Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/Texte complet

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Volume III


CHAPITRE I.


l’éducation.


La Levrasse et la mère Major craignant sans doute que je n’essayasse de m’évader, me surveillaient de très-près ; ces précautions étaient inutiles…

— Oui, nous serons amis, bien amis, et pour toujours, — m’avait dit Bamboche, en suite de notre première entrevue, commencée par une rixe, et terminée par une cordiale étreinte.

Autant que moi, Bamboche se montra fidèle à cette promesse d’affection réciproque. Par un singulier contraste cet enfant, d’un caractère indomptable, d’une perversité précoce, d’une méchanceté sournoise et quelquefois même d’une froide férocité, me témoigna dès lors l’attachement le plus tendre, le plus dévoué. Je l’avoue, sans la réalisation de cette amitié fraternelle si long-temps rêvée par moi, sans l’attachement qui me lia bien vite et étroitement à mon compagnon d’infortune, j’aurais tâché de me soustraire par la fuite au cruel apprentissage de mon nouveau métier.

Tout le temps qui n’était pas employé à mes leçons, je le passais avec Bamboche ; je l’écoutais parler de Basquine avec une ardeur, avec une sincérité de passion qui, maintenant, en y réfléchissant, me semble extraordinaire pour un enfant de son âge ; tantôt il fondait en larmes en songeant au sort cruel qui attendait cette pauvre enfant, car il se rappelait la triste vie et la triste fin de la première Basquine ; tantôt il bondissait de joie en pensant que, dans peu de jours, la fille du charron serait notre compagne ; tantôt enfin il éclatait en menaces furieuses contre la Levrasse et la mère Major, à la seule pensée que cette Basquine serait battue comme nous.

À force d’entendre mon compagnon parler de notre future compagne avec une admiration si passionnée, j’en étais venu, autant par affection pour Bamboche que par un sentiment de curiosité vivement excité, à désirer aussi très-impatiemment l’arrivée de Basquine.

Soit que la mère Major ne me jugeât pas digne de succéder dans ses affections à l’infidèle Bamboche, soit qu’elle dissimulât ses projets, de crainte de m’épouvanter (et elle ne se fût pas trompée), elle ne me disait pas un mot d’amour, et se montrait envers moi d’une sévérité extrême.

Malgré ses favorables pronostics qui m’avaient prédit qu’avant un mois je ferais d’une manière très-satisfaisante le saut du lapin et autres exercices, ma constitution plus encore que ma volonté s’était d’abord montrée rebelle aux leçons de mon institutrice.

Mon premier état de manœuvre m’avait accoutumé de marcher le dos courbé, sous le poids d’une auge trop pesante pour mes forces, tandis que la mère Major me demandait, au contraire, non-seulement d’effacer mes épaules, mais encore de me renverser souvent le corps en arrière. Mon premier progrès fut de marcher droit au lieu de marcher voûté, selon mon habitude ; ma taille, qui eût dévié sans doute, fut ainsi forcément redressée ; c’est à-peu-près là que se doit borner ma reconnaissance envers la mère Major.

Elle m’infligeait quotidiennement une sorte de torture, en procédant à ce qu’elle appelait, dans l’argot de son métier, à mon désossement. Voici comme elle procédait à ces notions élémentaires et indispensables de mon art :

Chaque matin elle m’attachait alternativement, à chaque poignet, un poids de trois ou quatre livres ; puis elle m’obligeait, sous peine d’une rude correction, de décrire avec mon bras et parallèlement à mon corps, un mouvement de rotation, d’abord assez lent, puis de plus en plus rapide, et dont l’épaule était pour ainsi dire le point pivotal.

Une fois entraîné par le poids attaché à mon poignet, ce qui centuplait la vitesse de ce mouvement, je sentais mes articulations se distendre avec de cruels tiraillements, puis (sensation étrange et très-douloureuse) il me semblait sentir mon bras s’allonger… s’allonger outre mesure, selon que ce mouvement de fronde devenait plus rapide.

Un enfantillage inexplicable me faisait quelquefois, malgré de vives souffrances, fermer les yeux, afin que, pour moi, l’illusion fût complète ; et, en effet, j’aurais alors juré que mon bras, à mesure qu’il décrivait ces cercles, atteignait de huit à dix pieds de longueur. Dans nos entretiens avec Bamboche nous appelions cela faire les grands bras et les grandes jambes.

Mes jambes étaient ensuite soumises à une évolution analogue, toujours au moyen de poids alternativement fixés à chaque cheville. Il ne s’agissait plus d’un mouvement rotatoire, mais d’un mouvement de pendule, dont la hanche était le point articulé, et dont le pied, chargé d’un poids assez lourd, formait le balancier ; les mêmes douleurs se renouvelaient peut-être plus vives encore aux jointures de la cuisse, du genou et du pied ; il en allait de même de la singulière illusion qui me faisait croire que mes membres s’allongeaient étrangement à mesure que l’exercice auquel on me soumettait, devenait de plus en plus précipité.

La leçon se terminait par ce que la mère Major appelait le torticolmuche.

Bamboche m’avait dit que, lors de ses premières initiations à cette nouvelle torture, il avait failli devenir fou. Ceci me parut d’abord exagéré ; mais, instruit par l’expérience, je reconnus la vérité des paroles de mon compagnon.

La mère Major me prenait la tête à la hauteur des oreilles, qu’elle tenait de l’index et du pouce, et qu’elle pinçait jusqu’au sang à la moindre résistance de ma part ; puis me serrant ainsi le crâne entre ses deux grosses mains, puissantes comme un étau, elle portait brusquement ma tête en avant, en arrière, à gauche, à droite, en imprimant à ces mouvements continus et successifs une telle rapidité que j’en avais, pour ainsi dire, le cou tordu. Bientôt saisi d’un vertige mêlé d’élancements aigus, il me semblait que mes yeux allaient sortir de ma tête, et que mon cerveau ballottait de çà et de là dans sa boîte osseuse. Chacun de ces chocs me causait la plus incroyable souffrance.

Une espèce d’hébétement passager succédait presque toujours chez moi à cet exercice qui terminait la leçon.

Du reste, je l’avoue, le désossement portait ses fruits ; j’acquis ainsi peu-à-peu, et au prix de cruelles douleurs, une souplesse étonnante ; certaines positions, certains entrelacements de membres, qui m’eussent été physiquement impossibles, commençaient à me devenir familiers ; mais ma terrible institutrice ne s’arrêta pas là ; me trouvant sans doute suffisamment désossé, elle voulut me faire travailler à fond la promenade à la turque. Pourquoi à la turque ? Je l’ignore. Voici comment la chose se passait :

La mère Major me faisait asseoir par terre, sur un lit de paille, m’attachait la main droite au pied droit, la main gauche au pied gauche, puis me roulait ainsi en ligne droite, par une série de culbutes continues, dont le moindre inconvénient était de me briser les reins et de me donner, presque en suite de chaque séance, une sorte de coup de sang, auquel mon institutrice remédiait au moyen d’un seau d’eau de puits dont elle m’arrosait. Cette cataracte improvisée me rappelait à moi-même, et nous passions à un autre exercice.

En public, la promenade à la turque devait s’exécuter librement, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir les mains attachées aux pieds et de recevoir une impulsion étrangère, l’on devait se saisir le bout des orteils et accomplir les culbutes de son propre mouvement.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles la Levrasse fit de fréquentes absences ; à différentes reprises il rapporta de nombreuses chevelures de toutes couleurs, car il continuait son commerce, trafiquant des cheveux des filles indigentes.

Mon affection pour Bamboche allait toujours croissant, par cela même qu’insolent et méchant avec tous, il se montrait pour moi bon et affectueux… à sa manière ; il avait été témoin des souffrances que m’avait surtout causées la promenade turque, mais, à ma grande surprise, il ne m’avait ni consolé, ni plaint ; pendant plusieurs jours il me parut distrait, préoccupé, je le vis souvent se diriger vers un grenier inoccupé, où il faisait de longues séances ; il me cachait un secret ; par fierté, je ne voulus pas aller au-devant de sa confiance.

Un jour je sortais, rompu, hébété par ma leçon ; la promenade turque s’étant beaucoup prolongée, je souffrais cruellement d’une enflure au poignet, car j’étais retombé une fois à faux, et la mère Major m’avait châtié de ma maladresse ; je trouvai Bamboche rayonnant ; mais, apprenant ma double mésaventure, sa figure s’assombrit, il s’emporta contre la mère Major en imprécations, examina ma main avec une sollicitude fraternelle, puis, me regardant tristement, il me dit d’une voix émue :

— Heureusement c’est la dernière fois que tu seras battu !

— La dernière fois ? — lui dis-je tout étonné.

— Demain tu ne seras plus ici, — me répondit-il après un moment de silence.

— Je ne serai plus ici ? — m’écriai-je.

— Écoute : hier j’ai entendu la Levrasse parler avec la mère Major ; demain l’homme-poisson arrive ; je connais le voiturier qui l’amènera : c’est un brave homme ; j’ai pris une grande corde dans le grenier, j’y ai fait des nœuds, je l’ai bien cachée : il y a une lucarne qui donne sur les champs, tu pourras y passer, puisque moi, qui suis plus grand que toi, j’ai essayé et que j’y passe…

— Moi y passer ? et pourquoi ?

— Attends donc… j’attacherai la corde d’avance, j’ai pris un pieu exprès ; sitôt que la voiture, qui aura amené l’homme-poisson, sortira d’ici, tu fileras par la lucarne ; tu prieras le voiturier de t’emmener avec lui et de te cacher jusqu’à ce que tu sois à trois ou quatre lieues d’ici. Une fois hors des pattes de la Levrasse, tu trouveras bien quelque part des maçons à servir, ou bien tu demanderas l’aumône en attendant.

À cette proposition mon cœur se brisa ;… j’interrompis Bamboche par mes larmes.

— Qu’est-ce que tu as ? — me demanda-t-il brusquement.

— Tu ne m’aimes pas, — lui dis-je tristement.

— Moi ! — s’écria-t-il d’un ton de reproche courroucé… — moi !… et je tâche de te faire sauver d’ici… voilà quinze jours que j’y pense. Je ne te parlais de rien pour ne pas te donner de fausse joie ! et voilà comme tu me reçois !

— Oui, — repris-je avec amertume, — ça t’est bien égal que je m’en aille… tu ne tiens pas à moi…

À ces mots Bamboche tomba sur moi à grands coups de poing.

Bien qu’habitué aux singulières façons de mon ami, cette brusque attaque, dont je ne comprenais pas alors la signification, m’irrita beaucoup. À mon attendrissement succéda la colère, et je rendis à mon compagnon coup pour coup.

— Et moi qui me prive de toi !… moi qui ai manqué de me casser les reins, en essayant la corde pour voir si elle était assez longue ! — s’écria Bamboche, furieux de mon ingratitude ; — tiens… empoigne, — et il accompagna ce tendre reproche d’un vigoureux horion.

— Et toi qui m’avais dit que nous ne nous quitterions jamais ! — répondis-je non moins indigné, — tiens… attrape, — et je ripostai par un coup de pied.

— Mais moi, je sais bien le mal que tu endures ici… gredin ! — reprit Bamboche, en continuant cette touchante scène de pugilat, — voilà pour toi !

— Mais tu sais bien aussi que pourvu que nous soyons ensemble, ce me serait égal d’être battu comme plâtre ! — et je frappai à mon tour.

