Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/12

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Mémoires de Martin, chap. I


CHAPITRE I.


limousin et son chien.


Je n’ai conservé qu’une idée confuse et incomplète des événements qui ont précédé ma huitième ou ma neuvième année. Cependant, de cet obscur passé, déjà si lointain, j’ai gardé la mémoire d’une belle jeune femme dont les doigts agiles faisaient presque continuellement bruire les fuseaux d’un métier à dentelles, tout couvert de brillantes épingles de cuivre ; ce cliquetis sonore des fuseaux faisait ma joie, il me semble l’entendre encore ; mais, le soir, cette joie se changeait en admiration : couché dans mon petit lit, je voyais cette même jeune femme, ouvrière infatigable (ma mère, peut-être), travailler à la lueur d’une chandelle dont la vive clarté redoublait d’éclat en traversant une eau limpide renfermée dans un globe de verre ; la vue de ce foyer lumineux me causait une sorte d’éblouissement et d’extase auquel le sommeil seul mettait un terme.

Vient ensuite une longue lacune dans mes souvenirs, causée, je crois, par une maladie.

Mais, à dater de ma onzième année environ, mes souvenirs se réveillent, cette fois précis, vivants, continus et d’une incroyable fidélité quant aux personnes.

À l’âge de dix ou onze ans, je servais, selon mes forces, d’aide et de gâcheur à un ouvrier maçon appelé ou surnommé Limousin : je ne le quittais pas plus que son ombre, marchant toujours soumis et empressé derrière ses talons ; aussi, disait-on d’habitude en nous voyant passer : voilà Limousin et son chien.

Selon l’habitude du pays, je soutenais sur mes épaules, à la naissance du cou, l’augette où je gâchais le mortier que j’apportais ensuite à mon maître. Ce fardeau était si pesant pour mon âge, surtout lorsqu’il fallait atteindre au faîte des bâtiments, que, pendant long-temps, j’avais contracté l’habitude de marcher le dos voûté, la tête baissée ; ma taille même dévia quelque peu ; plus tard, il est vrai, elle fut redressée, grâce à de singuliers moyens.

En toute saison, j’allais tête et pieds nus, à peine vêtu de quelques guenilles, d’abord portées par Limousin ; je me souviens surtout de certain vieux pantalon de droguet jaunâtre, rapiécé en vingt endroits de couleurs différentes ; il m’était échu après avoir servi pendant deux campagnes à Limousin, et lui-même le tenait de cinquième ou de sixième main. Grâce à l’exiguïté de ma taille, ce pantalon, rogné aux genoux, m’avait été, pour ainsi dire, froncé autour du cou au moyen d’une forte ficelle introduite dans la ceinture, tandis que les goussets fendus donnaient passage à mes bras. Enduit, pénétré de plâtre durci que cimentait une crasse de vétusté, ce singulier accoutrement participait plus de la muraille… que d’une étoffe quelconque ; il ne se déchirait pas, il se lézardait, et le Limousin remédiait intelligemment à ces petites démolitions partielles au moyen d’une pincée de plâtre fin délayé dans l’eau, après quoi il égalisait la réparation avec sa belle truelle de cuivre à poignée d’ébène.

Ma nourriture se composait invariablement d’un morceau de pain dur et noir, accompagné, à neuf et à trois heures, d’une queue et d’une tête de hareng saur, soudés l’une à l’autre par l’arête dorsale ; le Limousin se réservait le reste du poisson ; je trouvais la queue infiniment plus savoureuse que la tête.

Le soir, au retour du travail, mon maître trempait deux fois par semaine une soupe à la graisse, que nous mangions froide les autres jours, après quoi nous nous couchions sur une paillasse que, l’hiver, nous recouvrions d’une sorte de mince matelas garni de foin.

Contre l’habitude presque générale de ses compatriotes, mon maître ne retournait pas au pays à la fin de l’automne. Non loin d’un assez grand bourg dont j’ai oublié le nom, le Limousin avait eu la permission de se construire, sur un terrain rocailleux et abandonné, une méchante masure où nous demeurions.

