait saluer par mes gendarmes, le grand gueux !…

Ce disant, Beaucadet regagna le château.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure environ après sa rencontre avec le sous-officier, le comte gravissait les degrés du perron.

M. Duriveau était pâle, mais parfaitement calme. En entrant dans le vestibule, la première personne qu’il aperçut fut Scipion.

Le vicomte, se disposant à rentrer chez lui, allait allumer son cigare au bougeoir que son valet-de-chambre lui tendait d’une main, tandis qu’il portait de l’autre un flacon de rhum sur un plateau d’argent.

— Scipion… venez… j’ai à vous parler, — lui dit le comte d’une voix tranquille…

— Attends… j’allume mon cigare.

— Vous l’allumerez chez moi, — répondit patiemment le comte.

Scipion, tenant entre ses lèvres le cigare qu’il n’avait pas eu le temps d’allumer, suivit nonchalamment son père à travers les somptueux salons, étincelants et déserts.

Bientôt le comte ouvrit la porte de son appartement particulier, et son fils y entra après lui.




CHAPITRE IV.


père et fils.


Le comte poussa les verrous de la porte de sa chambre à coucher, grande pièce garnie de meubles de laque noire et or, tendue de damas vert, éclairée par un candélabre à trois bougies, dont un abat-jour de soie affaiblissait l’éclat.

La physionomie de M. Duriveau était grave, sévère ; il resta quelques instants sans adresser la parole à son fils, et le regarda fixement.

Le vicomte, indolemment adossé à la cheminée, promenait entre ses lèvres son cigare non allumé, il est vrai, ses deux mains plongées dans les goussets de son pantalon, se dandinant tour à tour sur une jambe et sur l’autre ; sa charmante figure était plus pâle encore que d’habitude, et les paupières de ses grands yeux bruns s’injectaient légèrement, car, tout en mettant à mal la vertu de Mme Chalumeau, il avait prodigieusement bu de vin de Porto ; mais le vicomte n’était nullement ivre, comme on aurait pu s’y attendre ; le vin depuis long-temps ne l’enivrait plus ; il possédait parfaitement sa raison, il avait toute sa tête, il était seulement ce qu’en argot d’orgie on appelle plein ; chez lui cette plénitude se manifestait d’ordinaire en redoublant encore son dédaigneux sang-froid, son flegme impertinent. Aussi, en attendant que son père prît la parole, il alluma tranquillement son cigare à l’une des bougies du candélabre placé sur la cheminée.

M. Duriveau lui arracha son cigare des mains et le jeta au feu en disant :

— On ne fume pas chez moi, Monsieur.

— Ah bah ! — reprit Scipion en regardant son père avec ébahissement, — et depuis quand ne fume-t-on plus ici ?

— Depuis que je suis résolu de prendre ma place, Monsieur, et de vous mettre à la vôtre, — dit le comte Duriveau d’une voix dure et tranchante.

— Oh ! oh !… — repartit froidement Scipion, habitué à tourner en railleries les rares accès de sévérité de son père, — il paraît que nous allons jouer un peu de Poquelin… je suis Clitandre ou Damis… et voici que tu prends le rôle du bonhomme Orgon ou du bonhomme Géronte. Ce sera-t-il long ? feras-tu mourir ton coquin de fils sous le bâton ? Où donc est Scapin pour me dire : seigneur Damis, au diable votre père ! peste soit du fâcheux vieillard ! Quand ce maudit barbon nous fera-t-il donc ses héritiers ?

Il est impossible d’exprimer avec quel aplomb impertinent ce persiflage fut débité par Scipion.

Quoiqu’il s’attendît à ces sarcasmes dont il s’était amusé long-temps, et qu’il se fût promis d’être calme, le comte, cédant à un involontaire emportement, s’écria, en faisant un pas vers son fils d’un air menaçant :

— Insolent…

— Bon ! voici la scène du bâton ; je m’y attendais, — dit Scipion avec un redoublement d’audace ; — or çà, vite,… un bâton,… vite un bâton au seigneur Géronte : ah ! pendard ! — (c’est à son fils Damis qu’il parle) — te voilà donc encore à me railler ! Ah ! double traître !! et Crispin ?… où…

— Scipion !! — s’écria le comte d’une voix terrible en interrompant son fils et le saisissant par le bras d’une main tremblante.

Puis, après un moment de silence, il reprit avec une profonde amertume :

— C’est ma faute,… je vous ai encouragé à ces effronteries,… j’ai toléré ces familiarités insolentes… C’est le fruit de l’éducation que je vous ai donnée… Cette dernière leçon est rude,… elle sera bonne…

— Bah ! — dit Scipion, — toutes les éducations se valent. Préval a été élevé par un prêtre, sous l’aile maternelle, et il vient de commettre un faux qui mérite les galères ; d’Havrincourt sort de l’École Polytechnique et il vient d’être interdit comme prodigue… Allons donc, tu es trop modeste ! ton élève te fait honneur.

— Assez,… Monsieur, assez ! vous ne me connaissez pas encore… mais nous ferons connaissance, et mordieu ! dès aujourd’hui, dès cette heure, je vous le répète, chacun de nous reprendra sa place,… et désormais vous serez aussi soumis, aussi humble, aussi respectueux envers moi que vous avez été jusqu’ici insolent et railleur.

Scipion, qui s’étonnait peu, fut surpris ; jamais, jusqu’alors, les rares remontrances de son père n’avaient résisté à une plaisanterie, jamais jusqu’alors son père ne lui avait parlé avec cette fermeté, cette résolution, de reprendre et de maintenir son autorité.

— Ainsi, — reprit-il en regardant M. Duriveau avec une compassion profonde, et comme s’il se fût apitoyé de le voir descendre à une mercuriale si bourgeoise, — ainsi, tu parles sérieusement ?

— Très-sérieusement, Monsieur.

— C’est nouveau… mais peu délectable… Et à propos de quoi choisis-tu ce beau jour pour venir ainsi blaguer morale et autorité paternelle ?

— Vous avez l’audace de me le demander… lorsqu’il n’y a pas une heure… un horrible scandale…

— Ah çà ! voyons, — dit Scipion en haussant les épaules, — regarde-moi sans rire… Rappelle-toi donc ta bonne histoire de la marquise de Saint-Hilaire… que tu nous as contée cet hiver à souper chez Zéphirine.

Un instant le comte resta muet, atterré, sous le souvenir que lui rappelait son fils.

— Allons, n’aie pas peur, — lui dit Scipion avec une bienveillance ironique, — je ne te dis pas ça, moi, comme un reproche ;… au contraire… Ne fais donc pas le modeste, c’est niais ; ton aventure valait cent fois la mienne, car la marquise de Saint-Hilaire était ravissante ; autant qu’il m’en souvient, tu étais à la campagne chez le marquis, brave et beau garçon d’ailleurs, tu lui avais gagné au whist deux mille louis dans la soirée, et, au milieu de la nuit, il te surprend chez sa femme… C’était superbe, sans compter le bouquet… un duel matinal dans le parc avec le marquis, duel où tu lui casses la cuisse d’un coup de pistolet, dont il est allé mourir en Italie… Je t’ai toujours envié cette affaire-là… Tuer un si beau mari ! moi qui n’ai jamais tué que ce gros capitaine, parce que je lui avais coupé la figure d’un coup de fouet en conduisant mon four-in-hand[2]… le vilain homme ! il était grêlé, velu comme un ours, et n’avait pas de bas dans ses bottes… Pouah ! quel décédé… comme ça vous fait honneur !

Le comte ne trouvait pas un mot à répondre… La leçon était terrible ;… dans sa rage impuissante il porta ses deux poings crispés à son front en murmurant :

— Mon Dieu !… mon Dieu.

— Sais-tu ce que tu aurais dû me dire à propos de ce que tu appelles le scandale de ce soir ? — reprit Scipion avec une impitoyable ironie. — Car je suis juste, moi… je connais les devoirs sacrés d’un père. Tu aurais dû me dire : — N’as-tu pas honte, ô mon fils ?… une grosse, petite femme ragote, qui s’appelle Chalumeau, et qui porte une robe à brandebourgs ? — Je t’aurais répondu respectueusement. — Ô mon père, par caprice de gourmand blasé, n’avons-nous pas quelquefois été au cabaret manger du miroton, vrai ragoût de portier,… mais appétissant une fois en passant. — Cette excuse t’aurait désarmé ; tu m’aurais donné ta bénédiction et nous aurions bu un flacon de rhum à la santé de la marquise de Saint-Hilaire, la belle de tes beaux jours.

— Soit, — reprit le comte, en tâchant de se relever de ce coup accablant. — J’ai eu tort de vous parler légèrement de quelques écarts de jeunesse que j’aurais dû vous taire, mais vous ne devez pas avoir l’audace de me les reprocher et ils n’autorisent en rien votre indigne conduite de ce soir, doublement blessante pour moi, car, vous saviez pourquoi j’invitais ces gens-là à dîner.

— Toi, député ? allons donc, pour être bon député, tu prends encore beaucoup trop de choses au sérieux…

— Que vous ne respectiez, ni ma maison, ni mes projets, — reprit le comte, sans relever le persiflage de son fils, — je n’ai pas le droit de m’en étonner,… mes exemples vous autorisent… Soit encore — ajouta le comte avec une profonde amertume. — Mais ce scandale n’est pas le seul d’aujourd’hui.

— Comment ?

— Ce malheureux enfant…

— Ce malheureux enfant ?

— Découvert tantôt… dans cette tanière.

— Eh bien ?

— Mais… Monsieur, c’est horrible !

— Quoi ?

— Votre action…

— D’avoir fait un enfant à cette petite ? Allons donc ! mais à ce jeu de paternité précoce tu dois me rendre au moins dix points, car tu n’avais que seize ans, m’as-tu dit, quand tu as rendu mère, style d’Ambigu-Comique, cette petite ouvrière en dentelles, ta première fantaisie de jeunesse… qui, je crois, même est devenue folle…

À ce nouveau coup, à ce nouveau reproche, plus terrible que le premier, les traits du comte s’altérèrent profondément, il tressaillit… puis, poussé à bout par l’inexorable et fatale logique de son fils, il s’écria ;

— Mais elle ne s’est pas tuée de désespoir, elle !

— Qui ça… tuée ? — demanda Scipion.

— Bruyère…

— Elle ! — s’écria Scipion.

Et son pâle visage se colora.

— Elle ! — répéta-t-il encore.

Et son front s’inonda de sueur.

— Oui,… ce soir… on est allé pour l’arrêter… comme prévenue d’infanticide, alors, éperdue de honte,… elle s’est noyée ; noyée !… entendez-vous ? ah ! du moins, ceci abat votre audacieux sang-froid, séducteur imberbe, indigne fanfaron de vice, — s’écria le comte avec une imprudence effrayante, car c’était risquer d’exaspérer jusqu’à la férocité le détestable cynisme de cet adolescent.

Ceci arriva.

Une larme involontaire venue aux yeux de Scipion disparut vite ; son front, un instant incliné sous le poids d’une pensée terrible, se redressa insolent, hautain ; sa voix altérée se raffermit, et, d’un ton railleur, il reprit :

— Ah bah !… cette petite est morte ?

— Oui… morte… — répéta le comte en regardant attentivement son fils. — Morte !… entendez-vous ? Morte !

— Eh bien ! — répondit Scipion avec un flegme effrayant, — si tu as ton beau duel avec le marquis… j’ai une femme qui s’est jetée à l’eau pour moi… ça nous met manche à manche.

— Monstre ! — s’écria le comte hors de lui.

— Mauvais joueur ! — dit Scipion en haussant les épaules ; puis il ajouta tranquillement. — À quand la belle.

Et il prit dans la poche de son gilet un cure-dent dont il se servit.

Il y eut un moment de silence profond, effrayant, dans cette grande chambre. Le fils, triomphant de s’être montré si fort ; le père, épouvanté de ce qu’il venait d’entendre.

— Il me fait peur, — dit à demi-voix le comte, en regardant son fils ; puis il reprit d’une voix altérée : — Non… il est impossible qu’à votre âge vous soyez ainsi endurci… l’habitude de railler de tout et sur tout vous a emporté plus loin que vous ne le vouliez ;… c’est une plaisanterie… mais une plaisanterie… féroce… vous la regrettez… et…

Scipion interrompit son père, et lui dit avec un incroyable accent de supériorité :

— Ce que je regrette, moi, c’est de te voir, avec tout ton esprit, patauger comme tu fais dans ton vertueux bourbier ! Ta position envers moi est si fausse que tu déraisonnes, tant que ce que tu appelles vertueusement à cette heure mes vices, mes scandales, mes férocités, n’a pas contrarié tes projets. Tu as ri comme un fou de mes roueries, et tu les as encouragées en me citant les tiennes pour exemple ! Est-ce vrai ? oui ou non ?

Cette fois encore subissant la conséquence inexorable de l’éducation et des principes funestes qu’il avait donnés à ce malheureux enfant… le comte ne trouvait pas,… ne pouvait pas trouver un mot à répondre,… car Scipion était dans le vrai, et, comme il abusait avec une joie cruelle de son avantage, il poursuivit, en parlant de son père à la troisième personne, avec une explosion d’audacieux dédain :

— Il est délicieux !… parce qu’il s’agit de la femme d’un de ses imbéciles d’électeurs. Mon aventure n’est plus drôle, et il s’en faut de l’épaisseur des… brandebourgs de la Chalumeau que ce père dénaturé ne m’appelle aussi adultère !! Il est étourdissant !… parce que le dénoûment de ma fantaisie champêtre pour cette vertu rustique peut, selon lui, m’empêcher de me marier avec Raphaële Wilson, il vient me moraliser dans le goût de ces brutes de tantôt, qui prétendaient m’argumenter à coups de fourche !

— Et quand cela serait ! — s’écria le comte, — et quand ma susceptibilité, ma moralité, si vous voulez… s’éveillerait parce qu’il s’agit de vos intérêts.

— De mes intérêts ? à moi ?

— Et qui vous dit qu’en voulant être député, je ne songe pas autant à votre avenir qu’au mien ? Et pour Mlle Wilson, n’ai-je pas le droit de craindre que le scandale de ce matin, de ce soir, ne compromette votre mariage avec elle ?

— Vraiment ? — dit le vicomte avec un sourire sardonique et jetant sur son père un regard pénétrant. — Et si je changeais d’idée, à propos de ce mariage, moi ?

— Que dites-vous ? — s’écria le comte avec une terreur secrète.

— Oui,… s’il ne me plaisait plus d’épouser Raphaële Wilson ? — reprit lentement Scipion, en jetant de nouveau sur son père un coup-d’œil perçant.

Le comte ne répondit rien.

Un nuage passa devant ses yeux, tout son sang afflua vers son cerveau ;… mais, cette émotion terrible, il tâcha de la dissimuler à son fils.

Deux mots d’explication sont indispensables au sujet de l’amour du comte Duriveau pour Mme Wilson.

Cet homme impétueux, énergique, aimait comme aiment les gens de son âge et de son caractère, lorsque, après une vie de plaisirs faciles ou éphémères, ils ressentent, pour la première fois, malgré les années, un amour ardent, profond, et, chaque jour encore avivé, irrité, tantôt par les provocantes séductions d’un demi abandon, tantôt par de sévères refus qui pourtant n’ôtent pas tout espoir. Car, il faut le dire, Mme Wilson aimait trop sa fille, et aimait trop peu le comte, pour n’avoir pas déployé dans cette singulière intrigue les irrésistibles ressources qu’une femme charmante, coquette, spirituelle et usagée, qu’une femme surtout qui n’aime pas, peut employer afin d’atteindre un but d’où dépend la vie d’une enfant adorée.

Tous les incitants dont l’ensemble rend indomptable, presque insensé, l’amour qu’éprouve un homme entre les deux âges, lorsqu’il croit son amour partagé ; la certitude d’avoir fait oublier ses années, à force de soins, d’esprit, de prévenances, de dévoûment et de passion, la conviction, après tout vraisemblable, d’être ardemment aimé pour soi, à une époque de la vie où les hommes ne peuvent plus guère espérer de pareils succès ; enfin l’idolâtrie aveugle qu’un homme, orgueilleux surtout, ressent alors pour la femme dont l’amour semble légitimer les prétentions du plus présomptueux amour-propre, tous ces incitants, — disons-nous, — avaient exaspéré la passion du comte jusqu’aux dernières limites du possible.

Et puis, chose peut-être grossière, mais capitale… en pareille occurrence, cet homme que de nombreuses galanteries et l’abus des plaisirs avaient refroidi au moins autant que l’âge, sentait que son ardente passion pour la charmante veuve faisait de lui un nouveau Jason. Ceci semble-t-il tenir trop à la matière ? Qu’on relise le penseur immortel qui a nom Molière, dans ses écrits comme dans la réalité, c’est surtout l’ardeur sensuelle et contrariée qui rend l’amour des vieillards si opiniâtre, si acharné, si implacable. Quoi de plus sérieux, de plus emporté… nous dirions presque de plus touchant, car cet homme souffre cruellement, que la passion d’Arnolphe pour Agnès ; mais aussi quoi de plus lubrique que cette passion ?

L’amour du comte ainsi posé, l’on comprendra son angoisse effrayante, lorsqu’il venait à songer que cet amour, que la possession de cette femme charmante, si chaudement désirée et attendue, était à la merci de son fils… car le comte savait l’inébranlable volonté de Mme Wilson : le même jour devait voir le mariage du comte et de son fils.

Que l’on songe donc à l’anxiété de M. Duriveau en se rappelant non-seulement les froids dédains de Scipion pour Raphaële pendant cette journée, mais encore la sinistre découverte de l’enfant mort et le suicide de Bruyère, mais encore la scandaleuse aventure de Mme Chalumeau. L’amour de Mlle Wilson résisterait-il à de si rudes épreuves ? et si, par un soudain revirement de volonté, Scipion, ainsi qu’il semblait le faire pressentir, se refusait à ce mariage, et si la rapide émotion à peine dissimulée par Scipion, lorsqu’à table il avait pris contre son père la défense de Basquine, en termes dignes et sérieux, lui, toujours sardonique et railleur, si cette émotion était de sa part l’indice d’une passion dépravée pour cette créature si diversement jugée, passion qui détournait peut-être alors Scipion d’un mariage d’abord consenti ? Alors comment le décider ? comment le contraindre à ce mariage ?

La pensée du comte se perdait dans cet abîme, pour lui ce fut un moment terrible.

Bien tard, il est vrai, et poussé par le seul intérêt de ses passions, cet homme avait enfin conscience de sa dignité paternelle, si long-temps méconnue, outragée… cet homme avait enfin conscience des vices de son fils ; pour la première fois de sa vie, il parlait en père, et son fils, à chaque reproche, lui jetait à la face ces terribles récriminations : — Qu’est-ce que ce scandale auprès du scandale dont vous vous êtes vanté devant moi ? — Qu’est-ce que cette infamie auprès de l’infamie dont vous vous êtes glorifié devant moi ?… — Et ce n’était pas tout : à cet instant même, le comte se sentait, par son aveugle passion pour Mme Wilson, dans la dépendance absolue de son fils, celui-ci pouvant rendre impossible le mariage du comte en refusant d’épouser Raphaële.

— Que faire ? que faire ? — se disait le comte dans sa terrible angoisse. — S’il refuse d’épouser Raphaële, parler à Scipion de la sincérité, de la violence de mon amour, quels sarcasmes ! invoquer mon autorité paternelle,… quels persiflages !

Et cet homme impérieux, hautain, entier, cet homme qui ressentait alors instinctivement ce qu’il y a d’auguste, de sacré dans la paternité… en vint à regretter d’avoir parlé à son fils un langage digne et ferme ; et bien plus… certain de ne rien savoir, de ne rien obtenir de cet adolescent en employant la sévérité, il se résolut lâchement, et frémissant de honte et de rage, de revenir à son rôle de jeune père, afin de tâcher de pénétrer ainsi les secrets desseins de son fils.

Toutes ces réflexions s’étaient présentées à la fois à l’esprit du comte, en moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire ; sachant que Scipion ne serait pas dupe d’une transition si habilement ménagée qu’elle fût ; mais ne voulant pas lui laisser deviner la cause de ce brusque changement dans son attitude et dans son langage, le comte fit quelques pas dans sa chambre d’un air pensif en se disant tout haut à lui-même, de façon à ce que Scipion l’entendît :

— Ma foi ! j’y renonce.

Puis, revenant vers son fils, et s’adressant à lui d’un ton cordial ;

— Allons,… mauvais sujet,… allume ton cigare.




CHAPITRE V.


père et fils.


(Suite.)


Malgré les précautions du comte, l’impression profonde qu’il avait ressentie en entendant son fils parler de la rupture possible de ses projets d’union avec Raphaële, n’avait pas échappé à Scipion ; mais celui-ci crut bon de cacher cette remarque, et lorsque le comte lui eut dit avec une apparente cordialité :

— Allons, mauvais sujet, allume ton cigare, — le vicomte, tout en approchant son panatellas de la bougie, dit à son père :

— Maintenant je te reconnais ; mais tout-à-l’heure… je t’aurais renié…

— Que diable veux-tu que je te dise ? — reprit le comte avec une feinte bonhomie ; — tu as réponse à tout… ; tu me bats avec mes propres armes… Je jouais de mon mieux mon rôle de… Géronte, comme tu dis, méchant garnement ; mais il paraît que le rôle était mauvais.

— Pitoyable !… Ça te servira de leçon ; du reste, rassure-toi… je réparerai la brèche que j’ai fait à ta candidature… Il faut que tu sois député… ça sera amusant… ainsi, tu seras député… c’est dit, et moi aussi… Nous le serons tous.

— Toi aussi ?… vraiment !

— Maintenant, non, je ne suis pas encore un homme sérieux, comme dit ton ami Guizot ; mais quand je t’aurai fait pour un million de dettes, quand j’aurai enlevé avec éclat une duchesse et une femme politique (une femme politique, ça doit être drôle) ; quand j’aurai encore tué une couple d’hommes en duel,… quand je fumerai du poivre-long parce que le caporal me semblera de la feuille de rose, quand je boirai de petites épingles, parce que le trois-six me fera l’effet d’eau panée ; enfin, quand je serai tout-à-fait éreinté, je serai un homme sérieux, et, à mon tour, ton ami Guizot me fera député ; quel sublime Bilboquet que ton ami !… En blagueurs sérieux ils ne sont que trois : lui, ****** et Frédérik Lemaître ;… mais Guizot est le plus fort parce qu’il a le physique pour lui :… c’est Moïse-Debureau ! Une fois que, par son appui, je serai jeune député comme d’Armainville et Saint-Firmin, tu verras mon aplomb. Tiens… écoute :

Et Scipion, baissant les yeux, mais haussant le front, dit d’un air de dédaigneuse suffisance que l’humilité affectée de ses paroles faisait ressortir davantage encore :

— « Je demande à la chambre devant laquelle j’ai l’honneur de parler pour la première fois, la permission d’apporter mon bien humble, mon bien intime, mon bien obscur concours au gouvernement du Roi[3], etc., etc…. » Et en terminant mon speach ministériel, tu verras ma modestie, dernière insolence sérénissime, car j’aurai parlé avec un aplomb pyramidal. Écoute : — « Puis-je espérer que la chambre daignera pardonner à ma timide inexpérience… J’ose attendre cette bonté de la chambre,… car elle n’aura jamais pour moi autant de bienveillante indulgence que je ressens pour elle de profond respect… »

Puis, reprenant sa voix naturelle, Scipion ajouta :

— Et, après cela, que le diable m’emporte si, l’année suivante, ton ami Guizot, qui vénère les bons blagueurs, ne m’envoie pas ministre plénipotentiaire auprès de… la reine Pomaré… À propos, en voilà encore une que je t’ai fait faire l’année dernière à Mabille. Avoue que j’ai été superbe ! quand je lui ai dit : Rosita, je te présente papa… Nous souperons tous quatre avec Mogador… Mais pas de bêtises, je réponds de l’auteur de mes jours devant mes créanciers.

— Silence donc ! mauvais sujet, — dit le comte, — veux-tu bien ne pas parler ici de nos folies de garçon… nous, qui allons.. bientôt nous marier…

Malgré sa résolution, le comte ne put cacher une légère émotion, lorsque, jetant sur son fils un coup-d’œil à la fois inquiet et pénétrant, il prononça ces mots :

— Nous, qui allons bientôt nous marier…

Scipion regarda fixement son père, alluma lentement un second cigare, et lui dit :

— À propos de notre mariage… avoue que tu as voulu me rouer ?

— Moi !… comment ?…

— Voici : il y a peu de temps, grâce à toi, mon mariage était arrêté avec Mlle de Francheville d’Ormon ; trois millions de dot, orpheline, un des plus grands noms de France !… c’était sortable… cinquante mille écus de rente… ça met à flot ; orpheline… ça ne gêne pas ; un grand nom… ça restaure… surtout quand on est petit-fils d’un gargotier de Clermont, le père au-ris-de-veau ; prononcez Du Riveau, par corruption ambitieuse et nobiliaire.

Quoique les sarcasmes sur l’origine de la famille, habitués d’ailleurs à Scipion, fussent particulièrement désagréables à l’orgueil du comte, trop inquiet des suites de l’entretien pour se fâcher, il reprit :

— Allons, je t’abandonne ton grand-père… l’aubergiste ; mets-le, selon ta coutume, à toutes sauces ; mais conclus… où veux-tu en venir ?

— Lorsqu’il s’est agi de ce riche mariage, je m’amusais alors (ce que tu ignorais), à jouer au parfait amour avec Raphaële Wilson.

— Toi ?..

— Oui, je la voyais chez sa tante, lorsque nous allions aux matinées de jeu de ce gros imbécile de Dumolard. Cet amour de pensionnaire me réveillait assez ; mais le mariage avec les trois millions, l’orphelinage et le grand nom, me plurent beaucoup ; je consentis donc à me marier selon ton désir ; ce qui ne m’empêcha pas, bien entendu, de continuer de faire ma cour à Raphaële Wilson… Tout-à-coup… tu tires la ficelle,… et changement à vue… le riche mariage devient impossible ; les trois millions de Mlle de Francheville d’Ormon se fondent en créances véreuses : la jeune fille a changé d’avis, son tuteur aussi ;… sornettes de ton invention,… car tu ne voulais plus de ce mariage.

— Je t’assure…

— Tu veux être député ? Apprends à ne pas interrompre l’orateur ; tu répondras plus tard… Mlle de Francheville était en pension au Sacré-Cœur ; impossible de la voir, de rien savoir par moi-même. Je n’épousai donc pas, je n’en mourus point ; mais je restai convaincu que l’auteur de mes jours m’avait drôlement roué… dans son intérêt personnel, et qu’il s’était posé à mon endroit en Robert-Macaire, me laissant le rôle désobligeant de Gogo ou de Bertrand.

— Scipion !

— N’interrompez pas l’orateur… Peu de temps après la rupture de cette riche union, tu viens me reparler mariage, et tu me proposes… qui ? Raphaële Wilson : mon amante ! Fortune : absente ! naissance : banquière écartelée de Dumolard… Toi, me proposer un tel mariage,… une fille obscure et sans fortune ; toi !!! je me dis : Je suis volé… Mais… dissimulons, — ajouta Scipion avec un accent de traître de mélodrame.

Le comte pâlit, une horrible angoisse lui brisa le cœur. Il dit à son fils, en tâchant de cacher ses ressentiments :

— Continue…

— Pour la forme,… je fis quelques objections : — Mon père, pourquoi rompre un mariage magnifique pour une si piètre union ? — Rassure-toi, ô mon fils ! tu n’y perdras rien ; je t’assure, en toute propriété, cinquante mille écus de rente, le tiers de ma fortune, le jour de ton mariage. — Cette générosité de l’auteur de mes jours, qui me donnait, après tout, ce qui était ou serait à moi, parut me toucher de reconnaissance et me décider. Je dissimule toujours ; et d’abord, comme je soupçonne la petite Wilson d’avoir manigancé dans tout cela, et qu’il ne me plaît pas d’être fait au même, je redouble de protestations d’amour. Je parle à Raphaële de notre prochain mariage ; cela lui chauffe la tête ; j’en obtiens un rendez-vous, et, quoi qu’il arrive maintenant,… j’ai fait mes frais.

— Raphaële ! — s’écria le comte.

— Pardieu !!! — reprit Scipion avec une incroyable impudence en secouant du bout de l’ongle la cendre de son cigare. — Quant à toi, — reprit-il en jetant sur son père un regard sardonique, — je continuai de te dire : J’épouserai,… afin de voir le fond de ton jeu… Ça n’a pas été long ; atout : dame de cœur… Tu es fou de la mère, qui, abusant de ta jeunesse, a probablement mis pour condition à son mariage avec toi, que j’épouserais la fille… c’est touchant ! Partie carrée dans le goût de notre souper avec Mogador et Pomaré. Or, voici la moralité de la chose : Maintenant ma seule volonté peut te conduire à l’autel avec l’objet de tes vœux ; et Raphaële Wilson a été ma maîtresse… De toi ou de moi, qui est roué ?

— Ce n’est pas trop mal, — fit le comte en contraignant merveilleusement sa secrète épouvante. — Mais tu joues pour l’honneur, car, à quoi te sert d’avoir été l’amant de Raphaële Wilson et de tenir, comme tu le crois, mon mariage entre tes mains ?

— Comment, à quoi ça me sert ? Mais à beaucoup. J’ai le secret de ta passion ;… ma volonté seule peut la satisfaire ;… je te ferai chanter… comme on dit en argot.

— Voici qui est pitoyablement raisonné, mon garçon,

— Ah bah !

— Certainement ; j’admets qu’en refusant de te marier avec Raphaële, tu m’empêches d’épouser sa mère, quel avantage tires-tu de cela ? Aucun. Si le contraire arrive, à quoi bon cet étalage de rouerie, puisque tu dois consentir à ce mariage ?

— Oui… mais à quelles conditions ? c’est ce que tu ignores…

— Et ces conditions ?

— Ce n’est pas moi qui les poserai.

— Et qui donc ?

— Une femme charmante.

— Une femme ? — dit le comte surpris.

— Oui… une femme qui m’adore, qui s’intéresse beaucoup à mon avenir ; mais comme elle est très-originale et surtout très-peu jalouse des épousées… elle tient à discuter avec toi, avec toi seul… et en secret, les conditions de mon mariage et les clauses de mon contrat.

— Tu plaisantes… Soit. Et le nom de cette femme ? qui me paraît avoir les goûts… un peu notaires.

— Le mot est joli… Le nom de la femme est : Basquine.

Le comte bondit, comme s’il eût été mordu par un serpent ; l’indignation, le courroux, l’horreur éclatèrent à la fois sur ses traits jusqu’alors empreints d’une feinte cordialité.

— Il est donc vrai… Cette horrible créature dont vous avez pris à dîner la défense contre moi… vous la connaissez ?

— Depuis un mois, j’ai cet honneur… je ne voulais pas te dire cela ce soir devant tes électeurs.

— Ainsi, — s’écria le comte avec un redoublement d’effroi, — vous connaissez ce monstre de cupidité, de dépravation, de noirceur et d’hypocrisie…

— Jaloux… — dit Scipion en haussant les épaules ; — je t’aurais bien présenté… mais je te savais si amoureux…

— Et cette horrible créature… vous l’aimez, peut-être…

— Comme un fou. — Et les traits charmants de Scipion se colorèrent légèrement, ses grands yeux bruns rayonnèrent. — Et ce que j’adore en elle, n’est pas son merveilleux et double talent de danseuse et de chanteuse, je laisse ces admirations aux frénétiques de notre avant-scène… ce que j’adore dans Basquine,… le sais-tu ?… c’est ce que tu lui reproches ainsi que tant d’autres, mais, sans preuves, elle est trop superbement rouée pour en laisser ; ce que j’adore en elle, c’est sa dépravation enragée, son esprit audacieux, infernal, si admirablement caché par sa magnifique hypocrisie qui la fait passer pour un ange et lui ouvre le salon des femmes les plus prudes… des altesses et des impératrices… Eh bien ! à moi,… à moi seul Basquine a avoué ses vices, parce qu’elle m’a jugé seul digne de les idolâtrer ! — dit Scipion avec un détestable orgueil.

— Le malheureux est perdu…, cette horrible créature l’a pris par la vanité du vice, — murmura le comte épouvanté.

— Oui, ce que j’idolâtre en elle, — poursuivit Scipion avec une exaltation croissante, — c’est le contraste de cette âme noire comme l’enfer avec cette figure angélique couronnée de cheveux blonds ; aussi, j’ai défendu ce soir Basquine contre tes accusations, afin qu’elle conserve toujours cette auréole de vertu qui nous réjouit tant, et qui éblouit si fort les naïfs et les prudes… Comprends-tu maintenant mon idolâtrie pour ce démon ? mais hélas !… j’idolâtre platoniquement,… car elle a remis l’heure du berger… l’heure du diable, a-t-elle dit, après mon mariage avec Raphaële, mariage dont elle, Basquine, veut seule avec toi régler les conditions… Ainsi, prends garde, — ajouta Scipion avec un accent de menace inexorable, — satisfais Basquine… mon mariage, et par conséquent le tien, sont à ce prix… sinon, non.

Le comte croyait assez connaître les antécédents de Basquine, pour voir dans la passion dépravée qu’elle avait su inspirer à son fils, un abîme où pouvaient non-seulement s’engloutir ses plus chères espérances, à lui, Duriveau, mais encore l’avenir, l’honneur, peut-être la vie de Scipion. Tout-à-coup, se frappant le front, comme si un souvenir soudain lui venait à l’esprit, le comte tira de sa poche le signalement de Bamboche que l’un de ses convives lui avait remis ; sur ce signalement on lisait, on le sait, que le prisonnier fugitif avait, entr’autres tatouages, ces mots écrits sur la poitrine, à l’endroit du cœur :

Amour éternel à Basquine.

