Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/1

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CHAPITRE I.


le jardin d’hiver


Les convives de M. Duriveau avaient traversé une galerie remplie d’armures anciennes et d’armes précieuses (construite parallèlement à la galerie de tableaux), pour se rendre dans la salle à manger, aux boiseries blanches, rehaussées de moulures dorées et ornée de beaux tableaux de chasse de différentes époques.

Sur la table se dressaient quatre grands candélabres d’argent mat et ciselé, supportés par des groupes de figures aussi d’argent, mais teintées, par un heureux contraste, de cette nuance plombée particulière à la vieille orfèvrerie. Chacune de ces magnifiques girandoles, véritables objets d’art, se terminait par six branches contournées, imitant des ceps de vignes chargés de feuilles et de grappes précieusement burinées et fouillées dans le métal ; ces bras, en s’évasant, laissaient au milieu d’eux une légère corbeille en repoussé d’argent brodée à jour comme une dentelle, et remplie de fleurs naturelles, dont le frais coloris doublait encore d’éclat à la lumière des bougies. Çà et là le vin de Champagne se figeait dans des rafraîchissoirs de cristal de Bohême étincelant comme le rubis, ayant pour supports des groupes de figurines d’argent et pour monture de gros ceps de vigne aussi d’argent qui, après avoir contourné le bord de ces vases en souple guirlande, venaient s’arrondir et se croiser en anses d’une courbe élégante. Une somptueuse argenterie, en rapport avec cette splendide orfèvrerie, garnissait la table, et, par une heureuse innovation, au lieu d’être incommodément assis sur une chaise, les convives, confortablement établis dans d’excellents fauteuils, pouvaient mollement savourer les merveilles culinaires du chef des cuisines du comte Duriveau. Chaque personne ayant derrière soi un laquais, le service se faisait avec un ordre et une célérité remarquables. Il est inutile de dire que les vins les plus choisis, les mets les plus excellents, circulaient en profusion, et que le miroitement de l’argenterie, le parfum des fleurs, le reflet prismatique des cristaux étincelant de tous les feux des bougies donnaient un nouveau charme à ces jouissances gastronomiques.

Le comte Duriveau, placé au milieu de la table, avait à sa droite la femme du plus influent électeur, et en face de lui Scipion, accosté de l’heureuse Chalumeau et de Mme l’électrice dont le mari avouait naïvement (et il n’était pas le seul) qu’il préférait à son mandataire présent (M. de la Levrasse), homme avare et peu serviable, le député futur qu’il voyait dans le comte Duriveau, cet archi-millionnaire si obligeant, et dont la table était si merveilleusement servie…

Un seul homme contemplait ce luxe princier avec une tristesse amère et cachée… c’était Martin. À l’aspect de ces fabuleuses somptuosités, de cet exorbitant superflu, il songeait à l’affreuse misère des gens de ce pays, décimés par la fatigue, par la maladie, par le besoin… Horrible détresse que le comte Duriveau, possesseur de presque toute la contrée, aurait pu si facilement et sans presque rien retrancher à ses jouissances, changer en bien-être… en aisance… Car richesse oblige… — pensait Martin… — et il faut savoir se faire pardonner son luxe

Mais aucun de ces secrets ressentiments ne se trahissaient sur sa figure impassible, aucun autre des gens de la maison ne se montrait plus que lui intelligent et empressé dans le service des convives.

Scipion (le frère de Martin), malgré ses prétentions à une faim d’ogre, mangeait peu, et ce peu, il l’assaisonnait d’épices à brûler le palais ; depuis long-temps son goût s’était dépravé, mais il buvait comme une outre, et cela impunément. De tous les vins le plus capiteux, le Porto, ne l’enivrait plus. Quand il ne buvait pas, il faisait boire du vin de Champagne à Mme Chalumeau, et lui adressait effrontément, à demi-voix, les déclarations les plus graveleuses et les plus risquées. La pauvre Chalumeau, craignant de passer pour une bégueule provinciale aux beaux yeux d’un si joli lion, commença par minauder en écoutant ces impertinences libertines ; puis la charmante figure de Scipion, l’excitation de la bonne chère et le vin de Champagne aidant, la jeune femme finit par sourire, puis peu-à-peu ses yeux s’allumèrent, son oreille passa de l’écarlate au cramoisi, elle faillit à faire éclater ses brandebourgs par d’indiscrètes palpitations, lorsqu’elle sentit la botte de Scipion presser légèrement son brodequin… qu’elle ne retirait pas…

Le comte Duriveau redoutant de plus en plus quelque nouvelle folie de son fils, car il ne se méprenait pas sur la portée des attentions que le vicomte prodiguait à sa voisine, jetait de temps à autre sur lui un regard empreint d’une irritation contenue auquel Scipion répondait par un regard d’arrogant défi.

