Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/17

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VI


CHAPITRE VI.


l’amour de bamboche.


Lorsque Bamboche prononça ces mots : Je vais te dire de qui je suis amoureux, ses grands yeux gris brillèrent d’un ardent éclat ; son teint pâle se colora légèrement ; sa figure qui jusqu’alors m’avait paru dure et sardonique, prit une expression de douceur passionnée, il devint presque beau.

— Lorsque je suis arrivé dans la troupe, — me dit-il, — elle se composait d’un pître[1] et d’un Albinos qui avalait des lames de sabres, et d’une petite fille de dix ans, très-laide, maigre comme un clou, et noire comme un crapaud, qui dansait, qui jouait de la guitare et qui ne travaillait pas mal dans ses tours avec la mère Major, mais comme cette petite avait, dans ses exercices, toujours le cou, les bras et les jambes nus, et qu’elle était chétive de santé, elle grelottait constamment, et toussait d’une toux sèche. On la faisait cent fois trop chanter et trop cramper, vu son âge et sa faiblesse ; ça la tuait petit à petit. C’était d’ailleurs un vrai mouton pour la douceur, et serviable autant qu’elle pouvait. Une fois ses exercices finis, elle se mettait dans son coin, ne parlait presque pas, et ne riait jamais ; elle avait de petits yeux bleus doux et tristes, et malgré sa laideur, on aimait à la regarder. La mère Major qui, je crois bien, en était devenue jalouse à cause de moi, redoubla de méchanceté contre elle depuis mon entrée dans la troupe, tant et si bien que la petite est tombée tout-à-fait malade, et qu’elle est morte dans une de nos tournées. Je ne sais pas d’où elle venait ni comment la Levrasse l’avait amenée dans la troupe.

— Pauvre petite fille ! — dis-je à Bamboche, — je croyais que c’était d’elle que tu étais amoureux.

— Non, non, tu vas voir. La Levrasse lui avait donné le nom de Basquine comme il m’a donné le nom de Bamboche. Quand elle a été morte, il a dit à la mère Major : — « Faut trouver une autre Basquine, mais plus gentille, une fillette de cet âge-là, ça fait toujours bien dans une troupe, surtout quand la petite est gentille et qu’elle chante des polissonneries pour allumer les jobards. — T’as raison, — répond la mère Major, — faut trouver une autre Basquine ; » — il y a deux mois, à la fin de la saison de nos exercices, la troupe était toute démanchée ; l’Albinos avait avalé de travers une lame de sabre et était entré à l’hospice, et notre Pître nous avait quitté pour entrer au séminaire.

— Au séminaire ?

— Oui, une maison où on apprend à être curé ; c’est dommage, car il n’y avait pas une plus fameuse blague que Giroflée !

— Qui ça, Giroflée ?

