Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/2

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II


CHAPITRE II.


le café


Le comte Duriveau, dans son entretien avec ses futurs commettants, redoublait d’amertume et de violence ; car la conversation, d’abord politique, était ensuite presque naturellement tombée sur un sujet qu’il n’abordait jamais sans une animosité passionnée : Le mépris et l’aversion que lui causaient les vices des classes pauvres.

Accoudé sur le mur d’appui de la fenêtre du jardin d’hiver, le comte éprouvait quelque soulagement à sentir l’air du soir rafraîchir son front échauffé par la haineuse irascibilité qu’il apportait dans cette discussion.

— Eh ! mon Dieu, Messieurs, — disait M. Duriveau, — dans ma jeunesse j’ai eu comme un autre, plus qu’un autre, le cœur débonnaire, la main ouverte et la larme facile. J’ai cru aux vertus et aux malheurs immérités de la canaille ;… j’ai cru aux pères de famille manquant d’ouvrage, eux, les seuls soutiens d’enfants en bas âge et d’une femme infirme ; j’ai cru aux gens privés de nourriture depuis quarante-huit heures ;… j’ai cru au malheur des veuves dénuées de tout, et forcées de mendier, le soir, en allaitant un nourrisson et traînant par la main un autre enfant ;… j’ai cru aux larmes de pauvres petites orphelines abandonnées, seules au monde, sur le pavé de Paris ;… j’ai cru aux filles séduites et délaissées sans ressources.

Puis, haussant les épaules avec un geste d’impitoyable dédain, le comte ajouta :

— Ces misères intéressantes, je les ai soulagées, Messieurs… Quel niais je faisais !… Le père de famille manquant de travail, était un infâme soûlard chassé de son atelier ; l’infortuné, privé de nourriture depuis quarante-huit heures, sortait repu du cabaret ; la veuve éplorée allaitait un nourrisson de carton, et traînait par la main un enfant volé. Les pauvres petites orphelines de douze ans se partageaient mon aumône avec des polissons de leur âge, à qui elles se prostituaient depuis long-temps, et les filles séduites et délaissées sortaient mères d’un mauvais lieu !! Quelle leçon !!

Il est impossible de rendre l’accent avec lequel le comte prononça ces paroles remplies de fiel, et qui produisirent, cela devait être, une vive impression sur son auditoire.

— M. le comte a parfaitement raison, — dit M. Chalumeau, qui des yeux cherchait çà et là, et par habitude, sa femme depuis quelques moments disparue avec Scipion, — M. le comte a parfaitement raison, on est toujours dupe de son bon cœur ;… faire du bien à ces canailles-là, c’est faire des ingrates canailles !

Et le digne homme sirota son café avec componction.

— Ou la misère du peuple est feinte, ou elle est le résultat de ses vices, — ajouta sentencieusement M. Chandavoine, en remuant son sucre au fond de sa tasse, — et alors cette misère ne mérite aucune pitié.

— C’est évident, — reprit un industriel retiré, — les bons sujets s’enrichissent, les caisses d’épargnes en font foi ; et d’ailleurs, lisez chaque année le discours du trône : La prospérité va toujours croissant.

— M. le comte sait mieux que personne l’ingratitude de ces gens-là : Experto crede Roberto, — ajouta un ancien avoué. — N’a-t-il pas été cruellement dupe de sa générosité naturelle ?

En écoutant les âpres paroles de M. Duriveau, la figure pâle et expressive de Martin annonçait, non de la surprise, non de l’indignation, mais une tristesse amère, nous dirions presque une pitié douloureuse. De temps à autre il jetait un regard inquiet sur le massif où se tenait toujours blotti le braconnier qui, invisible, entendait aussi cet entretien.

— Mais ce que vous ne croirez pas, Messieurs, — reprit le comte, — c’est que j’eus la sottise de m’attrister de ces déceptions qui courent les rues.

— Vraiment ! Monsieur le comte ?