Durant la saison des bâtisses, Limousin était presque toujours employé par le maître maçon du bourg. Si plus tard, malgré le chômage forcé, il restait quelque travail urgent de maçonnerie, le Limousin s’en chargeait, sinon, il s’occupait comme terrassier, tandis que j’allais ramasser sur les routes du crottin de cheval, que Limousin entassait et qu’il vendait à la bottée à un jardinier du bourg.

Nous nous couchions et nous nous levions avec le jour, sans jamais brûler de lumière ; lors des grands froids, nous passions nos longues nuits d’hiver, et quelquefois aussi nos journées, lorsque le travail manquait, dans une sorte d’engourdissement glacé qui devait avoir assez de rapport avec l’anéantissement léthargique où certains animaux restent plongés durant l’hiver.

Ni veille, ni sommeil, c’était une sorte de suspension momentanée de la vie et de ses besoins ; je me rappelle être resté durant des temps de neige quelquefois un et deux jours sans manger et sans éprouver la faim : cet état n’était pas d’ailleurs absolument douloureux. Il me semblait sentir mon sang se refroidir graduellement et la moelle de mes os se figer ; à cette sensation, réellement pénible, succédait un engourdissement tolérable, tant que je restais immobile et ramassé sur moi-même ; le moindre mouvement devenait une souffrance.

Quatre ou cinq fois par mois, c’est-à-dire chaque dimanche, cette vie laborieuse, sobre, monotone, s’incidentait de la manière la plus étrange.

Limousin était un grand homme maigre, osseux, robuste, âgé de cinquante ans environ ; il avait l’air, disaient ses compagnons, de toujours rêver à quelque chose, et son caractère était d’une douceur, d’une égalité parfaite ; travailleur assidu, habile, infatigable, jamais il n’égayait son labeur par le moindre refrain ; toujours taciturne, il ne parlait que comme à regret, et, une fois rentrés le soir dans notre masure, il ne m’adressait souvent pas un mot jusqu’au lendemain.

Mais le dimanche, Limousin se transformait.

Au point du jour dominical, une servante de l’aubergiste du bourg arrivait avec un âne portant sur son bât un panier renfermant un morceau de lard salé, quelques œufs durs, la moitié d’un pain blanc, et un petit tonneau contenant environ une dizaine de bouteilles de vin du pays. La servante sortie, notre porte était barricadée, le Limousin plaçait le tonnelet à portée de notre paillasse, sur laquelle il mettait le lard, les œufs, alors il commençait de boire jusqu’à la perte totale de sa raison.

Je n’oublierai jamais qu’un jour le Limousin, après avoir bu deux ou trois bouteilles de vin, et conservant encore quelque suite dans les idées, me développa cette étrange théorie de l’ivresse.

« — Vois-tu, Martin, — me disait-il, — le dimanche est à moi ; si je ne me soûlais pas ce jour-là, je deviendrais ivrogne toute la semaine, et de plus je deviendrais paresseux, envieux, querelleur, et un jour ou l’autre, voleur, peut-être pis encore…

» Je me sens bien… ça serait pour moi trop de travail et de misère, si ça devait être sans fin ni cesse, comme ces grandes routes, rubans de queue de quatre ou cinq lieues de long, qui, lorsqu’on est en marche, rien qu’à les voir, toujours toutes droites et à perte de vue, vous cassent les jambes.

» Moi, chaque dimanche, au lieu de l’infini ruban de queue de ma s… existence (tout sable brûlant et tous cailloux pointus), je vois des cascades d’eau de roche, des montagnes de fleurs, des palais enchantés, enfin,… mon garçon, un tremblement de délices aussi après ça, je regarde les beaux châteaux où je travaille, comme des toits à porcs, et leurs parcs comme des taupinières.

» Le lundi, quand je reviens de ces promenades-là, qu’est-ce que ça me fait à moi, six chiens de jours à tirer ? Est-ce qu’au bout je ne vois pas mon dimanche.