— À la bonne heure, — dit Bamboche en se calmant peu-à-peu. — Mais moi, je reste pour attendre Basquine ;… sans cela, est-ce qu’il n’y a pas long-temps que j’aurais mis le feu à la baraque pour y rôtir la Levrasse et la mère Major, et que nous aurions filé ? Mais puisque je suis retenu ici, file tout seul.

— Jamais, car une fois Basquine ici, si tu veux te sauver avec elle, vous aurez besoin de moi…

Et la lutte fut un moment suspendue.

Bamboche, toujours violent dans ses amitiés comme dans sa haine, fit un mouvement pour se jeter de nouveau sur moi. Incertain de ses intentions, je me mis, à tout hasard, sur la défensive. Inutile précaution. Ce singulier garçon me serrait contre sa poitrine avec effusion, en me disant d’une voix émue :

— Martin, je n’oublierai jamais ça…

— Ni moi non plus, Bamboche.

Et je lui rendis son amicale étreinte d’aussi bon cœur que je lui avais rendu ses coups de poing.

— Tonnerre de Dieu… qu’est-ce que j’ai donc pour toi ? — me dit-il, après un moment de silence. — J’ai beau me tâter, je n’y comprends rien.

— Ni moi non plus, Bamboche : tu es pour tout le monde un diable incarné, tandis que pour moi… au contraire… et c’est ça qui m’étonne.

Après un nouveau moment de silence pensif, Bamboche reprit d’un air moitié railleur, moitié triste, qui ne lui était pas naturel :

— Je ne sais pas comment ça s’est fait que je t’ai parlé de mon père ;… avant toi… je n’en avais parlé à personne ;… mais, sur le coup, ça m’aura attendri un morceau de cœur… Tu te seras f…ichu en plein dans le morceau détrempé, et depuis tu y seras resté comme ce lézard incrusté dans une pierre que montre la Levrasse en faisant ses tours… Et tu es d’autant plus comme le lézard dans la pierre, que d’être amoureux fou de ma petite Basquine, ça ne t’a pas délogé… Et puis, vois-tu ? il me semble que depuis que je suis ami avec toi, ça m’amuse davantage d’être méchant pour les autres… et que j’en ai le droit.

— Alors, c’est dit, je serai ton lézard, Bamboche, je garderai toujours mon petit coin ; mais tu ne me parleras plus de me sauver, sans toi ?

— Non ;… mais une fois Basquine avec nous, au bout de quelques jours, quand nous trouverons l’occasion belle… nous filerons tous trois.

— Et où irons nous ?

— Tout droit devant nous.

— Et comment vivre ?

— Nous mendierons, nous dirons que nous sommes frères et sœurs, que nos parents sont morts ; les serins de passants auront pitié de nous, comme disait le cul-de-jatte, nous empocherons leur argent. Et nous nous amuserons sans autre peine que de mendier…

— Et quand on ne nous donnera pas ?…

— On ne se défie pas des enfants… nous volerons.

— Hum !… nous volerons,… — repris-je d’un air pensif en songeant au Limousin, mon ancien maître, qui avait tant d’horreur du vol. Aussi j’ajoutai :

— Il vaudrait mieux ne pas voler.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est mal.

— Mal ?… pourquoi ?

— Je ne sais pas, moi ; Limousin disait que c’était mal.

— Moi je dis que ça n’est pas mal ; aimes-tu mieux croire le Limousin que moi ?

— Il disait qu’il fallait gagner sa vie en travaillant.

— Mon père travaillait,… et il n’a gagné que la mort, — répondit Bamboche d’un air sombre, — le cul-de-jatte mendiait et volait quand il pouvait… ce qui n’empêche pas que jamais mon père ni moi nous n’avons fait un aussi bon repas que le plus mauvais repas du cul-de-jatte… Moi aussi, avant de mendier, j’ai demandé du travail aux passants, quand mon père a été mort. J’avais bon courage… Est-ce qu’on m’en a donné, du travail ? Non. Est-ce que les loups travaillent ? Qui est-ce qui s’est inquiété de moi ? Personne… Tant pis : quand le loup a faim, il mange… travailler ! ah bien oui !… la Levrasse et la mère Major ne travaillent pas ; ils volent des enfants comme nous, ils nous tortillent les membres, nous ruent de coups et nous font danser en public comme des chiens savants, et à ce métier-là ils mangent gras tous les jours et remplissent leur tire-lire… Et si jamais je trouve leur tire-lire, sois tranquille, nous rirons ; ne t’inquiète donc pas. Si je n’attendais pas Basquine,… — et les yeux de Bamboche étincelèrent ; sa robuste et large poitrine se gonfla en prononçant ce nom, — nous serions loin, mais un peu de patience… et tu verras la bonne vie à nous trois avec elle ! libres et gais comme des oiseaux et picorant comme eux. Avec ça qu’ils demandent la permission aux autres, de prendre où ils peuvent ce qu’il leur faut pour vivre, et bien vivre, hein ? Qu’est-ce qu’il aurait répondu à cela, ton vieux serin de Limousin ?

— Dam !… écoute donc, Bamboche, nous ne sommes pas des oiseaux.

— Sommes-nous plus, ou moins ? Te crois-tu plus qu’un oiseau ? — me demanda Bamboche avec un accent de dignité superbe.

— Je me crois plus qu’un oiseau, — répondis-je avec conviction, éclairé par mon ami sur ma valeur individuelle.

— Par ainsi, — reprit Bamboche triomphant d’avance du dilemme qu’il m’allait poser : — nous sommes plus que les oiseaux, et nous n’aurions pas le droit de faire ce qu’ils font ? Nous n’aurions pas comme eux le droit de picorer pour vivre ?

Je l’avoue, ce dilemme m’embarrassa fort, et je ne pus y répondre.

Je n’avais d’ailleurs, comme tant d’autres enfants abandonnés, aucune notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Je me trompe, j’avais du moins retenu quelques sévères paroles de mon maître Limousin contre le vol ; mais ces paroles, simplement affirmatives, ne pouvaient laisser des traces bien profondes dans mon esprit, et lutter surtout contre les séduisants paradoxes de mon compagnon, car je l’avoue, cette vie buissonnière et ailée, passée avec Bamboche et Basquine, cette vie libre et aventureuse, alimentée par les aumônes des bonnes gens, et, au pis aller, par des moyens hasardeux, me paraissait l’idéal du bonheur.




CHAPITRE II.


l’homme-poisson.


Le soir même de ce jour où j’avais refusé de profiter des moyens d’évasion ménagés pour moi par Bamboche, la Levrasse me fit du doigt signe de le suivre dans sa chambre aux chevelures.

Cet homme, avec ses grimaces convulsives, son sang-froid, son sourire faux et narquois, sa voix aiguë, ses lèvres sardoniques et pincées, m’effrayait encore plus que la mère Major ; malgré ses gros poings et sa grosse voix, quelquefois celle-ci, me voyant brisé de fatigue, inondé de sueur, pris de vertige, les yeux injectés de sang, interrompait mes leçons acrobatiques par quelques moments de repos ; mais, lorsque la Levrasse assistait à ces exercices, il se montrait impitoyable.

— Allons, allons, petit Martin, — disait-il d’un ton doucereusement ironique, — tu as chaud, ne nous refroidissons pas… c’est malsain… Si tu t’arrêtes, je serai obligé de te prendre, à grand coups de martinet, la mesure d’un gilet de flanelle de santé… mais tu n’auras le droit de le porter qu’à soixante-et-onze ans…

Et il me faisait une grotesque grimace.

Je fus donc très-effrayé de me voir seul avec la Levrasse dans la chambre aux chevelures. Après avoir fermé la porte, il me dit :

— Petit Martin, je suis très-content de toi, je vais te donner une preuve de confiance.

J’ouvris des yeux étonnés.

— Léonidas Requin arrive demain matin.

— Léonidas Requin, mon bourgeois ? (Nous appelions la Levrasse notre bourgeois ; c’était la formule officielle.)

— Oui, — reprit la Levrasse, — c’est l’homme-poisson ; et, comme tu es le plus nouveau ici, les corvées te regardent, petit Martin.

— Quelle corvée, bourgeois ?

— Une corvée de confiance, bien entendu, car ce brigand de Bamboche serait capable de le faire étrangler et de le laisser sans eau.

— Et ma corvée à moi, bourgeois, qu’est-ce que ce sera ?

— Tu feras manger l’homme-poisson, vu qu’il n’a que des nageoires… ce pauvre minet, ce qui lui est peu commode pour manier une fourchette et un couteau…

— Il faudra que je fasse manger l’homme-poisson ! bourgeois ?

— Et que tu lui changes son eau tous les jours, petit Martin, car il vit dans un grand bocal en sa qualité de poisson d’eau douce.

— Lui changer son eau ! — m’écriai-je de plus en plus consterné de ces nouvelles fonctions.

— Tu auras, en outre, à lui faire boire deux fois par jour de l’eau du Nil, dont il a fait provision, car il ne peut boire que de celle-là : c’est celle de son fleuve natal ; mais, prends bien garde à tes doigts, car il mord… vu que, par son grand-père, il descend de la famille royale des crocodiles d’Égypte ; et que, par ses bisaïeuls, il descend des caïmans sacrés, révérés et honorés par ce peuple abruti…

Ces mots, prononcés avec l’accent du bateleur qui, la baguette à la main, démontre un phénomène, furent interrompues par la brusque arrivée de la mère Major ; elle se précipita comme un ouragan dans la chambre aux chevelures.

L’air furieux, menaçant, l’Alcide femelle tenait à la main une grosse corde à puits soigneusement lovée et garnie de nœuds de distance en distance.

Un pressentiment me dit que c’était la corde dont Bamboche m’avait parlé, et qui devait servir à mon évasion.

— Il voulait s’échapper, le brigand de Bamboche, — s’écria la mère Major, — je le soupçonnais, je viens de le voir se glisser à pas de loup dans le grenier, près du pigeonnier, je l’ai suivi sans qu’il me vît, et je l’ai surpris cette corde sous le bras…

— Ah ! ah ! — fit la Levrasse, avec une grimace facétieuse qui me fit trembler.

— Il y a plus, il avait emmanché comme un crochet à la barre de la lucarne, pour accrocher sa corde… et filer dehors…

— Oh ! oh ! — fit la Levrasse avec une seconde grimace plus grotesque que la première.

— Je l’ai attaché dans la cave, le scélérat, donnez-donc une éducation ! apprenez-donc un état à ces filous-là, pour qu’ils se sauvent quand ils sont en état de travailler, — s’écria la mère Major. — Mais je vais…

La Levrasse l’arrêta.

— Halte-là, la mère ! Il finit par s’habituer à tes douceurs ; tu fais plus de bruit que de mal, la mère… Moi, je ne fais pas plus de bruit qu’une taupe dans son trou… on n’entend rien… et mes bons petit conseils entrent bien plus avant dans la peau que tes gros tremblements de fureur… Il est dans la cave, ce petit Bamboche ?

— Oui, et solidement attaché… quoiqu’il ait voulu me dévorer les mains.

— Allons lui faire ma petite visite, — dit la Levrasse de sa voix doucereuse, et il se dirigea vers la porte d’un pas souple, discret, comme celui d’un chat sauvage qui va s’embusquer pour guetter sa proie.

Jamais, depuis mon arrivée dans la maison, la Levrasse n’avait infligé lui-même une correction à Bamboche, aussi les menaces et le départ de notre bourgeois me glacèrent d’effroi pour mon compagnon.