— Oui, Messieurs, et qui mieux est, je me dis, le cœur navré : Laissons dans la fange de l’abrutissement, où elle doit naître et mourir, cette ignoble populace des villes, allons dans mes terres : là, du moins, je trouverai des hommes simples, bons et reconnaissants…, que n’a pas corrompu la crapule des cités… Là, je placerai mes bienfaits, sans crainte de les placer mal… Aux champs, on est si vertueux !… J’arrive donc ici ; mon père, un maître homme…

— Oh !… — fit M. Chandavoine avec un geste de vénération profonde, en interrompant le comte. — Oh !… Un fier homme !…

— Mon père, — poursuivit le comte, — avait défendu aux paysans, sous des peines sévères, et empêché, à grand renfort de gardes inexorables, d’ébrancher le bois mort de ses bois, de glaner ses champs, de grappiller ses vignes ; ses fermiers, en retard de paiements, étaient expropriés ; quant aux quémandeurs d’aumône, ils étaient spécialement reçus par deux énormes dogues des Pyrénées.

— Eh ! eh ! eh !… — fit M. Chalumeau en ricanant ; puis il dit tout bas à son ami intime :

— Chandavoine… tu ne vois pas mon épouse ?

— Non, — fit l’autre avec impatience, — laisse-moi donc écouter M. le comte, il parle comme un avocat… quel homme !! Voilà un député qui n’aura pas sa langue dans sa poche… Il parlera bien mieux encore que M. de la Levrasse.

— J’arrive donc ici, — poursuivit le comte, — tout embâté de mes idées de philanthropie champêtre, trouvant tout d’abord que mon père a agi en homme sans entrailles, je fais enchaîner les chiens des Pyrénées, et, dans ma sainte ferveur, je me lance dans la pratique de ces belles théories, évidemment inventées par quelque gredin ne possédant ni sou, ni maille, ni maison, ni terre : — Le timide indigent ne doit jamais frapper en vain à la porte du riche. — Laissez glaner l’humble infortune dans le champ de l’opulence. — Soyez pour les petits enfants comme le bon Dieu pour les petits oiseaux : les vendange faites, ils trouvent encore à picoter, etc. — C’était touchant comme vous voyez, les larmes me viennent aux yeux en y songeant, — ajouta le comte, avec un éclat de rire sardonique. — Six mois après mes essais philanthropiques, la timide indigence, troupe de mendiants avinés, assiégeait journellement mon château, mes fermiers ne me payaient plus. L’humble infortune coupait mes arbres sur pied, et paissait ses vaches dans mes prés, tandis que les petits oiseaux du ciel, sous la figure d’affreux gamins, prenaient mon gibier au lacet et saccageaient mes vignes ; alors je finis par trouver souverainement niais de jouer plus long-temps le rôle du bon Dieu…

De grands éclats de rire accueillirent cette péroraison.

— Je le crois… fichtre bien… à ce prix-là ! — dit l’ancien avoué, qui avait trop dîné. — Le rôle du bon Dieu revient à fort cher.

— Plus on est bon, plus on en abuse ; je l’ai éprouvé en petit comme M. le comte l’a éprouvé en grand, — dit M. Chandavoine d’un air capable.

— Chandavoine, — lui dit tout bas M. Chalumeau, qui commençait à s’inquiéter sérieusement, — tu ne vois pas mon épouse ?

— Mais non, — dit l’autre en haussant les épaules.

— Monsieur le comte a bien raison, — reprit un autre convive ; — c’est à dégoûter de la compassion.

— Ainsi ai-je fait, Messieurs, — reprit le comte, — ces audacieux abus que ma sotte faiblesse encourageait, m’ont ouvert les yeux. Revenu au bon sens, à la raison, c’est-à-dire au plus légitime mépris, à la plus légitime aversion pour cette race haineuse, corrompue et abrutie, j’ai fait, autant qu’il était en moi, peser sur elle une main de fer. Et alors… tout est rentré dans l’ordre. En prison le premier drôle qui ose couper un fagot dans mes bois ! à l’amende, et en prison faute d’amende, la moindre malheureuse qui ose faire paître une vache dans mes prés ! Chassé sans pitié tout fermier en retard de paiement. C’était la méthode de mon père et la bonne… Quant aux gueux assez malavisés pour venir tendre maintenant la main à ma porte… deux magnifiques et féroces chiens de Terre-Neuve… (excellente tradition de mon pauvre père) reçoivent à grands coups de crocs cette vermine audacieuse et affamée. Aussi… croyez-moi ; imitez mon exemple, Messieurs. Renfermons-nous dans notre droit légal. Tenons-nous bien, serrons nos rangs, nous qui possédons. Pas de concessions, c’est lâchement reconnaître ce tyrannique et insolent prétendu droit du pauvre à être secouru par le riche… Montrons-nous impitoyables, sans cela nous serons débordés, et, ma foi ! mieux vaut manger le loup que d’en être mangé !