» Je ne bois jamais au cabaret, l’ivresse s’y évapore en colère, en cris, en injures, en batteries, elle s’y corrompt, elle y perd de sa dignité ; je ne bois pas, moi, pour me disputer, je ne bois pas pour le goût du vin,… mauvaise drogue,… (je boirais de l’eau-de-vie, si ça n’était pas si malsain) je bois, et j’ai le droit de boire, pour m’en aller d’ici,… je ne sais où, quatre ou cinq fois par mois. Ça ne vaut-il pas mieux que de prendre la vie en rageur ?

» Les vrais ivrognes sont de même, seulement ils ne se raisonnent pas.

» Jean-Pierre boit pour oublier qu’il a entendu toute la semaine ses enfants pleurer la faim et sa femme crier misère, il boit aussi, et surtout pour oublier qu’il les entendra encore la semaine suivante ;

» Simon boit pour oublier qu’il a entendu et qu’il entendra sa vieille mère infirme gémir du lundi au samedi.

» D’autres enfin boivent pour se délasser du travail qui les écrase.

» Je sais bien que les cadets, qui n’ont ni misère ni fatigue à oublier, qui peuvent, avec leur argent, se procurer toute sorte de plaisirs, de délassements honnêtes, et qui pourtant se grisent comme des Anglais par amour du bon vin, disent, en nous voyant soûls :

» Oh ! les canailles, les pourceaux, faut-il qu’ils soient de crapuleux et enragés ivrognes, pour avaler de si vilain breuvage, attablés dans leurs puants cabarets ?

» Mais bonnes gens, après une semaine de privations, de travail et de chagrins, où diable trouverions-nous des distractions honnêtes, des plaisirs délicats, à la portée de notre bourse, et de l’ignorance où l’on nous laisse vivre ? où trouverions-nous surtout l’oubli de ce qui nous désespère ? »

Limousin se montrait rigoureusement fidèle et conséquent à cette manière d’envisager l’ivresse ; une fois à l’ouvrage, et il s’y remettait invariablement chaque lundi, on ne pouvait voir un artisan plus laborieux, plus intelligent, plus sobre et plus honnête.

Une fois je lui demandais pourquoi il ne s’enivrait pas chaque soir, puisque l’ivresse était si douce ; il me répondit sévèrement :

« — Ou je volerais afin d’avoir de quoi m’enivrer sans travailler, et je ne veux pas voler. Ou je gagnerais assez pour acheter de quoi m’enivrer chaque jour, et alors ce gain me suffirait, je serais heureux, et je n’aurais plus besoin de boire pour oublier. »

Maintenant je comprends le vrai sens de ces paroles de mon maître, et je suis frappé de leur justesse.

Enfant abandonné, j’ai assez vécu parmi les indigences et les douleurs de toutes sortes pour savoir que, presque toujours chez nous autres du peuple, l’ivrognerie naît du besoin de s’étourdir sur des maux, sur des privations cruelles ; c’est parmi les conditions les plus précaires, les plus déplorables, les plus affreuses, que l’ivrognerie se développe surtout d’une manière effrayante ; puis elle diminue et devient d’autant plus rare que la condition s’améliore un peu par le bien-être, ou que l’intelligence se développe par l’instruction.

Sans doute, il est des exceptions ; ainsi, plusieurs années après avoir quitté le Limousin, je me trouvai domestique de confiance d’un grand seigneur dont je parlerai plus tard ; encore jeune, sa fortune était immense, sa femme remplie de vertus et d’attraits… et bien souvent j’ai été secrètement chercher ce grand seigneur dans les cabarets les plus infects du quartier des halles, à Paris, où il s’enivrait toute la nuit avec la plus crapuleuse compagnie ; de grand matin, je le ramenais ivre-mort, par une porte dérobée, dans l’antique et splendide hôtel dont sa noble famille était en possession depuis deux siècles, et que son père lui avait légué comme il devait le léguer à son fils, car il avait aussi un fils…

L’abus presque inévitable de la richesse acquise sans travail, par le fait de l’héritage ; l’aversion des plaisirs élevés, la satiété, le dégoût de toutes les jouissances devait amener cet opulent seigneur au même point que Limousin, le pauvre maçon, en proie à toutes les privations.