Le comte donna ce papier à son fils.

— Lisez… et vous verrez que cette infâme a été la maîtresse d’un assassin… du bandit que l’on traquait ce matin dans ces bois.

Scipion lut le papier, le remit au comte, et répondit froidement :

— Qu’est-ce que cela prouve ? que c’est peut-être pour elle que cet homme est devenu bandit et assassin… Ça ne m’étonne pas.

— Mais moi, Monsieur, cela m’épouvante pour vous, — s’écria le comte en se redressant de toute sa hauteur, le regard menaçant, le geste impérieux, l’attitude énergiquement décidée.

Et comme un sourire de persiflage errait sur les lèvres de Scipion, le comte s’écria :

— Oh ! il n’y a plus à railler, à parler de Géronte et d’Orgon ! j’ai été faible, imprudent, lâche, criminel, oui, criminel ; car je vous ai laissé impunément souffleter sur ma joue la dignité paternelle : mais c’est assez, je vous dis, moi, que c’est assez, entendez-vous ? — s’écria le comte, effrayant d’indomptable résolution. — Il ne s’agit plus maintenant de roueries insolentes ou infâmes, que le monde tolère, et que j’ai eu, je l’avoue, l’indignité d’encourager en vous citant mon exemple ! il s’agit d’un amour affreux, qui peut vous conduire à l’infamie, oui à l’infamie, parce que, aimer cette infernale créature, c’est aimer sciemment le vice, la dépravation et risquer d’arriver peut-être un jour au crime ; parce que… — puis s’interrompant avec un violent mouvement d’indignation contre lui-même, — le comte ajouta, — eh ! après tout, je suis bien bon de discuter avec vous ? Est-ce que ça se discute ? Mais vous ne savez donc pas qu’oser vous enorgueillir devant moi de votre odieux amour ? qu’oser ériger une horrible créature en arbitre de ma destinée et de celle d’un ange de candeur indignement séduit… vous ne savez donc pas, qu’oser cela et vingt ans, c’est mériter non plus l’indignation paternelle…

— Mais celle du Père-Éternel… les foudres de Jupin probablement ? — dit Scipion en ricanant.

— Non, c’est mériter la prison…

— La prison ?…

— Oui, — s’écria le comte exaspéré, — oui, si vous m’y contraignez, vous saurez, mordieu ! ce que c’est qu’une maison de correction, car vous ne serez majeur que dans dix mois !… oui, une maison de correction ! entendez-vous, avec la rude discipline de la prison, vous qui raillez mon autorité, avec le pain de la prison, vous que la bonne chère a blasé ; avec l’habit de la prison, vous que le luxe a blasé ! La transition est brusque et vous étonne ;… j’y comptais.

— Brusque ? la transition ? mais non, pas trop, — dit Scipion en reprenant son sang-froid un moment ébranlé ; — de la haute comédie, nous passons au drame, et du drame à la maison de correction ; c’est un peu Gazette des Tribunaux,… voilà tout.

— Oui,… et je veillerai ferme à ce que votre nom ne figure pas un jour dans ce journal,… quoique ce nom ait été celui d’un misérable aubergiste, — dit le comte avec amertume. — Si ridicule que vous semble ce nom, il ne sera pas, du moins, entaché d’infamie. Ah ! vous croyez qu’il ne s’agit que de se donner la peine de naître, pour abuser de toutes les jouissances de l’opulence, et être conduit par cet abus au blasement de tout, à la plus hideuse dépravation !

— Je déclare ce reproche absurde, — dit Scipion imperturbable en laissant tourbillonner la fumée de son cigare, — vous n’avez eu, comme moi, que la peine de naître pour être riche et jouir du labeur hasardeux de grand-papa Du-ris-de-veau, abominable usurier, de plus, fripon du temps du directoire… c’est tout dire.

— Vous m’effrayez bien trop pour que j’aie souci de vos insolences, — s’écria le comte. — Ah ! vous parlez de conditions ? Voici les miennes :

Vous ne reverrez jamais l’horrible femme dont vous avez prononcé le nom. Vous réparerez une séduction indigne, en épousant Mlle Wilson.

— Toujours afin que vous puissiez épouser la mère ? Vous êtes bien vertueusement orfèvre, Monsieur Josse.

— Je vous dis que vous épouserez Mlle Wilson ; vous resterez ici dans cette terre, à ma volonté, deux ou trois ans, plus peut-être, sans mettre les pieds à Paris. Ce séjour, l’affection d’une femme douée des plus rares qualités, ma sévère vigilance, suffiront pour apaiser votre fièvre chaude de perversité, qui fait, après tout, pitié, parce qu’à votre âge, ce n’est pas encore, Dieu merci ! vice incarné, mais folle exagération, déplorable monomanie,… et de cela, on guérit, on guérit bien les fous. Soyez donc tranquille, je serai votre médecin.

— Vous êtes bien bon ;… mais si je refuse d’épouser Raphaële Wilson ; en d’autres termes, si je vous empêche ainsi d’épouser sa mère ?

— Détrompez-vous… ne croyez pas tenir entre vos mains le sort d’un amour que j’avoue… Entendez-vous bien ?… d’un amour dont je me glorifie, moi, parce qu’il est honorable. Ainsi donc, si vous refusez de réparer votre indigne séduction, je dirai loyalement à Mme Wilson… ce que vous êtes… Je lui dirai l’amour infâme que vous avez osé m’avouer, je l’éclairerai sur les malheurs affreux dont sa fille serait victime en vous épousant… Et comme, avant tout, Mme Wilson adore son enfant,… elle s’estimera heureuse, trop heureuse, et pour elle et pour Raphaële, d’échapper au sinistre avenir que vous leur prépariez. Cette franche démarche, loin d’être un obstacle à mon union avec Mme Wilson, resserrera davantage encore la noble affection qui nous unit. Votre profonde rouerie n’avait pas envisagé la chose sous ce point. C’est dommage.

Scipion haussa les épaules, et, reprenant le triste avantage qu’il paraissait avoir perdu, il répondit au comte avec une ironie amère :

— Je suis aux regrets d’abuser de ma supériorité ; mais vraiment vous me donnez trop beau jeu ;… vous oubliez que Raphaële a été ma maîtresse, et, de plus, vous ignorez… ce que j’ai appris en lisant ce soir un petit billet qu’elle m’a remis à la chasse ; vous ignorez, dis-je, qu’hélas ! cette chère fille sera peut-être prochainement, ainsi que l’on dit tous les ans de la reine Victoria : dans une position intéressante

— C’est un mensonge infâme, dont je vois le but.

— Lisez, — dit Scipion à son père en lui remettant un billet.

Le comte lut… et resta consterné.

— Vous le voyez donc bien, à cette heure, pour ne pas mourir, non plus seulement d’amour, mais de honte, Raphaële voudra m’épouser à tout prix, — dit Scipion. — Ainsi, quoi que vous appreniez de moi à sa mère, celle-ci, poussée par sa fille, qui peut-être lui avouera tout, tiendra doublement à mon mariage avec Raphaële, et en fera d’autant plus… l’impérieuse condition du vôtre… Vous voilà donc plus que jamais dans ma dépendance ; allons, avouez que vous avez agi en franc étourdi, ce qui est d’ailleurs d’assez jeune air, quant à votre menace d’une maison de correction… Pour un homme d’esprit comme vous, c’était bête et brutal… voilà tout.

Malgré sa prodigieuse impertinence, le raisonnement de Scipion, à propos du mariage de son père, était logique ; le comte resta un moment stupéfait. Puis, exaspéré par l’insolente audace de son fils, par la colère, par les violents ressentiments qui l’agitaient depuis si long-temps, pâle, égaré, cédant à l’emportement de son caractère, muet de rage, il s’élança sur son fils, le geste menaçant.

— Prenez garde ! — s’écria Scipion, sans rompre d’une semelle, et regardant intrépidement son père, — il ne s’agit plus ici de Géronte et de Damis ; mais de deux hommes qui se valent !!

Heureusement, deux ou trois coups, frappés en dehors de la porte de la chambre à coucher, firent retomber le bras du comte ; il essuya la sueur qui lui coulait du front, resta un moment silencieux ; puis, d’une voix encore altérée, il dit :

— Qu’est-ce ?

— C’est moi, Beaucadet, — reprit la voix importante du sous-officier.

— Eh, Monsieur ! — s’écria le comte, — il est inconcevable que vous veniez ainsi me relancer chez moi ?

— Il s’agit d’une affaire de vie ou de mort, — répondit la voix du gendarme.

Le comte, à ces mots, alla brusquement ouvrir la porte au sous-officier, pendant que Scipion allumait un nouveau cigare, et se plongeait indolemment dans un fauteuil.

— Une affaire de vie ou de mort ? — demanda-t-il vivement à Beaucadet, qui entra d’un air mystérieux.

— Oui, Monsieur le comte… ça peut aller là… si l’on n’y prend pas garde ;… mais moi,… en ma qualité d’œil de la justice,… je veillerai tout grand ouvert…

— Mais enfin, de quoi s’agit-il ? — demanda impatiemment le comte.

— Vous avez, Monsieur le comte, un valet de chambre nommé Martin ?

— Oui.

— Il a été blessé légèrement ce soir ?…

— Oui, oui…

— Je viens d’interroger le susdit, qui m’était déjà suspect.

— Martin ?

— Oui, Monsieur le comte, d’après les réponses évasatoires et équivoques du dit suspect, j’aimerais à croire qu’il fait partie d’une bande de malfaiteurs dont Bamboche (ah ! grand gueux, te faire saluer par mes gendarmes !) dont Bamboche serait le bourgeois et Bête-puante et lui, le susdit Martin, les commis…

— Lui… Martin ? Vous êtes fou ; — dit le comte, en haussant les épaules, — j’ai sur cet homme les meilleurs renseignements.

— Mais vous ne savez pas, Monsieur le comte, que le susdit Martin a été l’intime de Bamboche, vu que celui-ci porte le nom de Martin enluminé sur sa gueuse de poitrine… le signalement que voilà vous prouvera…

— En effet, — reprit le comte, en se rappelant cette circonstance.

— Tiens, ce brave Bamboche porte en tatouage le nom de Martin comme il porte celui de Basquine, — dit le vicomte en cachant son étonnement sous un accent de persiflage et de défi, car il semblait braver son père en prononçant de nouveau le nom de Basquine. — M. Martin se trouve là en très-bonne compagnie… mais qui vous a dit, mon digne gendarme, que ce Martin était notre Martin ?

— Ce doit être lui, Monsieur le vicomte, — répondit Beaucadet — mon cœur de maréchal-des-logis me le dit. — Puis se retournant vers M. Duriveau. — Aussi, rusons. Monsieur le comte, rusons pour pincer mes gaillards, il ne faut pas leur donner l’éveil… n’ayez donc l’air de rien… n’ayez aucune crainte… dormez tranquille… Ayez seulement une paire de pistolets, une carabine et un bon couteau de chasse sous votre oreiller… enfin, la moindre chose, et avant quatre ou cinq jours, foi de Beaucadet, nous saurons à quoi nous en tenir, vu que nous tiendrons ceux que j’aime à croire les commis de ce grand gueux, qui s’est fait saluer par mes gendarmes.

— Demain… je vous reverrai… nous causerons, — dit le comte à Beaucadet en faisant quelques pas vers la porte.

— Demain matin. Monsieur le comte, je serai respectueusement à votre sonnette.

Et le sous-officier sortit.

Scipion, durant cet entretien, était resté plongé dans le fauteuil, où il fumait ; plusieurs fois seulement il avait haussée les épaules ; le sous-officier parti, il dit à son père avec une ironie amère :

— Nous avions laissé la conversation à un geste assez menaçant… de votre part… Vous alliez, je crois, lever la main sur moi…

— Et j’avais tort. Et je vous en demande pardon… — dit froidement le comte, — la violence ne prouve rien, n’avance rien. J’aime mieux vous dire ces simples paroles : Dans quinze jours, sans condition, et sans sortir d’ici… vous aurez épousé Raphaële Wilson.

— Ah bah ! j’épouserai ?… tout bonnement ?… comme cela ?

— Vous épouserez,… tout bonnement, comme cela, — répondit le comte avec un calme parfait.

— Vous n’avez plus personne à me donner à épouser ? — demanda Scipion en se levant alors du fauteuil.

— Personne…

— Alors, bonsoir, — dit le vicomte en se dirigeant vers la porte ; puis, la main sur la clé, il se retourna et dit à son père :

— Dites donc, n’allez pas trop rêver à Mme Wilson, ça vous porterait malheur…

Le comte ne répondit rien.

Scipion sortit.




CHAPITRE VI.


la vente.


Trois jours se sont écoulés depuis que Bruyère s’est jetée dans l’étang de la métairie du Grand-Genevrier.

Le soleil est à son déclin. Un mouvement inaccoutumé règne dans la ferme ; les ustensiles de labour, charrettes, herses, charrues, harnais, etc., etc., sont symétriquement rangés sur un tertre en dehors des bâtiments ; non loin de là, le maigre troupeau de vaches du métayer est aligné au long d’une barrière faite de pieux et de traverses de sapin. Ailleurs, les magnifiques dindons, naguères confiés aux soins de Bruyère, sont, ainsi que les oies, parqués dans un palis improvisé. Ici les chevaux de ferme, étiques et efflanqués, sont attachés à quelques arbres épars.

Les gens de ferme vont çà et là d’un air affairé : les uns transportent des sacs de blé, d’autres des sacs d’avoine, qu’ils disposent autour d’une romaine fixée à une traverse, et destinée à les peser.

Deux hommes, portant des blouses bleues par-dessus leurs habits noirs, assistaient à ce mouvement insolite. L’un de ces deux hommes commandait à l’autre ; il avait l’air rogue, important ; sa casquette à la Perinet-Leclerc (mode un peu surannée) était enfoncée jusqu’aux oreilles ; son long nez portait une paire de besicles ; il tenait à la main un carnet sur lequel, après les avoir examinés, palpés, d’un œil connaisseur, il inscrivait le nombre des animaux de la ferme ; cette besogne accomplie, vint le tour des instruments aratoires aussi notés sur le carnet de l’homme aux lunettes ; puis ce furent les sacs de grain après leur pesée, puis enfin les fourrages qui restaient dans le grenier défoncé de la métairie ; le tout fut compté botte à botte, sac à sac, sous la surveillance de cet homme, qui n’était autre que M. Herpin, un des gens du Roi, à la fois expert et huissier à Salbres, assisté de son clerc, tous deux se préparant, par une estimation approximative, à la saisie de ce qui appartenait à maître Chervin, métayer du Grand-Genevrier. Une grande affiche jaune, flottant au gré du vent, clouée sur les débris de la porte de la métairie, annonçait que cette vente, par autorité de justice, aurait lieu à la dite métairie le dimanche suivant, à l’issue de la messe.

L’homme du roi[4] ayant terminé l’évaluation des modiques valeurs que renfermait la métairie, se disposait à entrer chez maître Chervin le fermier, lorsqu’une femme âgée, misérablement vêtue, au visage pâle, aux yeux rougis par les larmes, descendit précipitamment les quelques pierres inégales et moussues qui conduisaient à la porte de la chambre du fermier, alors, timide, suppliante, s’approchant de l’huissier, elle lui dit en joignant les mains et lui barrant presque le passage :

— Mon cher bon Monsieur… Je vous en prie…

— Eh bien, quoi ? Encore des jérémiades ? des pleurs ? — reprit l’homme du Roi avec une brusque impatience. — Que diable voulez-vous que je fasse à cela, moi ? Vous devez votre fermage, vous ne pouvez pas payer, M. le comte vous fait saisir et vous renvoie de la ferme, c’est son droit.

— C’est vrai, mon cher bon Monsieur, c’est vrai… — répondit la pauvre femme, — nous ne pouvons pas payer… on nous saisit… on nous renvoie… je le veux bien.

— Vous le voulez bien ? merci de la permission. Vous ne le voudriez pas, ce serait tout de même. Avec ça que M. le comte est un gaillard à se laisser intimider. Il ne connaît que la loi et son droit… Il veut payer ce qu’il doit, il veut qu’on lui paie ce qui lui est dû, et il a raison.

— Hélas ! mon Dieu… je le sais bien qu’il a raison, puisqu’on nous saisit et qu’on nous chasse.

— Eh bien ! alors, laissez-moi finir mon inventaire, — dit l’homme du Roi en faisant un geste pour repousser la femme qui l’empêchait de monter l’escalier, — il faut que je passe à l’estimation de vos meubles ;… c’est par là que je finis ;… la nuit vient,… je ne veux pas m’attarder dans vos bruyères et dans vos marais,… car on n’a pu mettre encore la main sur ce scélérat de Bamboche ; malgré les poursuites, il rôde toujours dans les environs, et je crains les mauvaises rencontres.

Ce disant, l’homme du roi fit de nouveau un mouvement pour monter l’escalier.

— Mon cher bon Monsieur, ne montez pas ! pour l’amour de Dieu, ne montez pas ! — s’écria la pauvre femme en joignant les mains avec effroi.

— Et pourquoi ne monterais-je pas ?

— Hélas ! mon Dieu, c’est que mon pauvre homme est couché… il avait déjà les fièvres quand est venue la mort de notre pauvre petite Bruyère… et puis après… l’annonce de votre saisie… tout ça lui a causé si grand’peine, que depuis cinq jours, il n’a pas bougé. S’il vous voyait entrer, mon cher bon Monsieur, ça lui porterait un coup trop dur.

— Il est bien douillet, le père Chervin. Quand il est attablé aux foires, le jour de marché, et qu’il lève le coude avec un compagnon, il ne se plaint pas des fièvres. Allons, il faut que j’inventorie vos meubles… finissons…

— Mon bon Monsieur, mon digne et cher Monsieur, ça tuerait mon pauvre homme… nos meubles… je vas vous les dire… ça ne sera pas long.

— Au fait, — dit l’homme du roi, voyant le soleil prêt à se coucher, et songeant qu’il avait à traverser plus de deux lieues de bruyères désertes et de forêts de sapin, parfaitement solitaires, qui pouvaient offrir un excellent refuge au terrible Bamboche, — au fait… il faut que je revienne vendredi… j’attendrai jusque là pour expertiser les meubles ; je vais toujours les noter ; voyons ?

— Nous avons notre armoire de mariage, — dit la bonne femme avec un gros soupir.

— En noyer, l’armoire ?

— Oui, mon digne Monsieur… ah ! vous êtes bien bon et…

— Après ?

— Notre .

— Comment ? qu’est-ce que cela ?

— Notre huche à pain.

— Ah ! bon ; neuve ou vieille ?

— Voilà douze ans qu’elle nous sert.

— Après ?

— Une table en bois blanc et deux escabeaux.

— Après ?

— Notre lit.

— Votre lit, la loi vous le laisse,… après ?

— Et puis, c’est tout, mon cher bon Monsieur…

— Alors, à vendredi. — Puis, appelant son clerc, l’homme du roi lui dit : — Vite, Benjamin, haut le pied… voilà le soleil quasi-couché, il nous faut plus d’une heure pour nous rendre chez nous… La lande est déserte, et, grâce à ce bandit de Bamboche, que l’enfer confonde, le pays n’est pas sûr…

Ce disant, l’huissier et son clerc quittant la cour de la métairie, se mirent précipitamment en route, dans l’espoir de gagner leur gîte avant la nuit.

— Allez-vous en, et que le diable vous torde le cou, oiseaux de malheur !… — leur cria la brave Robin, la fille de ferme, lorsqu’elle fut à-peu-près sûre que les deux hommes ne pouvaient plus l’entendre, car elle partageait l’espèce de crainte mêlée d’aversion que les gens du roi inspirent à ces pauvres populations.

— Et voilà que dimanche soir, maître Chervin, le métayer, sera ni plus ni moins que nous un journalier de vingt sous, avec sa blouse pour maison, comme un escargot — dit un des valets de ferme en poussant devant lui les chevaux à l’écurie, — c’était pas la peine d’être métayer depuis trente ans… après tout, c’est bien fait.

— Pourquoi que c’est bien fait ? — demanda la Robin.

— Tiens !… c’est un maître, — répondit le charretier.

— Eh bien !

— Dam ! ça amuse toujours de voir un maître embêté.

— Avec ça qu’il est méchant, maître Chervin, — dit la Robin, en haussant les épaules, — une vraie poule, il n’aurait pas osé dire un mot à un enfant ; et il nous a toujours payé nos gages, en se privant bien pour cela.

— Qu’est-ce que ça fait ?… C’est toujours un maître,… un quelqu’un qui vous commande, — répondit le charretier avec une opiniâtreté stupide, — et moi, ça m’amuse de voir les maîtres embêtés ; c’est mon idée.

Cette réponse irrita fort la Robin, mais fit rire aux éclats l’autre charretier qui répéta :

— Hi, hi, hi ! ça nous amuse, nous, de voir les maîtres embêtés.

— Est-ce qu’il ne faut pas toujours un maître ? — demanda la Robin, outrée.

— Justement, — poursuivit le loustic de ferme, — c’est pour ça que c’est toujours farce de les voir embêtés… les maîtres,… puisqu’il en faut,… et qu’ils viennent nous chercher à la louée[5], où nous sommes parqués comme des veaux !

Et les rires de recommencer.

À défaut de raisons meilleures, la Robin, courroucée, donna aux rieurs de grands coups de sabot dans les jambes, en s’écriant :

— Vous n’êtes pas non plus autre chose que de grands veaux !

Les coups de sabot que la Robin prodiguait à ses adversaires en manière d’argument, firent plus d’effet que les plus beaux raisonnements, et le jovial charretier, tout en se frottant les jambes, répondit, comme s’il se fût agi d’une simple objection :

— Voilà ton idée, la Robin ? À la bonne heure,… mais je peux bien avoir la mienne,… d’idée.

— Non, sans-cœur, tu ne dois pas rire quand ce pauvre maître Chervin est dans la peine.

— Moi, je ris parce que c’est un maître, oui, parce qu’un chat est un chat, comme un chien est un chien.

— Quel chat ? quel chien ? — dit la Robin, impatientée.

— Eh bien ! un maître est un maître,… et un valet est un valet, vois-tu, la Robin ? — reprit le loustic, — c’est comme chien et chat, ça vit sous le même toit, ça mange à la même écuelle, mais ils auront toujours un chacun leur acabit, il n’y a rien qui les concorde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À travers l’épaisse ignorance et l’abrutissement dans lesquels, ainsi que des milliers de ses frères, ce malheureux était condamné à vivre, son instinct entrevoyait cette triste vérité qui, si elle ne la justifie pas, explique quelquefois l’indifférence, la défiance, même l’aversion avec laquelle le travailleur agricole regarde généralement le maître qui l’emploie. Car, ainsi que le disait le loustic dans sa naïveté, rien ne concorde le maître et le laboureur ; entr’eux aucune communion, aucune fraternelle solidarité, aucun lien d’association ; en un mot, rien n’intéresse le travailleur au bon ou au mauvais succès de la culture de son maître ; que la récolte soit abondante ou nulle,… pour le laboureur, c’est tout un, le métayer n’augmente ni ne diminue ses gages ; il en est ainsi du fermier à bail et à arrérages fixes[6], dans ses relations avec son propriétaire, aucune solidarité, aucun lien ! bon an mal an, il faut que le métayer paie son fermage ou qu’il soit saisi et expulsé, de sorte que cette défiance, cette aversion instinctive qui sépare le travailleur agricole du fermier, sépare aussi le fermier du détenteur du sol.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’huissier parti, la femme du métayer avait remonté l’escalier composé de pierres disjointes qui conduisaient au logement de maître Chervin.

Dans cette chambre, assez vaste, au plafond très-bas, quelques claies suspendues à des solives noircies par la fumée, supportaient deux rangées de fromages aigres et rances, tandis qu’à l’autre extrémité, le plafond effondré laissait apercevoir, à travers d’épaisses toiles d’araignées, le foin dont le grenier était rempli.

Durant le jour, la lumière ne pénétrait dans cette pièce obscure que par le panneau supérieur de la porte, panneau mobile, mais dégarni de vitres. La nuit on fermait un volet. Les murs, çà et là crevassés, étaient enduits d’une crasse humide d’un brun bistré ; le sol inégal et seulement composé de terre battue, suintait l’eau en quelques endroits.

D’un côté de cette chambre on voyait une haute cheminée, si toutefois l’on peut donner le nom de cheminée à un large tuyau maçonné en briques à quatre ou cinq pieds du sol, en saillie du mur, et au-dessus d’un âtre composé d’une grande pierre sur laquelle on faisait le feu comme dans une hutte de sauvage ; de sorte qu’à la moindre bouffée de vent la fumée se rabattait en tourbillonnant dans cette pièce déjà si malsaine.

Ce soir-là, afin de conjurer un peu le froid humide qui, en pénétrant de l’automne, envahissait la chambre, on avait placé dans l’âtre, du côté de leurs cimes, et croisés l’un sur l’autre, deux petits sapins morts, dont les racines terreuses s’étendaient jusqu’à la moitié de la chambre ; ce bois, encore vert, au lieu de brûler, se charbonnait et répandait une fumée âcre et noire.

Non loin de la cheminée on voyait une huche à pain vermoulue, et au-dessus, sur une planche moisie, quelques poteries égueulées ; à cela faisait face une grande armoire de noyer ; enfin, au plus profond de la chambre se dressait un lit d’une énorme hauteur composé d’une paillasse, épaisse de trois pieds et d’un mince matelas de laine brute ; un banc de bois, une table boiteuse, quelques escabeaux composaient l’ameublement de ce logis, faiblement éclairé par une chandelle placée dans une vieille lanterne treillissée de fer, car il faisait nuit.

Telle était la demeure de maître Chervin,… le fermier du riche comte Duriveau, telle est généralement la demeure des fermiers de Sologne. Le métayer sembla dormir, tandis que sa femme, agenouillée devant le feu, tâchait de le faire flamber en soufflant de toutes ses forces sur les tisons fumants. N’y pouvant parvenir, elle s’accroupit devant le foyer, le menton sur les genoux, tournant de temps en temps la tête du côté du lit, où sommeillait son mari.

Soudain maître Chervin poussa un long et douloureux gémissement en se retournant sur sa couche humide et dure. Il avait soixante ans environ, une physionomie honnête et douce ; son teint était pâle et plombé, ses yeux creux, ses lèvres blanches ; sa barbe grise, non coupée depuis long-temps, pointait rude et drue sous sa peau rugueuse.

Sa femme l’entendant se plaindre et s’agiter, courut à son lit et lui dit :

— Tu ne dors donc pas, mon pauvre homme ?

— Hélas ! mon Dieu ! la mère,… je rêvais du Monsieur du roi. Est-il parti ?

— Oui, il voulait monter ici pour noter nos meubles… mais je l’ai tant prié de ne pas te réveiller qu’il a écrit nos meubles comme je lui ai dit, et il s’en est retourné.

— C’est donc fini, c’est donc fini, — murmura le métayer en gémissant, — plus rien… Qu’est-ce que nous allons devenir ?

— Hélas ! mon Dieu ! je ne sais pas, mon pauvre homme.

— Et si faible… les fièvres m’ont miné. Ah ! c’est de ma faute aussi… c’est de ma faute !

— Ta faute ?

— Oui, quand, l’an passé, voyant les belles récoltes que j’avais eues, en écoutant les bons conseils de cette pauvre petite Bruyère, le régisseur de M. le comte m’a demandé un pot de vin et une augmentation, parce que mon bail était fini, je n’aurais pas dû renouveler à ce prix-là ;… c’était notre ruine, car, avant, c’est tout au plus, si nous pouvions joindre les deux bouts ;… sans mettre seulement un sou de côté pour nous ; et pour une belle récolte que nous avons eue, grâce à Bruyère, nous en avons eu tant et tant de mauvaises, faute d’argent pour bien cultiver. Aussi, dans le pot de vin a passé le profit de cette belle récolte, et celle de cette année, quoique belle aussi, nous laisse en arrière de deux termes, parce que maintenant le bail est trop cher. Ah ! feu mon père avait bien raison de dire : — N’améliore jamais ta culture, mon pauvre gars, car, s’il le peut, ton propriétaire t’augmentera du double de ce que cette amélioration te rapportera

— Il faut que M. le comte ait bien besoin, bien besoin d’argent, pour faire vendre le tout petit peu que nous et nous renvoyer… après tant d’années.

— Dam ! oui, faut croire qu’il a besoin… Et puis, c’est son droit, et c’est dans la loi, a dit le Monsieur du roi.

— Mais hors d’ici, mon pauvre homme, comment vivre ?… T’es trop affaibli pour travailler maintenant en journalier, et moi, ce que je gagnerais à la terre… si je trouvais à travailler, ça ne ferait pas seulement le quart de notre pain.

— C’est vrai.

— Que faire ?

— Hélas ! mon Dieu !… je ne sais pas.

— Mais pourtant, — reprit la métayère avec une sorte d’impatience douloureuse, après un assez long silence, — on ne peut pas souffrir que deux pauvres vieilles gens, qui n’ont rien à se reprocher, se trouvent comme ça, tout d’un coup, sans asile et sans pain ; non, non… on ne peut pas souffrir ça.

— Qui ça, qui ne pourrait pas souffrir ça, la mère !

— Je ne sais pas, moi ; mais d’honnêtes créatures du bon Dieu ne devraient pas être abandonnés ainsi par tout le monde.

— Tous les malheureux se disent ça d’eux, la mère !

— Oui, — reprit la fermière avec une douleur amère, — vis si tu peux, meurs si tu veux, voilà notre proverbe.

— Bien sûr ; mais c’est comme ça. À qui se plaindre ? de qui se plaindre ?… de M. le comte ?… il est dans son droit… c’est pas notre faute si nous ne pouvons pas le payer, c’est pas la sienne non plus.

— Il nous a trop augmenté.

— C’était à nous de pas signer.

— C’est vrai.

— Vois-tu, M. le comte est seigneur[7], nous sommes métayers. Que nous soyons malheureux, qu’est-ce que ça peut lui faire ?…Faut croire qu’entre seigneurs ils s’entr’aident : un chacun est avec les siens et pour les siens… il n’est pas notre frère pour nous aider.

— C’est juste, — dit la métayère avec son humble et naïve résignation, — nous aurions un autre maître à la place de M. le comte, ça serait la même chose… faut pas l’accuser ; mais, hélas ! mon Dieu ! c’est bien dur pour nous… Et le pauvre père Jacques, à qui nous donnions au moins un abri et de quoi manger, qu’est-ce qu’il va aussi devenir, lui ?…

— Dam… la mère… tant que nous avons pu, nous l’avons secouru… maintenant… on nous renvoie… Pauvre vieux ! ça sera comme pour nous pour lui… à la grâce de Dieu !

— C’est pas par regret de l’avoir aidé que je dis ça…

— Je le sais bien, la mère ; ce que je regrette, moi, c’est le petit peu d’argent que je dépensais dans les bourgs… à l’auberge, les jours de foire ou de marché, en allant vendre nos denrées. Si nous l’avions maintenant, cet argent-là…

— Tu te reproches pour une bouteille et un peu de viande par ci par là, quand toute la semaine tu avais quasi jeûné et travaillé si fort ?… mon pauvre homme !

— C’est égal, la mère, petit peu et petit peu, ça finit par faire pas mal ; et ces jours-là, pendant que je buvais quelques verres de vin et que je me régalais d’un morceau de viande, toi, la mère, tu buvais, comme toujours, de la mauvaise eau du puits, et tu mangeais du caillé avec ton pain noir… mais le malheur vous apprend… oh ! oui… ça vous apprend… et…

— Écoute, — dit tout-à-coup la métayère en interrompant son mari, et prêtant l’oreille avec attention.

Les deux vieillards restèrent muets et écoutèrent.

Alors, au milieu du profond silence de la nuit on entendit retentir à deux reprises différentes le cri de l’aigle de Sologne.

— C’est Bête-puante, — dit tout-à-coup la métayère, — c’est son signal… Il veut peut-être me parler de cette pauvre chère dame Perrine. Pourvu que sa folie, qui lui a repris le jour de la mort de cette pauvre petite Bruyère, ait cessé… Bête-puante le sait peut-être, car toujours il s’inquiétait de dame Perrine…

Le cri qui servait de signal à Bête-puante ayant de nouveau retenti, la métayère prit une lanterne et sortit précipitamment, gagna l’étroite jetée qui bordait l’étang près des ruines du vieux fournil ; par trois fois la mère Chervin éleva sa lanterne en l’air, puis l’éteignit et attendit.




CHAPITRE VII.


le braconnier.


La lune pure et sereine inondait l’étang d’une lumière argentée ; bientôt sur cette zone resplendissante la métayère vit se dessiner la noire silhouette d’une forme humaine, tantôt marchant debout, tantôt courbée, se glissant et s’avançant à travers les roseaux dans la direction de la ferme.

Au bout de quelques instants, Bête-puante sortit des joncs parmi lesquels il avait rampé, et gravit la chaussée où la métayère l’attendait toute tremblante.

— Martin est-il venu ? — demanda le braconnier.

La métayère, au lieu de répondre, joignit les mains et s’écria :

— Hélas ! mon Dieu !… c’est vous, Monsieur Bête-puante, je vous croyais renfoncé dans les grands bois ; vous ne savez-donc pas que M. Beaucadet et ses gendarmes…

— Martin est-il venu ? — reprit le braconnier avec impatience, en interrompant la métayère.

— Non… Monsieur Bête-puante, — répondit celle-ci, — pas encore.