Bientôt la mère Major mit mon épouvante à son comble, en arrêtant la Levrasse par le bras et lui disant à mi-voix :

— Ne va pas trop loin, non plus…

— Sois donc tranquille, nous n’avons besoin de lui que dans quinze jours, — répondit la Levrasse, — ne te tourne pas le sang… tu n’entendras rien… je ne fais pas de bruit, moi… je ne fais pas de bruit… du tout… du tout…

Et il sortit en répétant ces mots qu’il accompagna d’une grimace bizarre.

— C’est égal, — se dit la mère Major, l’air visiblement inquiet malgré sa dureté, et oubliant sans doute ma présence, — c’est égal, j’y vas aussi… c’est plus prudent… la Levrasse a ce soir quelque chose de mauvais dans l’œil.

Et, jetant le paquet de cordes qu’elle tenait sous son bras, elle s’avança vers la porte, me laissant désespéré, car c’était pour moi, pour avoir voulu faciliter mon évasion, que Bamboche allait subir une punition qui me semblait d’autant plus terrible qu’elle était plus mystérieuse.

Alors, saisissant la mère Major par le bras :

— C’est moi qui voulais me sauver… m’écriai-je, — c’est pour moi que Bamboche avait préparé la corde… c’est moi qui la lui avais demandée… c’est moi qui dois être puni.

— Ah ! tu voulais te sauver… toi ! c’est bon à savoir, — dit la mère Major, en m’examinant avec attention, — et ce brigand de Bamboche t’aidait… vous ne valez pas mieux l’un que l’autre. Vous voulez nous filouter l’état que nous vous donnons… mais, minute… je suis là !

Et, ce disant, la mère Major me laissa dans la chambre aux chevelures, et ferma la porte à double tour.

Dans mon désespoir, je me jetai sur le carreau, et fondis en larmes, car je me reprochais d’être la cause involontaire de la punition de Bamboche.

Cette première crise de douleur passée, j’écoutai si je n’entendrais pas les cris de mon compagnon.

Tout resta dans le plus profond silence.

Je me hissai jusqu’à la petite fenêtre, grillée par deux barres de fer en croix, je ne vis rien.

La nuit vint. À l’heure du repas, j’entendis frapper à ma porte, et bientôt après la voix de la Levrasse.

— Petit Martin… tu te coucheras sans souper, ça calmera ton agitation ; demain, l’homme-poisson, ta nouvelle connaissance, te consolera.

Je passai une nuit pénible, cent fois plus pénible que celle que j’avais passé dans cette même chambre, lors de mon arrivée chez la Levrasse.

Vers minuit, brisé de fatigue, de chagrin, je m’endormis d’un sommeil troublé par des rêves sinistres, je voyais Bamboche soumis à d’affreuses tortures, je l’entendais me dire : « Martin, Martin, c’est ta faute… » Au milieu de ces songes effrayants m’apparaissait la figure monstrueuse de l’homme-poisson ; il me poursuivait, et je ne pouvais échapper à ses cruelles morsures.

Deux coups bruyamment frappés à ma porte m’éveillèrent en sursaut au milieu de ce rêve. Il faisait jour. J’écoutai : c’était la voix de la Levrasse.

— Vite, vite, petit Martin… l’homme-poisson vient d’arriver ; il attend son petit serviteur.

Et la porte s’ouvrit.

La réalité, continuant pour ainsi dire mon rêve effrayé, je regardais la Levrasse d’un air hagard ; puis me souvenant des divers incidents de la veille :

— Et Bamboche ? — lui dis-je.

— Bamboche ? il est plus heureux que toi… il se dorlote au frais… il a congé… pour quelques jours.

Puis, après un silence, la Levrasse ajouta :

— Ah ! tu voulais te sauver, petit Martin ! on ne quitte pas ainsi papa et maman… ce n’est pas gentil.

— Où est Bamboche ? je veux le voir, — m’écriai-je… — Que lui avez-vous fait hier ?

Et comme la Levrasse me répondait par une grimace sardonique, en me montrant la porte, je me tus, réfléchissant à l’inutilité de mes questions, mais bien décidé à profiter de la liberté qu’on me laisserait pour me rapprocher de mon compagnon.

Lorsque j’arrivai dans la cour avec la Levrasse, je trouvai la mère Major, qui, déployant sa force herculéenne, aidait un charretier à faire glisser le long des branches d’un de ces longs baquets dont se servent les conducteurs de tonneaux, une caisse assez pesante et de forme singulière, où était renfermé l’homme-poisson, ainsi que l’annonçait un énorme écriteau, composé de lettres rouges sur un fond blanc, et portant ces mots :


L’HOMME-POISSON,
Pensionnaire de Monsieur la Levrasse, artiste acrobate.


Cette caisse, oblongue, ressemblant assez à une grande baignoire carrée et à pans coupés, était surmontée d’une capote de tôle. Deux jours circulaires et vitrés de verre dépoli, éclairaient l’intérieur de cette boîte, tandis que, sur le devant de la capote, on remarquait plusieurs trous destinés à donner de l’air, mais qui défiaient les regards curieux et indiscrets.

Au dessous de la capote, vers la partie postérieure de la boîte, était fixé un large entonnoir paraissant destiné à recevoir l’eau dont on remplissait la boîte, eau qui, lorsqu’on voulait la changer, devait s’écouler à volonté par un robinet situé à l’extrémité inférieure de la caisse. Lorsque celle-ci eut glissé à terre le long des branches du baquet, le charretier, homme à figure honnête et naïve, et qui semblait regarder son chargement avec une sorte de crainte mêlée de curiosité, dit à la Levrasse :

— J’espère, bourgeois, que vous êtes content de ce voiturage-là ? Je suis parti hier, et j’arrive ; la nuit était si douce que je n’ai arrêté que pour faire manger mes chevaux ; j’ai, comme vous voyez, défilé mes vingt-deux lieues en quinze heures, et…

La Levrasse interrompit le voiturier :

— Vous avez, n’est-ce pas, changé l’eau de mon homme-poisson, hier soir… comme on vous l’a recommandé ?

— Moi, Monsieur la Levrasse… on ne m’a pas parlé de cela.

— Ah ! malheureux ! — s’écria la Levrasse en paraissant en proie à une terrible anxiété, — quel oubli !!

— Mais M. Boulingrin, chez qui j’ai pris le poisson… Non… l’homme-poisson, ne m’a rien dit du tout…

— Il ne vous a rien dit ?

— Non, Monsieur la Levrasse ; il m’a dit seulement : — Père Lefèvre, voilà une caisse renfermant un homme-poisson, il n’a besoin de rien ; je lui ai mis deux carpes et une anguille pour ses repas, et…

Sans entendre davantage la justification du voiturier, la Levrasse se précipita vers la caisse, et, collant sa bouche à l’un des trous pratiqués pour donner passage à l’air :

— Léonidas… mon bonhomme… comment te trouves-tu ?

Une voix dolente répondit d’abord quelques mots en une langue inconnue, qui nous fit ouvrir de larges oreilles au voiturier et à moi. (J’ai su depuis que c’était une citation de Senèque en langue latine.) Puis la voix ajouta bientôt en français :

— Changer d’eau… changer d’eau…

— Avez-vous entendu, père Lefèvre, — dit la Levrasse au charretier, d’un air capable, — il avait d’abord tant besoin de changer d’eau, qu’il l’a dit en égyptien !

— C’était de l’égyptien !

— Du plus pur égyptien du Nil… ainsi il voulait changer d’eau ; j’en étais sûr, — reprit la Levrasse avec inquiétude, car il est, pour le changement d’eau, aussi délicat qu’une sangsue. Ah ! père Lefèvre — ajouta la Levrasse, d’un ton de reproche solennel — vous serez peut-être cause d’un grand malheur.

Puis, se retournant vers la mère Major :

— Vite !… vite !… des seaux d’eau fraîche !… il est capable d’en mourir.

Et pendant que la mère Major et moi nous allions remplir des seaux d’eau à la pompe, la Levrasse ouvrant le robinet inférieur de la boîte, l’eau coula très-abondamment.

La Levrasse prit alors un des seaux que j’apportais, et le vida dans le large entonnoir à deux ou trois reprises.

— Ah ! cela fait bien… — dit la voix avec une expression de béatitude extrême et sans le moindre accent étranger. — Cela fait bien…

Quelques mots latins suivirent encore cette exclamation.

Le charretier semblait navré d’avoir ainsi involontairement compromis la précieuse existence d’un homme-poisson égyptien qui parlait si bien français.

— Et moi qui ai si long-temps longé la rivière, — s’écria le voiturier avec une expression de pénible regret ; — et dire que, sachant que je chargeais un homme-poisson, il ne m’est pas venu à l’idée de faire entrer mon baquet dans l’eau jusque par-dessus la capote de la boîte… et de la laisser comme ça une bonne heure dans le courant, pour bien le rafraîchir, ce digne homme, non, ce digne poisson, non, ce digne homme-poisson !… Imbécile que je suis…

À peine le voiturier eut-il exprimé ces tardifs regrets, que l’habitant de la boîte parut s’agiter violemment, comme s’il eût été rétrospectivement épouvanté de la combinaison hydraulique de son conducteur.

— Malheureux ! — s’écria, à son tour, la Levrasse, en se retournant vers le malencontreux voiturier, — vous auriez fait là un beau coup.

Puis, se penchant vers les ouvertures de la boîte, il ajouta :

— Léonidas… mon minet… ça va-t-il mieux maintenant ?

— Mieux… mieux… — dit la voix, — mais la rivière… jamais… oh !… jamais ! dites-le au voiturier.

— Ce gaillard a été gâté par la fréquentation du Nil, — dit la Levrasse d’un air capable ; — il ne peut plus souffrir d’autre fleuve… Aristocrate ! va ! — ajouta-t-il en se tournant vers la boîte.

— Ah ! Monsieur la Levrasse, — dit le charretier en hochant la tête, — quelles fameuses recettes vous allez faire sur toute la route ! À chaque village, à chaque bourg, à chaque ville, mon haquet était suivi d’une vraie queue de monde. — Ah ! un homme-poisson !… un homme-poisson !… ça doit être farce et curieux ! — que chacun disait, en lisant votre écriteau. — Oui, mes amis, — que je répondais, — je le conduis à Mr. la Levrasse dont il est la propriété, et, comme il repassera par ici avec sa troupe, vous verrez l’homme-poisson…

La Levrasse interrompit le voiturier :

— Tu as passé à Saint-Genêt ? — lui dit-il.

— Oui, bourgeois.

— Et ma commission ?

— J’ai remis votre lettre. Ah ! bourgeois, c’est à fendre l’âme ; le charron est quasi moribond.

À ces mots, mon attention redoubla ; Bamboche avait complété ses confidences, en me disant le nom du village où demeurait le pauvre charron, père de la petite Jeannette, la future Basquine de la troupe.

— Ainsi c’est vrai, le charron est bien malade ! — s’écria la Levrasse, sans pouvoir dissimuler sa joie. — Sa femme ne m’avait pas trompé dans sa lettre ; et elle, l’as-tu vue ? la femme ?

— Oui, toujours infirme et alitée de son côté. Ah ! bourgeois, c’est à fendre le cœur que de voir ce père et cette mère malades, entourés de ce troupeau d’enfants déguenillés et mourant de faim.

— Tu vois ! le charron est moribond, — répéta la Levrasse d’un air pensif en regardant la mère Major.

— C’est ce qui te prouve, — dit celle-ci, — qu’il faudra nous dépêcher de partir d’ici.

— Oui, oui, le plus tôt sera le mieux, — répondit la Levrasse.