Ainsi, le riche cherchait dans une bruyante et fangeuse ivresse l’oubli de son opulence… le pauvre cherchait (en cela du moins plus digne) l’oubli de son infortune dans une solitaire ivresse.

Chaque dimanche, enfermé tout le jour avec le Limousin, au fond de notre masure déserte, j’assistais donc, à jeun et dans un étonnement stupide mêlé de frayeur, aux extravagances, aux divagations que le vin inspirait à mon maître.

Quelquefois aussi le Limousin m’obligeait à jouer des rôles secondaires dans les scènes étranges que suscitait son hallucination ; son ivresse, d’ailleurs toujours inoffensive, était tantôt d’une bizarrerie qui allait jusqu’au grotesque, tantôt d’une tristesse qui allait jusqu’aux larmes… mais jamais elle ne lui inspirait des sentiments d’amertume ou de haine. Parfois encore, il racontait tout haut, — et à bâtons rompus, — les visions merveilleuses qui le ravissaient, ou bien il s’entretenait à voix basse avec des êtres imaginaires.

L’une des illusions fréquentes et chéries de mon maître, était de se croire le seul détenteur de tous les parapluies de France (ayant sa raison il rêvait toujours la possession de l’un de ces gigantesques parapluies de cotonnade bleue et rouge, que les maçons seuls possèdent, mais il lui eût fallu se retrancher sur le vin dominical, et il ne pouvait se résoudre à ce sacrifice) ; je dois dire que, loin de songer à accaparer ces ustensiles, mon maître les distribuait généreusement à qui en manquait, exceptant toutefois de ses largesses les gens qui allaient en voiture ; inexorable sur ce point-là, il ne trouvait pas de termes assez énergiques pour flétrir l’avidité de ces égoïstes qui, sans besoin, se gorgeaient des parapluies du pauvre monde.

Dans ces comédies solitaires, je représentais la multitude à laquelle mon maître distribuait des milliers de parapluies sous la forme de son bâton de houx.

Puis l’ambition de Limousin prenant un essor plus élevé, il se voyait vêtu en tambour-major, la panache au front, la canne en main, traîné dans un char à six chevaux blancs, caparaçonnés d’écarlate (il était intraitable quant au nombre, à la couleur et au harnachement de cet attelage). Probablement l’habit de tambour-major était, aux yeux du Limousin, l’idéal de la magnificence du costume ; monté sur un escabeau boiteux, le poing gauche sur la hanche, la main droite appuyée sur sa toise, mon maître, trébuchant quelque peu, jetait de côté et d’autres des saluts de tête remplis de bienveillance ; tandis que j’avais pour mission de crier, de ma voix la plus forte, en qualité du peuple masculin :

Vive Limousin le bon enfant !

Bientôt après, je représentais le peuple féminin, en criant de ma voix la plus aiguë :

Vive le beau Limousin !

Cette manifestation doublement flatteuse, mon maître l’accueillait avec des sourires remplis d’aménité et de coquetterie.

Autant que je puis me rappeler les paroles incohérentes de Limousin, lors de cette espèce d’hallucination, il se croyait élu, à l’unanimité, le plus beau et le meilleur enfant de tous les maçons du globe, aussi allait-il ensuite recevoir ses électeurs, et les traiter fraternellement et somptueusement dans le temple de Salomon. Suivait une description merveilleuse de ce lieu, qui me transportait d’admiration ; alors presque toujours affamé, car je n’osais toucher aux bribes du repas de mon maître, j’écoutais en soupirant l’énumération du repas monstrueux que Limousin donnait à ses frères de la truelle, servis à table par les douze apôtres, habillés en sauvages (sans doute il se mêlait à cette élucubration quelques souvenirs des rites du compagnonnage), le repas me semblait délectable, mais monotone ; il se composait entièrement d’andouilles et de concombres au vinaigre.

À ces bouffonnes rêveries succédaient souvent de mélancoliques visions, qui attendrissaient mon maître jusqu’aux larmes.