Puis la métayère ajouta avec une hésitation craintive :

— Je n’ose pas vous demander d’entrer chez nous… Monsieur Bête-puante, vous n’aimez guère à mettre le pied dans les maisons.

— Et le bonhomme ? — demanda le braconnier sans répondre à l’offre qu’on lui faisait.

— Hélas ! mon Dieu, — reprit tristement la métayère, — mon pauvre mari est de plus en plus faible… Depuis le jour où les gendarmes sont venus pour arrêter Bruyère, et où elle s’est noyée, le cher homme ne s’en est pas relevé, tant ça lui a fait une révolution… Nous l’aimions tant ! cette pauvre petite.

— Elle est morte… bien morte ; n’y pensons plus, — se hâta de dire le braconnier, d’une voix sourde.

— Et quand on pense qu’on n’a pas pu seulement retrouver son pauvre petit corps.

— Non, non, on ne pouvait pas le retrouver, — répondit le braconnier, — il y a des gouffres à tourbillon dans l’étang ; son corps y aura été entraîné.

Puis, comme s’il eût voulu rompre cet entretien, le braconnier ajouta :

— Ainsi, le bonhomme ne va pas mieux ?

— Que voulez-vous ? Monsieur Bête-puante ; la mort de cette pauvre petite, la vente qu’on va faire chez nous… tout ça désespère mon mari… nous ne savons pas ce que nous deviendrons.

Et la pauvre femme essuya ses larmes, qu’elle avait eu le courage de contenir devant maître Chervin.

— Oui, on vend ici, parce que vous ne pouvez pas payer votre fermage… C’est justice, — dit le braconnier avec un sourire amer, — vous allez mourir de misère dans quelque coin, après quarante ans de travaux de probité… c’est justice !…

— Hélas, oui ; c’est bien vrai que M. le comte est dans son droit envers nous…

— S’il est dans son droit ! je le crois bien… le prix de votre fermage vous écrase… La tanière où l’on vous a parqués est si malsaine, que vous y avez contracté des fièvres incurables… l’âge, le malheur, les infirmités vous ont énervés… allons… dehors, canailles, dehors, on vendra jusqu’à votre chemise ; heureusement votre peau vous tient au corps, sans cela l’homme du roi vous la prendrait… Mais que faire ? votre seigneur et maître est dans son droit….

— Hélas, oui !

— On ne saurait lui en vouloir, au comte Duriveau !

— Hélas, non !

— Hélas oui, hélas non ! — s’écria le braconnier avec un éclat de rire sardonique. — Voilà ce qu’ils répondent ; on les écorche à vif, que voulez-vous ? M. le boucher est dans son droit ;… la preuve, c’est qu’il nous arrache la peau…

— Comme vous dites cela, Monsieur Bête-puante ?

— C’est que le comte est un si digne homme, et son fils un si charmant jouvenceau ! Je les aime beaucoup, voyez-vous ? mais assez là-dessus. Il ne faut pas que le bonhomme Chervin se laisse abattre et s’alite ; il faut qu’il se lève, qu’il marche, qu’il prenne courage… la vente n’est pas faite, et d’aujourd’hui à demain… il y a loin.

— Comment voulez-vous que le bonhomme prenne des forces et qu’il se lève, Monsieur Bête-puante ? il ne peut rien manger, le caillé le répugne.

— C’est étonnant, — reprit Bête-puante toujours sardonique, — car depuis soixante ans il ne mange que cela avec du blé noir, arrosé d’eau de puits…

— C’est pas que le cher homme soit délicat, Monsieur Bête-puante, mais…

— Tais-toi, pauvre brebis, — dit le braconnier, avec un singulier mélange de farouche ironie et d’attendrissement, — tu me rendrais cruel envers les loups.

Puis le braconnier, plongeant sa main dans une des poches profondes de sa casaque, en tira un coq faisan magnifique, ayant encore au cou le collet de fil de laiton dans lequel il s’était pris.

— Voilà un coq de deux ans ; tu le mettras bouillir dans ton coquemard pendant trois ou quatre heures, avec une pincée de sel et un bouquet de thym des bois ; ce sera pour le bonhomme le meilleur bouillon que puisse boire un malade, et il retrouvera des jambes.

— Hélas ! mon Dieu ! vous braconnez donc encore, Monsieur Bête-puante, — s’écria la métayère avec effroi, en tenant machinalement par le cou le faisan que le braconnier lui avait mis dans la main, — et les gardes ?… et les gendarmes ? Ils ont juré de vous détruire, Monsieur Bête-puante, s’ils vous attrapaient. Prenez garde !!

— Et quand il aura bu ce bouillon de faisan, sain et léger, — continua le braconnier, sans faire la moindre attention à l’effroi de la métayère, — il ira mieux ; s’il est malade, c’est aussi de besoin.

— Mais, Monsieur Bête-puante, ce faisan… c’est à M. le comte… ça vient de ses bois, c’est son gibier… c’est mal à nous de…

— Rassure-toi ; c’est aussi un peu le gibier du bon Dieu, qui l’a créé pour tout le monde… D’ailleurs, ton seigneur et maître en a plus qu’il n’en peut manger de gibier ; ses valets y répugnent, et les valets de ses valets aussi… et ses chiens aussi…

— Mais, Monsieur Bête-puante…

— Puisque je te dis que les chiens n’en veulent plus… prends donc ! — s’écria le braconnier, puis il ajouta : — avec ce bouillon là, le bonhomme mangera une de ces tanches que tu feras griller sur des charbons… c’est à la fois léger, nourrissant et savoureux.

Ce disant, le braconnier tira de dessous sa casaque deux superbes tanches, rondes, grasses et longues d’un pied ; un jonc, passé dans les ouïes, les attachait toutes deux, de sorte que le braconnier n’eut qu’à les placer, si cela se peut dire, à cheval sur le poignet de la métayère, où elles restèrent, se balançant à côté du faisan que la bonne femme tenait toujours machinalement par le cou.

— Sainte Vierge ! — s’écria-t-elle, — vous avez donc encore été tendre vos fondrais dans les étangs, malgré les gendarmes et tout ?

À ce moment, grâce à son oreille fine et exercée, le braconnier entendit au loin, derrière la métairie, un bruit de pas seulement perceptible pour lui qui avait les sens subtiles d’un sauvage.

— C’est sans doute Martin, laisse-nous.

Ce disant le braconnier poussa doucement dans la maison la métayère qui tenait toujours à la main le faisan et les deux tanches, puis il resta seul, non loin des ruines du fournil.

Pendant quelque temps Bête-puante marcha d’un air sombre, pensif, tantôt prêtant une oreille inquiète aux pas de Martin, qui se rapprochaient de plus en plus, tantôt jetant un regard perçant sur l’autre berge de l’étang où l’on entendait depuis quelques instants seulement le bruit lointain et toujours croissant d’une forte chute d’eau.

Bientôt Martin parut au milieu des ruines du fournil ; apercevant le braconnier qui venait à sa rencontre, il courut à lui, et, le serrant dans ses bras, il lui dit d’une voix douloureusement émue :

— Pardon… Claude… pardon…

— Pourquoi pardon, mon enfant ? — demanda le braconnier, avec l’accent d’une affection toute paternelle.

— Hélas ! Claude, il y a trois jours, lorsque, pénétrant dans le parc et vous glissant jusqu’auprès du château… pour tâcher de me voir… et de m’apprendre…

Martin s’interrompit un instant, tressaillit, et reprit d’une voix altérée :

— De m’apprendre ce cruel événement que votre lettre du lendemain…

Martin s’interrompit encore ; il ne put achever… Ses larmes le suffoquaient.

— Du courage… mon enfant… — lui dit le braconnier, — du courage… Quant à l’événement de l’autre soir… n’y pensons plus… Tu m’as vu me dresser menaçant… au moment où Duriveau étalait cyniquement à ses convives d’exécrables principes… tu as craint pour les jours de cet homme… tu t’es élancé sur moi… l’arme que je portais est partie par hasard… de là tout le tumulte…

— Vous êtes indulgent, Claude ; mais je me reprocherai d’avoir pu, dans ma folle épouvante, vous croire capable d’un meurtre… vous… vous, Claude !

— Je jure Dieu, qui nous entend, mon enfant, — dit le braconnier d’une voix solennelle, — qu’emporté par une indignation légitime, je voulais seulement, à la face des convives de Duriveau, lui donner un dernier et redoutable avertissement, et lui crier : Repens-toi, repens-toi, il en est temps encore… et…

— Avez-vous besoin de me jurer cela ? — s’écria Martin, en interrompant le braconnier, — vous Claude, meurtrier, vous…

— Un jour viendra où je serai à la fois juge et vengeur… — dit le braconnier d’une voix sourde, — j’userai d’un droit terrible… mais meurtrier… jamais.

— Je le sais, Claude, — répondit Martin profondément ému ; — oh ! il a fallu, je vous le répète, que je fusse frappé de vertige pour concevoir de telles craintes ; mais la violence des paroles du comte, les justes motifs de votre haine contre lui…

— Tout-à-l’heure, nous parlerons du comte, — dit le braconnier d’une voix brève, — ta mère ?

— Je n’ai pu la voir encore, — répondit Martin avec un abattement douloureux ; — j’ai craint pour elle une impression trop vive. La personne chez qui elle a été transportée avant-hier, m’a fait savoir ce matin que l’état de ma pauvre mère n’avait pas du moins empiré.

Le braconnier soupira profondément et baissa la tête. Martin, non moins accablé que lui, ne s’aperçut pas qu’une larme tombait des yeux de son compagnon et se perdait dans sa barbe grise.

Surmontant son émotion, Martin reprit après quelques moments de silence :

— Et Bruyère ? ma pauvre sœur ?

— Je te l’ai écrit, elle ne court aucun danger… elle est seulement toujours bien faible… Demain… tu pourras la voir.

— Pauvre enfant, — dit amèrement Martin, — je n’ai appris son existence qu’en apprenant aussi… les malheurs qui l’avaient flétrie si vite… et si tôt… Mais vous ne m’abusez pas, Claude ? demain je la verrai ? Elle ne court plus aucun danger ?

— Non,… sa jeunesse a pu résister à tant de coups… à tant d’émotions… Sa santé est bonne, te dis-je, aussi vrai que j’ai retiré cette pauvre petite de cet étang maudit.

— Oui… Claude,… brave Claude… encore une dette… envers vous ! Encore et toujours ! Je vous trouve sur mon chemin comme un génie tutélaire, — dit Martin avec attendrissement en tendant ses deux mains au braconnier qui les serra fortement entre les siennes ; — mais, dans votre lettre, écrite à la hâte, vous n’avez pu me dire comment vous aviez pu arracher ma sœur à une mort presque certaine ?

— Caché dans le bois, j’avais assisté à cette horrible scène… de la découverte de l’enfant, — reprit le braconnier. — Entendant le gendarme déclarer qu’il se rendait à la métairie pour arrêter Bruyère, j’ai espéré le devancer. Je connaissais des sentiers plus courts que la route ordinaire ; une fois auprès de la métairie, je comptais, en poussant un cri, bien connu de ta sœur, l’attirer dehors et la prévenir ; malheureusement, les gendarmes sont venus si vite, que Bruyère n’a pas entendu mon signal. Arrivant trop tard, et voulant me cacher, je me suis tapi au milieu des roseaux de ce profond fossé que tu vois là… qui n’est séparé de l’étang que par cette herse… Dieu m’inspirait…

— Et alors…

— À la clarté de la lune, je vis la malheureuse enfant se précipiter dans l’étang… Soudain je compris que je pouvais la sauver ; je baissai rapidement la herse… auprès de laquelle ta sœur était tombée. L’eau se déversant dans ce fossé, un courant s’établit aussitôt, et il m’amena la malheureuse enfant qui se débattait contre la mort ; d’une main, je la saisis par ses vêtements ; de l’autre, je relevai la herse ; le trop plein s’arrêta, l’eau du fossé où j’étais alors, et qui me montait à la ceinture, s’écoula. Portant alors ta sœur entre mes bras comme un enfant, j’ai continué de marcher dans ce fossé jusqu’à ce que j’aie pu en sortir sans danger d’être vu ;… puis, à travers bois, j’ai gagné un de mes repaires… et tu sais le reste…

— Et, pendant ce temps-là, on cherchait en vain le corps de l’infortunée que leur accusation infâme avait poussée au suicide… — dit Martin, ne pouvant retenir ses larmes.

— Les misérables !… infanticide !… elle !… — s’écria le braconnier ; — elle, pauvre petite, qui, cédant à un irrésistible sentiment de honte et de terreur, était parvenue à dissimuler la naissance de son enfant : elle qui, par un prodige de courage, venait deux fois chaque jour l’allaiter dans mon repaire situé à plus d’une lieue de la métairie ; mais, voyant, malgré ses soins, malgré les miens, l’innocente créature dépérir dans cet antre humide et sans air, la fatale idée m’est venue de porter l’enfant à Vierzon, où il existait autrefois un tour. À cette proposition, il faut renoncer, vois-tu ? à te peindre l’affreux désespoir de cette jeune mère de seize ans, ses sanglots, ses cris déchirants ; enfin le salut de son fils la décida… Je partis ; elle m’accompagna presque tout un jour, tour-à-tour allaitant son enfant, le couvrant de larmes, de baisers… Lorsqu’il fallut s’en séparer… je crus qu’elle n’en aurait jamais le courage… pourtant elle se résigna… Je n’avais pas fait vingt pas qu’elle accourait à moi. « Encore une fois, la dernière, » disait-elle, suffoquée par les sanglots, et c’étaient de nouveaux baisers, de nouvelles plaintes… Elle tombait brisée sur le chemin… Je repartais… et bientôt j’entendais des pas précipités derrière moi… c’était elle. « Encore une fois, bon Claude,… la dernière, bien sûr… oh ! la dernière ! » Et moi qui ne pleure plus, je pleurais aussi… Enfin elle m’a quitté pour revenir à la métairie, afin de ne donner aucun soupçon. J’arrivai à Vierzon… le tour était à tout jamais supprimé par économie… Vivant au milieu des bois, moi, j’ignorais cet honnête calcul.

— Par économie ? — dit Martin en regardant le braconnier comme s’il n’eût pas bien compris ses paroles.

— Oui, par économie, — reprit Bête-puante avec un éclat de rire farouche ; — mais non… que dis-je ?… s’ils ont supprimé ce dernier refuge ouvert par un vrai prêtre chrétien à la misère, à la honte, au repentir des filles séduites… s’ils l’ont fermé, ce refuge, c’est par logique… ils savaient bien, ces hommes, que c’était vouer à une mort certaine le plus grand nombre des enfants qui eussent trouvé des soins maternels dans cet humble asile. Mais pour ces créatures, vouées en naissant à une misère fatale, à quoi bon vivre ? auront dit ces prudents calculateurs… — N’y a-t-il pas déjà trop de peuple ? Trop de convives ne se pressent-ils pas déjà au banquet de la vie ? ainsi que l’affirmait l’autre soir Duriveau en citant les exécrables maximes de ses évangélistes à lui… Eh bien ! fermons les tours, se seront dit ces infanticides, ce sera toujours du populaire de moins, et le fils de ta sœur a été de moins.

— Ah ! Claude… c’est affreux ! — dit Martin en cachant son visage dans ses mains, — pitié… pitié.

— Tu as raison… pas d’ironie : de la haine ! — s’écria le braconnier, — oui, honte et exécration sur ce monde, où la venue d’une créature de Dieu n’est pas bénie comme un don divin et accueillie avec autant de reconnaissance que de sollicitude… oui, anathème sur ce monde où celui qui naît pauvre et abandonné, est regardé comme une charge funeste, dangereuse pour la société, parce qu’il a forcément pour avenir presque certain la misère, l’ignorance, le malheur et souvent le crime… Anathème sur ce monde qui m’ôte presque le droit de m’affliger de la mort du fils de ta sœur… tant est affreuse la condition qui attend ses pareils ! Et pourtant… — reprit le braconnier, en cédant à un attendrissement involontaire, — si tu savais ce que c’est que de voir peu-à-peu pâlir, s’éteindre et expirer sous ses yeux une pauvre innocente créature… Non… vois-tu ? je ne puis te dire les déchirements de mon cœur pendant cette nuit, où, après avoir en vain frappé à l’asile où je comptais déposer l’enfant de ta sœur, je tâchai en vain de le ramener. Hélas ! quoique bien accablé déjà par la maladie et par la fatigue du voyage, il aurait vécu s’il eût trouvé, en arrivant, les soins empressés que réclamait sa faiblesse… mains non… Rien… rien… à cette heure avancée de la nuit… nuit pluvieuse et froide… pas une maison n’était ouverte… je sentais les membres du pauvre enfant se raidir… se glacer ; en vain je les réchauffai de mon haleine ; il tressaillit convulsivement… puis il fit entendre un petit vagissement doux et plaintif ; il sourit comme s’il souriait aux anges, et… il est mort.

Après un moment de silence que Martin n’eut pas la force d’interrompre, le braconnier reprit d’une voix plus assurée :

— Je me fis un pieux devoir de rapporter à ta sœur… son enfant… Pour une mère c’est quelque chose encore que de pouvoir prier et pleurer sur le tombeau de son fils… je regagnai donc mon repaire avec ce triste fardeau. Le jour de mon retour de Vierzon un hasard funeste a fait découvrir ma retraite, je n’avais pu prévenir Bruyère ; elle apprit en même temps et la mort de son fils et l’accusation d’infanticide qui pesait sur elle… c’était trop… elle a voulu mourir…

— Tu sais maintenant les souffrances de la victime, — reprit le braconnier, — demain tu sauras l’indigne cruauté du bourreau, tu sauras à quelle violente et infâme surprise ta sœur a succombé… un jour… un seul jour… toujours chaste… quoique souillée… Ce terrible récit… que la honte et la crainte ont toujours retenu sur ses lèvres, et qu’elle n’a fait qu’à moi, presque mourante de confusion… ta sœur… te le fera… à toi… son vengeur naturel… car l’heure a sonné…

— Quelle heure a sonné, Claude ?

— L’heure d’un grand exemple… — répondit le braconnier d’une voix solennelle.

Soudain, Martin s’écria :

— Claude, n’entendez-vous pas le galop de plusieurs chevaux ?

— Depuis un quart-d’heure, je l’entends… car mon oreille est plus exercée que la tienne…

— Mais qu’est-ce que cela ? — demanda Martin avec inquiétude.

— Ce sont les gendarmes qui me cherchent ; — répondit froidement Claude. — Ils viennent ici… pour m’arrêter.




CHAPITRE VIII.


le juge.


Le braconnier semblait si indifférent au danger dont il était menacé, que Martin, le regardant avec stupeur, s’écria :

— On vient vous arrêter, et vous restez là, Claude ?…

Bête-puante, sans lui répondre, prit Martin par le bras, le conduisit hors des ruines du fournil, où tous deux s’étaient retirés, lui fit faire quelques pas sur la jetée, et, d’un geste lui montra au loin, sur la rive opposée de l’étang, à la clarté de la lune, plusieurs gendarmes s’avançant au galop de leurs chevaux, suivant une route qui conduisait directement à la métairie.

— Les gendarmes !… — s’écria Martin. — Fuyez, Claude, fuyez.

— J’ai de trop graves choses à te dire.

— Mais, avant dix minutes, ces soldats seront ici !

Bête-puante fit un signe de tête négatif.

— Qui les arrêtera ? — demanda Martin.

— L’écluse… Écoute…

En effet, Martin, prêtant l’oreille, entendit au milieu du profond silence de la nuit le bouillonnement lointain d’une forte chute d’eau.

— Vous avez donc levé le merrin, Claude ?

— Oui… depuis une heure,… lorsque, en me rendant ici, j’ai vu ces cavaliers paraître à la corne de l’étang ;… car, d’après leur route, ils ne pouvaient venir qu’ici… Et ici, ils ne pouvaient venir chercher que moi.

— Alors, vous avez raison, mon ami, la levée est submergée, les cavaliers seront obligés de rebrousser chemin.

— Et une fois engagés au milieu des marais et des tourbières qui bordent l’étang de notre côté, ils mettront plus d’une heure avant de nous joindre, et dans une heure, je serai hors de leur atteinte. Maintenant… écoute-moi…

— Je vous écoute… Claude.

— Il y a quelques mois, j’ai été instruit du secret de ta naissance… tu étais en pays étranger ; je t’ai écrit… tu es revenu en France… Je t’ai dit l’atroce conduite de Duriveau envers ta mère… qu’il avait rendu folle de désespoir… en te faisant enlever à elle pour t’abandonner tout enfant à la vie la plus misérable… Je t’ai dit comment, après m’avoir impitoyablement frappé au cœur… moi qui ne lui avais jamais fait de mal… Duriveau, mon mauvais génie… m’a une seconde fois outrageusement frappé dans mon honneur…

— Je le sais… tout cela a été infâme, Claude… bien infâme…

— Je l’ai dit comment enfin, et de son aveu… j’ai eu légitimement, légalement… entre les mains… la vie de cet homme qui, pâle… résigné, attendait la mort… que j’avais le droit de lui donner ; mais ayant foi dans une promesse solennellement jurée, dont il devait bientôt se railler, je l’ai laissé vivre…

À ces mots, les traits de Martin exprimèrent un attendrissement et une admiration indicible.

— Oh ! mon ami, — s’écria-t-il, — combien dans cette occasion votre âme s’est montrée comme toujours grande et généreuse ! Je n’oublierai jamais qu’il y a quelques années, lors de l’une de nos dernières rencontres, après une longue séparation, vous m’avez dit, sans m’apprendre alors qu’il s’agissait de vous : — « Écoute, mon enfant… un trait qui porte avec soin bon enseignement,… un homme obscur et pauvre fut indignement outragé par un homme riche et puissant… C’était, vois-tu, un de ces sanglants outrages… que la loi vous autorise à punir de mort. L’homme pauvre était armé,… il dit à l’autre : — Vous allez mourir… — Ma vie est à vous, — faites… — dit le riche. — Écoutez-moi, reprit gravement le pauvre, jusqu’ici vous avez été méchant… soyez bon… soyez humain,… venez en aide à vos frères qui souffrent,… vous qui êtes pour eux sans pitié, jurez-le moi, et vous vivrez… ; mais, prenez garde, votre outrage m’a rendu pour jamais l’existence odieuse, elle m’est à charge ; si vous vous parjuriez malgré votre promesse solennelle, tôt ou tard j’irais vous reprendre cette vie que je vous laisse pour en bien user… Puis, le juge et le condamné auraient la même fosse… Le riche a juré…

— Va… continue… — dit le braconnier en interrompant Martin avec une ironie profonde et amère ; — appesantis-toi sur ma niaise et coupable confiance. Va… j’ai été le plus sot, le plus criminel des hommes…

— Vous ne parlerez pas ainsi Claude… quand vous saurez que votre exemple m’a été, comme vous le désiriez, d’un généreux enseignement.

— Je ne te comprends pas…

— Plus tard… j’ai pu à mon tour… non pas noblement laisser la vie à qui m’avait outragé… mais arracher à une mort certaine… un homme puissant… aussi… bien puissant… et lui dire… en me souvenant de votre sublime exemple :

— Cette vie… que j’ai sauvée… consacrez-la au bien… votre pouvoir est grand… Venez au secours de vos frères qui souffrent !

— Et celui-là… aussi s’est parjuré ?

— Non, Claude… celui-là ne s’est pas parjuré, — répondit Martin avec émotion ; — jusqu’ici il a tenu loyalement sa parole… Vous le voyez donc bien… j’avais raison de vous dire… que cette fois encore vous avez montré l’admirable et féconde générosité de votre grand cœur…

— Et je te dis, moi, que cette fois encore j’ai été dupe… et que cette fois j’ai été criminel, — s’écria le braconnier, avec une exaltation farouche, — oui criminel, car j’ai laissé vivre un misérable qui, malgré son serment, a fait couler des torrents de larmes et a causé des maux affreux… un misérable qui, se glorifiant de ses vices, les a perpétués dans sa race… Non, je ne devais pas laisser vivre cet homme… non… je ne le devais pas… et pourtant, sacrifiant mes ressentiments personnels, j’ai tout tenté pour l’amener au repentir en lui rappelant la foi jurée… En vain j’ai voulu l’attendrir, lui donner la conscience du mal qu’il faisait, du bien qu’il pouvait faire ; j’ai surtout voulu l’éclairer sur la cause des déceptions qui l’avaient éloigné de la bonne voie, d’abord la raillerie et l’insulte, puis le silence, ont répondu à mes exhortations, à mes prières, à mes menaces… Tu l’as entendu d’ailleurs l’autre soir…

— Jamais on n’afficha une haine plus cynique, plus féroce, contre tout ce qui commande le respect et la pitié, — répondit Martin d’un air sombre.

— Oui, c’était le plus insolent, le plus audacieux défi que l’on pût jeter à la face de l’humanité ; pourtant les avertissements ne lui ont pas manqué. Je t’ai dit tout cela… à toi, qui as aussi de terribles comptes à demander à cet homme… je te l’ai dit… Ceci a trop duré : ma clémence est à bout, l’heure du jugement est sonnée. Tu m’as répondu : « Patience, Claude… j’ai tout espoir de me faire admettre dans la maison du comte… patience… » Te voilà dans la maison du comte… tu sais les exécrables principes qu’il affiche, le mal qu’il a fait… Son fils… son digne fils a été le bourreau de ta sœur… Vas-tu me dire encore : patience ?…

Et comme Martin regardait silencieusement le braconnier, avec une indéfinissable expression de douleur et d’angoisse, Claude s’écria :

— Tu ne me réponds pas ? m’approuves-tu ? me condamnes-tu ? ne dis-tu pas, comme moi, l’heure est venue ? Cet homme sans cœur, sans entrailles, n’est-il pas le fléau de ce malheureux pays, dont il devait être le bienfaiteur, la Providence ! ainsi qu’il me l’avait solennellement juré dans un moment suprême… en face de la mort !… Cet homme, riche à millions, n’est-il pas maître absolu de ce territoire immense que son père a conquis par le dol, par l’usure, ainsi que l’on conquérait autrefois par la lance et par l’épée ? Et dans ces vastes domaines, fruit de larcins infâmes, consacrés, sanctifiés par la possession, et que transmettra l’héritage, que voit-on ? de malheureuses créatures abruties par l’ignorance, décimées par la fatigue, par la faim, par la maladie, des tenanciers écrasés sous des fermages si onéreux, que de ces champs qu’ils arrosent de leur sueur, de l’aube au couchant, la moisson est pour le comte ; à eux le travail, à eux les soucis incessants, à eux la misère, à eux la ruine… à lui calme, oisiveté, plaisirs, richesse !… et ce n’est pas assez… Un fils indigne, vivante image de ce père indigne, héritera de ses biens acquis par la fraude, et perpétuera ses vices… Et ce fils, à son tour, aura peut-être un fils qui lui ressemblera… Ainsi le quart d’une province de France, est voué à tous les maux, parce qu’elle a le malheur de vivre sous la dynastie des Duriveau, dynastie dépravée, fondée par un heureux fripon, et l’on dit la féodalité abolie… et l’on dit le servage aboli, — s’écria le braconnier avec un éclat de rire amer. — Pitié, dérision, — en s’adressant à Martin d’un air farouche et déterminé, puis il reprit, — je te le dis, moi, puisque les temps de fraternité humaine ne sont pas encore proches, il est besoin, à cette heure, d’un exemple retentissant, terrible, salutaire, qui épouvante les méchants, et fasse persévérer les cœurs généreux dans la bonne voie…

Martin avait écouté en silence ces imprécations d’un ressentiment poussé jusqu’à la plus féroce exaltation.

Plusieurs fois son front avait rougi, son regard avait brillé, comme s’il eût été révolté de l’horrible résolution du braconnier.

Au bout de quelques moments, Martin dit à Claude, d’une voix affectueuse et triste :

— Claude, vous avez beaucoup souffert, et souffert depuis bien des années… Vos chagrins, encore aigris par la solitude et par la vie sauvage à laquelle vous vous êtes condamné depuis que…

— Assez… — s’écria le braconnier d’une voix sourde. — La plaie saigne toujours.

— Oui… elle saigne, et, je le vois, elle s’est cruellement envenimée ; je me tairai donc, Claude, je ne vous rappellerai pas les plus atroces douleurs qu’il ait été donné à un homme d’endurer, surtout lorsque cet homme a votre cœur… Claude ;… mais la souffrance la plus aiguë… mais les ressentiments les plus légitimes… ne feront jamais d’un homme comme vous… un homme de violence et de meurtre.

Le braconnier regarda Martin avec étonnement.

— Non, si impitoyable que soit le comte, si dédaigneux qu’il soit de la foi jurée, si admirablement généreux que vous ayez été envers lui, si légitimes que soient vos ressentiments, non, Claude, vous n’avez pas le droit de disposer de cette vie que vous lui avez laissée. Ce droit appartient à Dieu…

— Je serai l’instrument de Dieu ! — dit le braconnier d’un ton farouche.

— Non, vous n’avez pas ce droit et vous le reconnaîtrez bientôt vous-même, — répondit Martin avec douceur et autorité, — car la solitude n’a pu éteindre en vous cette brillante et noble intelligence… cet esprit si juste, si élevé, que nul n’a soupçonné lorsque vous remplissiez les obscures et vénérables fonctions d’instituteur de village, que vous avez quittées pour une vie errante et solitaire… Claude, — ajouta Martin, en serrant avec tendresse une des mains du braconnier dans les siennes, — oh ! mon vieil ami, si dans les étranges vicissitudes de ma vie… j’ai, après vous avoir connu, bien souvent effleuré d’effrayants abîmes sans pourtant y jamais tomber… c’est grâce à vous… c’est grâce à ces impressions ineffaçables laissées dans mon cœur par vos paternels enseignements… lorsque vous avez eu pitié de moi, pauvre enfant abandonné comme tant d’autres créatures de Dieu dont on a moins de souci que des animaux des champs… Eh bien ! Claude, c’est parce que je vous dois la vie du cœur et de l’intelligence… que je ne veux pas m’associer à vos projets, et que je vous associerai aux miens…

— Tes projets ?

Et le braconnier jeta sur Martin un regard pénétrant : quels projets ?

— Mon but est le vôtre, Claude… Mes moyens seuls diffèrent.

— Il me faut un exemple…

— Nous ferons un exemple — dit Martin d’une voix solennelle — un grand exemple…

— Terrible ?

— Salutaire surtout… vous l’avez dit.

— Pour la race que je veux frapper… pas d’enseignement… sans épouvante…

— Peut-être…

— Non… la terreur… la sainte terreur…

— Quel est votre but, Claude ? encourager les bons à persévérer dans le bien… empêcher les méchants de persévérer dans le mal…

— Et punir les méchants du mal qu’ils ont fait, afin que cette punition terrifie leurs pareils.

— Mais si les méchants deviennent aussi bons qu’ils ont été méchants, Claude ? mais s’ils deviennent aussi humains qu’ils ont été inhumains ?

— Bons ? humains ? — répéta Claude avec un étonnement profond, — il ne s’agit donc plus du comte Duriveau… ton père

Et le braconnier prononça ces mots ton père, avec une ironie cruelle.

— Il s’agit du comte Duriveau, mon père…

— Et du vicomte, ton frère ?

— Et du vicomte, mon frère…

— Adieu… ta livrée a déteint sur toi… la domesticité, c’est l’esclavage… l’esclavage t’a amolli, corrompu…

Et le braconnier fit un brusque mouvement pour s’éloigner.

Martin le retint, et lui dit d’une voix tristement émue :

— Vous êtes sévère pour moi, Claude.

— Parce que tu es lâche… parce que tu désertes la bonne cause, parce qu’il n’y a plus rien en toi de mâle et d’énergique… parce que tout-à-l’heure tu vas sans doute me vanter les vertus du comte Duriveau, ton père, et la douceur ingénue du vicomte, ton frère.

— Je ne sais rien de plus égoïste, de plus dur, de plus cupide, de plus monstrueusement orgueilleux que le comte Duriveau, — dit Martin d’une voix sévère et brève.

Le braconnier fit un mouvement de surprise.

— Je ne sais pas d’âme plus fermée que la sienne à tout ce qui est commisération, tendresse et charité ; je ne sais pas d’homme qui affiche un mépris plus cynique, plus inexorable et plus réel pour ceux de ses frères qui souffrent et se résignent… Vous l’avez entendu comme moi, l’autre soir ; je connaissais le comte… mais jamais pourtant je ne l’aurais cru capable d’afficher aussi audacieusement ses exécrables maximes.

— Et tu avais peur… tu tremblais dans ta livrée.

— Oui, j’ai eu peur, j’ai tremblé, Claude, — répondit doucement Martin, — j’ai eu peur de compromettre, de ruiner à jamais les intérêts sacrés qui me forcent à jouer le rôle que je joue auprès du comte… Mais, vous le voyez, Claude, je juge cet homme aussi sévèrement que vous. Et comme vous je dis : Oui, cet homme est doublement coupable, car il aurait pu faire de ses immenses possessions une terre promise… et il en a fait une vallée de misères et de larmes…

— Alors, que veux-tu ? qu’attends-tu donc ? je ne te comprends plus, — s’écria le braconnier, avec une farouche impatience. — Et le fils n’est-il pas digne du père…

— Élevé à une telle école, comment s’étonner, Claude, que Scipion soit ce qu’il est ? Non, — ajouta Martin, avec un accent de douleur et de commisération profonde. — non, je ne sais pas de dépravation plus précoce, plus incarnée, plus effrayante que celle de ce malheureux enfant qui joue froidement, dédaigneusement, avec les vices les plus affreux… comme un adolescent s’ennuierait de jouets au-dessous de son âge, et il a vingt ans à peine !