Cette détermination de la Levrasse me causa une grande joie. Bamboche serait si heureux d’apprendre que bientôt il verrait Basquine ! Dès lors ma seule pensée fut de chercher le moyen de parvenir auprès de mon compagnon, afin de lui annoncer une si heureuse nouvelle.

La Levrasse, s’adressant au voiturier, lui mit quelque argent dans la main en disant :

— Allons ! tiens, voilà pour toi ; tes chevaux sont reposés. Va-t-en.

— Oh ! oh ! moi, je ne m’en vas pas comme ça sans deux choses, bourgeois, — répondit le charretier.

— Quelles choses ?

— D’abord, bourgeois, je voudrais voir ce petit Bamboche, ce malin singe si futé ; il est méchant comme un diable ; mais il m’égaie à voir…

— Bamboche dort, — dit brusquement la Levrasse.

— Allons, tant pis, bourgeois, tant pis ; la seconde chose, c’est un pour-boire.

— J’ai juré à ma grand’mère mourante de ne jamais donner de pour-boire, — dit la Levrasse avec une solennité grotesque.

— Attendez donc, bourgeois ; le pour-boire que je vous demande, c’est de me laisser seulement jeter un petit coup d’œil sur l’homme-poisson ; j’ai tâché, pendant la route, de voir à travers les trous, mais je n’ai rien vu.

— Quand nous arriverons dans ta ville d’Apremont, je te donnerai une place gratis, le lendemain de la dernière représentation.

— Mais bourgeois…

— Ah ça ! te moques-tu de moi ? En t’en retournant, tu raconterais sur toute la route ce que tu as vu de l’homme-poisson, et comme il y a des gredins qui se contentent d’avoir vu par les yeux des autres, tu écornerais ma recette…

— Bourgeois, je vous jure…

— Assez causé là-dessus… — reprit la Levrasse ; — as-tu prévenu dans les endroits où tu t’es arrêté, qu’à mon passage j’achèterai des cheveux ?

— Oui, oui, — dit le charretier en étouffant un soupir de curiosité trompée. — J’ai dit que vous feriez votre moisson, faucheur de cheveux que vous êtes, et vous aurez les chevelures à bon compte, car le pain est cher cette année.

— Allons, va-t-en, et bon voyage, — dit la Levrasse, en montrant du geste la porte au voiturier.

— Ainsi, bourgeois, vous ne voulez pas ?…

— T’en iras-tu ? — répondit la Levrasse en frappant du pied avec impatience.

Quelques instants après, les lourdes portes de la cour se refermaient sur le charretier et sur son baquet, et nous restions seuls, moi, la Levrasse et la mère Major, en face de la mystérieuse boîte où était renfermée l’homme-poisson.

Je l’avoue, malgré mes vives inquiétudes sur le sort de Bamboche, malgré la préoccupation que me causait mon désir de parvenir jusqu’à lui, afin de lui annoncer son prochain rapprochement de Basquine, j’éprouvais une curiosité mêlée de crainte à l’endroit de cet étrange personnage, à qui je devrais, d’après les ordres de la Levrasse, rendre les services les plus assidus.




CHAPITRE III.


un second prix d’honneur.


Ayant sans doute entendu les portes de la cour se refermer, l’homme-poisson dit d’une voix timide à travers les trous de sa boîte :

— Puis-je sortir maintenant ?

— Attends, — dit la Levrasse ; — ce gredin de voiturier est si curieux, qu’il est capable de se hisser sur sa voiture pour regarder par-dessus la porte, ou de coller son œil à la serrure. Mère Major, monte en haut, et regarde s’il s’éloigne.

L’Alcide femelle se hâta d’obéir, disparut par une porte, reparut bientôt à une mansarde du grenier, et dit, en paraissant suivre du regard la voiture qui s’éloignait :

— Il n’y a pas de danger… le père Lefèvre est là-bas… voilà qu’il tourne le mur de la ruelle…

— Allons, Léonidas… tu peux prendre l’air, — dit la Levrasse à l’homme-poisson, en ouvrant la boîte.

À ce moment, mon cœur battit de crainte et de curiosité ; j’allais enfin contempler ce mystérieux phénomène.

Le couvercle de la boîte se leva.

Un homme de petite taille en sortit lentement, péniblement, comme s’il avait eu les membres raidis par un long engourdissement. Ce qui me frappa tout d’abord, ce fut de voir complètement sèche l’espèce de longue robe sans manches ou de sac dont ce personnage était enveloppé, et qui cachait complètement ses bras ; je m’attendais à le voir, au contraire, ruisseler comme un fleuve, en me rappelant les deux ou trois seaux d’eau versés par la Levrasse dans l’entonnoir qui communiquait à la boîte.

Léonidas Requin (c’était son nom, nom véritablement prédestiné) paraissait âgé de vingt-cinq ans ; ses traits irréguliers et grotesques, fidèlement reproduits, eussent ressemblé à une ébauche tracée par une main inexpérimentée : ainsi, l’œil droit, à la paupière supérieure toujours à demi baissée, par suite d’une infirmité naturelle, était placé beaucoup plus haut que l’œil gauche, toujours bien ouvert. De ceci résultait le plus singulier regard du monde. Le bout du long nez de Léonidas, au lieu d’être perpendiculaire à sa racine, empiétait considérablement sur la joue gauche, grave incorrection, qui faisait paraître la bouche ridicule, quoiqu’elle fût à-peu-près à sa place et largement dessinée par deux lèvres épaisses, au-dessous desquelles le menton fuyait brusquement ; la crâne était vaste, la chevelure rare, d’un châtain fade et sans reflets ; quelques petits bouquets de barbe de même nuance pointaient depuis plusieurs jours à travers une peau blafarde cruellement sillonnée par les marques de la petite vérole.

Cette figure, d’une laideur surtout ridicule, était empreinte de tant de bonhomie et de timidité, qu’au lieu d’avoir envie de rire à la vue de notre nouveau commensal, je le regardai avec une sorte d’intérêt.

ego et animal sum et homo, non tamen duos esse nos dices[1]). (Je suis en même temps animal et homme, sans qu’on puisse dire que je sois deux.)

Telle fut la citation latine dont l’homme-poisson, Léonidas Requin, nous salua en sortant de sa prétendue piscine.

Il est inutile de dire qu’à cette époque de ma vie, je ne distinguai pas même les mots prononcés par Léonidas : j’entendis seulement des sons incompréhensibles pour moi ; mais ayant plus tard, dans le courant de mon aventureuse carrière, rencontré çà et là Léonidas Requin, subissant toujours des conditions non moins diverses qu’étranges, nous nous sommes si souvent rappelé notre première entrevue chez la Levrasse, que j’ai su alors ce que signifiait cette citation empruntée à Sénèque, l’auteur favori de l’homme-poisson, qui devait pratiquer plus que personne la stoïque philosophie de son maître.

Je trouve parmi quelques papiers un fragment de lettre que Léonidas Requin m’écrivait, quinze années plus tard. Malgré l’infime position où je me trouvais alors, j’avais espéré pouvoir assurer à mon ancien compagnon une position plus heureuse et plus convenable.

Dans cette lettre, destinée à être communiquée à un tiers, Léonidas abordait avec la plus naïve franchise les causes qui l’avaient conduit à accepter et à jouer son rôle d’homme-poisson.

Voici ce fragment, il fera connaître et peut-être aimer ce nouveau personnage, que l’on rencontrera plus d’une fois dans le cours de ce récit.




CHAPITRE IV.


fragment d’une lettre de léonidas requin.


« .......... J’étais né pour être tailleur ; tout me dit que je serais devenu bon tailleur ; mon ambitieux père ne l’a pas voulu ; que sa mémoire soit respectée… car c’était bien le meilleur cœur, mais aussi l’esprit le plus faux que j’ai connus, mon brave Martin.

» Il était portier chez M. Raymond, maître de pension boulevard Mont-Parnasse (on pourra prendre là des renseignements). Mon oncle, pauvre petit tailleur en chambre, demeurait auprès de la pension, il raccommodait les vieilles hardes des élèves ; quand je lui portais quelques nippes à réparer, et que je le voyais manier dextrement l’aiguille, les jambes croisées sur son établi, dans sa chambre, bien chauffée en hiver par un poêle de fonte, bien aérée en été par la fraîcheur du boulevard, je ne m’imaginais pas de condition plus heureuse ; le bruit de ses grands ciseaux d’acier qui taillaient en pleine pièce de drap bien luisant, la vue de ses écheveaux de fil de toutes couleurs me ravissaient d’aise ; mais mon admiration pour mon oncle tournait à la vénération, presque à la superstition, lorsqu’il me rendait, en apparence vierge de tout accroc… une culotte d’écolier de sixième… (c’est tout dire), que je lui avais apportée, dans quel état, grand Dieu !

» Je dois avouer aussi que l’immobilité de corps à laquelle vous assujettit cette belle profession, qui transfigure si merveilleusement les vieilles nippes, me séduisait beaucoup ; car, chétif et poltron, j’ai horreur du mouvement ; un secret pressentiment me disait aussi qu’étant moralement très-timide, et physiquement très-laid, d’une laideur ridicule et bête, avec un œil perché en haut et l’autre en bas, sans compter mon long nez de travers, ces désavantages ne nuiraient en rien à mon état de tailleur,… et à la confiance que pourraient me témoigner mes pratiques.

» Malgré ces heureuses dispositions, mon avenir fut détruit par la folle vanité de mon père… et fient et facta ista sunt ! (et ces choses se sont commises et se commettront toujours, ) comme dit… le divin Sénèque.

» C’était le soir de la distribution des prix ; mon père avait vu passer devant sa loge tant d’élèves couronnés de chêne et portant sous le bras de beaux volumes reliés ; il avait été tellement exalté par les fanfares de la musique de la loterie qui faisait explosion après la nomination de chaque lauréat ; il avait enfin été tellement frappé des paroles de Monseigneur le ministre de l’instruction publique qui daignait honorer la cérémonie de sa présence, et avait proclamé les jeunes élèves la gloire future de la france, que, le soir même, mon père supplia M. Raymond de me prendre par charité chez lui, et de me faire faire les études nécessaires pour entrer en septième l’année suivante, malgré mes regrets et mes regards incessamment tournés vers le petit établi de mon pauvre oncle le tailleur. M. Raymond, qui avait d’ailleurs beaucoup à se louer de mon père, me confia à un maître d’études, et mon éducation universitaire commença.

» Malheureusement, en raison de ma figure ridicule, de ma timidité, de ma poltronnerie et de ma condition sociale de fils de portier, je devins, hélas ! en peu d’années, un bon, un excellent, un surprenant élève…

» Que ceci ne vous semble pas un paradoxe, mon cher Martin : bafoué, moqué, poursuivi par tous mes camarades dont j’étais devenu le jouet, je m’évertuais à faire de grands progrès, afin d’être un peu protégé par les maîtres ; et je tâchais d’être souvent le premier, afin de me trouver aussi éloigné que possible des bancs inférieurs ordinairement occupés par les petits riches, mes plus acharnés persécuteurs, en leur qualité de cancres[2] et de farceurs.

» Ceux-ci, du reste, si j’avais eu le moindre orgueil, m’eussent bien vite rappelé de mon empyrée, car ils me faisaient presque régulièrement choir sur le nez en mettant leurs jambes en travers chaque fois que je montais trôner au premier gradin.

» L’un des jours le plus malheureux de ma vie fut celui où, en sixième, mon nom retentit pour la première fois sous la tente dressée au milieu de la cour du collège Louis-le-Grand, pour la distribution des prix.