L’accent convaincu du comte, l’animation de ses traits énergiques, son geste décidé firent une impression profonde sur son auditoire ; ces cruels paradoxes, légitimant l’égoïsme et l’érigeant en devoir, furent accueillis avec une approbation presque unanime.

À la pénible émotion manifestée par Martin, au commencement de l’entretien du comte et de ses convives, succédait une angoisse profonde ; jetant tour à tour les yeux tantôt sur le comte, tantôt sur le massif d’arbustes où se tenait blotti le braconnier, massif alors noyé d’ombre, la lune venant de disparaître derrière les grands arbres du parc, Martin semblait redouter quelque péril pour le comte….

Après un moment d’hésitation, et profitant de l’un de ces silences qui coupent souvent les conversations les plus animées, Martin s’approcha de son maître, toujours accoudé à la fenêtre ouverte, et lui dit avec un accent de respectueux intérêt :

— Monsieur le comte ne songe peut-être pas que l’air du soir est humide… et il n’est peut-être pas prudent que M. le comte…

M. Duriveau aussi surpris que blessé, interrompit Martin, et lui dit durement :

— Une fois pour toutes, sachez que je ne tolère aucune familiarité, même sous prétexte de prévenance… Débarrassez ces Messieurs de leurs tasses.

Martin s’inclina sans mot dire.

Après avoir été prendre et poser successivement sur un plateau les tasses de chacun, il les plaça sur la petite table, auprès de laquelle il se tint immobile, pâle, les yeux ardemment fixés sur le sombre massif, avec une anxiété qui augmentait à chaque instant.

L’incisif et âpre langage du comte avait fortement impressionné ses auditeurs ; néanmoins, l’un d’eux, M. Chandavoine, malgré son égoïsme traditionnel et son entendement assez borné, sentant ce qui restait d’humain en lui se rebeller contre les impitoyables maximes du comte, lui dit timidement :

— Permettez-moi, Monsieur le comte, une petite observation.

— Je vous écoute, mon cher Monsieur Chandavoine, — dit M. Duriveau.

— Comme vous, Monsieur le comte, je passe condamnation sur les vices, sur la corruption de la basse classe… Seulement, en reconnaissant que le pauvre n’a aucun droit à exiger des secours du riche,… ne serait-il pas,… dans certaines circonstances données, et avec toute restriction,… ne serait-il pas, sinon du devoir, du moins de la politique du riche, de secourir le pauvre ?… à la charge du pauvre, bien entendu, de se montrer humble, soumis et reconnaissant de ce que le riche daigne faire pour lui…

— Sans doute la charité n’est pas légalement un devoir pour le riche, — dit l’ancien avoué ; — mais enfin… il y a quelque chose de vrai dans ce que dit Chandavoine.

— Oui, oui, — dirent plusieurs voix, — car il y a de bien méchants drôles parmi les pauvres.

— Et il faut prendre garde de les irriter.

— Qu’en pensez-vous, Monsieur le comte ?

— Ce que je pense, Messieurs, le voici, — répondit le comte de sa voix la plus acerbe, la plus tranchante, — non seulement la charité n’est pas un devoir pour le riche, mais la charité est chose stupide, dangereuse et détestable.

— La charité stupide, — s’écria l’un.

— La charité dangereuse, — s’écria l’autre.

— La charité détestable !! — s’écria celui-ci, et tous regardaient le comte avec stupeur.

— Oui, — répondit celui-ci d’un ton impérieux et absolu, — oui, la charité est stupide, oui, la charité est dangereuse, oui, la charité est détestable, et ce n’est pas moi qui dis cela, Messieurs… Ce sont de grands esprits dont la science, dont le génie sont admirés de l’Europe entière ; et, ce qu’ils disent, ils le prouvent par faits et par chiffres inexorables. Ces génies-là sont mes saints, à moi, leurs écrits sont mon catéchisme et mon évangile ; et comme en bon croyant je sais mon évangile par cœur, voici ce que dit textuellement Malthus… saint Malthus, un des plus admirables économistes des temps modernes. Écoutez bien, Messieurs : — Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme n’a pas le droit de réclamer une portion quelconque de nourriture ; il est réellement de trop sur la terre ; au grand banquet de la nature, il n’y a pas de place pour lui.