Soudain le vicomte, son père, et Martin qui se tenait debout derrière son maître, tressaillirent à un nom prononcé par l’un des convives.

Ce nom était celui de Basquine, nom déjà prononcé durant cette journée, d’abord par Beaucadet lors de la lecture du signalement de Bamboche, qui portait en tatouage sur le bras le nom de Basquine, puis par Mme Wilson lorsqu’elle avait parlé du transport que cette grande artiste, à la fois gazelle et rossignol, excitait sur la scène où elle jouait.

En entendant ce nom, les traits de Scipion exprimèrent une sorte de satisfaction contenue.

Les traits du comte trahirent une aversion pénible, les traits de Martin un étonnement profond, pensif, comme si ce nom éveillait en lui de nombreux souvenirs.

— Il faut prier M. le comte de nous édifier à ce sujet, puisqu’il arrive de la capitale, — dit M. Chalumeau.

— Sur quel sujet, mon cher Monsieur ? — dit le comte.

— Mon ami Chandavoine me soutient, — dit l’électeur influent, en montrant son voisin, — qu’il a entendu dire que la fameuse Basquine, cette actrice de l’Opéra dont on parle tant dans les journaux, était reçue comme amie par les dames de la plus haute volée, et qu’elle est à tu et à toi avec elles.

— Si nous étions à un dîner de garçons, mon cher Monsieur Chalumeau, et si vous n’étiez pas trop prude… je pourrais vous dire, et encore en gazant beaucoup… ce que c’est que Mlle Basquine, — répondit le comte avec un sourire de mépris amer ; — mais la présence de ces dames rend un tel entretien impossible.

— Mon père se fait involontairement l’écho de bruits absurdes, Monsieur, — dit soudain Scipion, l’œil brillant, la joue légèrement colorée, — oui, Monsieur, il est parfaitement vrai que les femmes du meilleur et du plus grand monde, que les hommes les plus hautement placés s’empressent de témoigner à Mlle Basquine, par les prévenances les plus délicates, la profonde et la respectueuse admiration qu’elle leur inspire, et je suis d’autant plus impartial à son égard, — ajouta Scipion en appuyant sur ces mots, — que je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Basquine autrement que par l’enthousiasme que son talent m’inspire.

Le comte regarda son fils avec une profonde surprise : pour la première fois depuis bien long-temps il l’entendait s’exprimer en termes graves, choisis, avec un accent convaincu, et cela, au sujet d’une femme sur laquelle couraient les bruits les plus contradictoires. Selon les uns (et le comte n’était pas de ceux-là) on voyait dans Basquine un modèle de vertu d’autant plus rare, qu’elle était exposée, comme comédienne d’une immense renommée, à toutes les tentations, à toutes les séductions ; selon les autres (et le comte partageait cet avis), Basquine, monstre d’hypocrisie, était aussi un monstre de dépravation, de libertinage et de méchanceté, à la fois Messaline et Cléopâtre, comme elles, souveraine, non par la couronne, mais par le génie.

Le comte ne fut pas seul à s’étonner des paroles et de l’accent de Scipion, et à tâcher de pénétrer sur sa physionomie la cause de cette singulière dérogation à son persiflage habituel.

Attachant aussi sur le vicomte un coup d’œil attentif, Martin… avait laissé percer une sorte de surprise mélancolique, en entendant l’adolescent témoigner de son admiration pour le talent et pour le caractère de Basquine en termes si sérieux, lui toujours si insolemment dédaigneux et railleur.

À la façon dont le regardait son père, Scipion se reprocha de s’être laissé involontairement entraîner à un premier mouvement, et d’avoir tenu un langage, fort simple pour tout autre, mais tellement excentrique pour lui qu’il devait être remarqué ; le vicomte cherchait le moyen d’effacer l’impression que ses paroles, au sujet de Basquine, avaient causée au comte de le dérouter complètement ; Mme Chalumeau vint admirablement au secours de Scipion.