» — Léonidas Requin ! — cria d’une voix de Stentor le censeur qui faisait l’appel des lauréats.

» À ce drôle de nom, premier rire général, et la musique de jouer à tout rompre : Charmante Gabrielle.

» J’étais sur ma banquette avec les autres élèves de la pension. En m’entendant appeler, je restai saisi d’épouvante à la seule pensée de traverser cette foule brillante, de monter sur une estrade avec accompagnement de fanfares, et… Allons donc, on m’eût coupé en morceaux plutôt que de m’arracher de ma banquette.

» Léonidas Requin !! — répéta le censeur d’une voix plus retentissante encore.

» Redoublement d’hilarité, accompagné de la musique, qui allait crescendo.

» Perdant alors tout-à-fait la tête, je me jetai à quatre pattes sous mon banc, au moment où la musique s’interrompait soudain.

» — Requin est là… caché sous la banquette ! — cria de sa petite voix flûtée un de mes camarades… un vrai cancre, vous vous en doutez…

» À ces mots qui glapirent au milieu du brusque silence qui s’était fait tout-à-coup, les spectateurs se tournèrent de mon côté ; j’entendis un grand mouvement autour de moi, on riait, on huait, on appelait Léonidas Requin sur les tons les plus hilares, avec les épithètes les plus saugrenues… Deux de mes camarades me tirèrent par les pieds, je me défendis comme un lion, en poussant des cris affreux : les rires redoublaient, la chose tournait au scandale ; pour le faire cesser, le censeur courroucé me proclama absent. La distribution continua ; seulement de nouveaux rires firent explosion, lorsque je fus nommé deux autres fois, car j’avais remporté deux premiers et un second prix.

» Tout ceci n’est que ridicule, mon cher Martin, voici qui devient atroce.

» Au retour de la distribution, M. Raymond, mon maître de pension, me fit venir dans son cabinet, et, après une remontrance pleine de bienveillance à propos de mon insurmontable timidité, il me dit :

» — Requin, vous devez être, vous serez l’honneur de ma maison ; de ce jour, je ne vous considère plus comme mon élève, mais comme mon fils ; je serai moi-même votre répétiteur et vous mangerez à ma table.

» Mon autre père,… le père Requin qui, en rentrant, m’avait assez vertement battu, le cher homme ! pour m’apprendre à ne pas donner une autre fois de pareilles déconvenues à son orgueil paternel, faillit à mourir de joie, en apprenant les bontés de M. Raymond pour moi. Je vous ai dit que ces bontés étaient atroces, mon cher Martin ; vous allez en juger.

» Du jour où je devins l’élève favori de M. Raymond, je fus pour lui une amorce, une enseigne, une réclame vivante destinée à achalander son institution par le retentissement de mes succès extraordinaires, nécessairement attribués à l’excellente éducation que l’on devait recevoir chez M. Raymond, etc., etc.

» J’avais toujours fui les récréations, qui, malgré la surveillance protectrice des maîtres, n’étaient guère pour moi que des heures de tribulations de toutes sortes. Je passais donc le temps des récréations au fond de la loge paternelle, refuge inviolable où, ne sachant que faire, j’étudiais. Mais, une fois l’élève de M. Raymond, non-seulement je continuai de travailler pendant les récréations, mais je travaillai les dimanches, les jours de fête, me couchant à minuit, me levant à cinq heures ; il n’y avait pas même de vacances pour moi : je travaillais sans repos ni cesse. Par suite de cette continuelle tension d’esprit, j’étais presque toujours en proie à d’horribles maux de tête, mais je n’osais avouer ces douleurs, je les surmontais et je continuais de piocher à outrance.

En un mot, ce digne M. Raymond me mettait pour ainsi dire en serre-chaude, afin d’obtenir de moi, par un labeur forcé, tout ce que mon intelligence pouvait donner de fruits précoces. Ce cher homme croyait sans doute qu’après une ou deux saisons la plante s’étiolerait, épuisée par cette production trop hâtive ; peu importait à M. Raymond, pourvu que l’effet fût produit sur le public. Chétif et débile, comment résistai-je à ces travaux exagérés, à ces souffrances physiques presque continues ? Je ne sais. Mais je continuai de florir à chaque été scolaire et à courber tous les ans sous le poids des palmes universitaires.

» M. Raymond triomphait ; chaque année on pouvait lire dans les journaux cette réclame triomphante :

» L’élève Léonidas Requin qui vient encore d’obtenir trois prix au grand concours, et cinq prix au collège Louis-le-Grand, appartient à la fameuse institution Raymond, boulevard Mont-Parnasse. Nous n’avons pas besoin de recommander cette excellente maison d’éducation à la sollicitude des parents, etc., etc.

» Vous le pensez bien, mon cher Martin, j’avais rarement le temps de réfléchir à ce que l’on ferait de moi ; mais lorsque, par hasard, cela m’arrivait, c’était pour songer avec un amer regret à l’établi de mon oncle, le pauvre petit tailleur ; car ce que l’on appelait mes succès, était loin de me tourner la tête ; je ne fais pas ici le modeste ; je m’étais promis (et jusqu’alors j’avais opiniâtrement tenu ma parole) de ne plus jamais affronter le triomphe du couronnement public ; lors de la distribution des prix, on me proclamait toujours absent, renonçant de la sorte à la seule récompense qui aurait pu me causer quelque vertige d’orgueil. Mes succès, ainsi dépouillés de tout prestige et réduits à leur plus simple expression, se résumaient pour moi en horions, bourrades, moqueries et autres témoignages de la jalouse animadversion de mes camarades qui, malgré la protection dont on m’entourait, trouvaient toujours moyen de m’atteindre ; et de plus, comme ma timidité, ma gaucherie, ma poltronnerie et la conscience de ma laideur ridicule me rendaient très-sauvage et très-fuyard, on me croyait fier de mes avantages, aussi les gourmades de pleuvoir à la moindre petite occasion.

» Et pourtant, mon cher Martin (cela m’a toujours donné quelque estime pour mon bon sens), malgré mes douzaines de couronnes, et tout en me reconnaissant excellent humaniste,… je me trouvais sincèrement très-bête ;… le dernier des cancres avait dans la conversation cent fois plus d’esprit, d’initiative ou de ressources que moi.

» Une fois hors de mes traductions de latin en français ou de français en latin ou en grec, monotone et stérile exercice, en tout semblable à l’oiseuse et pénible évolution de l’écureuil en cage ; une fois hors de ces inutiles et pesants labeurs qui, prolongés durant sept ou huit années, endorment, engourdissent ou tuent souvent tout ce qu’il y a de vif, de pénétrant, de curieux, de vivace dans l’intelligence des enfants et des adolescents, j’étais véritablement stupide.

» Deux ou trois fois, M. Raymond eut la malencontreuse idée de vouloir me produire, moi son phénomène, dans de petites réunions d’amis. J’étais hébété, incapable de prendre part à un entretien quelconque, à moins qu’il ne s’agît des auteurs latins ou grecs, et de la plus ou moins heureuse appropriation de la langue française, pour exprimer fidèlement le texte… et encore je balbutiais, je ne pouvais parvenir à rendre mon idée lucide ; hors de là, je redevenais si complètement idiot, que M. Raymond se dégoûta bien vite de ces exhibitions de ma classique personne.

» De cette exclusion j’étais ravi, et si j’avais pu m’en affecter, je me serais consolé de ma sotte timidité en disant avec le divin Sénèque : — Sed semel hunc vidimus in bello fortem, in foro timidum. (On vit souvent l’homme brave à la guerre, timide aux luttes du forum.)

» Combien de preuves, mon cher Martin, j’aurais à vous citer, à propos de ma sotte incapacité ! Tenez… une… entre mille.

» J’aimais beaucoup mon père ; il alla passer quelques jours en Normandie. Je voulus lui écrire. Je fis vingt brouillons plus bêtes, plus impossibles les uns que les autres ; j’étais tellement habitué à vivre uniquement des mots, des phrases et de la pensée des autres, qu’il me fallut renoncer à exprimer mes sentiments à moi avec des mots à moi, des phrases à moi.

» Par un contraste assez piquant, ce jour même où j’avais renoncé à écrire à mon père, je reçus une lettre d’un cancre de la pension.

» Dans cette missive, le cancre me donnait à savoir qu’en ma qualité de capon, de flatteur… (capon, oh ! oui, mais flatteur… je n’aurais jamais osé), et d’élève très-fort, je lui étais souverainement désagréable à contempler, que je lui agaçais singulièrement les nerfs, en un mot que je l’embêtais, et qu’à l’avenir, si je ne m’arrangeais pas de façon à être quelquefois le dernier, comme tout le monde (ajoutait le cancre), je pouvais, malgré mes protecteurs, m’attendre à recevoir la plus belle volée, à jouir de la plus abondante raclée qui fût jamais tombée sur le dos voûté d’un trop bon élève.

» Je ne vous donne que la substance de la lettre, mon cher Martin, mais c’était étourdissant d’esprit ; je n’aurais de ma vie écrit une lettre pareille.

» Le cancre terminait en me proposant, si j’avais assez de cœur pour ne pas abuser de ma position, de jouter à qui ferait le plus de barbarismes lors de la prochaine composition du prix, seul moyen, — disait le cancre, — d’égaliser les armes entre nous.

» Cet audacieux et cynique mépris de la composition des prix, de ce qu’il y a de plus sacré dans la religion universitaire, me sembla monstrueux ; ce cancre me faisait l’effet d’un sacrilège ; je rêvai qu’on le brûlait en manière d’auto-da-fé, sur un bûcher composé de tous ses pensums, il y en avait une montagne. Je m’éveillai en demandant qu’on lui fît grâce… et qu’on l’abandonnât à ses remords vengeurs… le malheureux !

» Mais il est des natures indomptables. Ce cancre devait mettre le comble à ses forfaits, en fumant de l’anis dans une pipe et en donnant (c’est à n’y pas croire) un grandissime coup de pied dans le ventre à M. le censeur qui lui avait cassé la dite pipe entre les dents…

» Le cancre fut solennellement chassé du collège, et aux malédictions terribles, aux effrayants pronostics dont il fut accablé en quittant la classe, je le crus fatalement voué à finir sur l’échafaud.

» Plus tard, j’ai vu le nom du cancre (vous connaissez le personnage, mon cher Martin, puisque vous avez été son domestique) ; plus tard, dis-je, j’ai vu le nom du cancre rayonner en lettres rouges, longues d’un pied, derrière le vitrage de tous les cabinets de lecture. Il est devenu l’un de nos poètes les plus célèbres… Et moi, cheu miser ! (hélas misérable !) en qui S. Ex. Mgr. le ministre de l’instruction publique voyait une des gloires futures de la France, je me suis vu un jour forcé d’abdiquer ma dignité pour devenir homme-poisson…

» Mais aussi une fois hors de la vie des humanités, j’ai, en expérimentant la vie humaine, appris à exprimer à-peu-près mes idées et je peux, à cette heure, vous écrire une lettre comme celle-ci, mon cher Martin, chose qui m’eût été absolument interdite au temps de mes plus beaux triomphes scolaires.

» Encore quelques mots pour arriver à notre première entrevue… (il y a quinze ans de cela) chez cet abominable saltimbanque appelé la Levrasse, où je vous ai rencontré tout enfant ; avec cette soudure vous aurez ma vie tout entière.




CHAPITRE V.


suite de la lettre de léonidas requin.