Je me souviens qu’un jour il croyait voir et entendre la mère commune de tous les petits enfants voués, comme moi, à un pénible labeur dès un âge bien tendre, et que le besoin, l’épuisement, la maladie, font souvent mourir d’une mort précoce.

Cette mère attendait le retour de ses nombreux enfants avec des êtres imaginaires, avec une impatience à la fois joyeuse et inquiète, joyeuse parce qu’elle espérait les revoir bientôt, inquiète parce qu’ils tardaient à revenir…

Pour tromper son angoisse, la bonne mère préparait, de son mieux, une innombrable quantité de petits lits, mais les enfants n’arrivaient pas.

Alors la mère allait et venait de çà de là, écoutant, regardant au loin,… rien n’apparaissait,… et la nuit venait,…

Et la nuit était venue,… pauvre mère !! — disait Limousin, qui semblait assister à ces angoisses maternelles, et qui les racontait d’une voix remplie de larmes.

Enfin la mère commune entendait dans l’éloignement un bruit à la fois léger et tumultueux, qui se rapprochait de plus en plus…

— Voilà mes enfants ! criait-elle en pleurant de joie…

Et, comme la clarté de la lune resplendissait beaucoup, la mère abritait ses yeux sous sa main, afin de n’être pas éblouie, tandis que, tout heureuse, elle tâchait de découvrir au loin la troupe d’enfants…

— Mais, chose étrange, le bruit augmentait toujours, se rapprochait toujours,… et la mère ne voyait rien.

— « Je crois bien, que vous ne voyez rien,… pauvre bonne mère, — disait Limousin d’une voix émue et avinée. Il avait raconté cette vision en s’interrompant de temps à autre par de longues pauses, — je crois bien, que vous ne voyez rien, ce n’est pas le piétinement d’une foule d’enfants que vous entendez, c’est comme un grand vol de milliers de petits oiseaux ; le bruit vient au-dessus de nos têtes… Tenez,… tenez,… les voilà,… la lune en est obscurcie… Ce sont vos enfants,… tiens… ils sont tous pâles et ailés… Les voilà, les chers petits ;… les voilà… il y en a des cent, il y en a des mille et des milliers… Les entendez-vous,… comme ils gazouillent en vous rasant de leurs ailes ?… en disant de leur petite voix douce : Adieu mère,… nous ne souffrons plus,… nous sommes délivrés… Oh !… tenez, pauvre bonne mère,… comme leur volée monte,… monte et monte encore, les voilà dans les nuages,… et si haut, si haut, qu’on ne les aperçoit plus que comme de petits points blancs au milieu des étoiles. Allons, bonne mère,… courage,… ils ne souffrent plus… Ah ! bigre !!… elle ne répond pas,… la mère ! elle chancelle,… elle tombe,… elle est morte !… C’est ma foi vrai, elle est morte !… Tiens, qu’est-ce que c’est donc que cette lueur blanche qui s’envole et qui monte là-haut, où sont montés les petits enfants ailés ?… Bon… voici la lune qui se couche sous un gros nuage noir… Je vais faire comme la lune… Bon soir la compagnie… »

Et Limousin tombait sur notre paillasse, épuisé, étourdi par cette double ivresse, dans laquelle l’imagination avait autant de part que le vin.

Tour-à-tour égayé, touché ou effrayé par ces récits ou par ces monologues étranges, je passais presque chaque dimanche dans une fiévreuse agitation, la nuit, des songes bizarres semblaient continuer pour moi les hallucinations de mon maître.

Le lundi matin, Limousin m’éveillait comme de coutume, son visage, son geste, son accent, si animés le jour précédent, étaient redevenus calmes et froids ; à l’exubérance de paroles de la veille succédait un flegme taciturne.

Mon maître reprenait alors sa tâche quotidienne, habituelle, toujours avec son ardeur, le premier et le dernier à l’ouvrage ; mais pendant la semaine, il ne m’adressait pas vingt fois la parole.

Avant de poursuivre, je dois parler d’un personnage qui joue un grand rôle dans mon récit.