— Comme vous la défendez, cette actrice… Monsieur le vicomte, — lui dit-elle à demi-voix et d’un ton aigre-doux.

Scipion, à ce tendre reproche, se disculpa victorieusement, car, après quelques explications, le nuage qui, un moment, avait assombri le front de la jalouse Chalumeau, se dissipa tout-à-fait, et bientôt le brodequin qui, pendant l’éloge de Mlle Basquine, s’était brusquement retiré de dessous la botte de Scipion, revint timidement et de lui-même reprendre cette place.

M. Chalumeau, malgré ses lunettes bleues, ne voyait rien, et ne songeait d’ailleurs à rien observer ; il avait trouvé moyen de se placer à table, côte à côte de son ami Chandavoine ; tous deux s’évertuaient à manger de tout ce qu’on leur offrait, et tâchaient ensuite de deviner ce qu’ils avaient mangé, les appellations étranges, données presque à chaque mets par le maître d’hôtel, étant de véritables énigmes pour ces profanes convives.

Les deux amis, après avoir accepté un peu à l’aventure d’une timballe de nouilles à la reine, qui avaient donné ample carrière à leurs conjectures, venaient de se faire servir des gondolfes à la viennoise qu’ils dégustaient curieusement, lorsque M. Chalumeau fut distrait de ses suppositions hasardeuses par Scipion qui l’interpellait d’un côté de la table à l’autre.

Telle était la cause de l’interpellation du vicomte :

Après avoir pressé, à plusieurs reprises, le pied de Mme Chalumeau, Scipion, voyant ses impertinences accueillies avec une complaisance tout-à-fait régence, s’était légèrement penché vers sa voisine, et, attachant sur elle un regard licencieux et provoquant, lui avait dit quelques mots tout bas… Le vicomte alla sans doute trop loin, car la pauvre Chalumeau, malgré tant de circonstances conjurées pour lui tourner moralement et physiquement la tête, ne put retenir un mouvement d’indignation.

— Bien ! — avait dit Scipion en ricanant à froid, — puisque vous me refusez, je vais me plaindre tout haut à votre mari.

Cette effronterie frappa Mme Chalumeau de stupeur, quoiqu’il lui fût impossible de croire Scipion assez audacieux pour donner suite à sa menace ; mais que devint la pauvre femme, lorsqu’elle entendit le vicomte s’écrier tout haut :

— Dites donc, Monsieur Chalumeau !

À cet appel, le bourdonnement des conversations particulières cessa soudain, tous les regards se portèrent sur M. Chalumeau et sur le vicomte, qui reprit :

— Je viens me plaindre à vous, Monsieur Chalumeau…

— Et de quoi donc, Monsieur le vicomte ? — répondit l’électeur d’une voix étranglée, en rougissant jusqu’à ses lunettes, de se voir ainsi bruyamment interpellé.

— Je vous déclare que Mme Chalumeau me refuse tout ce que je lui demande… il faut absolument que vous la grondiez… — ajouta Scipion avec un imperturbable sang-froid.

— Comment… ma belle ? — dit l’électeur en s’adressant à sa femme, — M. le vicomte… te… te… demande… quelque chose…

Et le front de M. Chalumeau suait à si grosses gouttes que le verre de ses lunettes en devenait humide ; l’infortuné ne voyait plus rien qu’à travers un brouillard azuré ; le trouble et l’embarras le serraient à la gorge ; pourtant il fit un effort et ajouta :

— Monsieur le vicomte veut bien te demander… quelque chose… et tu… tu… refuses… mais ce n’est pas bien du tout… ça, ma belle…

— Ah !… voyez-vous, Madame… — dit Scipion, en se retournant vers la pauvre Chalumeau, qui se sentait mourir sous ses brandebourgs.

Puis, s’adressant au mari, Scipion ajouta :

— Voyons, Monsieur Chalumeau, priez vous-même Madame de ne pas me refuser ; elle vous écoutera peut-être… et si vous saviez ce que je lui demande, encore !!