» Je vous l’ai dit, mon cher Martin, M. Raymond triomphait en moi, et triomphait fructueusement : les élèves affluaient chez lui, mes succès obstinés avaient une petite part dans cette affluence ; mais les triomphes de M. Raymond étaient mêlés de quelques soucis.

» Je finissais alors ma rhétorique. Depuis le jour funeste où je m’étais caché à quatre pattes sous ma banquette, afin d’échapper à mon couronnement, jamais ni mon père, ni mes professeurs, ni M. Raymond, ni même M. le proviseur, n’avaient pu vaincre mon opiniâtre et négative résolution à l’endroit d’une ovation publique, avec accompagnement de fanfares et d’accolades ministérielles, épiscopales, municipales et autres.

» D’un côté, ma modestie obstinée satisfaisait M. Raymond ; car si, par mes succès, j’étais le plus illustre représentant de sa maison, j’aurais été, physiquement parlant, le plus piètre, le plus grotesque représentant de son institution, et, en toute circonstance, le ridicule est toujours dangereux.

» M. Raymond, homme habile, sentait bien cela, telle était la feuille de rose qui empêchait ce digne Sybarite de se reposer tout-à-fait voluptueusement sur mes succès ; s’il eût été possible de faire paraître à ma place sur l’estrade de la Sorbonne quelque cancre leste, riche, pimpant, joli comme ils le sont presque tous, les malheureux ! le triomphe de M. Raymond eût été complet. Mais c’était quelque chose de grave que cette substitution de personnes ; il ne fallut pas y songer.

» Sur ces entrefaites, et à la fin de l’année scolaire, mon pauvre père tomba malade d’une maladie de langueur. Je ne sais pourquoi ni comment lui vint la déplorable idée de me demander en grâce de le faire jouir de l’aspect de mon triomphe prochain, car on n’en doutait plus ; pour moi, depuis long-temps, composer, c’était remporter le prix, et il s’agissait du prix d’honneur.

» Selon mon père, l’émotion qu’il ressentirait en me voyant marcher dans ma gloire, amènerait sûrement une heureuse révolution dans la maladie dont il était atteint ; cette idée, si déraisonnable qu’elle fût, arriva bientôt chez lui à l’état d’idée fixe, de monomanie ; à mon refus, il pleurait d’une manière si navrante, et il semblait si heureux, je dirais presque si guéri au moindre espoir que je lui donnais quelquefois, vaincu par sa douleur, que, malgré ma terreur d’une ovation publique… je me résignai, je promis…

» À cette promesse, mon père sauta de son lit, dont il n’avait pas bougé depuis deux mois, en s’écriant :

» — Tu me rends la vie, Léonidas.

» Au moment de la composition, il me vint une pensée monstrueuse ;… je me rappelai la sacrilège proposition du cancre : — de jouter de barbarismes ; — oui, Martin, un moment je songeai à faire un discours latin si détestable, que toute chance de succès me fût enlevée : j’échappais ainsi à l’ovation tant redoutée… mais je reculai devant cette lâcheté.

» Le jour fatal arriva, omnia patienter ferenda (il faut tout supporter avec patience), me dis-je en endossant l’unique habit de mon père, l’habit barbeau des grands jours. (Mon pauvre oncle, le petit tailleur, était mort ; sans cela, quel habit il m’eût coupé dans son plus bel Elbeuf !) Cet habit trop petit pour moi, et dont les manches me venaient à peine aux poignets, faisait paraître mes mains deux fois plus grosses et plus rouges ; j’avais au cou une cravate à coins brodés, enroulée en corde, un gilet à raie, de couleur problématique, taillé dans quelque jupon de feu ma mère, un étroit pantalon de nankin blanchâtre, qui m’allait à la cheville, des bas de laine noire et des souliers de boursier (les souliers de charretiers sont des escarpins auprès de cela). Plantez sur cet accoutrement la figure timide et effarouchée que vous me connaissez, mon cher Martin, et voyez-moi, accompagné de M. Raymond et de mon père, qui retrouvait, disait-il, ses jambes de quinze ans… monter en fiacre pour me rendre au supplice… c’est-à-dire à la Sorbonne où se distribuent les prix du grand concours.

» J’ai le droit d’avoir été et d’être poltron toute ma vie, car j’ai montré ce jour-là un courage héroïque.

» — Léonidas… — me dit mon père en me serrant la main au moment où je le quittai pour aller prendre place sur les banquettes réservées aux lycéens, — Léonidas… tu n’auras pas peur ?

» — Pas plus peur que Léonidas aux Thermopyles, mon père… — répondis-je fièrement.

» Et j’enjambai la banquette.

» Mon père n’avait pas compris l’allusion, mais ma physionomie l’avait rassuré.

» Le premier prix d’honneur fut décerné à un nommé Adrien Borel, du collège Charlemagne. Je suis certain que je l’aurais obtenu, ce premier prix, sans la préoccupation où m’avait jeté la fatale promesse faite à mon père ; le second prix d’honneur me fut décerné, et, après la formule d’usage, la voix fatale acclama :

» — Léonidas Requin !

» Et la musique joua la marche de Fernand Cortez pour mon défilé.

» Un sourd murmure de curiosité accueillit mon nom ; les grandes nouvelles se communiquent toujours avec une rapidité électrique : on savait déjà (comment le savait-on ?) que le fameux élève de la pension Raymond qui, cédant à une modestie exagérée, s’était jusqu’alors dérobé à des triomphes si flatteurs, se laisserait enfin publiquement couronner.

» Au premier appel de mon nom, accompagné de fanfares retentissantes, un nuage passa devant mes yeux, j’eus d’affreux bourdonnements dans les oreilles, mais je me dis : Mon père me regarde, courage…

» Sur ce, je me levai et marchai courageusement à gauche… c’était à droite qu’il fallait aller… Une main compatissante me retourna tout d’une pièce, et l’on me dit : — Va tout droit.

» Je suivis le fil des banquettes.

» — À gauche, maintenant ! — me cria la même âme pitoyable.

» Je tournai à gauche, et me trouvai dans le large espace qui, séparant la salle en deux parties, conduisait à l’estrade. Je me dirigeai vers le but les yeux fixes, sans plus regarder ni à mes pieds, ni à droite ou à gauche, que si j’avais traversé une planche jetée sur un abîme ;… j’avais pris pour unique point de mire la splendide simarre de S. Ex. Mgr. le grand-maître de l’Université.

» Guidé par cette espèce d’étoile polaire, j’arrivai enfin aux premiers degrés de l’estrade ; mais je les gravis si précipitamment, ou plutôt si maladroitement, qu’embarrassant mes pieds dans les tapis, je me laissai choir au milieu des marches ; ma physionomie ahurie, mes habits ridicules, l’accouplement de noms singuliers auxquels je répondais, avaient déjà parfaitement disposé l’auditoire à l’hilarité ; ma chute fut le signal d’une explosion de rires universels.

» Je fus héroïque : songeant à l’angoisse que le grotesque incident devait faire éprouver à mon pauvre père, je me levai bravement au milieu des rires ; j’atteignis enfin le plancher supérieur de l’estrade, et je me précipitai aveuglément dans les bras du grand-maître qui, loin de s’attendre à cette brusque accolade, se préparait à poser sur mon front la couronne du lauréat ; il y parvint cependant, quoique assez empêché par mon intempestive et convulsive étreinte ; mais, fatalité !… la couronne, trop large, tomba jusque sur mes yeux qu’elle cacha presque entièrement sous son épais feuillage ; au lieu de me débarrasser de la couronne, je perdis tout-à-fait la tête, j’étendis machinalement les mains en avant, et le reste de l’ovation devint pour moi une sorte de colin-maillard. Des cris de casse-cou ! retentirent au milieu d’éclats de rire inextinguibles ; enfin j’eus le bonheur, au milieu de mes circonvolutions effarées, de tomber si violemment la tête la première du haut en bas de l’estrade, que je restai étourdi du coup.

» Cette chute fut en effet un bonheur pour moi, mon cher Martin, car le dénoûment quelque peu sérieux de cette scène burlesque, me fit au moins prendre en pitié ; mon étourdissement ayant peu duré, j’eus l’excellente idée de feindre qu’il durait toujours, et de me laisser transporter hors de la salle, le visage ensanglanté par une blessure peu dangereuse ; je recueillis ainsi, sur mon passage, toutes sortes de paroles empreintes d’intérêt ou d’attendrissement.

» — Pauvre diable !… — disait l’un, — pour un prix d’honneur ;… il avait l’air bête comme une oie,… mais c’est dommage qu’il ait fait une pareille chute !…

» — Moi, — disait l’autre, — je regrette que le colin-maillard n’ait pas duré plus long-temps ; j’ai vu le moment où il allait prendre l’évêque par la tête.

» — Ah ! ah !… c’est vrai ! — reprenait un troisième, — j’en rirai long-temps, etc., etc.

» Touchantes preuves de sollicitude qui m’accompagnèrent jusqu’à ma sortie de la salle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Huit jours après ce dernier triomphe, je perdais mon pauvre père ; la douleur de me voir d’abord si moqué, puis sa frayeur de me voir ensuite rapporter tout ensanglanté, lui causèrent une telle révolution qu’en quelques jours il succomba.

» M. Raymond, en homme habile, avait vendu sa maison d’éducation au moment où elle atteignait ce point de faveur qui ne peut que décroître. Pendant que j’assistais à l’agonie et à la mort de mon pauvre père, M. Raymond, après avoir installé son successeur à sa place, était parti pour la Touraine où il comptait se reposer désormais de ses travaux ; j’avais seulement reçu de lui un petit mot où il me disait que, craignant de me distraire des pénibles préoccupations qui me retenaient auprès de mon père, il partait à son grand regret sans me voir, mais qu’il m’avait particulièrement recommandé à son successeur.

» Somme toute, je n’étais plus bon à rien à M. Raymond, et il était enchanté de cette occasion de se débarrasser de moi.

» Mes relations avec son successeur furent très-courtes et très-simples ; c’était un homme froid, parfaitement poli, mais, à ce qu’il m’a paru, détestant d’encourager les illusions, et allant droit au fait.

» Voici à-peu-près son langage :

» — Cher Monsieur Requin, vous avez été le meilleur élève de la pension Raymond ; vos brillantes études sont finies, la mort de M. votre père vous laisse complètement maître de vous-même. Cependant si vous ne jugiez pas à propos de quitter tout de suite cette maison dont vous avez été l’orgueil, je serais heureux de vous prouver l’estime que je fais de vous, l’un des plus brillants élèves de l’Université, en vous offrant une place au dortoir et au réfectoire de la maison, pendant… quinze jours… Après quoi, cher Monsieur Requin, croyez que mes vœux vous accompagneront toujours dans la carrière que vous jugerez à propos de suivre.

» À ces mots : — suivre une carrière, je restai stupide, abasourdi, pétrifié.

» Quelle carrière allais-je suivre ? je n’avais de ma vie pensé à cela, et M. Raymond, exploitant mon présent, ne s’était pas le moins du monde occupé de mon avenir. À quoi étais-je bon, à quoi étais-je propre, avec ma pacotille d’une trentaine de couronnes fanées, avec mes cent cinquante volumes de prix magnifiquement reliés, sans compter mes qualités d’excellent humaniste ? Je sentis alors combien j’avais eu raison de me trouver très bête malgré mes succès, et je regrettai plus amèrement que jamais l’établi de mon pauvre oncle le tailleur.