Au grand banquet de la nature… Eh ! eh ! eh !… ce Malthus est très-fleuri, — dit l’ancien avoué, qui se piquait de littérature, — on dirait du Fénelon.

La nature commande à cet homme de s’en aller, — reprit le comte, en poursuivant sa citation, — et elle ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution[1]. Est-ce clair. Messieurs ? — ajouta le comte, avec une joie amère et triomphante, — comment, lorsque cette excellente nature, en sage mère… de police, charge dame Misère de faire évacuer ce trop plein de populaire, j’irais, moi… par une sotte charité, contrarier les vues de la nature !… Allons donc. Messieurs, cela fait pitié.

Les auditeurs du comte, à cette effrayante citation, se regardèrent en silence.

— Comment ! — dit M. Chandavoine, — comment… Malthus… dit positivement…

— J’aurai l’honneur de vous envoyer demain ses œuvres complètes, — dit le comte ; — c’est une excellente lecture à l’usage des propriétaires. Lisez, méditez Malthus, Messieurs, vous retremperez dans cette saine lecture la conscience de vos droits ; vous y trouverez encore ces paroles dont je vous engage à vous souvenir, lorsque le démon de la charité vous tentera : Que chacun en ce monde réponde de soi et pour soi, tant pis pour ceux qui sont de trop ici-bas ; on aurait trop à faire, si l’on voulait donner du pain à ceux qui crient la faim ; qui sait même s’il en resterait assez pour les riches, la population tendant sans cesse à dépasser les moyens de subsistance ? la charité est une folie, un encouragement à la misère… Eh bien ! Messieurs, que vous avais-je dit ?

— Le fait est, — dit l’ancien avoué, parfaitement convaincu, — qu’à ce point de vue, et c’est vrai, la charité est… illégale.

— Et notez bien, Messieurs, — reprit le comte de plus en plus triomphant, — que Malthus était à la fois un homme de génie et un excellent homme ; il n’avait rien de commun avec ces insolents et stupides réformateurs contemporains qui rêvent à la lune et à ce qui devrait être au lieu de songer à ce qui est. Malthus, sachant le vrai des choses, ne voulait leurrer, tromper personne ; rigoureux logicien, convaincu que les masses ont été, sont et seront de tout temps vouées au plus misérable sort, il a, dans son admirable livre, sévèrement défendu aux pauvres de faire des enfants ; et il a raison : à quoi bon cette graine de meurt-de-faim ? Marcus, disciple de Malthus et d’Adam Smith, autre grand économiste, a été plus… conséquent encore : il a courageusement proposé la suppression des enfants du pauvre.

— Diable, — dit M. Chandavoine en se grattant l’oreille, — ce Marcus était un gaillard…

— D’un esprit rigoureusement logique, — dit le comte avec son ironie acérée. — Enfin saint Jean-Baptiste Say, un autre saint de mon calendrier, a dit ces mémorables paroles, méditez-les, Messieurs, lorsque vos journaliers se plaindront du bas prix de leurs salaires : quand les demandes de travail sont nombreuses, le gain des travailleurs décline au-dessous du taux nécessaire pour qu’ils puissent se maintenir en même nombre, les familles les plus accablées d’enfants et d’infirmités, dépérissent. Dès lors l’offre du travail décline, et le travail, étant moins offert, son prix remonte. En d’autres termes, Messieurs, ainsi que le dit Ricardo, encore un saint de mon antienne, à force de privations le nombre d’ouvriers se trouve réduit, et l’équilibre se rétablit… C’est tout simple, la nature ne veut pas d’encombrement de populaire, et la mortalité fait l’office de sergent-de-ville.

— Sans doute, et puisqu’il n’en peut être autrement, — dit l’un des plus bénins auditeurs, — il faut se réjouir de ne pas faire partie… du trop plein.

— C’est évident. Ma foi ! les économistes ont raison, chacun pour soi.

— Tant pis pour les autres !

— Il faut tâcher de n’être pas des autres,… et allez donc !!

— Chandavoine, où peut donc être mon épouse ! — dit à l’oreille de son ami M. Chalumeau, qui, préoccupé de la disparition de sa femme, n’avait prêté qu’une attention distraite à l’entretien.