— Alors… veux-tu, comme moi, ramener les méchants au bien, par la terreur d’un grand exemple ?

— Par la terreur ? non ; voilà où nous différons, Claude…

— Et c’est après avoir peint, sous les plus noires couleurs, le portrait de ces deux hommes, que tu parles ainsi ! Tiens… tu n’as ni sang dans les veines, ni haine dans le cœur…

— De la haine ?… non Claude, vous m’avez, dans mon enfance, désappris la haine par l’exemple de votre angélique résignation, de votre ineffable sérénité au milieu de votre pauvreté cruelle, de vos chagrins amers et des persécutions dont vous étiez l’objet de la part d’un prêtre indigne.

— Le temps de la résignation est passé, — répondit rudement le braconnier ; — il ne s’agit pas d’ailleurs de mes ressentiments personnels ; ce n’est pas seulement mon outrage que je veux venger… mais puisque cet homme ne t’inspire ni haine, ni horreur ; qu’éprouves-tu donc, alors ?

— De la pitié… Claude.

— De la pitié ! — s’écria le braconnier avec un éclat de rire d’une ironie sauvage, — de la pitié !…

— Oui, Claude, j’éprouve cette profonde, cette douloureuse commisération à laquelle vous m’avez habitué dans mon enfance… à la vue des infirmités… des difformités physiques…

— Il faudrait dire des monstruosités… mais la comparaison est fausse ; il s’agit de monstruosités morales : et avoir pitié de ce qui est indigne d’intérêt est faire preuve d’une criminelle tolérance.

— Et moi, je vous dis, Claude, qu’un malheureux enfant qui, élevé dans une atmosphère viciée, se flétrit et se corrompt, mérite pitié ; oui, une commisération sincère, et qu’il serait barbare, insensé de lui faire un crime de la maladie qui le tue…

— Il s’agit de ton frère, intéressant enfant, il est vrai… soit, et de ton père, personnage attendrissant ?

— Comme son fils, il a été élevé dans un milieu perverti… et pourtant, vous le savez, il a envers le bien de généreuses aspirations… passagères sans doute, mais enfin, je l’avoue, inconnues à son fils…

— Assez ! — dit brusquement le braconnier ; — le temps presse… ton dernier mot ?

— Je vais vous le dire : — Claude, acceptez ma comparaison. Voici un être atteint d’une maladie terrible, contagieuse, qu’il a sucée avec le lait… Un homme vient et dit : à mort, ce misérable… la vue de son supplice opérera sur ceux qui sont atteints de la même maladie, une révolution à la fois si terrible, si salutaire, que redoutant un sort pareil, la réaction de leur épouvante… les guérira.

— Eh bien… soit… on agit ainsi avec les fous furieux… et avec succès… on prend un des leurs… et en présence de tous on le châtie d’une façon terrible… l’épouvante fait alors jaillir un éclair de raison de leur cerveau stupide, et ils rentrent dans le devoir ; mais il s’agit ici d’un homme qui a toute sa raison, et qui l’applique au mal avec une exécrable intelligence.

Au moment où le braconnier prononçait ces paroles, l’ombre mouvante de deux personnes qui, marchant courbées, semblaient se diriger vers les ruines du fournil, se projeta sur la berge de l’étang, alors vivement éclairée par la lune.

Martin et Bête-Puante, trop préoccupés, ne s’aperçurent pas de cet incident, et leur entretien continua.




CHAPITRE IX.


surprise.


Martin poursuivit, s’adressant au braconnier dont l’exaltation allait toujours croissant :

— Non, Claude… je ne crois pas à la toute-puissance des moyens terribles… l’humanité les désavoue…

— La gangrène se guérit par le fer rouge… ton père et ton frère sont pourris jusqu’à la moelle…

Après un moment de silence, Martin reprit :

— Tenez, Claude, laissez-moi vous citer un fait étrange, presque merveilleux, dont j’ai été témoin, et qui vous rendra ma pensée ; j’avais alors pour maître un médecin illustre, savant, célèbre, penseur profond. Un jour il est appelé auprès d’un riche malade ; il trouve un homme expirant, épuisé par l’excès de tous les plaisirs ; le sang, appauvri, vicié dans son essence, circule lentement dans ses veines presque taries, non plus comme un fluide de vie, mais comme un fluide de mort. Les plus grands docteurs ont abandonné ce malheureux, prédisant sa fin prochaine… Le savant, le penseur profond, se souvient alors de ces histoires mystérieuses, effrayantes qui parlent de sang jeune et généreux, infibulé dans la veine épuisée de quelques vieillards exténués de débauches.

— Je te disais bien, moi, qu’il fallait du sang ! — s’écria le braconnier avec un accent de farouche triomphe.

— Non, Claude, il ne fallut pas de sang ; mais cette sanglante et mensongère histoire mit le savant sur la voie d’une admirable idée… Des tentures de soie et d’or, imprégnées de funestes parfums, couvraient les murs de cette opulente demeure et la tenaient dans une demi-obscurité. Ces tentures sont arrachées, le soleil bienfaisant pénètre de toutes parts, et bientôt, par les ordres du savant, les murailles disparaissent sous des masses de rameaux verts, fraîche dépouille d’arbres résineux et balsamiques, exhalant en abondance ces gaz qui rendent seuls l’air viable et pur ; puis des nourrices jeunes, saines, robustes, viennent tour-à-tour tendre leur mamelle féconde à la bouche expirante du moribond. Ô prodige ! à peine ses lèvres desséchées ont-elles été humectées de ce lait régénérateur, à peine a-t-il aspiré l’air vivifiant et salubre exhalé par les frais rameaux dont sa couche est ombragée, que le malade semble renaître, qu’il renaît ! son sang, appauvri, corrompu, se renouvelle, se régénère ; il est sauvé, il vit… il vit… et son salut n’a coûté ni larmes, ni sang… Un lait pur et nourricier, quelques frais rameaux d’arbres verts… les rayons bienfaisants du soleil, tels ont été les instruments de cette cure merveilleuse[8], Claude ; il en sera ainsi de ces deux malheureux dont j’ai si grande pitié ; le dédain, l’orgueil, la dureté gonflent leur cœur ; leur âme et leur esprit sont viciés. Eh bien ! Claude, ces cœurs gangrenés, je veux les régénérer, les sauver en les enlevant à leur atmosphère corrompue, en les transportant dans un milieu d’idées saines et pures, où ils ressentiront la chaleur vivifiante des pensées généreuses ; je veux donner enfin à ces âmes malades une nourriture à la fois douce, salubre et forte comme le lait maternel… Alors, Claude, dites, dites, mon ami, ne sera-ce pas un grand et touchant exemple, que de voir ces malheureux revenir à la vie de l’âme ?… à tous les nobles sentiments qu’ils insultaient naguère… Cette transformation de méchants en hommes de bien ne sera-t-elle pas d’un enseignement plus fécond que le terrible mais stérile exemple que vous rêvez ?

— Laisse-moi… laisse-moi… tu me rendrais aussi faible, aussi lâche que toi, — dit brusquement le braconnier ; — ainsi, il n’y aurait aucune punition pour cet homme qui a fait tant de mal à ses frères ? Non, non, je tiens à ma vengeance, moi…

— Rassurez-vous, Claude ; vous serez vengé… il sera puni.

— Par qui ?…

— Par le souvenir incessant du mal qu’il a fait…

— Des remords… Lui !…

— Oui, des remords ?… Lorsqu’il sera ce que je veux qu’il soit… Et ces remords ne vous vengeront que trop… croyez-moi, Claude.

— Mais tu oublies donc que Duriveau était lié envers moi par un serment solennel, et qu’à toutes mes tentatives d’amener en lui cette régénération dont tu parles, il a répondu par le mépris ?

— Ce caractère de fer se révoltait contre l’idée de céder à la contrainte.

— Et son serment ?…

— Il s’en est joué, indignement joué, Claude, je le sais… et tout cela ne me désespère pas…

— Tu as en toi la foi qui transporte les montagnes, grand thaumaturge — dit le braconnier avec une raillerie amère.

— J’ai foi en moi, Claude, parce que je suis dans une position particulière à l’égard du comte… je suis son fils, et quand il l’apprendra…

— Il aura un motif de plus de persévérer dans le mal ; par orgueil il ne voulait pas, dis-tu, céder à la contrainte que je lui imposais, il cédera moins encore à son fils… un bâtard… comme il dira… Je connais l’homme… Assez… assez… Berce-toi de chimères… moi, je veux faire un exemple… un terrible exemple… et je le ferai.

— Ah ! mon ami, — s’écria Martin, — votre cause est trop légitime, trop sainte, trop belle, pour la souiller par la violence ; et puis enfin je crois, je sais, moi, que, quoi que vous disiez : les temps approchent, oui, les peuples ressentent de vagues espérances ; j’ai dernièrement traversé l’Europe entière. Partout un travail sourd, profond, continu, mystérieux, s’accomplit… À cette heure, l’émancipation universelle est conçue par les classes déshéritées jusqu’à ce jour… maintenant nous assistons au lent et laborieux phénomène de l’enfantement. Mais cette émancipation naîtra à son jour, à son heure, mon ami, et sa radieuse apparition sera saluée par les fraternelles acclamations de tous ceux qui souffrent à cette heure.

Malgré sa sauvage résolution, le braconnier ne put cacher l’émotion que lui causait la parole de Martin, parole douce, pénétrante, convaincue, et remplie de foi dans un prochain et meilleur avenir.

— Peut-être il a raison, — murmurait le braconnier, — la violence est mauvaise conseillère…

— La vie d’un homme… si méchant qu’il soit… Cela est grave… pourtant. Et si la haine m’aveuglait… si… si malgré tant de raisons qui me semblent légitimer mon action,… c’était à la haine, à une flamme personnelle… que j’obéissais… et puis… se constituer à la fois juge et bourreau… quel que soit le crime… oh ! c’est effrayant.

Mais le braconnier, se révoltant bientôt contre ces réflexions salutaires et généreuses, s’écria tout-à-coup :

— Non ! non ! pas de lâche faiblesse !… et toi, qui me prêche la commisération, — s’écria-t-il en s’adressant à Martin avec une ironie cruelle, — du haut de ces régions de clémence et d’espoir, où tu t’égares, vois-tu ta mère… folle ?… vois-tu ta sœur… déshonorée… forcée de passer pour morte ou d’être honteusement traînée devant un tribunal, accusée d’infanticide ? Du haut de l’empyrée, d’où tu aperçois les signes d’une émancipation prochaine, vois-tu, à côté des figures pâles éplorées de ta mère et de ta sœur, vois-tu les figures insolentes et impitoyables du comte et de son fils, crossant du pied leurs victimes ?

— Oui… Claude… je vois les tristes et douces figures de ma mère et de ma sœur ;… oui, Claude, durant notre long entretien, ces figures chéries ont été là sans cesse devant mes yeux.

— Même quand tu parlais de ramener Duriveau et son fils à des sentiments généreux ! — s’écria le braconnier.

— Surtout à ce moment, mon ami, car je compte sur ma mère… sur ma sœur,… pour m’aider à rendre le comte et son fils dignes un jour… de nous serrer la main… Claude.

— Tu n’y songes pas, — s’écria le braconnier avec stupeur ; — ta mère… ta mère est…

— Ma pauvre mère… est folle, — dit Martin d’une voix douce et ferme ; — je rendrai la raison à ma mère…

— Et l’honneur à ta sœur ?…

— Et l’honneur à ma sœur…

Martin parlait avec un accent, avec une autorité de conviction si profonde, si imposante, qu’un moment ses espérances… furent partagées par le braconnier… mais soudain se reprochant cette faiblesse, il reprit : Tu railles… adieu…

— Claude… — s’écria vivement Martin, avec un accent de douloureux reproche, — je parle de ma mère… de ma sœur ;… de ma mère, privée de sa raison ; de ma sœur… déshonorée… et vous dites que je raille ?

— Pardonne-moi, — dit le braconnier, en tendant sa main à Martin, — pardonne-moi… non, non, vaillant et généreux cœur… non… tu ne railles pas ; mais… tu t’abuses… Arriver aux fins que tu proposes… serait… mais non… non, c’est impossible ; encore une fois, tu t’abuses… Ton illusion est sacrée… je la respecte… mais moi…

— Un dernier mot, Claude… Mon illusion, respectez-la… pendant un mois, à partir de ce jour…

— Que veux-tu dire ?

— Promettez-moi de ne rien tenter contre le comte pendant ce mois…

— Et ensuite ? Et si tu t’es abusé, pauvre et noble cœur ? Et si cette maladie que tu crois guérir est incurable ? Et si cet homme persiste fatalement dans le mal, que feras-tu ? car, enfin si j’admets ta supposition,… admets les miennes !

La figure de Martin, jusqu’alors calme, douce et triste, devint sombre, sinistre, et, après quelques moments de réflexion, il reprit :

— Cela est juste, Claude,… je dois admettre aussi vos suppositions…j’ai aussi quelquefois pensé, je vous l’avoue, pensé… avec terreur, que le mal a d’effrayantes fatalités.

— Et dans ces heures désespérées — dit le braconnier avec une satisfaction farouche — quel était ton projet… Oui, en songeant à tout ce que Duriveau a fait souffrir à ta mère… à la détestable influence de cet homme, que ni la foi jurée, ni tes instances si puissantes… à toi, son fils, ne pourraient ébranler… tu as dû pourtant…

— Claude, — dit Martin en interrompant le braconnier d’une voix solennelle, — jurez-moi de ne rien tenter contre M. Duriveau pendant un mois… et au bout de ce mois…

— En avant, gendarmes ! — s’écria tout-à-coup une voix retentissante.

Et, plus prompt que la parole, Beaucadet, embusqué depuis quelques instants avec cinq gendarmes derrière les ruines du fournil, où il s’était glissé, se précipita sur Bête-puante, tandis que les autres soldats se jetèrent sur Martin, qui, stupéfait de cette brusque attaque, ne fit aucune résistance.

Il n’en fut pas de même du braconnier ; une lutte vigoureuse, opiniâtre, s’engagea entre lui et ses adversaires, qui parvinrent à grand’peine à le terrasser et à lui mettre les menottes.

— Ah ! je disais bien, vermine malfaisante, — dit Beaucadet triomphant, — que tôt ou tard je te pincerais… j’avais envoyé des hommes à cheval par la jetée de l’étang, mais j’étais venu à pied par les landes ; aussi, une fois l’écluse lâchée, tu t’es cru en sûreté ? hein, brigand ?

Le braconnier ne répondit pas.

S’adressant alors à Martin :

— Et vous, mon gaillard, l’ami intime de ce gueux de Bamboche, qui s’est fait saluer par mes gendarmes, j’avais bien raison de dire à M. le comte : rusons… rusons… n’ayons l’air de rien… Nous n’avons eu l’air de rien, et vous êtes pincé.

— Et de quoi m’accuse-t-on ?… — demanda froidement Martin.

— De quoi l’on vous accuse, mon gaillard ? d’avoir été dans la connivence de la per-pé-tration du coup de feu tiré sur Monsieur le comte il y a trois jours…

— Moi ? — dit Martin en haussant les épaules, — mais j’ai été blessé… légèrement il est vrai.

— Raison de plus, frime bien jouée… je le dis, mon malin… mais dans quoi je ne donne pas… Vous saviez si bien cette vermine de Bête-puante cachée dans le massif, que vous avez voulu faire retirer M. le comte de la fenêtre qui donnait sur ledit massif, de peur que M. le comte n’y découvrît Bête-puante… Vous étiez si bien son complice que, pour favoriser son évaporation, vous avez donné un signalement qui ressemble au sien comme je ressemble à quelqu’un de très-laid…

Puis, s’interrompant, Beaucadet ajouta :

— Mais, tenez, voilà justement M. le comte et son fils, je les avais fait prévenir… Ils ont voulu venir s’assurer par eux-mêmes de votre scélératesse, mon gaillard.

En effet, l’on vit bientôt descendre d’une légère voiture de chasse le comte Duriveau et son fils. Malgré la gravité de la scène qui s’était passée dernièrement entre eux, la meilleure, la plus cordiale intelligence régnait entre le père et le fils, le comte, en un mot, semblait avoir oublié ses regrets passagers et avoir repris son rôle de jeune père à l’égard de Scipion.

Instruits de ce fait, fort grave en soi, ainsi présenté : que l’explosion dont on a parlé résultait d’une tentative de meurtre sur le comte, et qu’un de ses gens, complice du coupable, avait avec lui des entrevues nocturnes, M. Duriveau et son fils, prévenus par Beaucadet de l’arrestation qu’il allait tenter, voulurent y assister afin de s’assurer par eux-mêmes de la vente.

À la vue du comte, Beaucadet s’écria :

— Victoire… nous les tenons, les brigands. Monsieur le comte, votre domestique a filé… doux comme miel… Je lui rends justice… il a été au-devant des poucettes… mais la Bête-puante s’est débattue comme une bête enragée.

La lune brillait toujours, le comte et Scipion s’approchèrent du groupe de soldats, au milieu duquel se trouvait Martin et le braconnier.

— Ainsi, mauvais drôle, — dit le comte à Martin avec un dur mépris ; — vous aviez, sans doute, avant d’entrer à mon service… des accointances avec ce misérable vagabond, qui, non content de braconner mon gibier… en veut, à ce qu’il paraît, à ma vie… et moi, qui vous ai pris de confiance… Croyez donc aux certificats… aux bons renseignements !…

— Es-tu jeune ?… — dit Scipion en haussant les épaules.

— Autant croire aux qualités des chevaux vendus par un maquignon… chevaux et valetaille ne se connaissent qu’à l’usé…

Martin, calme et pensif, sourit doucement et ne répondit rien.

— Et toi… — dit le comte en faisant un pas vers le braconnier, — et toi gredin, pourquoi voulais-tu ?…

— Je m’appelle Claude Gérard, — dit le braconnier d’une voix solennelle en interrompant le comte.

— Claude Gérard ! — s’écria M. Duriveau, en reculant pâle et frappé de stupeur.

Puis se rapprochant vivement du braconnier pour mieux voir sa figure et se convaincre d’une identité à laquelle il ne pouvait croire, il reprit après quelques minutes d’examen :

— C’est-lui,… c’est bien lui…

— Qu’est-ce que ça… Claude Gérard ? — demanda Scipion en allumant un cigare, pendant que Beaucadet et ses gens se regardaient entre eux, très-surpris aussi de l’incident.

— Claude Gérard !… — reprit encore le comte avec un étonnement profond et comme écrasé par les souvenirs que le nom du braconnier éveillait en lui.

— Duriveau… comprends-tu… maintenant ? — dit le braconnier au comte qui, d’abord muet et accablé, releva bientôt la tête. Alors, le front hautain, la lèvre ironique et dédaigneuse, il s’écria en croisant ses bras sur sa poitrine :

— Ah ! c’est vous, Monsieur l’homme de bien… l’homme aux épîtres. C’est vous, qui, caché sous un nom de guerre, vagabondiez depuis si long-temps dans mes bois et aviez l’insolence de me poursuivre de vos moralités épistolaires ? Et moi qui vous croyais si loin d’ici ! Et vous me demandez si je comprends ! Pardieu… je comprends et de reste… Votre pathos ne pouvait me toucher le cœur… Vous avez voulu voir si le plomb de votre carabine aurait meilleure chance… Ah ! vieux drôle, vous prêchez la charité à coups de fusil !

— Cela n’est pas vrai… je n’ai pas tiré sur toi ; mais il y a long-temps que j’aurais dû le faire, — dit le braconnier… — Rappelle-toi ton serment… Duriveau…

— Ah !… le bon billet qu’a La Châtre, — s’écria le comte avec un éclat de rire sardonique.

Le braconnier s’adressant à Martin, lui dit d’une voix sourde :

— Tu l’entends… tu l’entends ?

— Ah çà… je voudrais un peu comprendre aussi, moi, — dit Scipion à son père. — Qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Tu vas le savoir, — répondit le comte en jetant sur le braconnier un regard de haine et de défi.

Puis du ton le plus jeune-père, et avec une désinvolture tout-à-fait régence, il poursuivit :

— Tu vois bien cet homme-là ; il était maître d’école de village… Il aimait à la folie une très-jolie fille… qui l’aimait comme on peut aimer une espèce de cette tournure, moitié rustre et moitié pédant, c’est-à-dire qu’elle l’aimait en frère… Je lui soufflai… cette jolie fille…

— Ça s’est vu, — dit froidement Scipion sans quitter son cigare de ses lèvres.

— Quelques années après, dans un déplacement de chasse, le hasard me fait rencontrer la femme du rustre pédagogue, qui s’était marié pour se consoler… Elle était, pardieu ! très-gentille et vraiment pas mal choisie par mon drôle… Il était alors absent… Je trouvai amusant de lui souffler sa femme… comme je lui avais soufflé sa fiancée.

— Tu les entends… le père et le fils… — dit le braconnier à Martin d’une voix sourde et entrecoupée, car la rage le suffoquait.

— Je les entends, — répondit Martin avec une tristesse profonde.

— Mais le diable voulut, — poursuivit le comte, — que Claude Gérard, un beau jour, revint à l’improviste, et me surprit avec Mme Claude Gérard.

— La femme d’un maître d’école ! — dit Scipion d’un ton de reproche, — tu m’avais toujours caché ce faux pas… Et tu as eu le front de me reprocher cette pauvre Chalumeau !!

— Scipion, sois généreux… Or donc, Claude Gérard me surprend en conversation des plus criminelles. Il était armé d’un fusil à deux coups. Je savais le drôle féroce comme un loup… Franchement, je me vis mort… Devine, alors, ce que fait le Claude ?

— Écoute-le… écoute-le… — dit le braconnier à Martin.

— J’écoute… — répondit Martin.

— Que diable a pu faire le Claude ? — dit Scipion en réfléchissant… — Embusqué au pied du lit de sa femme, il t’a demandé… la bourse ou la vie ?…

Le braconnier poussa un cri terrible, et fit un mouvement si violent, qu’il faillit à rompre les liens qui l’attachaient.

— Claude… mon ami… — lui dit Martin d’un ton de doux reproche… — du calme et du mépris.

— Tu as deviné juste, mon garçon, — répondit le comte à son fils, — le Claude m’a demandé ma bourse… pas pour lui… le digne homme… mais pour ce qu’il appelle ses frères en humanité.

— Comprends pas… — fit Scipion.

— Tu es riche, — me dit le Claude… jure-moi de venir en aide à tes frères qui souffrent… et je te laisse la vie… sinon… non.

— Eh mais… dit Scipion en ricanant à froid, — c’est un nouveau chantage… le chantage philanthropique. — Puis, s’adressant au braconnier :

— Ah ! dites donc, çà mon cher, si tous les… maris trompés pensaient comme vous… il n’y aurait plus de pauvres en ce monde…

À ces paroles de son fils, le comte partit d’un grand éclat de rire…

Mais un nouvel incident vint interrompre cette explosion d’hilarité.




CHAPITRE X.


l’expulsion.


Le métayer et la métayère du Grand-Genevrier, éveillés par le bruit, par le piétinement des chevaux des gendarmes, s’étaient levés, et avaient bientôt appris que le comte Duriveau, leur seigneur, comme ils disaient, se trouvait là. Effrayés du sort qui les attendait en suite de leur expulsion de la ferme, maître Chervin et sa femme avaient voulu tenter une démarche suprême ; et, les larmes aux yeux, les mains suppliantes, tous deux s’approchèrent timidement du comte au moment où Scipion venait de proférer son dernier et insolent sarcasme.

— Monsieur le comte… — dit la métayère d’une voix tremblante, — au nom du bon Dieu ! ayez pitié de nous…

— Qu’est-ce ? — demanda le comte avec une impatience hautaine. — Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?…

— Nous sommes les Chervin, les métayers du Grand-Genevrier, mon cher seigneur. On a saisi chez nous… on nous chasse d’ici… où nous sommes depuis quarante ans… Nous avons toujours travaillé tant que nous avons pu, et nous n’avons jamais fait de tort à personne ;… si nous sommes en retard de paiement, c’est pas notre faute… et si pourtant vous nous chassez, mon cher seigneur du bon Dieu, qu’est-ce que nous allons devenir, mon pauvre homme et moi, à notre âge ?…

— Hélas ! c’est bien vrai, — reprit le métayer qui, plus confus que sa femme, n’avait pas osé parler, — qu’est-ce que vous voulez que nous devenions, Monsieur le comte ?

M. Duriveau avait d’abord dédaigneusement écouté cette humble supplique ; mais, songeant soudain qu’il trouvait dans cette circonstance l’occasion de mettre, pour ainsi dire, en action son mépris pour le serment qu’il avait fait autrefois à Claude Gérard, il lui dit :

— Vous entendez, Monsieur l’homme de bien, vous entendez vos frères en humanité, comme vous dites… je suis, pardieu ! ravi de l’aventure et de pouvoir ainsi vous prouver le cas que je fais d’une promesse arrachée par la violence… et que tout homme désarmé aurait faite à ma place pour se soustraire aux griffes d’une espèce de bête féroce… Soyez bien attentif à ce qui va se passer, Monsieur Claude Gérard ; et, puisque vous prétendez n’avoir pas tiré sur moi, ce qu’il vous sera facile de prouver dès que vous serez libre… nous verrons si vous oserez exécuter la menace que vous avez eu l’excessive bonté de ne pas exécuter jusqu’ici… Je ne veux pas vous laisser manquer même de prétexte… c’est délicat à moi, n’est-ce pas ?

Puis, se tournant vers Beaucadet, le comte ajouta :

— Maréchal-des-logis, la saisie du mobilier de cette ferme, qui m’appartient, a été prononcée, l’expertise faite ; je vous prie, en prenant d’ailleurs sur moi toute la responsabilité, d’expulser à l’heure même le métayer de cette maison ; et, afin que rien ne soit détourné, d’y laisser un de vos hommes jusqu’à demain matin : j’enverrai quelqu’un à moi prendre possession…

— Hélas ! mon Dieu !… nous chasser… à cette heure… — s’écria la métayère épouvantée ; — faible et malade comme l’est mon pauvre homme… pour lui… mais c’est à en mourir, mon cher bon seigneur.

— Donnez-nous quelques jours… par pitié… Monsieur le comte !… — dit le métayer d’une voix suppliante.

— Que leur lit… que la loi laisse aux expropriés… soit à l’instant mis hors de la métairie, — dit froidement le comte en s’adressant à Beaucadet.

Si son détestable orgueil n’eût pas été exaspéré par la présence du braconnier, reproche vengeur, remords vivant, que le comte se plaisait à braver, il n’aurait pas affiché cette impitoyable dureté (quoiqu’il eût sonné des ordres pareils, à l’exécution desquels, du moins, il n’assistait pas) ; mais la crainte de paraître céder à l’intimidation, jointe à l’inexorable conscience qu’il avait après tout de son droit légal, auquel d’habitude il sacrifiait tout, poussa le comte à cette déplorable extrémité.

Ce qui fut dit fut fait.

En suite d’une scène déchirante que l’on se représente facilement, le métayer et sa femme furent ainsi cruellement chassés de la métairie, au milieu de la nuit, malgré leurs supplications.

Le braconnier et Martin assistèrent, muets et impassibles, à cette exécution.

Lorsqu’elle fut terminée, le comte dit au braconnier, d’un air de dédain et d’ironique défi :

— Maintenant, Claude Gérard, au revoir, si vous l’osez… il ne dépendra pas de moi que vous soyez bientôt libre… et… je vous attends… de pied ferme.

Le comte, accompagné de son fils, s’éloignant, bras dessus, bras dessous, regagnèrent leur voiture.

Au moment où ils allaient y monter, Beaucadet dit à M. Duriveau :

— Monsieur le comte… une fameuse idée… ce brigand de Martin a peut-être encore des complices chez vous ; avant qu’on ne sache qu’il est pincé, faites, en arrivant, une petite visite domiciliaire dans sa chambre… et emportez-en la clef jusqu’à demain… comme ça rien ne sortira de chez lui avant notre perquisition, que nous satisferons délicieusement dès l’aurore.

— Vous avez raison, mon brave, — dit le comte ; — je n’y manquerai pas, tout-à-l’heure, à mon retour au château.

Et la voiture où montèrent le père et le fils, s’éloigna rapidement.

— Allons, en route, mauvaise troupe, — dit Beaucadet, en revenant auprès de ses deux prisonniers.

— Eh bien ! Martin, — dit lentement le braconnier, — tes espérances ?… tes illusions ?… Pauvre noble cœur ! pauvre fou !…

Martin ne répondit rien… et baissa la tête avec accablement.

Quelques moments après, les prisonniers et les gendarmes s’éloignaient de la métairie du Grand-Genevrier.

Maître Chervin et sa femme, fondant en larmes, frissonnant de froid, étaient assis sur la paillasse de leur lit jeté sur la berge de l’étang, à quelques pas des bâtiments de la ferme…

La pauvre et bonne Robin, assise à leurs pieds, pleurait avec ses maîtres, et les consolait de son mieux.




CHAPITRE XI.


la chambre de martin.


En arrivant au château, le comte Duriveau se rendit aussitôt dans sa chambre à coucher. Puis, une lumière à la main, il entra dans un vaste cabinet de toilette, et gravit rapidement un petit escalier qui conduisait au logement de Martin, sorte de soupente obscure, sans air, élevée de cinq pieds à peine, et presque inhabitable. Mais, peu importait au comte, il tenait à avoir, ainsi que l’on dit, son valet de chambre sous la main.

Cette pièce avait une seconde porte donnant sur un escalier de service ; elle fut d’abord fermée à double tour par le comte, qui mit la clef dans sa poche ; puis, posant son flambeau sur une table, il regarda autour de lui avec une sorte de curiosité. Obligé de se tenir courbé, tant le plafond était bas, M. Duriveau se dit naïvement :

— Je ne comprends pas qu’on puisse vivre ici !…

Le comte commença une perquisition qui semblait devoir être bientôt terminée, car le mobilier se composait d’un porte-manteau, où étaient accrochés les habits de Martin, d’une petite commode renfermant un peu de linge, d’une table, de deux chaises et d’un lit.

Dans la commode, le comte ne trouva rien de suspect, rien qui pût l’éclairer sur la nature des rapports existant entre Martin et Claude Gérard, surnommé Bête-puante.

Cherchant en vain à pénétrer ce mystère, le comte allait se retirer, lorsque, dans un coin obscur, il aperçut une vieille malle dont la serrure était fermée. Descendre dans son cabinet de toilette, prendre auprès de la cheminée une paire de pincettes, et s’en servir comme d’un levier, pour forcer la serrure de la malle, ce fut pour le comte l’affaire de quelques minutes.

Le premier objet qui frappa ses yeux, fut un paquet d’un pied carré environ, et épais de deux ou trois pouces, soigneusement ficelé et enveloppé de toile cirée ; une carte servait d’adresse à ce paquet, et l’on y lisait :

À M. le baron de Frugen.

Assez surpris, M. Duriveau n’hésita pas à ouvrir ce paquet.

La toile cirée enveloppait une boîte de bois blanc fermée par une petite serrure ; sur cette boîte était une large enveloppe contenant une lettre cachetée et un pli, ainsi conçu :


« Monsieur,

» Le coffret ci-joint vous sera remis par une personne de confiance.

» D’après un ordre que vous devez avoir reçu, vous voudrez bien, Monsieur, faire parvenir ce coffret au Roi, le plus tôt possible, ainsi que la lettre incluse dans cette enveloppe.

» J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre humble serviteur,

» martin. »


La lettre cachetée annoncée par Martin portait pour suscription : Au Roi, et à travers l’épaisseur de l’enveloppe on sentait une petite clef, sans doute la clef du coffret.

Le comte restait frappé de stupeur ; il ne pouvait en croire ses yeux ; deux fois il relut le billet de Martin avec un étonnement croissant. Quels rapports son valet de chambre pouvait-il avoir avec un roi ?

Cet homme qui jusqu’alors avait, sans l’ombre d’un scrupule, forcé la malle de son serviteur et commis la plus grave indiscrétion, hésitait à poursuivre le cours de ses violations, mais la tentation était trop forte, il y céda, et, d’une main un peu tremblante, il décacheta la lettre au Roi, y trouva une petite clef et lut ce qui suit :


« Sire,

» Voici les Mémoires que vous désirez lire.

» Depuis long-temps, ainsi que je vous l’ai dit, j’avais pris l’habitude de tenir une espèce de journal de ma vie.

» Du jour où, par suite de mon existence errante et tourmentée, je me suis trouvé témoin ou acteur d’aventures singulières, il m’a paru curieux, instructif et même utile pour moi (j’ai eu la preuve de cette utilité en plusieurs circonstances), d’écrire ce mémento et de le conserver.

» Sauf quelques réflexions intercalées çà et là depuis peu, et que j’ai pris la liberté de vous adresser, Sire, ces Mémoires racontent ma vie depuis mon enfance jusqu’au moment actuel, et sont tels qu’ils ont été écrits, avant et depuis le jour où le hasard m’a rapproché de Votre Majesté.

» La première condition d’un pareil travail, du moins tel que je l’ai toujours conçu, est une sincérité absolue, inexorable ; je n’ai jamais failli à ce devoir.

» Les jugements sévères que j’ai portés sur moi-même, lors de certaines circonstances de ma vie, me donnent, je crois, le droit de me montrer non moins sévère envers autrui.

» Ce n’est qu’à la longue et selon l’enseignement que je retirais des événements de ma vie, que mon esprit s’est mûri, que mon intelligence s’est développée, que mon jugement s’est formé, que mes principes se sont enfin fixés. J’ai donc tenu à conserver, dans ces Mémoires, cette lente transformation de mes idées, de convictions, de mes sentiments qui, à travers mille événements, m’a conduit du bien au mal.