— Je m’en doute bien… Monsieur le vicomte… Ça ne peut être que quelque chose… de… très-aimable… et de…

Le comte Duriveau était au supplice ; il interrompit M. Chalumeau, et lui dit, de l’air le plus riant :

— Je vais vous dire, moi, Monsieur, ce que mon fils a l’indiscrétion de demander avec tant d’instance à Mme Chalumeau… et ce qu’elle a parfaitement raison de lui refuser avant d’avoir eu votre consentement ; il lui demande pour moi votre suffrage aux élections prochaines…

— Comment, Monsieur le comte, — s’écria l’influent électeur ; — mais vous savez bien que ma voix et celle de mes amis vous est acquise…

Puis s’adressant à sa femme d’un ton de reproche formaliste et pénétré :

— Mais, ma belle, je vous l’ai répété cent fois, M. le comte est notre candidat… nous ne voulons que lui… M. de la Levrasse ne nous va plus… Comment alors n’avez-vous pas tout de suite répondu oui, à M. le vicomte ?… Permettez-moi de vous le dire, c’est inexcusable.

— C’est vrai, mon ami, j’ai eu tort, — répondit modestement Madame Chalumeau.

Le comte Duriveau vit, à l’expression railleuse des traits de Scipion, que celui-ci allait relever la belle sentence de M. Chalumeau. Aussi voulant couper court à un persiflage qui pouvait lui aliéner un de ses principaux électeurs, et voyant heureusement le dîner tirer à sa fin, le comte s’écria :

— Messieurs, puisque nous parlons des élections, sujet si grave pour des hommes sérieux, pour des hommes politiques comme nous le sommes, permettez-moi de porter un toast qui sera, je l’espère, bien accueilli de vous.

Puis, se retournant à demi vers Martin qui, debout derrière son maître qu’il servait, assistait impassible à cette scène, le comte lui dit en tendant son verre :

— Donnez-moi du vin de Chypre.

Martin prit sur une étagère une carafe de cristal, et versa au comte un verre de ce nectar, couleur de topaze liquide.

— Messieurs, — dit alors le comte en se levant, aux propriétaires !… les seuls vrais soutiens, les seuls vrais garants de l’ordre et de la paix, les seuls, les vrais représentants de notre belle France, puisqu’ils nomment ses législateurs.

Ces mots, prononcés par le comte, d’une voix mâle et sonore, furent accueillis avec acclamations, au choc bruyant des verres.

Quelques moments après le comte se levait de table, offrant le bras à la femme qui était à côté de lui.

Scipion imita son père et donna son bras à Mme Chalumeau ; celle-ci trouvait le vicomte bien effronté, bien libertin, bien mauvais sujet ; mais, hélas ! ces méchantes qualités étaient loin de lui inspirer un prudent éloignement pour ce joli monstre. Elle ressentait même une sorte d’admiration en songeant à l’audace, au sang-froid avec lesquels le vicomte avait osé, en pleine table, se plaindre à M. Chalumeau, des refus de sa femme. Quelle hardiesse, quelle présence d’esprit ! pensait-elle… et si jeune ! et si charmant ! Puis, pour achever de lui tourner la tête, venait l’éblouissement de ce luxe princier pour lequel Scipion semblait si bien né, luxe qui dorait si splendidement ses vices ; puis enfin l’adolescent qui, par caprice d’homme blasé, par fantaisie libertine, trouvait drôle, comme il le disait, de mettre à mal la vertu de cette niaise créature, d’ailleurs assez appétissante, avait, à la fin du dîner, soudain changé de manières. Excusant ses demandes trop hâtives, en les rejetant sur l’impétueuse ardeur d’une passion aussi subite que violente, etc., etc., etc.

En un mot, lorsque le vicomte sortit de table, il sentit, avec un triomphe moqueur, l’imprudente Chalumeau serrer énergiquement son bras contre le sien, et il s’aperçut que les yeux noirs de sa victime, ordinairement vifs et brillants, étaient tout voilés de trouble et de langueur amoureuse.

— Ah ça ! maintenant, — lui dit tout bas le vicomte, — mon père et ces Messieurs vont parler politique en prenant leur café dans le jardin d’hiver. Toutes ces femmes-là me font horreur, tant elles me paraissent laides ou sottes… et c’est votre faute… Pourquoi êtes-vous spirituelle et jolie ?… Laissons-les donc… et allons voir la volière… c’est ravissant…

— Oh bien non, Monsieur le vicomte… oh ! pour ça… non !

— Que vous êtes méchante !… Vous me demanderiez cela… ou même quelque chose… de compromettant,… de venir dans ma chambre, par exemple, eh bien moi, je vous l’accorderais tout de suite ! Vous le voyez bien… vous ne m’aimez pas… comme je vous aime… — dit Scipion avec une mélancolique amertume.