» Le successeur de M. Raymond devina mon embarras, et me dit :

» — Cher Monsieur Requin, après vos brillantes études, vous devez nécessairement, pour qu’elles vous soient fructueuses, vous faire d’abord recevoir bachelier-ès-lettres, puis suivre les cours de l’école de médecine, de l’école de droit ou de l’école normale, afin de devenir médecin, avocat, notaire, avoué ou professeur ; mais, pour suivre ces cours, il faut avoir de quoi vivre, de quoi payer les inscriptions. Avez-vous de quoi vivre ? avez-vous de quoi payer vos inscriptions ?

» — Je n’ai rien du tout que mes couronnes, mes livres et le mobilier de mon père : un lit, une commode, une table et deux chaises.

» — Cela n’est pas suffisant, — me répondit le successeur de M. Raymond, avec son air froid et méthodique ; — je vous aurais bien proposé de faire ici des répétitions ; mais un professeur qui a été le camarade de presque tous les élèves ne peut jamais avoir l’autorité nécessaire pour les dominer, surtout lorsque sa timidité naturelle, et… et je me permettrai même de dire… lorsque son physique… n’est malheureusement pas tout-à-fait apte à commander ce respect, sans lequel il n’est pas de subordination possible.

» — Je n’ai pas de quoi étudier pour être médecin, ou avocat, ou notaire, c’est vrai, — m’écriai-je de plus en plus ébahi ; — mes élèves, si j’en avais, me riraient au nez, c’est tout simple, je n’aurai jamais le courage et la fermeté nécessaire pour leur imposer, ça va de soi-même ; mais alors qu’est-ce que vous voulez donc que je fasse ?

» — C’est une question à laquelle il m’est impossible de répondre, cher Monsieur Requin ; je n’ai pas résolu le problème de votre avenir : je l’ai posé clairement devant vous ; la solution future vous regarde, et, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire au commencement de cet entretien, mes vœux vous accompagneront toujours dans quelque carrière que vous suiviez.

» — Mais, Monsieur, puisque toutes celles que je pourrais parcourir me sont fermées, parce que je suis pauvre, à quoi bon m’avoir donné l’éducation que l’on m’a donnée ? Qu’est-ce que je vais devenir ?

» — J’ai déjà eu l’honneur de vous faire observer, cher Monsieur Requin, que je posais le problème de votre avenir sans le résoudre… La solution appartient à vous seul… Sur ce,… croyez que mes vœux, etc., etc., etc.

» Et il me fut impossible d’en tirer autre chose.

» Pendant les quinze jours de grâce que m’avait si généreusement accordés le successeur de M. Raymond, je restai complètement inerte, abattu, hébété, incapable de prendre une résolution, par cette excellente raison que je n’en voyais aucune à prendre. Ainsi que les gens qui n’ont pas l’énergie de prendre un parti décisif en songeant pourtant qu’un événement fatal approche, je me disais que, sans doute, le successeur de M. Raymond m’accorderait quinze jours de plus, puis quinze autres encore. Je dois avouer qu’il me les eût accordés, qu’au bout de deux mois, de trois mois, je n’en aurais pas été plus avancé. Or, ce digne homme, étant plein de bon sens et de pénétration, fit sans doute cette réflexion pour moi, car, le quinzième jour, à midi sonnant, il entra dans la classe vide et solitaire où je me tenais d’habitude (tous les élèves étaient alors en vacances), et me tendant la main d’un air à la fois formaliste et pénétré, il me dit :

» — Je viens vous faire mes adieux, cher Monsieur Requin… très-cher Monsieur Requin.

» Je compris qu’il n’y avait plus d’atermoiement possible, et je répondis avec un soupir de résignation :

» — Allons ! Monsieur, je vais partir. Je vous demande seulement le temps d’aller quérir un commissionnaire pour emporter les meubles de défunt mon père, mes volumes de prix et mes couronnes.

» — Vous avez donc arrêté un logement ?

» — Non, Monsieur.

» — Et ce mobilier… ces livres… où allez-vous les faire porter ?

» — Je ne sais pas.

» — Vous m’intéressez vraiment beaucoup, — me dit le successeur de M. Raymond, — et quoique je me sois fait une loi de ne conseiller jamais personne, c’est une trop grave responsabilité. Voici ce que je vous propose : vos livres de prix et vos couronnes seraient, comme témoignage et souvenir honorable de vos succès, parfaitement placés dans la bibliothèque de la pension ; cédez-les moi. Je m’arrangerai aussi du mobilier de M. votre père : il servira au concierge qui le remplace, et, si vous m’en croyez, vous vous logerez en garni ; pour un jeune homme c’est plus commode. Je vais donc vous solder vos volumes à cinq francs pièce, c’est plus que vous n’en trouveriez chez un bouquiniste ; un tapissier voisin va estimer le mobilier : je retiendrai sur ce solde le compte des funérailles de M. votre père, dont voici la petite note acquittée, et je tiendrai le surplus à votre disposition.

» Deux heures après, je sortais de chez le successeur de M. Raymond, avec un paquet sous le bras, et 720 fr. dans ma poche.




CHAPITRE VI.


fin de la lettre de léonidas requin.


« L’un des plus graves inconvénients de l’éducation que j’avais reçue comme tant d’autres, était celui d’ignorer complètement les premiers rudiments de la vie pratique, de la vie réelle, dans cette condition donnée et malheureusement trop fréquente, d’un homme absolument livré à ses propres ressources, lesquelles ressources se composent de son savoir de brillant humaniste.

» Je disais bien, avec mon divin Sénèque : Bonis externis non confidendum. (Il ne faut pas compter sur les biens extérieurs.) Cela était d’une facile application ; je ne possédais aucun bien ; on m’avait encore enseigné à ne jamais me laisser voluptueusement amollir par les richesses. C’eût été bon, si on m’eût d’abord enseigné le moyen d’en acquérir.

» Mes 720 fr. mangés, je me sentais incapable de gagner même le nécessaire. Débile et habitué à un certain travail d’intelligence purement mécanique, personne n’eût été plus impropre que moi aux travaux d’un porte-faix, et c’eût été mon unique expédient en tant que j’aurais trouvé quelque chose à porter, et que j’aurais été assez fort pour porter ce quelque chose.

» Il faut le dire encore : une des conséquences d’une éducation semblable est de rendre celui qui l’a reçue, incapable d’un travail manuel, soit qu’un sot orgueil l’en éloigne, soit que l’impuissance physique l’en empêche, soit enfin qu’une pensée pareille, travailler de ses mains, ne puisse jamais venir à l’esprit, tant elle est exorbitante, tant elle est en dehors de la sphère où l’on a été accoutumé de vivre.

» Vous le sentez bien, mon cher Martin, je ne brillais pas par ma connaissance du monde. Je n’avais jamais quitté la loge de mon père ou la classe de M. Raymond que pour aller au collège, et durant le trajet de la pension à Louis-le-Grand, je jetais à peine les yeux autour de moi, toujours absorbé par mes leçons de la veille ou du lendemain, et très-peu curieux des incidents de la rue. Aussi étranger à la vie et aux mœurs de Paris que le provincial le plus renforcé, jugez de mon embarras, en me trouvant seul dans le quartier latin, obligé de chercher un logement et de pourvoir à tous mes besoins.

» Un complaisant épicier, auquel je m’adressai, m’indiqua un modeste hôtel garni de la rue de la Harpe, où je m’établis. Ne sachant où cacher mon trésor, mes 720 fr., pour qu’ils ne me fussent pas volés, j’eus l’assez heureuse idée de les déposer entre les mains de l’hôtelier, qui se chargea volontiers du dépôt.

» Touché de cet acte de condescendance de sa part, je me sentis aussitôt porté envers lui à une extrême confiance, et je lui demandai où je pourrais trouver de l’occupation.

» Sa première question (et elle me fut répétée souvent) fut celle-ci :

» — Que savez-vous faire ? à quoi êtes-vous bon ?

» Ma réponse, aussi bien souvent répétée, fut celle-ci :

» — J’ai eu le second prix d’honneur, je sais très-bien le latin et le grec.

» — Alors montrez le latin et le grec, — me répondit très-sensément l’hôtelier.

» — À qui ?

» — Mon digne jeune homme, je n’en sais rien, cherchez… je m’occupe de mon garni, et non de trouver des élèves.

» Chercher… c’était facile à dire ; où cela ? pouvais-je chercher, et surtout trouver, avec mon manque complet de connaissance du monde et des gens ? Le conseil ressemblait à une mauvaise plaisanterie ; je ne pouvais demander au premier venu s’il voulait mes services.

» Je fis pourtant quelques tentatives, et m’adressai entr’autres à deux étudiants de mes voisins : L’un me donna sa parole d’honneur la plus sacrée qu’il me chargerait de montrer le grec au premier enfant mâle qu’il aurait de son étudiante ; l’autre me répondit qu’en fait de langues anciennes, il n’estimait que la savate et le cullotage des pipes.

» Honteux et craintif, je n’eus pas le courage d’affronter de nouvelles plaisanteries, de nouveaux mécomptes, et je retombai dans une apathie pareille à celle où j’avais végété pendant les quinze jours « de grâce » passés chez le successeur de M. Raymond.

» Les quinze jours m’avaient paru ne jamais devoir finir. Je crus aussi à l’éternité de mes 720 fr., illusion malheureusement entretenue par la précaution que j’avais prise de prier le maître de mon garni, de se payer de ma nourriture et de mon logement sur la somme dont il était dépositaire. Cette candeur, rare dans le quartier latin, toucha ce bonhomme, à ce point qu’il me fit faire trop bonne chère à mes risques et périls.

» Le temps s’écoulait. Je sortais peu ; plongé dans un engourdissement inerte, je n’avais qu’un but, détourner ma pensée de l’avenir qui m’attendait, lorsque mon petit trésor serait épuisé ; souvent aussi de vagues et folles espérances m’abusaient.

» Il est impossible, — me disais-je, — qu’un second prix d’honneur, plus de trente fois lauréat, meure de faim et de misère. Comment sortirai-je de cette impasse où la fatalité m’accule ? Je ne sais ; mais un secret pressentiment m’avertit que j’en sortirai.

» Quelquefois cependant je tentais de me raidir contre cet accablement apathique, j’appelais à mon aide mes meilleurs souvenirs classiques.

» — Vana optari, varia timere remedium a philosophia petendum, — me disais-je avec Sénèque. (Aux vains désirs, aux vaines craintes, la philosophie seule peut porter remède.) Et j’épuisais le fond de ma philosophie.

» — Méprise les richesses.

» — Souffre avec résignation.

» Je n’avais pas à mépriser les richesses ; mais je souffrais avec résignation, selon la recommandation précise de la philosophie ; mais la solution pratique de la question de mon avenir n’en avançait ni plus ni moins.

» Un jour mon hôtelier vint chez moi ; il rayonnait de joie.

» — Je vous ai trouvé un élève, — me dit-il ; — vous gagnerez trente francs par mois, un franc par cachet ; il s’agit d’un brave garçon qui a fait d’assez mauvaises études, et qui voudrait se mettre en état de passer son examen de bachelier-ès-lettres.

» Je me crus sauvé ; malgré quelques fâcheuses défiances à l’endroit de mon autorité morale et physique, car je me savais peu imposant, pourtant, seul à seul avec un élève, je comptais vaincre ma timidité.

» L’élève me fut présenté : il était aussi embarrassé, aussi laid et à-peu-près aussi ridicule que moi ; il me parut être la meilleure créature du monde, et me témoigna tout d’abord la plus respectueuse déférence. Je me crus sauvé ; je lui donnai sa première leçon.