» Lors de ma première jeunesse, je réfléchissais peu ; c’est à cette époque que j’ai raconté tout ce qui se rattache à mon enfance et à mon adolescence. Ces pages, selon les différentes phases du récit, seront donc souvent empreintes de l’insouciance et de la gaîté de cet âge… Plus tard j’ai commencé de rechercher les causes des faits divers qui se passaient chaque jour à mes yeux.

» Si dans le cours d’une existence remplie de tant d’aventures, j’ai quelquefois malheureusement dévié de la ligne droite, pour y revenir et pour toujours, il vous paraîtra peut-être que le milieu dans lequel j’ai été jeté, pauvre orphelin abandonné, a presque fatalement causé ces déviations.

» Croyez-le, Sire, ce n’est pas pour satisfaire à votre bienveillante curiosité, si honorable qu’elle soit pour moi, que j’ai rassemblé ces pages, depuis si long-temps écrites, c’est dans l’espoir qu’elles vous confirmeraient peut-être davantage encore dans vos généreuses tendances.

» Bien humble, bien obscure… ou plutôt parce qu’elle a été bien humble et bien obscure… ma vie porte avec elle quelques enseignements ; l’histoire sincère d’un homme qui a vécu comme j’ai vécu, vu ce que j’ai vu, éprouvé ce que j’ai éprouvé, peut n’être pas stérile pour vous, Sire, car, dans bien des circonstances, cette histoire est aussi celle de l’immense majorité des hommes pauvres et abandonnés à eux-mêmes… c’est-à-dire l’histoire des diverses conditions où vit forcément le peuple…

» Agréez encore l’assurance de mon dévoûment, Sire ; le saint et grand devoir que j’ai à accomplir ici m’empêchera sans doute de quitter désormais la France : mais croyez, que je conserverai le souvenir de vos bontés, et que chaque jour je remercie Dieu de m’avoir mis à même de sauver une vie qu’il dépend de vous, de rendre chère et précieuse à l’humanité…

» J’ai l’honneur d’être,
» Sire,
» Votre très-humble serviteur,
» MARTIN. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est impossible d’exprimer les mille impressions du comte Duriveau à la lecture de cette lettre, et l’impatiente, l’ardente curiosité avec laquelle il ouvrit le petit coffret de bois blanc renfermant les Mémoires de Martin.

Ils se composaient d’une liasse de papiers de grandeurs diverses, évidemment écrits à diverses époques ; la première partie de ces Mémoires était déjà jaunie par le temps.

Le comte Duriveau s’empara du manuscrit, descendit précipitamment dans sa chambre, où il s’enferma, et à la clarté de ses bougies commença la lecture des Mémoires de Martin.

Une heure du matin sonnait alors à l’horloge du château du Tremblay.








MÉMOIRES DE MARTIN





CHAPITRE I.


limousin et son chien.


Je n’ai conservé qu’une idée confuse et incomplète des événements qui ont précédé ma huitième ou ma neuvième année. Cependant, de cet obscur passé, déjà si lointain, j’ai gardé la mémoire d’une belle jeune femme dont les doigts agiles faisaient presque continuellement bruire les fuseaux d’un métier à dentelles, tout couvert de brillantes épingles de cuivre ; ce cliquetis sonore des fuseaux faisait ma joie, il me semble l’entendre encore ; mais, le soir, cette joie se changeait en admiration : couché dans mon petit lit, je voyais cette même jeune femme, ouvrière infatigable (ma mère, peut-être), travailler à la lueur d’une chandelle dont la vive clarté redoublait d’éclat en traversant une eau limpide renfermée dans un globe de verre ; la vue de ce foyer lumineux me causait une sorte d’éblouissement et d’extase auquel le sommeil seul mettait un terme.

Vient ensuite une longue lacune dans mes souvenirs, causée, je crois, par une maladie.

Mais, à dater de ma onzième année environ, mes souvenirs se réveillent, cette fois précis, vivants, continus et d’une incroyable fidélité quant aux personnes.

À l’âge de dix ou onze ans, je servais, selon mes forces, d’aide et de gâcheur à un ouvrier maçon appelé ou surnommé Limousin : je ne le quittais pas plus que son ombre, marchant toujours soumis et empressé derrière ses talons ; aussi, disait-on d’habitude en nous voyant passer : voilà Limousin et son chien.

Selon l’habitude du pays, je soutenais sur mes épaules, à la naissance du cou, l’augette où je gâchais le mortier que j’apportais ensuite à mon maître. Ce fardeau était si pesant pour mon âge, surtout lorsqu’il fallait atteindre au faîte des bâtiments, que, pendant long-temps, j’avais contracté l’habitude de marcher le dos voûté, la tête baissée ; ma taille même dévia quelque peu ; plus tard, il est vrai, elle fut redressée, grâce à de singuliers moyens.

En toute saison, j’allais tête et pieds nus, à peine vêtu de quelques guenilles, d’abord portées par Limousin ; je me souviens surtout de certain vieux pantalon de droguet jaunâtre, rapiécé en vingt endroits de couleurs différentes ; il m’était échu après avoir servi pendant deux campagnes à Limousin, et lui-même le tenait de cinquième ou de sixième main. Grâce à l’exiguïté de ma taille, ce pantalon, rogné aux genoux, m’avait été, pour ainsi dire, froncé autour du cou au moyen d’une forte ficelle introduite dans la ceinture, tandis que les goussets fendus donnaient passage à mes bras. Enduit, pénétré de plâtre durci que cimentait une crasse de vétusté, ce singulier accoutrement participait plus de la muraille… que d’une étoffe quelconque ; il ne se déchirait pas, il se lézardait, et le Limousin remédiait intelligemment à ces petites démolitions partielles au moyen d’une pincée de plâtre fin délayé dans l’eau, après quoi il égalisait la réparation avec sa belle truelle de cuivre à poignée d’ébène.

Ma nourriture se composait invariablement d’un morceau de pain dur et noir, accompagné, à neuf et à trois heures, d’une queue et d’une tête de hareng saur, soudés l’une à l’autre par l’arête dorsale ; le Limousin se réservait le reste du poisson ; je trouvais la queue infiniment plus savoureuse que la tête.

Le soir, au retour du travail, mon maître trempait deux fois par semaine une soupe à la graisse, que nous mangions froide les autres jours, après quoi nous nous couchions sur une paillasse que, l’hiver, nous recouvrions d’une sorte de mince matelas garni de foin.

Contre l’habitude presque générale de ses compatriotes, mon maître ne retournait pas au pays à la fin de l’automne. Non loin d’un assez grand bourg dont j’ai oublié le nom, le Limousin avait eu la permission de se construire, sur un terrain rocailleux et abandonné, une méchante masure où nous demeurions.

Durant la saison des bâtisses, Limousin était presque toujours employé par le maître maçon du bourg. Si plus tard, malgré le chômage forcé, il restait quelque travail urgent de maçonnerie, le Limousin s’en chargeait, sinon, il s’occupait comme terrassier, tandis que j’allais ramasser sur les routes du crottin de cheval, que Limousin entassait et qu’il vendait à la bottée à un jardinier du bourg.

Nous nous couchions et nous nous levions avec le jour, sans jamais brûler de lumière ; lors des grands froids, nous passions nos longues nuits d’hiver, et quelquefois aussi nos journées, lorsque le travail manquait, dans une sorte d’engourdissement glacé qui devait avoir assez de rapport avec l’anéantissement léthargique où certains animaux restent plongés durant l’hiver.

Ni veille, ni sommeil, c’était une sorte de suspension momentanée de la vie et de ses besoins ; je me rappelle être resté durant des temps de neige quelquefois un et deux jours sans manger et sans éprouver la faim : cet état n’était pas d’ailleurs absolument douloureux. Il me semblait sentir mon sang se refroidir graduellement et la moelle de mes os se figer ; à cette sensation, réellement pénible, succédait un engourdissement tolérable, tant que je restais immobile et ramassé sur moi-même ; le moindre mouvement devenait une souffrance.

Quatre ou cinq fois par mois, c’est-à-dire chaque dimanche, cette vie laborieuse, sobre, monotone, s’incidentait de la manière la plus étrange.

Limousin était un grand homme maigre, osseux, robuste, âgé de cinquante ans environ ; il avait l’air, disaient ses compagnons, de toujours rêver à quelque chose, et son caractère était d’une douceur, d’une égalité parfaite ; travailleur assidu, habile, infatigable, jamais il n’égayait son labeur par le moindre refrain ; toujours taciturne, il ne parlait que comme à regret, et, une fois rentrés le soir dans notre masure, il ne m’adressait souvent pas un mot jusqu’au lendemain.

Mais le dimanche, Limousin se transformait.

Au point du jour dominical, une servante de l’aubergiste du bourg arrivait avec un âne portant sur son bât un panier renfermant un morceau de lard salé, quelques œufs durs, la moitié d’un pain blanc, et un petit tonneau contenant environ une dizaine de bouteilles de vin du pays. La servante sortie, notre porte était barricadée, le Limousin plaçait le tonnelet à portée de notre paillasse, sur laquelle il mettait le lard, les œufs, alors il commençait de boire jusqu’à la perte totale de sa raison.

Je n’oublierai jamais qu’un jour le Limousin, après avoir bu deux ou trois bouteilles de vin, et conservant encore quelque suite dans les idées, me développa cette étrange théorie de l’ivresse.

« — Vois-tu, Martin, — me disait-il, — le dimanche est à moi ; si je ne me soûlais pas ce jour-là, je deviendrais ivrogne toute la semaine, et de plus je deviendrais paresseux, envieux, querelleur, et un jour ou l’autre, voleur, peut-être pis encore…

» Je me sens bien… ça serait pour moi trop de travail et de misère, si ça devait être sans fin ni cesse, comme ces grandes routes, rubans de queue de quatre ou cinq lieues de long, qui, lorsqu’on est en marche, rien qu’à les voir, toujours toutes droites et à perte de vue, vous cassent les jambes.

» Moi, chaque dimanche, au lieu de l’infini ruban de queue de ma s… existence (tout sable brûlant et tous cailloux pointus), je vois des cascades d’eau de roche, des montagnes de fleurs, des palais enchantés, enfin,… mon garçon, un tremblement de délices aussi après ça, je regarde les beaux châteaux où je travaille, comme des toits à porcs, et leurs parcs comme des taupinières.

» Le lundi, quand je reviens de ces promenades-là, qu’est-ce que ça me fait à moi, six chiens de jours à tirer ? Est-ce qu’au bout je ne vois pas mon dimanche.

» Je ne bois jamais au cabaret, l’ivresse s’y évapore en colère, en cris, en injures, en batteries, elle s’y corrompt, elle y perd de sa dignité ; je ne bois pas, moi, pour me disputer, je ne bois pas pour le goût du vin,… mauvaise drogue,… (je boirais de l’eau-de-vie, si ça n’était pas si malsain) je bois, et j’ai le droit de boire, pour m’en aller d’ici,… je ne sais où, quatre ou cinq fois par mois. Ça ne vaut-il pas mieux que de prendre la vie en rageur ?

» Les vrais ivrognes sont de même, seulement ils ne se raisonnent pas.

» Jean-Pierre boit pour oublier qu’il a entendu toute la semaine ses enfants pleurer la faim et sa femme crier misère, il boit aussi, et surtout pour oublier qu’il les entendra encore la semaine suivante ;

» Simon boit pour oublier qu’il a entendu et qu’il entendra sa vieille mère infirme gémir du lundi au samedi.

» D’autres enfin boivent pour se délasser du travail qui les écrase.

» Je sais bien que les cadets, qui n’ont ni misère ni fatigue à oublier, qui peuvent, avec leur argent, se procurer toute sorte de plaisirs, de délassements honnêtes, et qui pourtant se grisent comme des Anglais par amour du bon vin, disent, en nous voyant soûls :

» Oh ! les canailles, les pourceaux, faut-il qu’ils soient de crapuleux et enragés ivrognes, pour avaler de si vilain breuvage, attablés dans leurs puants cabarets ?

» Mais bonnes gens, après une semaine de privations, de travail et de chagrins, où diable trouverions-nous des distractions honnêtes, des plaisirs délicats, à la portée de notre bourse, et de l’ignorance où l’on nous laisse vivre ? où trouverions-nous surtout l’oubli de ce qui nous désespère ? »

Limousin se montrait rigoureusement fidèle et conséquent à cette manière d’envisager l’ivresse ; une fois à l’ouvrage, et il s’y remettait invariablement chaque lundi, on ne pouvait voir un artisan plus laborieux, plus intelligent, plus sobre et plus honnête.

Une fois je lui demandais pourquoi il ne s’enivrait pas chaque soir, puisque l’ivresse était si douce ; il me répondit sévèrement :

« — Ou je volerais afin d’avoir de quoi m’enivrer sans travailler, et je ne veux pas voler. Ou je gagnerais assez pour acheter de quoi m’enivrer chaque jour, et alors ce gain me suffirait, je serais heureux, et je n’aurais plus besoin de boire pour oublier. »

Maintenant je comprends le vrai sens de ces paroles de mon maître, et je suis frappé de leur justesse.

Enfant abandonné, j’ai assez vécu parmi les indigences et les douleurs de toutes sortes pour savoir que, presque toujours chez nous autres du peuple, l’ivrognerie naît du besoin de s’étourdir sur des maux, sur des privations cruelles ; c’est parmi les conditions les plus précaires, les plus déplorables, les plus affreuses, que l’ivrognerie se développe surtout d’une manière effrayante ; puis elle diminue et devient d’autant plus rare que la condition s’améliore un peu par le bien-être, ou que l’intelligence se développe par l’instruction.

Sans doute, il est des exceptions ; ainsi, plusieurs années après avoir quitté le Limousin, je me trouvai domestique de confiance d’un grand seigneur dont je parlerai plus tard ; encore jeune, sa fortune était immense, sa femme remplie de vertus et d’attraits… et bien souvent j’ai été secrètement chercher ce grand seigneur dans les cabarets les plus infects du quartier des halles, à Paris, où il s’enivrait toute la nuit avec la plus crapuleuse compagnie ; de grand matin, je le ramenais ivre-mort, par une porte dérobée, dans l’antique et splendide hôtel dont sa noble famille était en possession depuis deux siècles, et que son père lui avait légué comme il devait le léguer à son fils, car il avait aussi un fils…

L’abus presque inévitable de la richesse acquise sans travail, par le fait de l’héritage ; l’aversion des plaisirs élevés, la satiété, le dégoût de toutes les jouissances devait amener cet opulent seigneur au même point que Limousin, le pauvre maçon, en proie à toutes les privations.

Ainsi, le riche cherchait dans une bruyante et fangeuse ivresse l’oubli de son opulence… le pauvre cherchait (en cela du moins plus digne) l’oubli de son infortune dans une solitaire ivresse.

Chaque dimanche, enfermé tout le jour avec le Limousin, au fond de notre masure déserte, j’assistais donc, à jeun et dans un étonnement stupide mêlé de frayeur, aux extravagances, aux divagations que le vin inspirait à mon maître.

Quelquefois aussi le Limousin m’obligeait à jouer des rôles secondaires dans les scènes étranges que suscitait son hallucination ; son ivresse, d’ailleurs toujours inoffensive, était tantôt d’une bizarrerie qui allait jusqu’au grotesque, tantôt d’une tristesse qui allait jusqu’aux larmes… mais jamais elle ne lui inspirait des sentiments d’amertume ou de haine. Parfois encore, il racontait tout haut, — et à bâtons rompus, — les visions merveilleuses qui le ravissaient, ou bien il s’entretenait à voix basse avec des êtres imaginaires.

L’une des illusions fréquentes et chéries de mon maître, était de se croire le seul détenteur de tous les parapluies de France (ayant sa raison il rêvait toujours la possession de l’un de ces gigantesques parapluies de cotonnade bleue et rouge, que les maçons seuls possèdent, mais il lui eût fallu se retrancher sur le vin dominical, et il ne pouvait se résoudre à ce sacrifice) ; je dois dire que, loin de songer à accaparer ces ustensiles, mon maître les distribuait généreusement à qui en manquait, exceptant toutefois de ses largesses les gens qui allaient en voiture ; inexorable sur ce point-là, il ne trouvait pas de termes assez énergiques pour flétrir l’avidité de ces égoïstes qui, sans besoin, se gorgeaient des parapluies du pauvre monde.

Dans ces comédies solitaires, je représentais la multitude à laquelle mon maître distribuait des milliers de parapluies sous la forme de son bâton de houx.

Puis l’ambition de Limousin prenant un essor plus élevé, il se voyait vêtu en tambour-major, la panache au front, la canne en main, traîné dans un char à six chevaux blancs, caparaçonnés d’écarlate (il était intraitable quant au nombre, à la couleur et au harnachement de cet attelage). Probablement l’habit de tambour-major était, aux yeux du Limousin, l’idéal de la magnificence du costume ; monté sur un escabeau boiteux, le poing gauche sur la hanche, la main droite appuyée sur sa toise, mon maître, trébuchant quelque peu, jetait de côté et d’autres des saluts de tête remplis de bienveillance ; tandis que j’avais pour mission de crier, de ma voix la plus forte, en qualité du peuple masculin :

Vive Limousin le bon enfant !

Bientôt après, je représentais le peuple féminin, en criant de ma voix la plus aiguë :

Vive le beau Limousin !

Cette manifestation doublement flatteuse, mon maître l’accueillait avec des sourires remplis d’aménité et de coquetterie.

Autant que je puis me rappeler les paroles incohérentes de Limousin, lors de cette espèce d’hallucination, il se croyait élu, à l’unanimité, le plus beau et le meilleur enfant de tous les maçons du globe, aussi allait-il ensuite recevoir ses électeurs, et les traiter fraternellement et somptueusement dans le temple de Salomon. Suivait une description merveilleuse de ce lieu, qui me transportait d’admiration ; alors presque toujours affamé, car je n’osais toucher aux bribes du repas de mon maître, j’écoutais en soupirant l’énumération du repas monstrueux que Limousin donnait à ses frères de la truelle, servis à table par les douze apôtres, habillés en sauvages (sans doute il se mêlait à cette élucubration quelques souvenirs des rites du compagnonnage), le repas me semblait délectable, mais monotone ; il se composait entièrement d’andouilles et de concombres au vinaigre.

À ces bouffonnes rêveries succédaient souvent de mélancoliques visions, qui attendrissaient mon maître jusqu’aux larmes.

Je me souviens qu’un jour il croyait voir et entendre la mère commune de tous les petits enfants voués, comme moi, à un pénible labeur dès un âge bien tendre, et que le besoin, l’épuisement, la maladie, font souvent mourir d’une mort précoce.

Cette mère attendait le retour de ses nombreux enfants avec des êtres imaginaires, avec une impatience à la fois joyeuse et inquiète, joyeuse parce qu’elle espérait les revoir bientôt, inquiète parce qu’ils tardaient à revenir…

Pour tromper son angoisse, la bonne mère préparait, de son mieux, une innombrable quantité de petits lits, mais les enfants n’arrivaient pas.

Alors la mère allait et venait de çà de là, écoutant, regardant au loin,… rien n’apparaissait,… et la nuit venait,…

Et la nuit était venue,… pauvre mère !! — disait Limousin, qui semblait assister à ces angoisses maternelles, et qui les racontait d’une voix remplie de larmes.

Enfin la mère commune entendait dans l’éloignement un bruit à la fois léger et tumultueux, qui se rapprochait de plus en plus…

— Voilà mes enfants ! criait-elle en pleurant de joie…

Et, comme la clarté de la lune resplendissait beaucoup, la mère abritait ses yeux sous sa main, afin de n’être pas éblouie, tandis que, tout heureuse, elle tâchait de découvrir au loin la troupe d’enfants…

— Mais, chose étrange, le bruit augmentait toujours, se rapprochait toujours,… et la mère ne voyait rien.

— « Je crois bien, que vous ne voyez rien,… pauvre bonne mère, — disait Limousin d’une voix émue et avinée. Il avait raconté cette vision en s’interrompant de temps à autre par de longues pauses, — je crois bien, que vous ne voyez rien, ce n’est pas le piétinement d’une foule d’enfants que vous entendez, c’est comme un grand vol de milliers de petits oiseaux ; le bruit vient au-dessus de nos têtes… Tenez,… tenez,… les voilà,… la lune en est obscurcie… Ce sont vos enfants,… tiens… ils sont tous pâles et ailés… Les voilà, les chers petits ;… les voilà… il y en a des cent, il y en a des mille et des milliers… Les entendez-vous,… comme ils gazouillent en vous rasant de leurs ailes ?… en disant de leur petite voix douce : Adieu mère,… nous ne souffrons plus,… nous sommes délivrés… Oh !… tenez, pauvre bonne mère,… comme leur volée monte,… monte et monte encore, les voilà dans les nuages,… et si haut, si haut, qu’on ne les aperçoit plus que comme de petits points blancs au milieu des étoiles. Allons, bonne mère,… courage,… ils ne souffrent plus… Ah ! bigre !!… elle ne répond pas,… la mère ! elle chancelle,… elle tombe,… elle est morte !… C’est ma foi vrai, elle est morte !… Tiens, qu’est-ce que c’est donc que cette lueur blanche qui s’envole et qui monte là-haut, où sont montés les petits enfants ailés ?… Bon… voici la lune qui se couche sous un gros nuage noir… Je vais faire comme la lune… Bon soir la compagnie… »

Et Limousin tombait sur notre paillasse, épuisé, étourdi par cette double ivresse, dans laquelle l’imagination avait autant de part que le vin.

Tour-à-tour égayé, touché ou effrayé par ces récits ou par ces monologues étranges, je passais presque chaque dimanche dans une fiévreuse agitation, la nuit, des songes bizarres semblaient continuer pour moi les hallucinations de mon maître.

Le lundi matin, Limousin m’éveillait comme de coutume, son visage, son geste, son accent, si animés le jour précédent, étaient redevenus calmes et froids ; à l’exubérance de paroles de la veille succédait un flegme taciturne.

Mon maître reprenait alors sa tâche quotidienne, habituelle, toujours avec son ardeur, le premier et le dernier à l’ouvrage ; mais pendant la semaine, il ne m’adressait pas vingt fois la parole.

Avant de poursuivre, je dois parler d’un personnage qui joue un grand rôle dans mon récit.




CHAPITRE II.


la levrasse.


Le personnage dont je veux parler était un colporteur bien connu dans le pays et surnommé la Levrasse ; cet homme paraissait lié depuis long-temps avec Limousin ; contre les habitudes de notre vie solitaire, plusieurs fois, le soir, le colporteur était venu s’entretenir longuement et tout bas avec mon maître ; quelques gestes, quelques mots, quelques regards échangés entre eux, me firent croire qu’ils parlaient de moi, mais je n’ai jamais su le sujet de ces mystérieux entretiens ; je me souviens seulement qu’un jour le Limousin, en suite de l’une de ces conversations, me demanda d’examiner ce qu’il appelait ma relique. C’était un vieux bouton argenté et armorié que je portais au col suspendu par un bout de ficelle ; je n’ai jamais su comment, ni depuis quand je possédais cet objet, auquel j’attachais d’ailleurs peu d’importance et que je conservais par habitude ; après l’avoir regardé quelques instants d’un air pensif, le Limousin me rendit ma relique et depuis ne m’en parla plus qu’une fois, je dirai à quel propos.

La Levrasse se servait de sa profession de colporteur comme d’un manteau pour couvrir toutes sortes de métiers hasardeux : en apparence il vendait dans les campagnes des chansons, des almanachs et des images de piété ; mais, au vrai, il pratiquait la sorcellerie, jetait des sorts sur les animaux ou les en délivrait, faisait retrouver les objets perdus, guérissait les maladies qu’il emportait, disait-il, dans un sac mystérieux (le tout moyennant salaire), il vendait enfin en cachette des livres de magie, tels que le Grand et le Petit Albert, et surtout des livres et des gravures obscènes.

J’ai connu plus tard ces détails et d’autres encore.

Voyageant dans plusieurs contrées de la France et allant même, disait-on, jusqu’à Paris, le colporteur-sorcier ne paraissait jamais au bourg ou dans les environs durant la belle saison, pendant laquelle il exerçait le métier de saltimbanque. Il ne venait dans notre bourg que l’hiver et encore à de longs intervalles ; personne ne savait sa demeure ; il donnait ses audiences ou ses consultations chez les clients qui le mandaient, et il refusait de recevoir chez lui qui que ce fût.

Cet homme, jeune encore, avait une figure difficile à oublier : complètement imberbe et privé même de sourcils, il possédait cependant une chevelure noire comme de l’encre et longue comme celle d’une femme ; il relevait ses cheveux à la chinoise, et son épais chignon se rattachait avec un peigne de cuivre au-dessus de sa figure blafarde et terreuse, presque continuellement grimaçante, car la Levrasse attirait d’abord la foule autour de lui par ses lazzis, par ses grimaces et par l’étrangeté de son costume. Malgré tant d’éléments grotesques, l’aspect de ce visage était plutôt sinistre que risible, ses deux yeux jaunes, ronds, perçants comme ceux d’un oiseau de proie, ses lèvres rentrées, presque imperceptibles, annonçaient la ruse et la méchanceté.

Son menton imberbe, son accoutrement bizarre, composé d’une veste ronde garnie de fourrure et d’une sorte de jupe de couleur rougeâtre qu’il portait par-dessus ses pantalons, lui avaient valu le sobriquet féminin de la Levrasse, parce qu’il courait, disait-on, jour et nuit, par monts et par vaux, comme une hase[9], vulgairement appelée dans le pays : Levrasse.

Un grand âne noir nommé Lucifer, chargé des balles de livres et d’images du colporteur-sorcier-saltimbanque, avait aussi une physionomie particulière : à ses oreilles percées se balançaient deux gigantesques boucles d’oreilles en cuivre. Grâce au poids de ces joyaux, les oreilles de Lucifer, au lieu d’être droites, s’étendaient horizontalement ; un large anneau de cuivre, gravé de signes symboliques et orné de sept petites clochettes, passé dans les naseaux de l’âne, complétant sa parure cabalistique, assortissait son aspect au bizarre aspect de son maître.

L’intelligence de Lucifer était aussi notoire dans le pays que sa méchanceté : s’il indiquait l’heure en frappant le sol de son sabot, s’il s’arrêtait devant la jeune fille la plus amoureuse de la société, pendant que la Levrasse distribuait ses almanachs et ses chansons, souvent aussi saisi d’une sorte de frénésie, Lucifer s’était précipité sur les spectateurs tâchant de les déchirer à belles dents ; cet âne m’inspirait autant de frayeur que son maître ; aussi, lors des trois ou quatre visites mystérieuses que celui-ci avait faites le soir au Limousin, la terreur m’avait causé de fiévreuses insomnies.

Lors de notre dernière entrevue, le colporteur-sorcier, m’ayant très-attentivement regardé, m’attira près de lui, et, à ma grande douleur, me fit craquer les jointures des bras et des jambes ; après quoi, semblant très-satisfait, il dit à voix basse quelques mots à Limousin, qui répondit brusquement et d’un air fâché :

— Lui ?… jamais… jamais.

Depuis, mon maître ne vit plus le colporteur, qui le quitta d’un air irrité, en marmottant des paroles de malédiction.

Ce fut en suite de cet entretien que mon maître me dit de garder précieusement ma relique, sans s’expliquer davantage à ce sujet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il fallut la vie presque animale que je menais pour engourdir, sinon pour éteindre la vive sensibilité dont j’étais naturellement doué.

Souvent je ressentais des accès d’attendrissement involontaire, mon cœur se gonflait, battait plus vite, mes yeux se noyaient de pleurs, et un irrésistible besoin d’affection, qui me rendait encore plus assidu à mon devoir, me poussait à des démonstrations d’attachement toujours accueillis avec indifférence ou avec moquerie par ceux qui en étaient l’objet.

Ainsi plusieurs fois en rentrant dans notre masure, tout heureux d’avoir fidèlement rempli ma pénible tâche, et croyant, je ne sais pourquoi, trouver sur la froide figure de mon maître une expression d’encourageante bonté, je m’emparais de sa main, je la baisais avec effusion… et fondant en larmes.

Le Limousin ne comprenant rien, sans doute, à ce sentiment, me regardait avec surprise, puis haussant les épaules, il retirait sa main en me disant :

— C’est bon, Martin… à bas, mon garçon…

Tout comme s’il eût été question d’un chien dont les caresses deviennent importunes.

Alors le cœur me manquait, tant j’y souffrais ; je m’étendais sur notre grabat, étouffant mes soupirs, cachant mes larmes, de crainte d’être importun ou de prêter à rire à mon maître, et je m’endormais tout en pleurs.

Après avoir en vain tâché de me faire aimer de mon maître, voyant mes témoignages d’attachement enfantin toujours accueillis avec une profonde insouciance, quand ils ne l’étaient pas avec impatience, je tombai dans un profond découragement.

Maintenant plus expérimenté, je comprends mieux et j’excuse la froideur du Limousin ; grâce à son habitude et à son genre d’ivresse, il ne vivait pour ainsi dire pas en ce monde… tout ce qu’il y avait en lui d’affectueux, de sympathique, trouvait son épanchement dans les illusions auxquelles il s’abandonnait. Cet homme, ordinairement si froid, si triste, si taciturne, une fois sous l’empire de ses hallucinations, répandait de douces larmes d’attendrissement, exprimait les sentiments les plus touchants, ou se livrait à la plus folle gaîté ; l’offre de mon attachement devait donc lui être complètement indifférente.

Rebuté par lui, j’essayai de rechercher une autre amitié.

Cette année-là, nous avions travaillé, durant l’automne, dans une maison de campagne dont les maîtres étaient absents ; la jardinière, grosse et robuste fille de vingt ans, avait paru me témoigner quelque intérêt ; tantôt elle m’avait aidé, lorsqu’elle passait du côté de notre bâtisse, à charger une lourde augette sur mes épaules, parfois elle m’avait donné un fruit à l’heure de nos repas, ou m’avait fait entrer chez elle pour me chauffer lorsque j’étais resté des heures entières, par une pluie fine et froide, à servir mon maître, fort insoucieux de l’intempérie des saisons.

Une profonde reconnaissance des bontés de Catherine m’était restée au cœur ; croyant la lui témoigner de mon mieux en lui parlant de l’affection que la gratitude m’inspirait, cédant surtout à cet impérieux besoin d’attachement, d’expansion que l’insouciance de mon maître avait redoublé en le comprimant, je dis timidement à cette fille, les yeux humides de larmes, le cœur tout gonflé d’espoir et de tendresse :

— Mademoiselle Catherine,… voulez-vous me laisser bien vous aimer ? vous êtes si bonne pour moi !

La robuste fille me regarda de ses gros yeux ronds, où se peignit d’abord la surprise, puis, partant d’un bruyant éclat de rire qui ébranla toute sa massive personne, elle s’écria :

— T’es trop petit.

Puis elle reprit, en me regardant encore, et en redoublant ses éclats de rire :

— A-t-on jamais vu un crapaud comme ça ?… À son âge ?

Enfin, ajoutant quelques mots grossiers alors intelligibles pour moi, elle me donna, en manière de plaisanterie ou de leçon, un grand coup de sabot.

Si je n’avais pas dit à cette fille, dont la corruption brutale me soupçonnait d’une cynique précocité :

Laissez-moi vous aimer comme j’aurais aimé ma mère, moi qui n’ai pas de mère, — c’est que les mots me manquaient pour exprimer cette pure et vague aspiration vers l’affection maternelle, que je n’avais jamais connue, et dont pourtant je pressentais vaguement l’ineffable douceur.

Aussi, malgré ma candeur, un sentiment instinctif de dégoût se mêla à mon cruel désappointement, en voyant mes offres d’affection ainsi accueillies par Catherine.

Cette nouvelle déception ne me corrigea pas de mon insurmontable besoin d’attachement, mais elle m’inspira un nouveau et amer découragement ; je me réfugiais alors dans le vague souvenir de cette belle jeune femme que j’avais vue travaillant auprès de mon berceau, faisant voltiger et bruire ses fuseaux sous ses doigts agiles à la lueur d’un globe lumineux dont l’éclat avait fait l’admiration et la joie de mon enfance. Cette douce figure m’apparaissait alors comme la fée tutélaire de mes premières années ; mais ces souvenirs, si lointains, si confus, ne pouvaient satisfaire à la soif de tendresse dont j’étais tourmenté.

Peu de temps après avoir été si cruellement repoussé par Catherine, j’eus le courage de tenter encore de me faire un ami. J’avais jeté les yeux sur un jeune ouvrier charpentier, avec lequel nous travaillions aux réparations de la maison de campagne dont j’ai parlé ; d’un caractère doux et affectueux, il m’avait quelquefois adressé la parole avec bienveillance ; un jour, embarrassé, inquiet de la manière dont je l’aborderais, j’étais tristement assis sur une pierre à l’heure du repas ; je vis arriver cet ouvrier qu’on nommait le Beauceron ; Catherine l’accompagnait ; mon morceau de pain et mon arête de hareng étaient tombés à mes pieds.

— Tu ne manges donc pas, garçon ? — me dit le Beauceron en me frappant cordialement sur l’épaule.

— S’il ne mange pas, — reprit Catherine en éclatant de rire, — c’est qu’il a du chagrin.

— Pourquoi ? — dit le Beauceron.

— Parce que l’autre jour ce gamin-là, — et Catherine se mit à rire aux éclats, — a voulu… voyez-vous ça… a voulu… être mon amoureux (les expressions de Catherine furent bien autrement expressives).