— Notre Pître donc, notre paillasse. Avec ça, naturellement les cheveux carotte-foncé, économie de perruque à queue rouge. Il ne restait plus de la troupe que la mère Major, moi et la Levrasse ; le mauvais temps venait, c’était fini de la crampe pour l’année ; nous revenions ici, où la Levrasse passe l’hiver, lorsqu’un soir, après notre journée de marche, nous nous arrêtons pour passer la nuit dans un bourg ; il y avait quelque chose à raccommoder à la voiture, la Levrasse la conduit chez un charron, et il revient à l’auberge l’air tout content. « — J’ai notre affaire, — qu’il dit à la mère Major, — j’ai trouvé une Basquine. — Bah ! et où çà ? — Chez le charron, il a onze enfants, dont six filles ; l’aîné de cette marmaille est un garçon de quatorze ans, tout ça crève la faim, une vraie famine, sans compter que la mère est infirme ; mais, sais-tu ce que j’ai vu au milieu de cette potée d’enfants ? une petite fille de dix ans, un amour !… un trésor !… des cheveux blonds superbes et tout bouclés, des yeux noirs longs comme le doigt, une bouche comme une cerise, une petite taille mince et droite comme un jonc, et avec ça une petite mine futée, et de la gentillesse… de la gentillesse à en revendre. Elle est bien un peu pâlotte, parce qu’elle meurt de faim comme le reste de la famille, mais avec de la viande et du lait elle deviendra rose et blanc. Je la vois d’ici avec une jupe rouge à paillettes d’argent, faisant ses grâces au haut de la pyramide humaine, ou chantant de sa jolie petite voix d’enfant des polissonneries comme : Mon ami Vincent ou la Mère Arsouille[2], ça nous fera pleuvoir autant de pièces blanches que notre autre Basquine, avec sa frimousse mauricaude et poitrinaire, nous a fait pleuvoir de gros sous pendant sa vie. — Mais comment l’avoir, cette petite ? — demanda la mère Major à la Levrasse. — Attends donc, j’ai dit au charron : Mon digne homme, vous et votre famille vous crevez la faim, la soif et le froid. — C’est la vérité, — m’a répondu le pataud d’un ton geigneux, — onze enfants en bas âge et une femme au lit, c’est plus qu’un homme ne peut porter, je n’ai que deux bras, et j’ai douze bouches à nourrir. — Voulez-vous n’avoir plus que onze bouches à nourrir, mon brave homme ? — Le pataud me regarda d’un air ébahi. — Oui, je me charge de l’aînée de vos filles, tenez, de cette blondinette qui nous regarde de tous ses grands yeux, je l’emmène ; vous me la laisserez jusqu’à dix-huit ans, et je lui apprendrai un bon état. — Jeannette, — s’écria le pataud les larmes aux yeux, — mon petit trésor, le quitter, je n’ai que ça de joie, jamais. — Allons, bonhomme, soyez raisonnable, ça sera une bouche de moins à remplir. — Je ne sais pas, si je vous donnerais un autre de mes enfants, ça serait à grand’peine. Pourtant… notre misère est si grande… ça serait pour son bien ; mais Jeannette ! Jeannette !! oh, jamais ! — Quant à prendre un autre, des enfants, au lieu de la blondinette, — dit la Levrasse à la mère Major, — merci du cadeau : figure-toi une couvée de petits hiboux ; je ne sais pas comment diable cette jolie petite fauvette a pu éclore dans ce vilain nid. Aussi : — non, Jeannette et pas d’autre, — dis-je au charron, — et bien mieux, mon brave, je vous donne comptant cent francs en bons écus, mais vous me laisserez Jeannette jusqu’à vingt ans. — Cent francs, — reprit le pataud de charron, — cent francs… — Et il n’en revenait pas, pour sa misère c’était un trésor… À sa bête de face ébahie, je m’attendais à ce qu’il allait me lâcher Jeannette, car il l’appelle, la prend dans ses bras, baise et rebaise sa petite tête blonde, la mange de caresses, pleure comme un veau… mais, bah ! voilà-t-il pas l’animal qui me dit en sanglotant : — Allez-vous-en, Monsieur, allez-vous-en, je garde Jeannette… si nous mourons de faim, eh bien ! nous mourrons de faim, mais elle ne me quittera pas. — Alors, tu ne l’as donc pas, cette petite Basquine ? — dit à la Levrasse la mère Major, qui n’en était pas fâchée par jalousie, — ajouta Bamboche en manière de parenthèse. — Attends donc la fin, — reprend la Levrasse, je dis au charron, — écoutez, mon brave : je ne veux pas abuser de votre position ; réfléchissez, je vous donne jusqu’à demain midi ; ce n’est plus cent francs, mais trois cents francs que je vous offre pour Jeannette ; vous me trouverez demain jusqu’à midi à l’auberge du Grand-Cerf, et, plus tard, si vous vous ravisez, vous pourrez m’écrire à l’adresse que je vous laisse. — Là-dessus j’ai quitté le charron, et je suis sûr qu’il m’arrivera demain matin, au chant du coq, avec sa blondinette. »

— Eh bien ! est-il venu ? — demandai-je à Bamboche.

— Non ; mais moi, qui en faisant semblant de dormir avais entendu la Levrasse dire à la mère Major tout ce que je viens de te raconter, curieux de voir la nouvelle Basquine, je me lève de grand matin, je sors de l’auberge, je demande l’adresse du charron, j’y cours… et…

Le récit de Bamboche fut interrompu par la grosse voix de la mère Major, qui cria du haut de la porte de l’escalier de la cave :

— Ohé ! Martin… Bamboche… à la pâtée !!

— On nous appelle, — me dit précipitamment mon nouvel ami, — je te dirai le reste une autre fois ; mais arrivé chez le charron, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu de Jeannette, m’a rendu si amoureux d’elle… si amoureux !! que, depuis ce jour-là, je ne fais plus qu’y penser. Son père n’a pas voulu la donner cette fois-là ;… mais, il y a huit jours, j’ai entendu la Levrasse dire à la mère Major que le charron venait de lui écrire… et que dès qu’un homme poisson qu’il attend serait arrivé ici, nous partirions, et que nous passerions par le bourg du charron, pour prendre avec nous Jeannette, la nouvelle Basquine.

— Mais, tonnerre de Dieu !… vous êtes donc sourds ?… — cria de nouveau la mère Major. — Faut-il que je descende ?… crapauds ?

— Nous voilà ! Madame, nous voilà ! — m’écriai-je. Puis, me jetant au cou de Bamboche, je lui dis avec effusion :

— Nous sommes amis… n’est-ce-pas… et pour toujours ?

— Oui, amis… — me répondit Bamboche, en répondant cordialement à mon étreinte, — bien amis… et pour toujours.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et voilà d’où date mon amitié pour Bamboche.

Quelques semaines plus tard je connus Basquine.

Personnages étranges, presque inexplicables, que j’ai toujours aimés autant qu’ils m’ont aimés, et que durant le cours de ma vie, non moins aventureuse que la leur, je devais rencontrer tant de fois dans des circonstances si diverses.




  1. Paillasse.
  2. L’obscénité de ces chansons est assez connue pour qu’il soit inutile d’insister à ce sujet.