— Mais… songez donc… si l’on nous voyait…

— Soyez tranquille… la volière est au fond d’une serre chaude qui donne dans le jardin d’hiver… Rien de plus simple que d’y aller… Seulement, nous y serons un peu plus seuls… et la solitude avec vous… ça doit être le bonheur…

À cette délicatesse, la trop sensible Chalumeau baissa les yeux, palpita tumultueusement sous ses brandebourgs, et Scipion, qui ne pouvait être vu d’elle, lui fit, en manière de moquerie, une mine insolente et railleuse.

Pendant ce rapide entretien, Scipion et sa voisine de table avaient, ainsi que les autres convives, traversé un billard, dont les trois portes vitrées s’ouvraient dans une immense serre tempérée formant un jardin d’hiver, alors éclairé par des lampes de bois rustique chargées de bougies et remplies de plantes retombantes, telles que géraniums à feuilles de lierre, verveines, cactus et ficoïdes de toutes sortes. Les allées tournantes, pavées en mosaïque de couleurs variées, circulaient autour d’énormes massifs de camélias, de rhododendron, de magnolias, de mimosas, de bruyères, d’éricas, etc., etc. Au fond du jardin on voyait une grotte de rocaille, dont les pierres moussues disparaissaient presque sous un inextricable réseau de passiflores, de glicynées, de bignonias, etc.

L’une des portes de ce jardin faisant face à celle du billard, s’ouvrait sur une serre chaude construite en galerie, et se terminant en rotonde, au centre de laquelle s’élevait une magnifique volière d’oiseaux les plus rares, qui ne pouvaient vivre que dans l’atmosphère des plantes tropicales.

Le café avait été servi dans le jardin d’hiver ; quelques femmes se promenaient, d’autres causaient assises sur des sièges rustiques, au fond de la grotte éclairée par des lanternes chinoises de couleurs variées ; tandis que le plus grand nombre des hommes s’étaient groupés autour du comte Duriveau, et, debout comme lui, savouraient un moka brûlant.

Cette belle nuit d’automne était si douce que plusieurs fenêtres du jardin d’hiver dont une des faces donnait sur le parc du château, avaient été ouvertes ; le dîner s’étant prolongé assez tard, la clarté de la lune se réfléchissait au loin dans une rivière, encaissée de gazon, qui serpentait à travers une pelouse immense semée çà et là de futaies séculaires. Un grand massif d’arbustes, bordant en dehors la principale façade du jardin d’hiver, s’élevait jusqu’au mur d’appui de l’une des fenêtres ouvertes, auprès de laquelle le comte Duriveau et ses convives s’entretenaient, pendant que Martin, debout, tenant un plateau de vermeil chargé de flacons, attendait les ordres de son maître.

Soudain, Martin tressaillit.

À la clarté de la lune, qui tombait en plein sur le feuillage touffu du massif d’arbustes groupés au-dessous de l’une des fenêtres, Martin venait de voir se dresser un instant la tête de Bête-Puante le braconnier, qui disparut de nouveau dans le massif, après avoir fait à Martin un signe d’intelligence.

Bête-puante arrivait en toute hâte de la métairie du Grand-Genevrier, où il s’était rendu par des sentiers détournés en même temps que Beaucadet et ses gendarmes.

À la brusque apparition du braconnier, qu’il savait avoir tant de motifs de haine contre le comte, Martin tressaillit si vivement que ce brusque mouvement imprimant une violente secousse au plateau qu’il portait, l’un des flacons tomba sur un verre et le brisa.

À ce bruit le comte, qui parlait alors à ses convives avec une extrême animation, se retourna vers Martin et, voyant le débris du verre, lui dit durement :

— Faites donc attention… maladroit.

— Pardon, monsieur le comte… mais…

M. Duriveau interrompit Martin avec hauteur :

— Assez… puisque vous ne savez pas seulement porter un plateau, mettez-le sur cette table et attendez mes ordres.

Martin ne répliqua pas, déposa le plateau sur une des petites tables rustiques qui se trouvaient çà et là dans le jardin d’hiver, et se tint debout, à quelques pas du comte.

La figure de Martin reprit bientôt son impassibilité habituelle, et il eut assez d’empire sur lui-même pour surmonter ses nouvelles angoisses en voyant le comte continuer sa conversation en s’accoudant sur le rebord de la fenêtre ouverte, au-dessous de laquelle s’étendait l’épais massif où était embusqué le braconnier.