— Lui ! — s’écria le Beauceron, — en partageant l’hilarité de Catherine ; à son âge… en voilà un roquet pas mal avancé…

Je devins pourpre de honte et de douleur ; je voulus répondre, ma voix tremblante s’arrêta dans mon gosier.

— Ah ! ah ! ah ! — reprit le Beauceron, redoublant ses éclats de rire, — lui… le jeune chian… qui n’est pas tant seulement éverré.

À la honte, à la douleur, succéda un sentiment de colère en me voyant ainsi brutalement raillé.

— Ne m’appelez pas chien… — dis-je résolument au Beauceron, — je ne suis pas un chien.

— Toi, — reprit le Beauceron, — toi qui n’as ni père, ni mère… t’es moins qu’un chian, t’es un fils de…

Je ne pouvais comprendre l’injurieuse signification du dernier mot que prononça le Beauceron, cependant, au bondissement de mon cœur, au bouillonnement de mon sang, je pressentis la grossièreté de l’outrage ; quoique enfant, pour la première fois, je connus un sentiment de haine et de fureur aveugle ; j’allais me précipiter sur le Beauceron sans songer à sa force, lorsque le souvenir de ces mots : — T’as ni père, ni mère, — qui avaient amené l’injure dont je souffrais si cruellement, me revinrent à la pensée ; alors ma colère se changea en un brisement de cœur inexprimable, les forces me manquèrent, et je retombai sur la pierre où je m’étais assis, sanglotant ; je cachai ma figure dans mes mains.

— Allons, Martin, ne pleure pas ; que diable ? Est-ce qu’on ne peut pas rire un brin, — me dit le Beauceron, touché de mes larmes, et bonhomme au fond ; mais il plaisantait, ainsi que Catherine, comme peuvent plaisanter de pauvres créatures déshéritées de toute éducation.

— Voyons, mon amoureux, — dit Catherine en me relevant le menton, — viens à la maison, je le donnerai une écuellée de soupe aux haricots, ça séchera tes larmes.

Tout en sachant gré à Catherine de son bon sentiment, je n’acceptai pas son offre ; dix heures sonnèrent, et je retournai à ma tâche, renonçant cette fois encore à l’espoir de trouver un ami dans le Beauceron.

Alors, abattu, chagrin, découragé… je me mis à penser que chaque dimanche mon maître, grâce à l’ivresse, échappait aux plus tristes réalités pour de merveilleuses illusions…

Limousin, dans son ivresse de chaque dimanche, divaguait donc tout haut en ma présence, et je jouais souvent un rôle passif dans les scènes touchantes ou grotesques évoquées par son imagination en délire.

En écoutant les monologues étranges, les descriptions merveilleuses des pays enchantés que parcourait mon maître, une curiosité mêlée de frayeur s’était souvent éveillée en moi.

Il paraît peut-être singulier que l’envie de m’enivrer à l’exemple de Limousin ne me soit pas venue du premier jour où je le vis en proie à ses hallucinations, et où il m’eut développé sa théorie de l’ivresse,… de l’ivresse, où chaque semaine il trouvait l’oubli du passé, du présent et d’un avenir non moins misérable ; j’avais été toujours retenu loin de toute mauvaise pensée par l’espoir de mériter l’affection de mon maître ; mais après les douloureuses et vaines tentatives, où tout ce qu’il y avait d’expansif en moi, fut brutalement refoulé, je me crus en droit de chercher aussi dans l’ivresse l’oubli du passé, du présent et de l’avenir.

Je ne pouvais guère être retenu par la crainte d’affliger Limousin ; je ne ressentais pour lui, on le conçoit, ni attachement, ni éloignement ; sans me traiter avec dureté, jamais il ne me disait un mot affectueux. Une fois au travail il ne me parlait que pour me crier de sa voix rauque le mot consacré : apporte !! et j’apportais mon augette remplie de mortier, que j’allais bientôt remplir de nouveau. Le soir, de retour dans notre masure, nous soupions sans échanger une parole ; enfin, je gagnais par mon travail le pain qu’il me donnait.

Aucun lien de tendresse, de gratitude ou de vénération ne pouvait donc m’arrêter, cependant, malgré tant de motifs de faillir, je résistai quelque temps à la tentation, un peu par vertu, un peu par la difficulté de dérober du vin à mon maître, et beaucoup par des craintes vagues que, malgré mon ardente curiosité, je ressentais à la seule pensée de m’élancer comme lui dans cette sphère de visions extraordinaires et de mystérieux enchantements.

Enfin, mes irrésolutions cessèrent, je surmontai mes scrupules.

Il fallait d’abord me procurer du vin, chose difficile ; mon maître ne quittait presque jamais du regard le magique tonnelet, et il avait une telle habitude de s’en ingurgiter le contenu, qu’il ne s’endormait jamais sans l’avoir mis complètement à sec. Je méditai long-temps mes moyens d’attaque. Enfin, à-peu-près sûr de réussir, j’attendis l’occasion ; elle ne tarda pas ; j’avais arrêté mon projet le jeudi, le dimanche suivant je pus le mettre à exécution.

Je me le rappellerai toujours, c’était le dernier dimanche du mois de novembre, il faisait très-froid ; une neige abondante couvrait la terre ; j’avais passé la nuit dans l’agitation de l’insomnie ; le matin, selon la coutume, la servante de l’auberge du bourg apporta dans notre masure, charriés sur le bât de son âne, le baril de vin et les provisions ; lorsqu’elle fut retirée, mon maître barricada la porte, et plaça le tonnelet garni d’un robinet au chevet de notre paillasse. S’armant alors d’un vieux gobelet de fer-blanc, Limousin, toujours taciturne, s’assit sur notre grabat, et commença de boire coup sur coup sans prononcer une parole ; d’habitude il demeurait silencieux, jusqu’à ce que les fumées du vin eussent agi sur son cerveau.

Pendant ces préliminaires, accroupi à dessein dans le coin le plus sombre de notre masure, mon regard oblique ne quittait pas le Limousin.

Soit que l’intensité du froid, soit qu’une prédisposition accidentelle contrariât, ralentît l’excitation du vin, mon maître, contre son habitude, resta cette fois assez long-temps sans ressentir les symptômes ordinaires de l’ivresse ; enfin je vis se fondre peu-à-peu le masque de glace qui durant la semaine semblait pétrifier ses traits, son visage hâve se colora, ses yeux ternes brillèrent, il se redressa brusquement sur son séant et d’une voix vibrante se mit à entonner une chanson à boire ; puis les progrès de l’ivresse suivant leurs cours, il commença de parler à haute voix ; ce jour-là les visions ou les impressions de mon maître étaient fort gaies : de temps à autre il riait aux éclats et applaudissait bruyamment, comme s’il eût été spectateur d’une joyeuse scène. Trop préoccupé pour prêter une oreille curieuse à ses divagations, je les entendais sans les écouter, tapi dans l’obscurité, en apparence immobile, endormi, mes mains jointes sur mes genoux et mon front appuyé sur mes mains, je faisais lentement et tous les quarts-d’heure au plus, en me glissant le long du mur, un imperceptible mouvement qui me rapprochait du tonnelet, en deux heures j’avais gagné peut-être cinq ou six pouces de terrain.

Le jour devenait de plus en plus sombre, la neige recommençait de tomber à gros flocons ; notre demeure, seulement éclairée par deux petites vitres sordides, placées à l’imposte de la porte, était presque plongée dans l’obscurité ; grâce à ces demi-ténèbres, je mettais moins de lenteur et de circonspection dans les mouvements qui me rapprochaient du baril.

Soudain mon maître m’appela en riant à gorge déployée.

Je restai immobile, accélérant et élevant ma respiration, afin de faire croire à mon sommeil,

— Il dort, — dit Limousin, — bah !… j’irai tout seul à la noce.

Et il commença de parler et de gesticuler avec une agitation, avec une hilarité croissante.

Mon premier succès m’enhardit, deux heures après j’étais arrivé auprès du baril, placé entre la muraille et le chevet de notre grabat ; saisissant le moment où mon maître avait le dos tourné, je me blottis brusquement dans l’espace qui restait entre le mur et le tonnelet, je jouais le tout pour le tout, car presqu’au même instant Limousin m’appela d’une voix de plus en plus chevrotante et avinée.

Je restai de nouveau silencieux, immobile. Mon maître se laissa pesamment tomber sur notre couche, puis s’accoudant en prenant le baril pour traversin, il appuya son menton dans sa main gauche, tandis que, de sa main droite, il tenait son gobelet, prêt à le remplir encore, car le baril n’était pas vide…

Je voyais mon maître de profil, il était à peine vêtu d’une chemise et d’un pantalon en lambeaux, troué de tous côtés, comme la toile à carreaux de la couche où il reposait ; la clarté douteuse que filtraient les carreaux de l’imposte, se concentrait sur son visage radieux, épanoui.

Limousin fredonnait un chant joyeux, cette figure empreinte d’une sérénité, d’une béatitude ineffables se dessinait rayonnante de lumière et de félicité sur les ténèbres de notre masure… tandis qu’au dehors la bise sifflait et faisait tourbillonner la neige dans la plaine déserte…

Au moment de dérober le vin qui appartenait à mon maître, un dernier scrupule m’était venu ; mais, à l’aspect du bonheur idéal dont il semblait jouir… au milieu de notre triste misère, je n’hésitai plus.

Un gros clou dont j’avais aiguisé la pointe, le tuyau de la pipe d’un de nos compagnons de travail que j’avais cassée, comme par hasard à l’heure du repas, furent les instruments dont je m’étais précautionné ; à leur aide j’accomplis mon larcin ; le fond du baril facilement percé, j’adaptai à cette ouverture le tuyau de la pipe… et je commençai à pomper le vin à longs traits, avec une angoisse, avec un battement de cœur terribles…

D’abord l’âcre saveur de ce vin épais, capiteux, me cause une grande répugnance, je surmontai ce dégoût, et bientôt une chaleur inconnue circula dans mes veines ; les artères de mes tempes battirent à se rompre, ma vue se troubla… à des éblouissements lumineux succéda un vertige si violent, que je me cramponnai des deux mains au baril, comme si le sol, emporté par un mouvement de rotation rapide, eût manqué sous mes pieds, et dans mon trouble je m’écriai :

— Maître… au secours…

À partir de ce moment, les souvenirs m’échappent presque complètement.

Il me semble pourtant avoir vu Limousin se dresser debout de l’autre côté du baril, puis, perdant l’équilibre, retomber sur notre grabat en poussant un grand éclat de rire…

Lorsque je revins à moi, je me sentis engourdi par un froid cuisant… j’ouvris les yeux, j’étais au milieu d’un bois, couché sur la neige, le jour touchait à sa fin…

J’éprouvais un violent mal de tête ; la raison encore troublée, je regardai autour de moi avec un mélange de frayeur et de curiosité…

Comment étais-je venu dans ce bois que je ne connaissais pas ? que s’était-il passé entre moi et le Limousin ? étais-je loin de notre masure ? m’en avait-il chassé ? étais-je sous l’empire d’une de ces visions familières à mon maître ? Ces pensées incohérentes se pressaient, se heurtaient dans mon esprit, lorsqu’un bruit lointain et à moi bien connu me fit tressaillir. C’était un tintement de clochettes sonores, couvert çà et là par les éclats d’une voix claire, perçante, qui chantait cette vieille chanson de tréteaux :


La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise, etc.


C’était la voix de la Levrasse le colporteur, accompagné de son âne Lucifer, qui faisait tinter ses sonnettes.




CHAPITRE III.


la rencontre.


À l’approche de la Levrasse, je voulus fuir, je n’en eus pas la force ; mes jambes alourdies se dérobèrent sous moi, je retombai au pied d’un arbre.

Bientôt, à travers la futaie largement espacée, je vis s’avancer le colporteur et son âne. Malgré la rigueur de la saison, la Levrasse était, selon sa coutume, une tête et coiffée à la Chinoise ; sa veste, de gros drap brun, tranchait sur sa vieille jupe d’un rouge sombre ; son âne, toujours aussi étrangement accoutré que son maître, disparaissait presque entièrement sous une énorme toile cirée noire, flottante, qui recouvrait les ballots du colporteur ; on eût dit un caparaçon de funérailles. Ainsi enharnaché, sa grosse tête velue, coiffée de longues oreilles chargées d’ornements de cuivre cabalistiques, me paraissait plus effrayante encore.

À chaque pas du colporteur vers moi, mon épouvante augmentait ; une seconde fois je voulus fuir ; mais, pétrifié de terreur, il me fut impossible de faire un mouvement. Un dernier espoir me restait : le crépuscule rendait déjà le jour douteux, quelque flocons de neige tombaient lentement du ciel, d’un gris foncé, peut-être resterais-je inaperçu derrière l’énorme tronc d’arbre, derrière lequel je me cachais de mon mieux.

La Levrasse n’était plus qu’à quelques pas de moi, chantant d’une voix de plus en plus éclatante, pour charmer les loisirs du chemin, ces mêmes paroles, que je n’oublierai de ma vie :

La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise, etc.

Puis, en manière de refrain, le colporteur poussait un éclat de rire aigu en répétant :

Ha, ha, ha, ha, ha.

Ce disant, il grimaçait en manière de répétition, sans doute, toutes sortes de façons de rires grotesques et hideuses, avec de telles contorsions, que pas un des muscles de son visage ne restait en repos ; tantôt il levait si violemment les yeux au ciel, que sa prunelle disparaissait absolument sous ses paupières, tantôt celles-ci se contractaient, et leur rebord apparaissait rouge et sanglant ; tantôt enfin sa bouche énorme s’ouvrant, semblait se fendre jusqu’aux oreilles.

L’accès, ou plutôt la convulsion de gaîté solitaire de cet homme, ses éclats de rire étranges, au lieu de diminuer mon effroi, le comblèrent. Tout-à-coup la Levrasse interrompit ses grimaces et ses chants : il venait de m’apercevoir ; il s’arrêta devant moi, son âne l’imita.

Saisi de terreur, j’eus encore la force de me dresser sur mes genoux, de joindre les mains, et, sans savoir presque ce que je disais, de crier :

— Grâce !

Puis je retombai accroupi, replié sur moi-même, tremblant de tous mes membres.

À ma vue, le colporteur cessa ses grimaces, me regarda d’un air surpris en se rapprochant de plus en plus de moi, tandis que son âne noir, s’arrêtant en même temps que lui, allongeant sa grosse tête auprès de la mienne, me flairait avec inquiétude.

— Que fais-tu là ? si loin de chez ton maître ? — me dit la Levrasse.

Je n’osai pas répondre.

— Est-ce que Limousin est par ici ?

Même silence de ma part.

— Répondras-tu ! — s’écria le colporteur d’une voix courroucée en se baissant vers moi, et me secouant par le bras.

Saisi de frayeur, j’eus recours à un mensonge.

— Mon maître m’a chassé, — dis-je d’une voix tremblante.

— Pourquoi ?

— Parce que,… parce que… j’étais paresseux.

Le colporteur ne me quittait pas du regard ; sans doute il soupçonna mon mensonge, car il reprit d’un air de doute :

— Limousin t’a renvoyé parce que tu étais paresseux ? c’est singulier, il ne s’est jamais plaint à moi de ta paresse ;… du reste, il y a bien cinq ou six mois que je n’ai vu ton maître, — ajouta-t-il en réfléchissant ; puis il reprit :

— Tu es donc devenu un mauvais sujet, un paresseux ?

— Oh non ! — m’écriai-je.

— Alors, pourquoi ton maître t’a-t-il renvoyé ?

Je ne sus rien répondre.

Après un assez long silence pendant lequel le colporteur m’avait attentivement regardé, il reprit :

— Que vas-tu devenir ?

— Je ne sais pas.

— Tes parents…

— Je n’ai ni père, ni mère…

— Où étais-tu avant d’être chez Limousin ?

— Je ne sais pas.

— Qui t’a placé chez lui ?

— Je ne sais pas.

— Personne au monde ne s’intéresse donc à toi ?

— Personne…

La Levrasse se tut de nouveau, se rapprocha davantage encore de moi comme pour me mieux observer, car la nuit avançait ; mais, ne trouvant pas, sans doute, son examen assez complet, le colporteur me dit :

— Debout.

La peur m’empêchant de lui obéir, la Levrasse, avec une vigueur que je ne lui aurais jamais soupçonnée, me prit par le collet de ma souquenille, me releva d’un poignet de fer, et me planta droit sur mes jambes ; alors, me palpant par tout le corps de ses doigts durs et osseux, il dit à demi-voix, à mesure qu’il avançait dans ses investigations :

— Bonne poitrine,… bons membres… bonne charpente… il n’a pas dépéri, la nourriture fera le reste ; la force et la souplesse viendront… deux ans de moins vaudraient mieux ; mais il est d’âge encore…

Cet examen, qui redoublait toutes mes terreurs, terminé, la Levrasse me dit :

— Tu ne veux pas retourner chez ton maître ?

— Oh non ! j’ai trop peur.

— Tu as raison,… il te clouerait à sa porte par les oreilles, ou te ferait pis encore.

Je frissonnai.

— Où coucheras-tu cette nuit ?

— Je ne sais pas…

— Et les autres nuits ?

— Je ne sais pas.

— Tu mourras de froid dans ce bois, ou tu y seras mangé par les loups.

Je me mis à pleurer amèrement.

— Allons, voyons, ne pleure pas… tu t’appelles Martin ?

— Oui, Monsieur.

— Eh bien ! Martin, pour cette nuit je te logerai… après, nous verrons ;… tu vas monter sur mon âne…

Malgré la position désespérée où je me trouvais, loin d’accepter l’hospitalière proposition de la Levrasse, je poussai un cri d’effroi ; et, me levant brusquement, je me sauvai avec épouvante, mais la Levrasse, me rattrapant en deux bonds avec une agilité surprenante, s’écria :

— Ah !… tu as peur de moi…

— Oui…

— Tu me refuses ?…

— J’aime mieux mourir dans ce bois, être mangé par les loups, que d’aller avec vous ! — m’écriai-je ! les mains jointes en tombant à genoux.

— Et pourquoi as-tu peur de moi ? mon petit Martin, — me dit la Levrasse d’un ton doucereux qui, loin de diminuer ma frayeur, l’augmentait encore, — ne crains rien,… je serai ton protecteur…

— J’aime mieux retourner chez mon maître…

— Il est trop tard,… tu ne le reverras plus, — me dit le colporteur.

Et le colporteur m’enlaça de ses bras noueux, surmonta facilement ma faible résistance, tira une courroie de sa poche, m’attacha solidement les mains derrière le dos et, m’enlevant comme une plume, il m’emporta jusqu’auprès de son âne, écarta le caparaçon qui le couvrait, m’étendit en travers sur ses ballots de marchandises, et me recouvrant avec la toile cirée, il me dit en ricanant :

— Bonsoir, petit Martin, bonsoir.

Puis s’adressant à son âne :

— En route, Lucifer !

Et Lucifer se remit en marche.

Il avait tombé dans la journée une grande quantité de neige ; le bruit des pas de l’âne et de la Levrasse s’amortissait complètement ; saisi de terreur, abandonnant mon corps aux mouvements de la marche de l’âne, je n’entendais de temps en temps, au milieu du profond silence de la nuit, venue bien vite, que la voix claire et perçante de la Levrasse, chantant sa chanson monotone, accompagnée de lazzis :


La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise, etc.
Ha ha ha hi hi.


J’ignore pendant combien de temps nous marchâmes ainsi dans les bois ; seulement par deux fois au bruit du clapotis de l’eau, je m’aperçus que l’âne traversait des gués, pendant que la Levrasse les franchissait sans doute sur des passerelles, car alors sa voix semblait s’éloigner.

Après avoir ainsi marché pendant deux ou trois heures environ, l’âne s’arrêta tout-à-coup.

J’entendis le bruit d’une sonnette agitée violemment, et au bout de quelques instants, une grosse voix virile et, enrouée demanda d’un ton bourru :

— Qui est là ? qui vient frapper à cette heure ?

— Moi… mère Major, — répondit la Levrasse, car la voix sonore et formidable à laquelle il répondait, appartenait à une femme.

— Oui, c’est moi, la vieille, — reprit la Levrasse.

— Qui ça, toi ?

— Mais moi, moi, ton homme, — s’écria la Levrasse courroucé, — ne me reconnais-tu pas ?

— Tonnerre de Dieu ! c’est toi ? Qui diable pouvait t’attendre, par un temps pareil ;… toi et Lucifer, vous avez l’air de deux tas de neige, je descends… mon fils, je descends…

Bientôt j’entendis le bruit traînant d’une lourde porte qui s’ouvrait ; l’âne avança avec précaution, car nous descendîmes une pente rapide, puis il s’arrêta.

La voix de la Levrasse s’éleva de nouveau.

— Apporte une flambée dans la chambre aux chevelures.

— Pourquoi donc faire ? ta chambre est prête, — répondit la grosse voix.

— Apporte toujours…

— Allons bon, j’y vais… — reprit la grosse voix.

— Il y a-t-il de quoi coucher dans cette chambre ? — ajouta la Levrasse.

— Je le crois bien : il y a une couverture sur une litière de paille de maïs toute fraîche.

— Apporte aussi du pain, de la bière et un morceau de lard, — ajouta la Levrasse.

— Dans la chambre aux chevelures ? — reprit la grosse voix, avec un accent de plus en plus étonné.

— Oui, — dit la Levrasse.

Quelques minutes après ce dialogue, je sentis que l’on soulevait la toile cirée dont j’étais couvert ; l’air vif et froid me frappa au visage.

— Veux-tu marcher, ou veux-tu que je te porte, petit Martin ? — dit la Levrasse d’une voix toujours doucereuse.

Et m’aidant à descendre de dessus les ballots, il dénoua la courroie qui m’attachait les mains.

— Je peux marcher, — lui dis-je en proie à une terreur indicible.

— Alors donne-moi la main et prends garde de tomber, il y a du verglas.

Après avoir plusieurs fois trébuché en descendant quelques degrés glissants, j’entrai sur les pas de la Levrasse dans une petite chambre voûtée. Un bon feu de fagots de peuplier remplissant la cheminée, éclairait ce réduit de leur chaude et joyeuse clarté.

— Voilà ton gîte, ton souper et ton lit, — me dit la Levrasse, en me montrant du doigt une caisse remplie de paille de maïs et une escabelle, sur laquelle était un morceau de pain, un morceau de lard et un cruchon de bière.

— Maintenant, — ajouta-t-il en me pinçant l’oreille d’un air paterne : — bon appétit et bonne nuit, petit Martin.

Puis, la Levrasse sortit de la chambre et ferma la porte à double tour.

Resté seul, et réchauffé par l’ardeur du brasier, je commençai à reprendre mes esprits, car jusqu’alors j’avais cru rêver.

Bientôt je regardai autour de moi avec un mélange de frayeur et de curiosité ; les fagots de peuplier, mêlés de sarments de vigne, pétillaient dans le foyer en mille jets de flamme bleue et blanche, et épandaient par bouffées leur odeur aromatique et salubre. Cette gaie lumière suffisait à éclairer les murailles nues et blanches de cette chambre.

Ayant par hasard levé les yeux vers le plafond, je m’aperçus seulement alors que, des solives saillantes, pendaient soigneusement étalées, lissées et étiquetées, un grand nombre de longues chevelures de toutes couleurs, blondes, brunes, châtaines et même rousses ; il en était de si épaisses, de si luisantes, qu’on eût dit d’énormes écheveaux de soie.

Ce spectacle étrange me remplit d’un nouvel effroi ; je m’imaginais que ces chevelures avaient appartenu à des cadavres, et dans mon illusion il me sembla même que plusieurs d’entre elles étaient ensanglantées ; de plus en plus épouvanté, je courus à la porte, elle était solidement fermée ; ne pouvant fuir, je m’appliquai à ne plus lever les yeux vers l’effrayant plafond.

La vue des autres objets qui m’entouraient, firent une heureuse diversion à ma peur ; la grande caisse de bois servant de lit était remplie de feuilles de maïs bien sec, sur lesquelles je vis à demi dépliée une épaisse couverture de laine ; le lard que l’on m’avait servi me paraissait fort appétissant, le pain était blanc, la bière, fraîchement tirée sans doute, couvrait d’une mousse épaisse les bords du cruchon de grès ; de ma vie je n’avais eu à ma disposition un si bon gîte, un si bon lit, un si bon repas, pourtant il me fut impossible de toucher à ce souper ; je n’osais pas même, malgré ma fatigue, m’étendre sur la couche de maïs ; je m’assis en tremblant sur les carreaux du sol, auprès du foyer, dont la chaleur réchauffait mes membres engourdis.

En me voyant au pouvoir du colporteur dans un lieu inconnu, il me semblait avoir quitté mon maître depuis un long espace de temps, et être à une énorme distance de notre masure, dont je ne m’étais pourtant éloigné que depuis quelques heures ; parfois je me croyais encore sous l’empire de l’ivresse ; alors les événements dont j’étais acteur et témoin, me paraissaient des illusions, des songes, dont je me réveillerais tôt ou tard sous le toit de notre pauvre cabane.

Chose singulière, lorsque j’admettais cette supposition, loin d’être rebuté par ma première excursion dans les mystérieux domaines de l’ivresse, je trouvais une sorte de charme dans ces angoisses, et je pensais à ma joie lorsque, revenu à la raison, je me trouverais dans notre triste et paisible demeure.

Mais lorsque je venais à penser que je me trouvais réellement au pouvoir du colporteur, et que je ne reverrais plus jamais mon maître, froid, taciturne, indifférent, il est vrai, mais qui n’avait jamais été pour moi ni dur, ni méchant, je ressentais d’amers regrets, des transes terribles, et je maudissais ma fatale curiosité.

La tension d’esprit causée par ces pensées, jointe à la fatigue, à la frayeur, me jetèrent bientôt dans une sorte d’abattement, auquel succéda un sommeil à la fois pesant et agité.

Je ne sais depuis combien de temps je dormais, lorsque je fus réveillé en sursaut par les cris déchirants et les supplications d’un enfant.

Il faisait à peine jour ; une faible lueur, projetée par le crépuscule ou par la réverbération de la neige, filtrait à travers une petite croisée placée en face du foyer éteint auprès duquel je m’étais endormi.

Les cris de l’enfant qui m’avaient éveillé cessèrent un instant ; alors j’entendis et je reconnus la grosse voix de la femme qui avait accueilli la Levrasse à son arrivée, et qu’il avait appelée mère Major.

— Tu ne veux pas cramper en cerceau[10], — disait cette femme d’un ton courroucé.

— Je ne peux pas… je n’ai plus la force, — répondait une voix dolente.

— Une fois ou deux fois, tu ne veux pas ?

— Mais quand je vous dis que, quand je touche comme ça long-temps mes pieds avec ma tête… j’étouffe, moi ! — répondit l’enfant.

— Je vas l’apprendre à étouffer, moi, — reprit la femme de sa voix tonnante.

Et à travers la même cloison j’entendis des coups secs, précipités, qui furent accompagnés d’un redoublement de cris poussés par l’enfant qui, furieux de douleur et de colère, jurait et sacrait effroyablement.

— Maintenant… cramperas-tu ? — reprit la grosse voix de femme.

— Vous me battez si fort… que je vais tâcher encore, — répondit l’enfant, dont les dents s’entrechoquaient.

— Allons, pas de phrases, et crampe… — reprit la femme d’un ton menaçant.

Il se fit un moment de silence.

Bientôt la femme s’écria d’un air triomphant :

— Vois-tu, feignant de Bamboche ! c’était de paresse que t’étouffais.

Au moment même où la femme parlait ainsi, l’enfant fut saisi d’un violent accès de toux convulsive, oppressée, coupée çà et là de sifflements strangulés ; on l’eût dit prêt à suffoquer.

— Ah ! tu fais la frime d’étouffer, — dit la grosse voix, — attends, attends, je vas te faire chanter si fort, moi ! que ça t’élargira le gosier.

Et les coups secs et précipités retentirent de nouveau.

Cette fois l’enfant ne cria pas, ce fut la femme qui, jurant et blasphémant, s’écria :

— Brigand de Bamboche… il m’a mordu au sang… Ce gueux-là est plus traître et plus méchant qu’un chat sauvage. Ah ! tu me mors, gredin… Viens… viens, je vas te donner la monnaie de ta pièce : mais dans la cave… car ici tes cris éveilleraient le petit nouveau.

Et après le bruit d’une faible lutte accompagnée de murmures et de cris étouffés qui allaient en s’éloignant, tout redevint silencieux.

Je frissonnais de tout mon corps ; le petit nouveau, c’était moi, sans doute.

Que faisait-on donc faire à cet enfant, lorsqu’on lui avait ordonné de cramper en cerceau ? que signifiaient ces mots étranges ? Cela était donc bien douloureux, puisque j’avais entendu ce petit malheureux presque suffoquer ? Un sort pareil m’attendait-il ?

Alors je me rappelai que, la veille, la Levrasse m’avait étrangement et attentivement palpé les membres, exploré la poitrine, en prononçant des mots incompréhensibles ; mon effroi augmentait d’autant plus qu’il s’agissait de choses inconnues, mystérieuses. Enfin cette maison solitaire, ces chevelures de toutes les couleurs pendues au plafond, cet enfant que, sans doute, l’on martyrisait dans une cave afin que ces cris ne parvinssent pas jusqu’à moi, toutes ces circonstances redoublèrent tellement mon épouvante, qu’oubliant mes vaines tentatives de la veille, je m’élançai vers la porte ; la trouvant fermée à double tour, je courus à la fenêtre, à travers laquelle commençait à poindre le jour naissant ; elle était grillée au dehors…

Alors, saisi d’un désespoir indicible, je me jetai sur la couche de maïs, en m’écriant d’une voix entrecoupée de sanglots :

— Qui aura pitié de moi… personne… personne… je suis sans père ni mère !

Soudain ma porte s’ouvrit, la Levrasse parut.




CHAPITRE IV.


la mère major.


— Bonjour, petit Martin, — me dit la Levrasse, de sa voix doucereuse, en s’approchant de mon lit ; me croyant sans doute endormi, car je m’étais couché à plat ventre, cachant ma figure entre mes mains, la Levrasse ajouta :

— Nous dormons donc comme un petit loir ?

Et il me secoua légèrement ; je me redressai ; le visage ruisselant de larmes, je m’écriai les mains suppliantes :

— Laissez-moi m’en aller d’ici… et retourner chez mon maître.

— Comment ? comment ? t’en retourner ? petit Martin ? — dit la Levrasse d’une voix aigre-douce.

— Je ne veux pas rester ici !

La Levrasse partit d’un grand éclat de rire.

— Ah ! ah ! ah ! tu veux retourner chez le Limousin, pour qu’il te cloue les oreilles à sa porte, n’est-ce pas ?

— J’aime mieux mourir chez mon maître que de mourir ici.

Et, sautant du lit où j’étais demeuré agenouillé, suppliant, je me précipitai vers la porte entr’ouverte ; cette folle tentative de fuite fut vaine ; la Levrasse me rattrapa sur le seuil, et me ramena vers le lit en me disant :

— Sois donc sage, petit Martin… Tu veux te sauver… pour aller chez ton maître ? tu es fou… qui t’enseignera ton chemin ? personne ; il n’y a pas d’habitation dans les bois que nous avons traversés ; aussi ce soir tu serais comme je t’ai trouvé hier, prêt à mourir de froid ou d’être mangé par les loups. Et puis enfin… ajouta la Levrasse d’un ton menaçant, — je ne veux pas, moi, que tu sortes d’ici. Sois tranquille, les portes sont bonnes et les murailles hautes ; lorsque je quitterai cette maison, tu viendras avec moi, et, — ajouta-t-il en reprenant sa voix doucereuse, — tu n’en seras pas fâché, petit Martin.

Me voyant absolument au pouvoir de la Levrasse, je n’essayai ni de l’apitoyer sur mon sort, ni de changer sa résolution ; retombant sur ma couche, je poussai cette plainte, qui formulait toujours la suprême expression de mon désespoir :

— Je n’ai ni père, ni mère ; personne n’aura pitié de moi !

— Qu’est-ce que tu dis donc ? que tu es sans père ni mère, petit Martin ? mais je serai ton père, moi, et je te donnerai une mère, — ajouta la Levrasse avec un sourire sardonique, — oh ! une mère comme tu n’en aurais jamais eu, j’en suis certain.

Et, la Levrasse s’écria, de sa voix claire et glapissante, en faisant quelques pas vers la porte :

— Eh ! mère Major

— Je finis de bercer Bamboche, — répondit une voix tonnante qui semblait sortir des entrailles de la terre, et qui sortait sans doute de la cave où cette femme avait emporté l’enfant.

Je compris le sens de ces mots : — Je berce Bamboche.

La Levrasse ajouta :

— Heim… cette bonne maman ? Entends-tu ? comme elle berce ses petits enfants chéris ; c’est comme cela que tu seras bercé, petit Martin.

— Oh ! oui… oui, je le crois, — murmurai-je en frémissant.

— Viens donc, ma vieille ; dépêche-toi, — répéta la Levrasse.

— Un moment donc ! tonnerre de Dieu ! me voilà, — répondit la mère Major d’une voix qui fit trembler les vitres.

Quelques instants après, la mère Major entra dans la chambre.

C’était une femme d’environ trente-six ans, grande de près de six pieds ; sa carrure et son embonpoint énormes, sa lèvre supérieure ombragée d’une véritable moustache noire, comme ses sourcils épais, sa figure large et colorée, sa tournure hommasse, sa voix rauque et mâle, sa physionomie dure et effrontée, enfin son apparence toute virile, formait le plus bizarre contraste avec l’extérieur de la Levrasse.