— Mais laisse-moi donc en repos avec ton épouse, — dit Chandavoine, — cherche-la…

— Je n’ose pas, tant que M. le comte parle… Allons… bon… voilà qu’il repart.

— De tout ceci, Messieurs, — reprit le comte, glorieux de la profonde impression causée par ses citations et ses commentaires, — que conclure ? Qu’il faut, ainsi que je vous le disais tout-à-l’heure, bien nous soutenir, nous autres qui possédons, et, sous le prétexte de charité, de pitié, ne faire aucune lâche concession dont on s’armerait contre nous, car plaindre ceux qui souffrent, c’est accuser indirectement la société, et la société ne peut pas avoir tort. Ceci posé, ne nous abusons pas : entre celui qui possède et celui qui ne possède pas, c’est une guerre à mort. Eh bien donc… la guerre. Ce que l’on appelle les prolétaires, soit à la ville, soit aux champs, ressentent contre nous une jalousie féroce, parce que nous avons le superflu et qu’ils n’ont pas le nécessaire ; c’est tout simple, moi dans leur position j’en ferais autant. Ils voudraient piller nos maisons, boire notre vin, monter dans nos voitures ; soit, à leur point de vue, ils ont raison ; qu’ils le fassent s’ils le peuvent, c’est de bonne guerre. Mais que Messieurs les prolétaires ne s’étonnent pas, si à mon tour je leur rends haine pour haine, si mon instinct de conversation m’ordonne à moi de tout faire pour que cette bête féroce dont je crains la gueule et les dents, soit muselée rudement et le plus long-temps possible. Aussi je vous le dit hautement, Messieurs, j’ambitionne la législature afin de pouvoir concourir, dans notre intérêt commun, et dans celui de nos enfants, à forger le bât, le frein et les entraves de la bête féroce, le plus solidement possible… afin qu’elle n’ait ni la force ni l’envie de se déchaîner. Car elle a grand appétit de la propriété, cette affamée, et moi j’ai la faiblesse de vouloir que mon fils hérite de mes biens, et que son fils, s’il plaît à Dieu, hérite de lui comme j’ai hérité de mon père. Or, la bête féroce en question voudrait hériter du passé, du présent et de l’avenir. Mais, un instant, nous sommes là… et… sur ce… Messieurs… buvons au musellement indéfini de la bête !

Et se tournant vers Martin :

— Apportez les liqueurs…

Le comte avait à peine prononcé ces mots, que Martin, poussant un cri d’effroi, s’élança vers le comte, qu’il repoussa rudement, sauta d’un bond par-dessus le mur d’appui haut de quatre pieds environ, tomba au milieu du massif où s’était tapi le braconnier, et, de cet endroit, presque au même instant, un coup de feu retentit dans les ténèbres.




  1. Lorsque Malthus prononçait ainsi l’arrêt d’extermination du genre humain, Godwin lui répondait :

    — « Non, ce n’est pas la loi de la nature, ce n’est que la loi d’un état social très-factice qui entasse sur une poignée d’individus une si énorme surabondance, et leur prodigue aveuglement les moyens de se livrer à toutes les sottes dépenses, à toutes les jouissances du luxe et de la perversité, tandis que le corps du genre humain est condamné à languir dans le besoin ou à mourir d’inanition. »

    À la gloire de la France et de l’humanité, d’excellents esprits, de profonds penseurs, protestent de toutes les forces de leur cœur et de leur intelligence contre l’école impitoyable des économistes qui admettent le mal comme fatal, comme un fait accompli et sans remède possible, m. f. vidal, éloquent écrivain, rempli de savoir, rigoureux logicien, animé des intentions les plus généreuses, vient de porter un coup accablant à la secte économique, dans son beau livre de la Répartition des richesses. m. pierre leroux, l’un des plus vastes esprits, l’un des plus grands philosophes de notre temps, et dont le caractère commande la vénération et la foi, vient de publier, dans la Revue Sociale, sous ce titre : du capital et du travail, un admirable plaidoyer contre cette école qui, complètement insoucieuse du droit, s’incline devant le fait, si horrible qu’il soit, et le légitime. Enfin la Démocratie pacifique, ce journal rédigé avec une si haute indépendance, avec une si fervente conviction, cet organe infatigable des idées sociales, a fait énergiquement justice de ces déplorables théories économiques.