J’ai vu depuis comment le hasard qui avait donné à cet homme la figure imberbe et la voix claire d’une femme, et à cette femme la moustache et la voix virile d’un homme, étaient exploités par tous deux au profit du côté grotesque de leurs exhibitions ; parmi ses différents métiers plus ou moins hasardeux la Levrasse comptait celui de saltimbanque nomade ; c’était son état de prédilection ; s’il l’abandonnait généralement pendant l’hiver pour celui de colporteur et de sorcier ambulant, c’est d’abord parce que les représentations en plein vent ne sont fructueuses et possibles que pendant la belle saison ; c’est qu’ensuite le personnel de la troupe de la Levrasse se désorganisait souvent.

En parlant des différents métiers de la Levrasse, je dois mentionner celui d’acheteur de cheveux coupés sur place, ce qui explique d’ailleurs l’abondance des dépouilles capillaires suspendues au plafond de ma chambre.

Oui, la Levrasse était aussi de ces industriels qui à l’époque de l’année où le froid est le plus rude, le salaire le plus rare, le plus minime, où la misère est enfin la plus intolérable, parcourent les plus pauvres provinces de la France, afin de tenter par une offre de quinze ou vingt sous les jeunes filles indigentes, et de leur acheter à ce prix leur belle et soyeuse chevelure, seule parure de ces infortunées.

La compagne de la Levrasse, la gigantesque mère Major, ainsi surnommée, en raison de sa stature et de son apparence de tambour-major, remplissait, lors des représentations publiques, l’emploi de femme géante, véritable Alcide femelle qui s’arc-boutant sur les pieds et sur les mains, la tête renversée en arrière, engagea trois hommes de l’honorable société, choisis parmi les plus robustes, à lui faire le plaisir de lui piétiner le ventre, ce qu’elle endura héroïquement sans ployer un instant les reins, après quoi passant à d’autres exercices, elle s’offrit à faire des armes avec les premiers maîtres de la garnison, enleva des poids énormes avec ses dents, etc.

Lorsqu’elle entra dans ma chambre, la mère Major était en costume de travail, car en ordonnant à Bamboche de cramper en cerceau (c’est-à-dire, étant debout, de se renverser en arrière, pour que la tête allât presque toucher aux talons), cette femme répétait un exercice avec l’enfant.

Le costume de la géante se composait d’un maillot éraillé, rapiécé en vingt endroits, autrefois de couleur saumon ; ce vêtement dessinait ses jambes d’Hercule et ses genoux raboteux comme le nœud d’un chêne ; une manière de courte tunique, faite d’un restant de jupon noirâtre et graisseux, lui ceignait les reins, tandis qu’un vieux châle rouge, croisé sur sa poitrine monstrueuse, s’attachait derrière son dos. Enfin pour compléter son aspect viril, ses cheveux, noirs, épais, drus comme du crin, étaient coupés à la Titus.

Telle était la mère Major, lorsqu’elle m’apparut pour la première fois, tenant à la main un formidable martinet à plusieurs lanières.

— Arrive donc, mère Major, — dit la Levrasse à la femme géante ; — voici le petit Martin qui n’a pas de maman et qui en demande. N’est-ce pas que tu seras la sienne ?

— Un peu,… — répondit la mère Major de sa grosse voix.

Et, s’approchant de moi, elle me prit entre ses bras, comme elle eût pris un enfant au maillot, et me déposa debout près de la fenêtre, afin de m’examiner plus à son aise.

— Il faut pourtant qu’on le voie, ce petit nouveau, — dit-elle, — allons, mon fils, haut le nez, qu’on t’inspecte… Il est gentil, une fois débourré, ça sera leste comme un écureuil. Et ces bras… et ces jambes ? Voyons… si c’est souple… bon, bon, ça se désossera… ça se déjoindra.

En disant ces mots, la mère Major m’avait tordu les bras et les jambes en tous sens, en les faisant craquer dans leurs articulations, ce qui me causa une douleur affreuse, et je poussai des cris aigus en tâchant de me dégager.

— Tiens-toi donc, et tais-toi donc, on dirait que je t’écorche, — reprit la terrible femme.

Et, poursuivant son examen, elle ajouta, en me tâtant les reins :

— Et ce petit râble ?… Allons, allons, c’est tout tendre, ça ne demande qu’à se déboîter. Mais, tonnerre de Dieu ! tais-toi donc ou je t’époussette.

Et elle brandit le martinet.

Malgré cette menace et cette énergique recommandation de la mère Major, qui à ce moment m’ayant posé son énorme genou au milieu du dos, m’attirait d’une main si violemment en arrière en me saisissant par les épaules, que je crus avoir les reins brisés, je poussai de nouveau des cris de douleur.

— Petit Martin, petit Martin, si nous ne sommes pas sage, nous nous fâcherons, — me dit la Levrasse en me regardant de côté.

— Grâce… ayez pitié de moi, — disais-je en pleurant à la mère Major.

— Grâce… grâce… ils n’ont que cela à vous chanter sur toutes les ritournelles ; on leur apprend de bonne heure à travailler, on leur donne un état gratis et on dirait qu’on les étripe, — s’écria la mère Major avec une indignation courroucée ; puis, s’adressant à moi :

— Ah ça, est-ce que tu crois qu’on va te loger, te nourrir et t’habiller pour l’amour de Dieu ? Faut que tu gagnes ta vie… et tu la gagneras, tonnerre de Dieu ! tu la gagneras, t’es bien bâti, t’es jeune, t’es mince ; tu cramperas comme un autre, et mieux qu’un autre ; avant deux mois d’ici, moi je te réponds que tu feras la promenade turque et le saut du lapin comme un bijou, sans compter que tu marcheras sur les mains la tête en bas et les pieds en l’air, comme si tu t’étais toujours promené ainsi la canne à la main depuis ta naissance…

— Ce qui économisera ta chaussure, vu que tu ne portes pas de gants, petit Martin, — ajouta sentencieusement la Levrasse.

Je ne comprenais pas ce que l’on voulait faire de moi. Il me parut seulement que l’on ne me tuerait pas, puisque l’on parlait de certains exercices auxquels je devais me livrer dans deux mois. Je me rassurai un peu : d’ailleurs la mère Major, malgré sa grosse voix, sa moustache, sa carrure énorme, sa brusquerie et son martinet, m’inspirait peut-être encore moins d’effroi que le saltimbanque, et heureusement c’était elle qui devait se charger de mon éducation.

— Allons, mon fils — dit la mère Major, — venez baiser maman, soyons gentil, à demain ta première leçon ; aujourd’hui je te donne congé pour que tu aies le temps de faire connaissance avec Bamboche, un gamin de ton âge. Dans quelques jours vous aurez du sexe,… oui, gredins, une petite fille de votre âge ; c’est alors que vous ferez de fameuses parties… brigands.

Après quoi la mère Major me fit signe de la suivre, s’arrêta devant un escalier voûté qui descendait sans doute à la cave, et cria :

Bamboche, monte ici,… je te fais grâce en réjouissance du petit nouveau ;… vous pourrez vous amuser aujourd’hui dans la cour,… mais demain nous cramperons et raide… Ah ça, monteras-tu, Bamboche ?

L’enfant ne montait pas.

— Allons, reste au frais, si ça t’amuse… Et toi tu joueras tout seul, petit Martin… mais défie-toi de Bamboche… il est méchant et sournois en diable… Ah ! mais j’oubliais… pour t’encourager, faut que je montre les beaux habits que tu auras si tu travailles bien ; viens ici.

Et, la mère Major me conduisit dans une chambre, où se trouvait une énorme malle qu’elle ouvrit, et dont elle tira une vieille veste turque en velours rouge râpé, semé de paillettes ternies.

— Endosse-moi ça, petit Martin, bien, vois comme t’es beau !

La veste, deux fois trop longue pour ma taille, me faisait une redingote ; malgré mes angoisses, j’avoue que ce vêtement me parut splendide, éblouissant, et que malgré mes frayeurs l’espérance de porter quelque jour un si magnifique vêtement, me causa une certaine satisfaction.

— Quand, avec ça, tu seras orné d’un maillot couleur de chair, d’un caneçon à paillettes et de brodequins verts bordés de peau de chat, tu auras l’air d’un vrai chérubin, — ajouta la mère Major, — maintenant va trouver, si tu veux, Bamboche dans sa cave, sinon, joue dans la cour… je vous appellerai pour béqueter la pâtée.

La mère Major alla rejoindre la Levrasse, je restai seul dans une assez grande cour, entourée de hautes murailles délabrées, mais solidement fermée par une lourde porte. Sur cette cour s’ouvraient les fenêtres de la maison d’assez misérable apparence ; sous un hangar était une grande et longue voiture, qui servait sans doute aux pérégrinations de la Levrasse et de sa troupe, lorsqu’elle était au complet.

La hauteur des murs m’empêcha de voir si cette demeure attenait ou non à un bourg, à un village ou à d’autres habitations.

Abandonné à mes réflexions, je ne pensai qu’à cet enfant dont la mère Major venait de me parler, et dont j’avais entendu les cris. Si pénible que dût être ma nouvelle existence, elle ne pouvait guère être plus rude, plus misérable que par le passé, et d’ailleurs ne la partagerais-je pas avec un enfant de mon âge ? À cette seule pensée de trouver enfin un compagnon, un ami… la condition la plus dure me semblait supportable.

J’avais été jusqu’alors si malheureux dans mes tentatives d’affection, que la rencontre de Bamboche, dans les circonstances où elle se présentait, doublait de prix à mes yeux ; mon cœur, jusqu’alors si douloureusement oppressé, se dilata ; à mes angoisses succédèrent de vagues espérances. J’oubliai dans ce moment la frayeur où m’avait jeté l’attente de ces mystérieux exercices, auxquels j’étais condamné, et qui la nuit avaient arraché à Bamboche des cris si déchirants ; je ne songeai qu’à aller retrouver ce malheureux enfant : il souffrait, il était puni, je crus faire acte de bon compagnonnage, et me concilier son affection en allant à lui.

La mère Major m’avait indiqué la porte de la cave où il était renfermé, j’y courus aussitôt.

L’escalier voûté donnait sur la cour, je descendis quelques degrés encore couverts de neige, et j’arrivai à une sorte de palier, sur lequel s’ouvrait la porte de la cave. Mes yeux, familiarisés avec les ténèbres, que tranchait durement un rayon de vive lumière tombant par un étroit soupirail, je pus distinguer Bamboche accroupi dans un coin de la cave, ses coudes sur ses genoux, son menton appuyé dans le creux de ses deux mains.

Je fus d’abord frappé de l’éclat sauvage des grands yeux gris de cet enfant ; ils me semblaient d’autant plus énormes, que sa pâle figure était plus maigre ; il paraissait avoir de douze à treize ans ; sa taille était beaucoup plus élevée que la mienne ; ses joues creuses faisaient paraître ses pommettes très-saillantes, sa bouche aux coins abaissés, aux lèvres presque imperceptibles, lui donnait un air sardonique et méchant ; ses cheveux, noirs, rudes, coupés en brosse, étaient plantés très-bas et de telle sorte, qu’après avoir contourné le haut du visage, ils remontaient en pointe vers les tempes qu’ils découvraient entièrement ; la noire racine de cette chevelure se dessinait si bizarrement sur la mate pâleur du front, que, dans l’ombre, il paraissait armé de deux cornes blanches.

Bamboche portait une mauvaise blouse trouée ; ses pieds nus reposaient sur la terre humide de la cave ; à mon aspect, il resta muet et me jeta un regard surpris et farouche.

— Tu dois avoir bien froid et t’ennuyer dans cette cave, — lui dis-je doucement en m’approchant de lui, — veux-tu venir en haut ?

— F… moi la paix, je ne te connais pas, — me répondit brutalement Bamboche.

— Je ne te connais pas non plus, mais je dois comme toi rester ici avec la Levrasse. Cette nuit, quand on t’a battu, je t’ai entendu crier… cela m’a fait bien de la peine.

Bamboche se mit à rire, et répondit :

— Est-il couenne, ce petit N… de D…-là… ça lui fait de la peine quand on bat les autres…

Tel était le langage de cet enfant de douze ans… tel il fut durant notre conversation, dont je supprimerai les jurons et les blasphèmes qui l’accentuaient à chaque phrase.

Aussi affligé qu’étonné de la réponse de Bamboche, je repris doucement :

— Cela m’a fait du chagrin de savoir qu’on te battait ; si l’on me battait, moi… ça ne te ferait donc pas de peine ?

— Ça me ferait plaisir… je ne serais pas seul battu.

— Pourquoi m’en veux-tu ?… je ne t’ai jamais fait de mal.

— Ça m’est égal.

— Tu es donc méchant… toi ?

— Va-t’en !…

— Je t’en prie… écoute moi…

— Tiens !! tu en veux… empoigne !

Et Bamboche, dont je ne me défiais aucunement, s’élança avec l’agilité d’un chat ; plus robuste que moi, il me terrassa, puis d’une main me saisissant à la gorge, sans doute pour étouffer mes cris, de son autre main il me frappa au visage, à la poitrine, partout où il le put.

D’abord étourdi de cette brusque attaque, je n’essayai pas de me défendre, mais bientôt, excité par la douleur, par la colère que m’inspirait une si méchante action, je me dégageai des mains de Bamboche, je luttai, je lui rendis coup pour coup, je parvins même à renverser mon adversaire ; le tenant alors, malgré ses efforts, immobile sous mon genou, je ne voulus pas abuser de ma victoire, mais plus attristé qu’irrité de cette façon sauvage d’accueillir mes avances amicales, je lui dis :

— Pourquoi nous battre ? il vaut bien mieux être amis…

Et abandonnant l’avantage de ma position, je laissai à Bamboche la liberté de ses mouvements ; il en profita, se jeta sur moi avec une furie croissante, et me mordit si cruellement à la joue que mon visage s’ensanglanta.

La vue du sang changea la colère de Bamboche en frénésie ; ses yeux flamboyèrent de férocité, il ne me battit plus, s’étendit sur moi et déchira mon sarreau pour me mordre à la poitrine…

Je crus qu’il allait me tuer ;… je ne fis plus aucune résistance ; ni la peur, ni la lâcheté ne paralysaient mes forces, c’était un profond désespoir, causé par la gratuite méchanceté de cet enfant de mon âge, pour qui j’avais éprouvé une sympathie soudaine.

Je n’opposai plus aucune résistance ; ma douleur morale était si intense, que je ressentais à peine les morsures aiguës de Bamboche ; je ne me plaignais pas, je pleurais en silence…

Les caractères violents, vindicatifs, s’exaspèrent toujours dans la lutte ; cette excitation les enivre ; lorsqu’elle leur manque, souvent ils s’apaisent faute de résistance : il en fut ainsi de mon adversaire : il se releva, les lèvres couvertes de mon sang et me crut évanoui.

Le soupirail de la cave projetait assez de clarté pour que Bamboche distinguât parfaitement mes traits, lorsqu’il m’eut de nouveau renversé sous lui ; je le regardais fixement et sans colère… Il m’a dit depuis, que ce qui l’avait surtout frappé, c’était l’expression de résignation douce et triste, empreinte sur ma physionomie ; il n’y trouva ni haine, ni colère, ni frayeur… mais un chagrin profond…

— Tu as les yeux ouverts… tu ne te défends pas ! et tu pleures… — s’écria-t-il, — tiens… capon.

Et il me frappa de nouveau.

— Tue-moi, va… je ne t’en voudrai pas…

— Tu ne m’en voudras pas ?

— Non, et pourtant, si tu avais voulu… nous aurions été comme deux frères.

— Mais il est donc enragé ! ce petit-là, — s’écria Bamboche, dérouté par ma résignation qui l’impressionnait malgré lui, — plus on lui fait de mal, plus il vous parle doux…

— Je te parle doux, parce que je te plains.

— Me plaindre ?… toi que j’ai roué de coups, et mordu… c’est toi qui es à plaindre.

— Tu es à plaindre aussi de refuser mon amitié…

— Tiens, va-t’en, — me dit brusquement Bamboche de plus en plus étonné de ma résignation, — va-t’en, tu es comme était ma chienne Mica.

— Et cette chienne ?…

— Je l’avais trouvée ; je prenais sur ma ration pour la nourrir… afin d’avoir quelque chose à battre quand on m’avait battu ; j’avais beau lui faire du mal… jamais elle ne se revanchait… Quand je la faisais bien souffrir… elle n’osait pas seulement crier… elle claquait des dents de douleur… et puis, après… elle venait me lécher les mains et se coucher à mes pieds…

— Et à la fin, — dis-je ému de ces paroles, — à la fin… tu l’as aimée, cette pauvre bête.

— À la fin, voyant qu’il n’y avait rien à faire avec elle, je l’ai f…ichue à l’eau avec une pierre au cou…

— Cela valait mieux que de la tourmenter…

— Et je suis plus à plaindre que celle-là aussi peut-être ? — me dit Bamboche d’un air sardonique.

— Tu es plus à plaindre qu’elle… car tu l’as tuée… Voilà tout, maintenant tu es seul au lieu d’avoir toujours à ton côté une pauvre bête bien attachée, bien dévouée, qui t’aurait suivi partout, qui t’aurait défendu peut-être.

— Et que j’aurais battue comme plâtre.

— Tu l’aurais battue si tu avais voulu, mais elle serait tout de même venue après te lécher les mains et se coucher à tes pieds.

— La s… lâche… elle aurait fait comme toi.

— Vois, comme tu m’as mordu… vois, comme je saigne ! Est-ce que j’ai crié ? est-ce que je me suis plaint ? Un lâche, c’est celui qui crie et se plaint.

Bamboche fut touché de cette réponse, mais il tâcha de me cacher son émotion.

— Pourquoi ne t’es-tu pas défendu la seconde fois comme la première ? — me dit-il, — quoique plus petit, tu es aussi fort que moi… je l’ai bien senti…

— Parce que la première fois j’étais en colère… la seconde j’étais triste de ce que tu me voulais toujours du mal.

Les traits de Bamboche se détendaient : à une aveugle méchanceté succédait chez lui, sinon la sympathie, du moins une assez vive curiosité ; il me dit avec impatience, comme s’il cherchait à lutter contre des sentiments meilleurs qui s’éveillaient en lui :

— Puisque tu ne me connaissais pas… pourquoi voulais-tu être ami avec moi ?

— Je te l’ai dit, parce que je t’avais entendu crier cette nuit, parce que tu étais de mon âge, parce que tu étais malheureux comme moi… et peut-être comme moi… sans père ni mère.

À ces mots, la figure de mon compagnon s’assombrit, s’attrista ; il baissa la tête, et poussa un profond soupir.




CHAPITRE V.


le bûcheron de route.


Bamboche continuant de garder le silence, je réitérai ma question.

— Comme moi, — lui dis-je, — tu n’as peut-être plus ni ton père ni ta mère ?

— Je n’ai pas connu ma mère, — me répondit-il brusquement, mais d’un ton moins sardonique et moins âpre.

— Et ton père ?

— Mon père était bûcheron de route.

— Bûcheron de route ?

— Oui, il voyageait, et il s’arrêtait quand il rencontrait des endroits on abattait des bois ; alors nous faisions une cabane dans la forêt avec de la terre et des fagots, et nous restions là tout le temps de l’abattage.

— Tu travaillais donc déjà avec ton père ?

— Je l’aidais comme je pouvais, je rangeais le bois qu’il mettait bas.

— Et ton père, où est-il maintenant ?

— Dans la forêt, — me répondit Bamboche avec un sourire sinistre.

— Dans la forêt ?

— Oui, un jour il s’est quasi abattu la jambe d’un grand coup de cognée, il a tombé… le sang sortait de sa jambe comme par un robinet, et sautait à dix pas.

— Ah ! mon Dieu !

— Moi, j’avais peur, je pleurais, je criais, — dit Bamboche d’une voix émue, — j’appelais au secours de toutes mes forces.

— Hélas ! je le crois bien.

— Mon père, lui, tenait sa jambe serrée entre ses deux mains pour empêcher le sang de couler, mais ça coulait tout de même à travers ses doigts, et il me disait : petit, arrache de la mousse… apporte-m’en… vite… vite ; moi j’en arrachais tant que je pouvais et je l’apportais à mon père qui la tamponnait bien serré sur sa blessure ;… mais presque tout de suite la mousse devenait rouge…

— Le sang ne s’arrêtait pas ?

— Non… alors mon père m’a dit ; petit, apporte de la terre… humide… ça arrêtera peut-être le sang mieux que la mousse.

— Eh bien ?…

— La terre devenait tout de suite rouge comme la mousse, et puis la voix de mon père commençait à faiblir.

— On ne pouvait donc avoir de secours nulle part ?

— Des secours !… — et Bamboche haussa les épaules. — Mon père me dit : — Petit, cours au grand carrefour qu’on a coupé à blanc ; il y a un laboureur qui défriche à la charrue, je l’ai vu ce matin ; tu lui demanderas de l’aide… J’y cours. — Mon père vient de s’abattre à moitié la jambe, et il demande de l’aide, — dis-je au laboureur ; — le village est-il loin ? — Hélas ! mon Dieu, mon cher petit, est-ce qu’il y a des chirurgiens dans les villages ?… on y est trop pauvre… c’est bon pour les gros bourgs, et le plus proche est à quatre lieues d’ici. — Mais vous, venez au secours de mon père. — J’y connais rien aux blessures, je ne suis pas berger… moi… me répond le laboureur, — et puis, je peux pas quitter mes chevaux ; ils se mangeraient, briseraient tout, et mon maître me chasserait. — Enfin, je prie tant le laboureur qu’il vient ; mais il n’avait pas fait dix pas avec moi, que voilà ses chevaux qui commencent à se mordre… à se battre. — Tu vois bien, — me dit-il, — je ne peux pas aller avec toi. — Et il court à ses chevaux ; moi, je retourne auprès de mon père…

— Quel malheur !

— Quand je suis arrivé près de lui, il était toujours à la même place, courbé en deux, tenant à deux mains sa jambe, au milieu d’une mare de sang. En me voyant, mon père s’est redressé ; il avait le front en sueur, le visage tout blanc, les lèvres violettes. — Il n’y a de secours qu’au bourg, et c’est à quatre lieues d’ici, — lui dis-je ; — le laboureur venait ; mais ses chevaux se sont battus, il a été forcé de retourner à eux. Comment faire, mon père ? comment faire ? — Comme je fais, petit, perdre tout mon sang, — me répondit-il d’une voix si basse, si basse, qu’à peine je l’entendais ; — les chirurgiens… les secours… c’est bon pour les gens des villes… Pour nous autres… tiens… petit, les voilà, ceux qui viennent à notre aide quand nous mourons. — Et il me montra une volée de corbeaux qui passaient au-dessus de la forêt ; alors mon père, faisant effort pour se redresser sur son séant, a ôté ses mains d’autour de sa jambe ; elles étaient toutes rouges ; il m’a tendu les bras en me disant : — Embrasse-moi, pauvre petit… Tu travaillais déjà bien pour tes forces… Qu’est-ce que tu vas devenir ? mon dieu !… qu’est-ce que tu vas devenir ?… Et puis mon père a voulu encore me parler ; mais le hoquet l’a pris… il a retombé sur le dos… et il est mort.

En prononçant ces derniers mots, Bamboche mit ses deux mains sur ses yeux et pleura.

Je pleurai comme lui ; il m’inspirait une compassion profonde ; je le trouvais bien plus à plaindre que moi… Il avait vu mourir son père sans pouvoir lui porter aucun secours.

— Et alors, qu’est-ce que tu es devenu ? — demandai-je à Bamboche, après un moment de silence.

— Je suis resté auprès du corps à pleurer, et puis, la nuit est venue ; de fatigue, je me suis endormi… Au jour, j’avais grand froid ; le corps de mon père était déjà raide, dans sa blouse blanche, tachée de sang. Je retournai au carrefour de la forêt, pour y trouver le laboureur de la veille, lui dire que mon père était mort, et qu’on vienne l’enterrer. Le laboureur n’y était pas ; il n’y avait que sa charrue… Comme il ne venait pas, j’ai retourné à notre cabane, bien loin du carrefour. J’ai pris un morceau de pain, car j’avais faim, et je suis revenu auprès du corps de mon père. Les corbeaux s’étaient déjà abattus sur lui, et déchiquetaient sa figure.

— Ah ! mon Dieu ! — m’écriai-je en frissonnant.

— Avec une gaule, je les chassais, mais ils ne s’en allaient pas loin, restaient autour de l’endroit, tournoyaient au-dessus du corps en croassant et venaient tout proche se percher dans les branches ; voyant ça, j’ai pris la cognée de mon père, c’est au plus si je pouvais la manier. J’ai tâché de creuser un trou pour enterrer le corps ; je n’ai pas pu : c’était toutes roches et racines. J’ai été plus loin, c’était moins dur, mais je n’avais pas de force, je n’avançais pas, et pendant que j’étais à l’ouvrage, les corbeaux, qui me voyaient éloigné, recommençaient à s’abattre sur le corps de mon père et à le déchiqueter. La nuit venait, j’ai traîné deux bourrées[11] en long de chaque côté du corps, et puis d’autres en travers, et par-dessus je les ai maintenu avec les plus grosses branches d’arbres que j’ai pu remuer ; j’ai encore mis des pierres par-dessus ; et puis j’ai emporté le bonnet et le bissac de mon père, son couteau aussi ; la cognée était trop lourde, ses sabots trop grands, je les ai laissés. J’ai ensuite retourné à notre cabane prendre ce qui nous restait de pain, et j’ai marché, marché, jusqu’à ce que j’aie trouvé une route.

— Et quand tu as rencontré quelqu’un, est-ce que tu n’as pas dit que ton père était mort, et qu’il fallait venir l’enterrer, pour qu’il ne soit pas mangé par les corbeaux ?

Bamboche partit d’un éclat de rire sauvage et s’écria :

— On se fichait pas mal que mon père, crevé sans secours comme une bête dans les bois, ait été mangé par les corbeaux… on se moque pas mal les uns des autres, et comme me disait le cul-de-jatte, un vieux brigand de mendiant avec qui j’ai mendié, il n’y a que les loups qu’on ne mange pas ; faut être louveteau, mon gars… en attendant que tu sois loup…

— Et ton père… t’aimait bien ? — demandai-je à Bamboche, espérant le ramener à des pensées plus douces.

— Oui, — répondit-il en redevenant triste au lieu de se montrer sardonique, — oui… c’est pas lui qui m’aurait jamais battu… il ne me faisait travailler au bois que suivant mes forces, qui n’étaient pas grandes, car je n’avais guères que huit ans. S’il pleuvait, il mettait son tablier de cuir sur mon dos, ou me faisait un abri avec des bourrées ; si le samedi nous nous trouvions à court de pain, il n’avait jamais faim… lui. Le dimanche, dans les beaux temps, il me dénichait des nids dans la forêt, ou bien nous faisions la chasse aux écureuils ; s’il pleuvait, nous restions dans notre cabane et il me taillait de petites charrettes avec son couteau pour m’amuser ; d’autres fois il me chantait des complaintes. Quand je pense à ce temps-là, vois-tu… j’ai du chagrin…

— Parce que tu regrettes le temps où quelqu’un t’aimait, — m’écriai-je avec attendrissement, — tu vois bien que c’est bon d’être aimé… à défaut d’un père… d’un frère… laisse-moi être ce frère…

Bamboche resta silencieux ; je me hasardai à lui prendre la main, il ne la retira pas d’abord, puis faisant un brusque mouvement pour s’éloigner de moi, il dit :

— Bah !… c’est des bêtises… les loups n’ont pas d’amis, je serai loup, comme disait le cul-de-jatte.

N’osant pas insister davantage cette fois, de peur d’irriter de nouveau Bamboche, je repris :

— Et quand tu as été sur la grande route après la mort de ton père… qu’est-ce que tu es devenu ?

— Quand j’ai eu fini de manger le pain qu’il y avait dans le bissac, j’ai entré dans une belle maison de la route pour en redemander, disant que mon père était mort dans les bois ; un gros Monsieur qui avait un foulard sur la tête et qui déjeunait sous une treille où il y avait beaucoup de roses, m’a dit d’une voix dure : — Je ne donne jamais l’aumône aux vagabonds ; va travailler, paresseux. — Mon père est mort, je n’ai pas d’ouvrage. — Est-ce que je suis chargé de t’en procurer… de l’ouvrage, moi, va-t’en, tes guenilles puent à faire vomir. — Mon bon Monsieur… — Ici, Castor… — dit le gros homme en appelant un grand chien, qui accourait du fond du jardin, — kis… kis… mords-le… — D’abord je me suis sauvé, et puis après je suis revenu en me cachant le long d’une haie auprès de la belle maison ; j’ai ramassé des pierres et j’ai cassé deux carreaux… c’était sa tête que j’aurais dû casser… à ce brigand-là qui, au lieu de me donner un morceau de pain, voulait me faire mordre par son chien, — dit Bamboche, qui ressentait encore une haineuse rancune, — oh ! je n’oublierai jamais ça… C’est bon… c’est bon, — ajouta-t-il avec un courroux concentré.

— Qu’est-ce que ça lui aurait fait, de le donner un peu de pain, à ce Monsieur ; il était donc bien méchant ?

— Les riches,… c’est tous brigands, ils ne donnent que ce qu’on leur prend, — disait le cul-de-jatte. — Et il avait raison, — reprit Bamboche.

— Alors, comment as-tu fait, quand tu n’as plus eu de pain et qu’on t’en a refusé.

— C’était l’automne, il y avait des pommes aux arbres, j’en ai abattu, et j’en ai mangé tant que j’ai pu.

— Et le vieux mendiant dont tu m’as parlé ?

— Un jour je dormais dans un bas-fond, le long d’une haie, pas loin d’une route, j’entends du bruit, je me réveille, je regarde à travers la haie, c’était un cul-de-jatte, les jambes en sautoir ; il s’approchait en marchant sur les mains qu’il avait fourrées dans des sabots en guise de gants ; il s’assoit, délicote les sangles qui lui attachaient les jambes autour du cou, se les détire, se met debout, et commence à piétiner, à sauter, à danser pour se dégourdir ; il n’était pas plus cul-de-jatte que moi.

— Pourquoi donc faisait-il comme s’il l’était, alors ?

— Pour tromper le monde donc, et attraper des aumônes… En allant et venant le long de la haie, il m’a vu ;… alors colère d’être surpris, il a pris un de ses sabots à la main, a traversé la haie et m’a dit : — Si tu as le malheur de dire que tu m’as vu et que je ne suis pas cul-de-jatte, je te rattraperai et je te crèverai la tête à coups de sabots. — J’ai eu peur, j’ai pleuré ; dans ce temps-là, j’étais couenne comme toi… Je pleurais.

— À qui voulez-vous que je dise que vous n’êtes pas cul-de-jatte ? que j’ai répondu à l’homme. — À tes parents, si tu es du pays. — Je ne suis pas du pays et je n’ai pas de parents. — Comment vis-tu ?

— Tiens, — dis-je à Bamboche en l’interrompant, — c’est à-peu-près comme cela que j’ai rencontré la Levrasse.

— T’as fait une belle trouvaille ce jour-là, — me dit Bamboche, — et il continua.

— Comment vis-tu ? — me demanda le mendiant. — Je couche dans les champs et je mange des pommes et du raisin quand j’en trouve. — Veux-tu mendier avec moi ? Ça m’embête d’être cul-de-jatte, ça me donne des crampes aux jambes et des cors aux mains ; pour changer, je veux me faire aveugle, tu seras mon fils, tu me conduiras, nous gagnerons gros et tu licheras bien. — J’ai consenti à aller avec le cul-de-jatte ; nous avons attendu la nuit, et puis nous avons marché, marché pour quitter le pays où il passait pour cul-de-jatte ; le lendemain nous avons commencé à mendier, lui comme aveugle, moi comme son fils.

— Et il était méchant pour toi ?

— Quand les aumônes ne venaient pas, il disait que c’était de ma faute et le soir il me rouait de coups.

— Et tu ne quittais pas un si méchant maître ?

— Je l’haïssais, mais je ne le quittais pas ; où est-ce que je serais allé ? Au moins avec lui j’étais à-peu-près sûr de manger ; et puis il m’apprenait des choses… des choses…

— Quoi donc ?

— Eh bien ! il m’apprenait la vie qu’il faut mener pour ne pas être enfoncé !

Je regardai Bamboche, je ne comprenais pas.

— Est-il bête, ce petit-là ! — dit-il avec dédain.

Puis il ajouta comme par condescendance pour ma naïveté :

— Le cul-de-jatte m’apprenait qu’il n’y a que les loups qu’on ne mange pas, et qu’il faut être loup,… que si un plus fort que vous, vous fait du mal, il faut vous revancher sur un plus faible ; — que personne ne se soucie de vous, qu’il ne faut se soucier de personne ;… qu’on peut tout faire pourvu qu’on ne se laisse pas prendre ;… que les honnêtes gens sont des serins et les riches des brigands ;… qu’il n’y a que les imbéciles qui travaillent, et qu’ils en sont récompensés en crevant de faim.

— Ton père… ne croyait pas cela, ne te disait pas cela, lui ? n’est-ce pas ?

— Mon père travaillait comme un cheval, et il est mort faute de secours, à demi mangé par les corbeaux ; je ne demandais qu’un morceau de pain et à travailler… et on m’a chassé en voulant me faire mordre par un chien, — me répondit Bamboche avec un éclat de rire amer ; — le cul-de-jatte ne faisait rien, lui, que se promener, que tromper tout le monde, et il ne manquait de rien… Nous faisions souvent des fameux soupers… avec les aumônes du jour… Tu le vois bien, le cul-de-jatte avait raison.

À mon tour, très-embarrassé de répondre à Bamboche, je me tus.

Il continua comme s’il se fût complu dans ces souvenirs.

— Et puis il me parlait des femmes ! — dit Bamboche, dont les yeux étincelèrent d’une ardeur précoce.

— Des femmes ? — lui dis-je avec une surprise naïve.

— Eh ! oui, de ses maîtresses, qu’il battait et qui lui donnaient de l’argent.

Je ne comprenais pas, et de crainte de m’attirer encore les moqueries de mon compagnon, je lui dis :

— Et à la fin… tu l’as quitté… le mendiant ?

— On nous a arrêtés tous les deux.

— Qui ça ?

— Les gendarmes.

— Et pourquoi ?

— On l’a dit au cul-de-jatte… à moi pas ; on nous a renfermés dans une grange ; on devait le lendemain nous conduire à la ville ; la nuit, en me réveillant, j’ai vu le cul-de-jatte qui perçait le mur pour se sauver sans moi, je lui ai dit que s’il ne m’emmenait pas avec lui, j’allais crier ; il a eu peur, je l’ai aidé, nous nous sommes enfuis… Une fois loin, il m’a dit : — Toi, tu me gênes, tu me ferais reconnaître, — et il m’a donné un grand coup de bâton sur la tête ; je suis tombé du coup sans connaissance, j’ai cru que j’étais mort, mais j’ai la caboche dure, j’en suis revenu. Quand j’ai été tout seul, j’ai encore mendié le long des routes et à la porte des postes aux chevaux ; je faisais la roue devant les voitures, j’attrapais quelques sous et finalement je n’étais jamais plus d’un jour sans manger. Il y a un an, j’ai rencontré la Levrasse avec son monde et son fourgon ; je faisais la roue devant lui pour qu’il me donnât un sou ; il a trouvé que j’étais leste, il m’a demandé, si j’avais des parents.

— Comme à moi.

— Je lui ai dit que je n’avais pas de parents, et que je mendiais. Il m’a dit que, si je voulais, il m’apprendrait un bon état, me donnerait de beaux habits, bien à manger, quelques sous pour moi et qu’au lieu d’aller à pied, j’irais en voiture… J’ai accepté… il m’a fait monter dans sa voiture, m’a dit que je m’appellerais Bamboche au lieu de Pierre. Depuis j’ai resté avec lui,… et j’y resterai jusqu’à ce que…

Bamboche s’interrompit.

— Jusqu’à quand resteras-tu avec lui ?

— Ça me regarde, — répondit Bamboche d’un air sombre et pensif.

— Mais cet état que la Levrasse devait t’apprendre ?

— Voilà un an que je l’apprends… Tu l’apprendras aussi… tu verras ce que c’est.

— Qu’est-ce qu’on a donc à faire ?

— Des tours de force pour amuser le monde.

— Pour amuser le monde ?

— Oui, dans les foires.

Je regardai Bamboche avec surprise.

— Eh oui… j’ai déjà travaillé en public, la mère Major me tenait par les pieds, j’avais la tête en bas, les bras croisés et je ramassais une pièce de deux sous avec mes dents, ou bien elle m’attachait une jambe à mon cou, et je pirouettais sur l’autre jambe… et d’autres tours encore…

— C’est ça qu’on veut m’apprendre ? — m’écriai-je avec frayeur.

— Oui, et ça se montre à grands coups de martinet et en vous déboîtant les os ; tes cris m’éveilleront plus d’une fois comme les miens t’ont éveillé cette nuit, — dit Bamboche avec un sourire cruel.

— Ah, mon Dieu ! comme tu as dû souffrir !

— Pas trop dans les commencements, car la mère Major m’apprenait l’état, mais tout doucement, et sans me battre ; elle m’habillait bien et me donnait des friandises en cachette de la Levrasse… Et quand nous avons travaillé en public, elle m’aidait et me rendait les tours bien plus faciles ; mais maintenant la grosse truie me laisse en guenilles, me met au pain et à l’eau plus souvent qu’à mon tour, et me roue de coups pour un rien ; il faut que j’apprenne en huit jours les tours les plus difficiles… et elle m’assomme parce que, quand j’ai la tête en bas très-long-temps, moi… le sang m’étouffe.

— Et pourquoi la mère Major, si bonne autrefois pour toi, est-elle maintenant si méchante ?

— Tiens, parce qu’autrefois j’étais son amant, et que maintenant je ne veux plus l’être, me répondit Bamboche avec une fatuité dédaigneuse.

Pour la troisième fois je ne compris pas Bamboche, et dans ma candeur étonnée, je lui dis :

— Comment ? son amant ? Qu’est-ce que c’est ?

Mon nouvel ami partit d’un grand éclat de rire, et me répondit :

— Tu ne sais pas ce que c’est que d’être l’amant d’une femme… Es-tu serin… à ton âge !

(J’avais environ onze ans, Bamboche devait avoir une ou deux années de plus que moi.)

— Non, — lui dis-je, tout confus de mon ignorance.

Alors, avec une assurance incroyable et un ton de supériorité railleuse, Bamboche, sans ménagement ni scrupules, éclaira mon innocence enfantine, et me raconta comment la mère Major l’avait séduit.

À cette époque, presque sans notion du bien et du mal, je n’étais et ne pouvais pas être frappé de ce qu’il y avait de repoussant, d’horrible dans la monstrueuse dépravation de cette mégère ; aussi, la cynique révélation de Bamboche ne me fit éprouver qu’un assez grand étonnement, accompagné de cette sorte de honte que cause la peur du ridicule ; car je rougissais beaucoup d’être resté si long-temps ignorant.

— Et pourquoi maintenant ne veux-tu plus être l’amant de la mère Major ? — lui dis-je tout troublé par cette révélation inattendue.

Bamboche ne me répondit pas d’abord…

Il garda quelques moments le silence ; puis, obéissant à ce besoin d’expansion naturel aux amoureux de tous les âges, et songeant pour la première fois (il me l’a depuis avoué) qu’un ami devenait un confident obligé, cédant aussi à un sentiment de sympathie aussi inexplicable qu’involontaire, que je lui avais soudain inspiré, il me dit, avec autant d’émotion que de sincérité :

— Écoute… quand tu es venu, j’ai eu plaisir à te faire du mal, parce que depuis long-temps on m’en fait… tu t’es bravement défendu… tu m’as mis sous tes genoux, ça m’a rendu plus méchant encore… à ce moment-là, vois-tu, je t’aurais étranglé ; mais après, quand je t’ai vu sans chercher à te défendre, pleurer, non des coups que je te donnais… mais de ce que je ne voulais pas être ami avec toi, dam… ça m’a fait un effet tout drôle… tout tendre ;… je me suis senti le cœur gros comme je ne l’avais pas eu depuis la mort de mon père… et je ne sais pas comment m’est venue tout de suite l’envie de te parler de lui, et de te raconter mon histoire… que je n’avais dit à personne… aussi maintenant, si tu veux être ami avec moi…

Et comme, dans un mouvement de joie indicible, j’allais me jeter au cou de Bamboche, il arrêta mon transport, et me dit :

— Un instant, si nous sommes amis… je serai le maître.

— Tu seras le maître…

— Tu feras ce que voudrai.

— Tout ce que tu voudras…

— Si on me fait du mal… tu me revancheras…

— Sois tranquille, j’ai du cœur.

— Tu me diras tout ce que diront la Levrasse et la mère Major.

— Tout.

— Tu ne me cacheras rien de ce que tu penses.

— Rien… ni toi non plus.

— Ce que je veux que tu fasses pour moi, je le ferai pour toi, — s’écria vivement Bamboche, — sauf que je tiens à être le maître, parce que c’est mon genre ; je te dirai tout, tu me diras tout, je te revancherai comme tu me revancheras… et nous comploterons toujours ensemble. Ça va-t-il ?

— Ça va… et de bon cœur… — m’écriai-je tout heureux, tout fier d’être, après tant de peines, arrivé à mes fins, et de posséder un ami.

— Maintenant, — reprit Bamboche avec une précipitation qui me prouva combien il était ravi d’avoir trouvé un confident, — il faut que je te dise de qui je suis amoureux.

— Ce n’est donc plus de la mère Major ? — lui dis-je avec un nouvel étonnement.

Bamboche haussa les épaules.

— Tu seras donc toujours serin ? — me dit-il.

Puis il ajouta d’un ton d’affectueuse compassion.

— Je vois que j’aurai du mal à te délurer… mais je serai pour toi, ce que le cul-de-jatte a été pour moi.

— Merci, Bamboche, — lui dis-je, pénétré de reconnaissance, — mais de qui es-tu donc amoureux, puisque tu ne l’es plus de la mère Major ?

— Je vais te le dire, — me répondit Bamboche.

Et j’attendis ce récit avec une vive curiosité.




CHAPITRE VI.


l’amour de bamboche.


Lorsque Bamboche prononça ces mots : Je vais te dire de qui je suis amoureux, ses grands yeux gris brillèrent d’un ardent éclat ; son teint pâle se colora légèrement ; sa figure qui jusqu’alors m’avait paru dure et sardonique, prit une expression de douceur passionnée, il devint presque beau.

— Lorsque je suis arrivé dans la troupe, — me dit-il, — elle se composait d’un pître[12] et d’un Albinos qui avalait des lames de sabres, et d’une petite fille de dix ans, très-laide, maigre comme un clou, et noire comme un crapaud, qui dansait, qui jouait de la guitare et qui ne travaillait pas mal dans ses tours avec la mère Major, mais comme cette petite avait, dans ses exercices, toujours le cou, les bras et les jambes nus, et qu’elle était chétive de santé, elle grelottait constamment, et toussait d’une toux sèche. On la faisait cent fois trop chanter et trop cramper, vu son âge et sa faiblesse ; ça la tuait petit à petit. C’était d’ailleurs un vrai mouton pour la douceur, et serviable autant qu’elle pouvait. Une fois ses exercices finis, elle se mettait dans son coin, ne parlait presque pas, et ne riait jamais ; elle avait de petits yeux bleus doux et tristes, et malgré sa laideur, on aimait à la regarder. La mère Major qui, je crois bien, en était devenue jalouse à cause de moi, redoubla de méchanceté contre elle depuis mon entrée dans la troupe, tant et si bien que la petite est tombée tout-à-fait malade, et qu’elle est morte dans une de nos tournées. Je ne sais pas d’où elle venait ni comment la Levrasse l’avait amenée dans la troupe.

— Pauvre petite fille ! — dis-je à Bamboche, — je croyais que c’était d’elle que tu étais amoureux.

— Non, non, tu vas voir. La Levrasse lui avait donné le nom de Basquine comme il m’a donné le nom de Bamboche. Quand elle a été morte, il a dit à la mère Major : — « Faut trouver une autre Basquine, mais plus gentille, une fillette de cet âge-là, ça fait toujours bien dans une troupe, surtout quand la petite est gentille et qu’elle chante des polissonneries pour allumer les jobards. — T’as raison, — répond la mère Major, — faut trouver une autre Basquine ; » — il y a deux mois, à la fin de la saison de nos exercices, la troupe était toute démanchée ; l’Albinos avait avalé de travers une lame de sabre et était entré à l’hospice, et notre Pître nous avait quitté pour entrer au séminaire.

— Au séminaire ?

— Oui, une maison où on apprend à être curé ; c’est dommage, car il n’y avait pas une plus fameuse blague que Giroflée !

— Qui ça, Giroflée ?

— Notre Pître donc, notre paillasse. Avec ça, naturellement les cheveux carotte-foncé, économie de perruque à queue rouge. Il ne restait plus de la troupe que la mère Major, moi et la Levrasse ; le mauvais temps venait, c’était fini de la crampe pour l’année ; nous revenions ici, où la Levrasse passe l’hiver, lorsqu’un soir, après notre journée de marche, nous nous arrêtons pour passer la nuit dans un bourg ; il y avait quelque chose à raccommoder à la voiture, la Levrasse la conduit chez un charron, et il revient à l’auberge l’air tout content. « — J’ai notre affaire, — qu’il dit à la mère Major, — j’ai trouvé une Basquine. — Bah ! et où çà ? — Chez le charron, il a onze enfants, dont six filles ; l’aîné de cette marmaille est un garçon de quatorze ans, tout ça crève la faim, une vraie famine, sans compter que la mère est infirme ; mais, sais-tu ce que j’ai vu au milieu de cette potée d’enfants ? une petite fille de dix ans, un amour !… un trésor !… des cheveux blonds superbes et tout bouclés, des yeux noirs longs comme le doigt, une bouche comme une cerise, une petite taille mince et droite comme un jonc, et avec ça une petite mine futée, et de la gentillesse… de la gentillesse à en revendre. Elle est bien un peu pâlotte, parce qu’elle meurt de faim comme le reste de la famille, mais avec de la viande et du lait elle deviendra rose et blanc. Je la vois d’ici avec une jupe rouge à paillettes d’argent, faisant ses grâces au haut de la pyramide humaine, ou chantant de sa jolie petite voix d’enfant des polissonneries comme : Mon ami Vincent ou la Mère Arsouille[13], ça nous fera pleuvoir autant de pièces blanches que notre autre Basquine, avec sa frimousse mauricaude et poitrinaire, nous a fait pleuvoir de gros sous pendant sa vie. — Mais comment l’avoir, cette petite ? — demanda la mère Major à la Levrasse. — Attends donc, j’ai dit au charron : Mon digne homme, vous et votre famille vous crevez la faim, la soif et le froid. — C’est la vérité, — m’a répondu le pataud d’un ton geigneux, — onze enfants en bas âge et une femme au lit, c’est plus qu’un homme ne peut porter, je n’ai que deux bras, et j’ai douze bouches à nourrir. — Voulez-vous n’avoir plus que onze bouches à nourrir, mon brave homme ? — Le pataud me regarda d’un air ébahi. — Oui, je me charge de l’aînée de vos filles, tenez, de cette blondinette qui nous regarde de tous ses grands yeux, je l’emmène ; vous me la laisserez jusqu’à dix-huit ans, et je lui apprendrai un bon état. — Jeannette, — s’écria le pataud les larmes aux yeux, — mon petit trésor, le quitter, je n’ai que ça de joie, jamais. — Allons, bonhomme, soyez raisonnable, ça sera une bouche de moins à remplir. — Je ne sais pas, si je vous donnerais un autre de mes enfants, ça serait à grand’peine. Pourtant… notre misère est si grande… ça serait pour son bien ; mais Jeannette ! Jeannette !! oh, jamais ! — Quant à prendre un autre, des enfants, au lieu de la blondinette, — dit la Levrasse à la mère Major, — merci du cadeau : figure-toi une couvée de petits hiboux ; je ne sais pas comment diable cette jolie petite fauvette a pu éclore dans ce vilain nid. Aussi : — non, Jeannette et pas d’autre, — dis-je au charron, — et bien mieux, mon brave, je vous donne comptant cent francs en bons écus, mais vous me laisserez Jeannette jusqu’à vingt ans. — Cent francs, — reprit le pataud de charron, — cent francs… — Et il n’en revenait pas, pour sa misère c’était un trésor… À sa bête de face ébahie, je m’attendais à ce qu’il allait me lâcher Jeannette, car il l’appelle, la prend dans ses bras, baise et rebaise sa petite tête blonde, la mange de caresses, pleure comme un veau… mais, bah ! voilà-t-il pas l’animal qui me dit en sanglotant : — Allez-vous-en, Monsieur, allez-vous-en, je garde Jeannette… si nous mourons de faim, eh bien ! nous mourrons de faim, mais elle ne me quittera pas. — Alors, tu ne l’as donc pas, cette petite Basquine ? — dit à la Levrasse la mère Major, qui n’en était pas fâchée par jalousie, — ajouta Bamboche en manière de parenthèse. — Attends donc la fin, — reprend la Levrasse, je dis au charron, — écoutez, mon brave : je ne veux pas abuser de votre position ; réfléchissez, je vous donne jusqu’à demain midi ; ce n’est plus cent francs, mais trois cents francs que je vous offre pour Jeannette ; vous me trouverez demain jusqu’à midi à l’auberge du Grand-Cerf, et, plus tard, si vous vous ravisez, vous pourrez m’écrire à l’adresse que je vous laisse. — Là-dessus j’ai quitté le charron, et je suis sûr qu’il m’arrivera demain matin, au chant du coq, avec sa blondinette. »

— Eh bien ! est-il venu ? — demandai-je à Bamboche.

— Non ; mais moi, qui en faisant semblant de dormir avais entendu la Levrasse dire à la mère Major tout ce que je viens de te raconter, curieux de voir la nouvelle Basquine, je me lève de grand matin, je sors de l’auberge, je demande l’adresse du charron, j’y cours… et…

Le récit de Bamboche fut interrompu par la grosse voix de la mère Major, qui cria du haut de la porte de l’escalier de la cave :

— Ohé ! Martin… Bamboche… à la pâtée !!

— On nous appelle, — me dit précipitamment mon nouvel ami, — je te dirai le reste une autre fois ; mais arrivé chez le charron, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu de Jeannette, m’a rendu si amoureux d’elle… si amoureux !! que, depuis ce jour-là, je ne fais plus qu’y penser. Son père n’a pas voulu la donner cette fois-là ;… mais, il y a huit jours, j’ai entendu la Levrasse dire à la mère Major que le charron venait de lui écrire… et que dès qu’un homme poisson qu’il attend serait arrivé ici, nous partirions, et que nous passerions par le bourg du charron, pour prendre avec nous Jeannette, la nouvelle Basquine.

— Mais, tonnerre de Dieu !… vous êtes donc sourds ?… — cria de nouveau la mère Major. — Faut-il que je descende ?… crapauds ?

— Nous voilà ! Madame, nous voilà ! — m’écriai-je. Puis, me jetant au cou de Bamboche, je lui dis avec effusion :

— Nous sommes amis… n’est-ce-pas… et pour toujours ?

— Oui, amis… — me répondit Bamboche, en répondant cordialement à mon étreinte, — bien amis… et pour toujours.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et voilà d’où date mon amitié pour Bamboche.

Quelques semaines plus tard je connus Basquine.

Personnages étranges, presque inexplicables, que j’ai toujours aimés autant qu’ils m’ont aimés, et que durant le cours de ma vie, non moins aventureuse que la leur, je devais rencontrer tant de fois dans des circonstances si diverses.




CHAPITRE VII.


martin à un roi.


À cet endroit du manuscrit était ajoutée une note marginale ainsi conçue et adressée par Martin au roi dont nous avons parlé :

Septembre 1845.

Si puérile que vous semble peut-être, Sire, l’histoire de ces premières années d’un pauvre enfant abandonné, veuillez réfléchir, et vous reconnaîtrez peut-être que ce récit touche aux plus graves questions sociales.

Le maçon, dont tout enfant j’étais le manœuvre, s’enivrait.

Pourquoi s’enivrait-il ?

Afin d’échapper, de temps à autre, par l’ivresse, à la pensée présente et à venir d’une vie trop pénible.

Par une singulière exception, cet homme poétisait un vice odieux… Oui, bien odieux, mais non plus odieux que les causes qui l’engendrent et qui le rendent fréquemment inévitable.

Parmi les causes nombreuses et diverses de ce vice, deux sont toutes-puissantes :

Oublier parfois une vie de privations et de fatigues incessantes.

S’étourdir sur les souffrances et sur les besoins, sans cesse renaissants, d’une famille exténuée, que le salaire insuffisant du prolétaire ne peut soutenir.

Sans doute il est, parmi les prolétaires, plus d’un homme assez fort, assez courageux, assez résigné pour contempler, sans jamais fermer les yeux, cette infinie et sombre perspective de jours, de mois, d’années, où, désespérant de tout repos, de tout bien-être pour son vieil âge, il se voit travaillant, et travaillant sans cesse,… en attendant une mort misérable, fin misérable d’une vie misérable !

Sans doute il est, parmi les prolétaires, des hommes plus stoïques encore.

L’un, après douze heures d’un travail écrasant, rentre chaque soir au logis, demeure sombre, étouffante, infecte ; il a acheté, de son salaire insuffisant, un pain insuffisant pour sa famille affamée ; lui aussi est affamé par sa fatigue quotidienne, sa femme aussi est affamée par le pénible allaitement du dernier né, à qui elle donne un sein tari ; mais l’insuffisante nourriture est presque tout entière abandonnée aux enfants, hâves, décharnés.

Et pourtant, durant leur insomnie, le père et la mère les entendront encore crier leur faim inassouvie.

Ainsi,… chaque jour cet homme se lève dès l’aube, court à son labeur et l’accomplit,… malgré l’obsession de cette pensée désespérante :

« Si rude que soit mon labeur, si infatigable que soit mon zèle,… ce soir encore,… et les autres soirs aussi, je n’aurai pas assez gagné pour satisfaire à la faim des miens,… et, cette nuit encore, et les autres nuits aussi,… leurs plaintes me tiendront péniblement éveillé jusqu’au matin,… que sonne l’heure du travail… Et j’épuiserai mes forces, ma vie, à tourner sans espoir dans ce cercle fatal. »

Oui, cet homme est stoïque et vénérable, car, pour quelques sous prélevés sur son salaire, il pourrait, comme tant d’autres, trouver au cabaret, pendant tout un jour,… entendez-vous. Sire, pendant tout un jour !!! l’oubli des soucis renaissants dont il est dévoré.

Et, parce que ces hommes courageux sont dignes de vénération, parce qu’ils résistent à l’entraînement d’un vice presque inévitable dans leur horrible position, parce qu’ils souffrent résignés, inoffensifs, est-il juste,… est-il prudent de les abandonner toujours à cette agonie ? parce que l’innocent a résisté à la torture, faut-il prolonger le supplice ?

Mais malheureusement tous les prolétaires ne sont pas, ne peuvent pas être doués de cette énergie stoïque…

Il en est aussi beaucoup que l’ignorance hébète, que la misère dégrade, que l’inespérance étourdit et égare ; ceux-là cèdent aux funestes enchantements de l’ivresse, où ils trouvent l’oubli de leurs maux… d’autres, enfin, plus dégradés encore, et ceux-là sont peu nombreux, il en est qui aiment l’ivresse pour l’ivresse.

Ceux-là sont blâmables… Mais ceux-là le sont doublement, qui condamnent sans pitié ces malheureux à cette ignorance, à ce dénuement, à cette inespérance, causes premières, causes fatales du déplorable vice où ils trouvent l’abrutissement, la maladie, la mort…

D’autres raisons moins désolantes, mais de conséquences non moins fatales, poussent encore à l’ivrognerie les victimes du paupérisme.

Évidemment, après une semaine de rudes travaux, l’homme éprouve l’impérieux besoin du repos, du délassement, du plaisir.

Il est, parmi les prolétaires, des hommes qui, rompus par l’habitude d’une résignation austère, ou affaiblis par les privations, trouvent, dans l’apathique repos du corps et de la pensée où ils sommeillent le dimanche, une compensation suffisante aux durs labeurs de la semaine.

D’autres sont doués d’une certaine instruction, d’une délicatesse de pensées, d’une finesse d’aptitudes que n’a pu briser le faix écrasant des travaux manuels.

Parmi ceux-là, les uns cherchent chaque dimanche un délassement et un plaisir dans la lecture des poètes ou des penseurs ; les autres se récréent, se délassent dans l’intelligente contemplation des chefs-d’œuvre de l’art exposés au public ; ceux-ci se complaisent dans la reconnaissante admiration des beautés de la nature, sachant la trouver adorable, splendide, et dans son immensité, et dans ses plus petites créations, ils restent également charmés, ou religieusement émus, par la vue des éblouissantes magnificences d’un radieux coucher de soleil, par l’aspect du scintillement des mondes par une belle nuit d’été, ou par l’examen curieux d’une petite touffe de fleurs agrestes, ou d’un insecte au corselet d’or et d’émeraudes et aux ailes de gaze.

Mais forcément, ils ne sont pas très-nombreux ceux-là qui, malgré les soucis, les fatigues d’une condition toujours laborieuse, rude, précaire, souvent déplorable et abrutissante, peuvent acquérir ou conserver cette finesse de perception, cette fraîcheur d’impressions, cette noblesse de pensée indispensables aux jouissances intellectuelles.

Parmi les prolétaires, beaucoup, bien que laborieux et probes, ont été élevés dans l’ignorance, dans la grossièreté, déshérités de cette éducation libérale, qui seule élève, raffine les instincts et donne le goût des délassements choisis, des récréations délicates.

Qu’arrive-t-il ? après une semaine de contrainte, de privations, de labeur, ils cèdent à un naturel et irrésistible besoin de plaisir.

Emportés par l’ardeur de la jeunesse, par une sorte de fièvre d’expansion, ils se ruent avec une fougueuse impatience dans les seuls lieux d’amusements ouverts à leur pauvreté !

Alors d’horribles cabarets où se vendent du vin empoisonné, des mets nauséabonds, et des filles infectées, se remplissent d’une foule frémissante ; à l’entour de ces bruyantes tavernes surgissent de toute part des tréteaux, des bateleurs, où, au milieu de scènes ignobles, dégradantes, tout ce qu’il y a de digne, de respectable dans l’homme, est raillé, est insulté en langage des halles. Plus loin, ce sont des chanteurs, et, parmi eux, vieillards, femmes ou enfants ; chacun rivalise d’impudeur et de chants obscènes, pour exciter la gaîté brutale des buveurs attablés.

Toutes ces passions irritées, déchaînées, grondent bientôt comme un orage, à peine dominé par les éclats du clairon des saltimbanques, par le roulement de leurs tambours, par la volée de leurs cloches qui appellent les spectateurs. Une poussière suffocante, fétide, tourbillonne et jette une sorte de brume sur cette grande orgie du paupérisme.

La nuit vient ; de rouges lumières illuminent ces figures avinées, incandescentes ; c’est alors un redoublement de cris, de chants cyniques, de joie brutale ; l’ivresse grondait sourdement depuis long-temps ; elle éclate enfin !

Aux accents d’une hilarité grossière succèdent les injures, les menaces, puis les brutalités, les violences ; souvent le sang coule. Ces visages, naguères joyeux et empourprés par l’ivresse, deviennent livides, ici meurtris, ailleurs sanglants, ou souillés de boue ; ce ne sont plus des hommes, ce ne sont plus des bêtes féroces, ce sont des fous furieux. L’effrayante action du vin empoisonné qu’on leur vend, jette ces malheureux dans la frénésie… Parfois leurs femmes, leurs enfants, tremblants, éplorés, sont témoins de ces horribles scènes ; des femmes, de jeunes filles, après avoir eu tout le jour la vue et les oreilles souillées par les gestes, par les chants des bateleurs, voient un mari, un père ou un frère victime d’une rixe acharnée, rouler tout sanglant à leurs pieds, ses modestes vêtements du dimanche sont en lambeaux, souillés de fange ; il se relève en trébuchant, et dans son ivresse méconnaissant des êtres si chers, il leur prodigue l’injure et la menace.

Mais il se fait tard, les lumières s’éteignent, la tourmente s’apaise, ces voix, naguère si éclatantes, chevrottent, balbutient ou gémissent ; ces hommes, tout-à-l’heure si énergiques, si violents, s’affaissent sur eux-mêmes.

Un morne silence, interrompu çà et là par quelques cris lointains, succède à cet effrayant tumulte ; à beaucoup la raison est revenue, et honteux, abattus, repentants, tous regagnent leurs demeures, et se jettent tristement sur leur grabat, en songeant déjà au labeur du lendemain.

Oui, cela est hideux ; oui, cela est horrible ; oui, la pensée se révolte ; oui, le cœur saigne de voir ces créatures de Dieu, douées d’une âme immortelle et ayant en elles tous les germes du beau et du bien, se complaire, s’abaisser, se dégrader dans de tels plaisirs…

Mais, pour les blâmer, où sont donc les plaisirs nobles, délicats, élevés, mis à la portée de ces malheureux en échange de leurs joies brutales ?

Quelles preuves de sollicitude donne-t-on à ces masses déshéritées ? On a bien songé à elles comme instruments de travail, à exploiter leur force, leur intelligence, leur vie. Mais quels soucis a-t-on jamais pris de leurs plaisirs ?

Oui, de leurs plaisirs, et pourquoi non ? A-t-on jamais pensé que ceux-là surtout, car leur condition est rude, ont besoin de distractions, de délassements, après de longs jours d’un travail pénible ? A-t-on cherché à ennoblir, à élever leurs délassements ? À ceux-là qui enrichissent le pays pendant la paix, qui le défendent, si vient la guerre ; a-t-on, au nom du pays, ouvert chaque semaine de vastes lieux de plaisirs honnêtes où chacun puisse trouver des récréations douces et pures qui le charment, qui le consolent et qui l’enseignent ?

Non, non,… et de quel droit alors blâmer ces malheureux de se ruer sur de grossiers plaisirs, les seuls qui soient à la portée de leur misère et de leur intelligence qu’aucune éducation n’a développée ?

Encore quelques mots, Sire.

Dans ce récit sincère des divers événements de ma vie, vous verrez bien souvent apparaître les deux compagnons de ma première enfance…

Bamboche, le fils du bûcheron, cet enfant abandonné qui, après avoir vu mourir son père sans secours, au fond des bois, est repoussé avec un si cruel mépris, lorsque, pour la première fois il a demandé à un homme riche du travail et du pain,… cet enfant tombe d’abord entre les mains d’un abominable vagabond, qui lui enseigne la ruse de la fourberie, puis jeté par les hasards du dénûment entre les mains de saltimbanques qui par leur dépravation et leur brutalités lui enseignent le vice et la haine.

Basquine… la fille d’un malheureux artisan qui, poussé à bout par une misère affreuse, est sur le point de vendre cette enfant à des bateleurs… qui se préparent à exploiter d’une façon infâme cet innocent trésor de beauté, de grâce et de candeur.

Quel que soit l’avenir de ces deux créatures, Sire, avant de porter sur elles un jugement inexorable… Veuillez vous souvenir de ce qu’a été leur enfance… et le blâme fera peut-être place à la pitié… à la plus profonde, à la plus douloureuse pitié…

Et ce ne sont pas là des exceptions, Sire, parmi tous ceux qui tombent fatalement dans des abîmes sans fond de perversité, d’infamie, il en est bien peu… bien peu qui n’eussent pas été honnêtes et bons, si leur vie n’avait pas commencé dans l’abandon, dans la misère, ou dans un milieu corrompu et corrupteur.



Fin du deuxième volume.


  1. Lorsque Malthus prononçait ainsi l’arrêt d’extermination du genre humain, Godwin lui répondait :

    — « Non, ce n’est pas la loi de la nature, ce n’est que la loi d’un état social très-factice qui entasse sur une poignée d’individus une si énorme surabondance, et leur prodigue aveuglement les moyens de se livrer à toutes les sottes dépenses, à toutes les jouissances du luxe et de la perversité, tandis que le corps du genre humain est condamné à languir dans le besoin ou à mourir d’inanition. »

    À la gloire de la France et de l’humanité, d’excellents esprits, de profonds penseurs, protestent de toutes les forces de leur cœur et de leur intelligence contre l’école impitoyable des économistes qui admettent le mal comme fatal, comme un fait accompli et sans remède possible, m. f. vidal, éloquent écrivain, rempli de savoir, rigoureux logicien, animé des intentions les plus généreuses, vient de porter un coup accablant à la secte économique, dans son beau livre de la Répartition des richesses. m. pierre leroux, l’un des plus vastes esprits, l’un des plus grands philosophes de notre temps, et dont le caractère commande la vénération et la foi, vient de publier, dans la Revue Sociale, sous ce titre : du capital et du travail, un admirable plaidoyer contre cette école qui, complètement insoucieuse du droit, s’incline devant le fait, si horrible qu’il soit, et le légitime. Enfin la Démocratie pacifique, ce journal rédigé avec une si haute indépendance, avec une si fervente conviction, cet organe infatigable des idées sociales, a fait énergiquement justice de ces déplorables théories économiques.

  2. Attelage à quatre chevaux.
  3. Prononcez : Roà.
  4. Dans ce temps si excellemment monarchique, où l’on se complaît à dire : — le gouvernement du roi, — les ministres du roi, — les ambassadeurs du roi (de france ?… peu ou prou), nous céderons au torrent, et nous appellerons gens du roi, les huissiers, avoués, recors, etc., qui instrument, saisissent, exproprient et emprisonnent au nom du roi.
  5. À la Saint-Jean, chaque année en Sologne il y a des louées, sortes de marchés aux valets, où les fermiers viennent engager leurs gens de ferme.
  6. Le fermage à moitié, qui consiste en ce que le propriétaire donnant son terrain et le métayer son industrie, ils partagent également le produit, est un mode de fermage beaucoup plus équitable. Mais les simples travailleurs agricoles restent toujours exclus de cette association.
  7. Dans quelques parties de la Sologne, on dit encore seigneur.
  8. L’on excusera peut-être l’orgueil filial de celui qui écrit ces lignes, s’il dit que cette cure merveilleuse a été accomplie par son père, feu M. le docteur Sue. Le malade reconnaissant voulut faire élever un monument qui consacrât le souvenir de sa résurrection, disait-il. Ce monument était surmonté d’un groupe d’une vingtaine de figures, dont on peut voir la réduction (grandeur demi-nature) dans le riche Musée d’anatomie, d’histoire naturelle, géologie, etc., etc. et que M. le docteur Sue a légué à l’École royale des Beaux-Arts de Paris, rare collection commencée par le grand-père de feu M. le docteur Sue.
    (Note de l’auteur.)
  9. Femelle du lièvre.
  10. Nous expliquerons plus tard ce que signifient ces mots techniques.
  11. Fagots.
  12. Paillasse.
  13. L’obscénité de ces chansons est assez connue pour qu’il soit inutile d’insister à ce sujet.