» Là je rencontrai un effrayant écueil dont je ne soupçonnais pas l’existence. De ce jour seulement je compris que l’on pouvait posséder une instruction réelle, savoir beaucoup et être complètement, absolument inapte à enseigner les autres ; j’avais la plus grande difficulté à m’exprimer ; la moindre objection me déconcertait, et puis je sentais que pour que mes leçons fussent fructueuses, il fallait traduire couramment et tout haut, entremêler cette traduction de dissertations destinées à faire ressortir telle beauté, goûter telle expression, critiquer les fautes de mon élève et lui donner la raison de ces critiques : hélas ! cette facilité de travail, cette espèce de faconde oratoire, je ne les avais jamais possédées : j’avais toujours été ce qu’on appelle un piocheur opiniâtre, et aucune expression ne peut mieux rendre tout ce qu’il y avait de pénible, de lent, de pesant dans mon procédé de travail.

» Toutefois, je ne désespérai pas, je pensai que l’habitude me viendrait peut-être, qu’aux leçons suivantes je me mettrais plus en confiance avec mon élève ;… il n’en fut rien, et comme j’étais, après tout, honnête homme, j’avouai franchement au bout de huit jours à mon élève, que tenter de l’enseigner plus long-temps serait lui voler son argent.

» — En effet, — me répondit-il naïvement — je m’aperçois que je ne suis pas plus avancé aujourd’hui qu’à la première leçon.

» Puis il me donna huit francs, le prix de mes huit cachets, et nous nous séparâmes pénétrés d’ailleurs l’un pour l’autre d’une égale et profonde estime.

» Ce dernier coup fut accablant, décisif : il me montrait le néant des seules ressources que j’aurais pu tirer de mon éducation ; je me replongeai dans mon engourdissement apathique en redisant mon dicton favori : Omnia patienter ferenda (il faut tout supporter avec résignation).

» Quatre mois environ s’écoulèrent ainsi ; un matin l’hôtelier entra chez moi.

» — Il ne nous reste plus que vingt francs, votre quinzaine payée, Monsieur Requin, — me dit-il ; — je viens vous en avertir ; non que je sois inquiet, grand Dieu du ciel ! puisque vous ne me devez rien, au contraire, mais je tiens à vous mettre au courant de vos petites affaires.

» Je restai pétrifié.

» Avec mes 720 fr. je croyais devoir vivre un an, deux ans, toujours !! que sais-je ? L’hôtelier, supposant que des soupçons outrageants pour sa probité causaient ma stupeur, revint quelques moments après avec une immense pancarte, où étaient détaillés mes repas de chaque jour, repas malheureusement trop délicats pour ma bourse et que j’avais mangés avec la plus complète distraction.

» L’hôtelier me dit avec dignité, en me remettant mon mémoire et mes vingt francs :

» — Voilà vos vingt francs, Monsieur Requin, je n’ai pas l’habitude d’être suspecté : il vous reste onze jours à loger chez moi, puisque vous avez payé d’avance ; mais, après ces onze jours, j’aime autant un autre locataire que vous.

» Et en sortant, il laissa les vingt francs sur ma commode.

» Le cercle de fatalité qui m’enserrait, se rétrécissait de plus en plus, et la même incapacité paralysait mes forces.

» Je dépensai le dernier sou de mes vingt francs la veille du jour où mon hôtelier me signifia que, ma quinzaine étant terminée, il me fallait lui en payer une autre d’avance ou quitter son hôtel ; je sortis.

» Depuis long-temps je pratiquais l’insouciance la plus philosophique au sujet de mes vêtements ; ils tombaient en lambeaux, mes souliers prenaient le jour de toutes parts, mon chapeau était devenu un objet sans forme et sans nom ; depuis la veille, je ressentais les besoins dévorants d’une faim canine, et je ne savais où coucher le soir, n’ayant plus un liard dans ma poche.

» Marchant au hasard, j’arrivai par la rue Dauphine au Pont-Neuf, et je suivis machinalement les quais, repassant en désespoir de cause, toutes mes maximes de philosophie classique : plusieurs entr’autres, auxquelles je m’étais quelquefois arrêté, me revinrent alors à l’esprit, elles étaient, celles-là, d’une application pratique et immédiate :

Nam ut quandoque moriaris, etiam invito positum est ; ut quum voles, in tua manu est — quid in mora est ? Nemo te tenet ; evade, qua visum est ! Elige quamlibet rerum naturæ partem ! Quam tibi præbere exitum jubeas ! Haec nempe sunt et elementa, quibus hic mundus administratur, aqua, terra, spiritus ! Omnia ista, tam causæ vivendi sunt, quam viæ mortis, etc., etc.

(Mourir un jour quand tu ne le voudrais pas, voilà ton obligation, mourir dès que tu le voudras, voilà ton droit. Que tardes-tu ? Nul ne te retient ? Fuis par où tu l’aimeras le mieux : choisis dans la nature lequel des éléments que tu chargeras de t’ouvrir une issue. Ces trois grandes bases qui constituent l’ensemble des choses, — l’eau, la terre, l’air, sont à la fois sources de vie et agents de mort, etc, etc.)

» Cette large, commode et franche doctrine du suicide ne m’avait jamais paru plus sage qu’en ce moment. Je regardai la rivière qui coulait à ma gauche ; elle était calme, limpide et miroitait au soleil le plus coquettement du monde… C’était tentant… Néanmoins je poursuivis ma route vers les Champs-Élysées.

» Bientôt j’entendis au loin tinter la cloche d’une église ; je n’avais jamais été dévot ; mais ce bruit mélancolique, en me rappelant ce que je savais de la morale du christianisme, m’en montra aussi la vanité… à l’endroit de ma condition présente…

» Cette morale, comme la morale des sages de l’antiquité, prêchait le mépris des richesses, la résignation, l’espoir d’une vie meilleure, glorifiait et recommandait, il est vrai, la fraternité humaine, disant aux hommes : — Soyez frères… aimez-vous les uns les autres !… — Hélas !… je ne demandais qu’à être regardé et aimé par quelqu’un comme un frère… qui m’eût dit : — Tu n’as pas d’asile ? tiens… voilà un abri. — Tu as faim ? tiens… mange. — Mais où le trouver, ce frère en Jésus-Christ ? La charité dépend de celui qui peut la faire, et non de celui qui l’implore ; c’est toujours la fameuse maxime du civet, il faut d’abord avoir un lièvre.

» En cela, du moins, la doctrine du suicide me semblait supérieure ; c’était immédiatement pratique, c’était facile et à la portée de tous ; ce n’était pas de ces principes dont la réalisation dépend absolument du bon vouloir ou de la charité d’un tiers, votre délivrance dépendait uniquement, absolument de vous… c’était un moment à passer… et puis… une autre vie. Et, ma foi, quelle qu’elle fût, elle ne pouvait guère être plus misérable que celle que je voulais quitter ; j’étais donc moralement convaincu ; néanmoins, j’allais toujours devant moi. Ayant à ma gauche ma bonne petite Seine toute prête, toujours prête… là… à ma disposition, je ressentais une espèce de calme, seulement interrompu çà et là par les ardeurs et les défaillances d’une faim de chakal.

» J’avais ainsi gagné les Champs-Élysées ; un bruit de clairons et de cymbales attira malgré moi mon attention ; je tournai la tête, je vis plusieurs théâtres de bateleurs en plein vent.

» Sur l’estrade élevée devant l’un de ces théâtres, un paillasse et son maître faisaient la parade, engageant la foule à entrer dans l’enceinte de toile, surmontée d’un tableau représentant un géant, ouvrant une bouche énorme, dans laquelle deux hommes armés de fourchettes longues comme des fourches, jetaient une infinité de dindons rôtis, de saucissons, de pâtés.

Au-dessous du tableau on lisait en grandes lettres :


L’OGRE VIVANT.
Il mange devant l’honorable Société dix livres de viande, un pâté de cinq livres, un fromage de Hollande et un pain de six livres !!!


» La curiosité publique était vivement excité, la foule se pressait autour des tréteaux, où l’on annonçait l’exhibition de l’ogre ; les deux autres théâtres restaient déserts, et les bateleurs rivaux contemplaient d’un œil de tristesse et d’envie la bonne fortune de leur voisin l’ogre.

» — Quel bel état !… et facile… et commode… et nourrissant… que le métier de cet ogre ! — dis-je en souriant avec tristesse. — Voilà un homme prédestiné ! Ah !… si les prix d’honneur avaient seulement ce bel avenir assuré !!

» Et je passai, laissant derrière moi les bateleurs, l’ogre vivant et les fanfares lointaines qui m’arrachèrent cette autre réflexion, mêlée d’un mélancolique orgueil :

» — Et pour moi aussi on a joué des fanfares !

» La nuit arriva, nuit tiède et douce, malgré la saison d’hiver ; les promeneurs devinrent de plus rares en plus rares, je me trouvai bientôt seul ; méditant ma belle théorie du suicide antique, je m’étais approché de la berge de la rivière, assez élevée en cet endroit…

» Soudain les épreintes de la faim devinrent horriblement aiguës, une espèce de vertige s’empara de moi, je me décidai à en finir avec la vie… et, tournant le dos à la rivière, je me laissai tomber à la renverse.

» La fraîcheur de l’eau sans doute réveilla mon instinct de conservation ; machinalement je me débattis : à ma grande surprise, je m’aperçus qu’au lieu d’enfoncer, j’étais soutenu à fleur d’eau par un objet invisible ; mais, à un nouveau mouvement que je fis, je plongeai par-dessus la tête, et je me sentis, malgré ou à cause de mes efforts désespérés, de plus en plus enlacé au milieu des mailles d’un vaste filet. Au même instant, je bus deux ou trois gorgées d’eau qui me suffoquèrent, et je perdis à-peu-près connaissance.

» Que se passa-t-il ensuite ?… je ne sais : soit que le courant eût entraîné le filet arraché, par ma chute, des piquets où il était retenu, soit que mes brusques mouvements m’eussent, à mon insu, rapproché du rivage : lorsque je revins à moi, il faisait un clair de lune splendide, et j’étais mollement couché sur le bord du fleuve gazonné à cet endroit. J’avais le corps sorti de l’eau, mes jambes seulement y restaient encore ; mais j’étais aussi enchevêtré dans les mailles du filet que l’avait pu être Gulliver. En me dépêtrant de mon mieux, je sentis frétiller çà et là autour de moi différents corps humides et glissants, que je reconnus pour de fort beaux poissons, lorsque j’eus repris tout-à-fait mes sens.

» Au bout d’un quart-d’heure, j’étais assis sur la berge, trempé jusqu’aux os ; mais, débarrassé du filet et souriant aux prodigieux ébats d’une douzaine de carpes et de barbillons étendus sur l’herbe à mes côtés.

» Je vous l’avoue, mon cher Martin, ma première pensée fut une pensée de joie d’avoir échappé à la mort, et la seconde impression qui me rappela tout-à-fait que j’appartenais à l’humanité, fut une faim dévorante. C’est grossier, c’est matériel, mais cela est… Aussi, avisant au clair de la lune, le ventre brillant et argenté d’un barbillon, je le pris… Et… horreur !… après l’avoir étourdi en lui frappant violemment la tête sur le sol, je le dévorai palpitant… Eh bien !… cette chair, fraîche et dodue, ne me fit éprouver aucune répugnance… au contraire… et une carpe de belle apparence y passa ; seulement, en homme blasé, rassasié, difficile, en dévorant une troisième victime, je choisis les morceaux… avec la délicate préoccupation d’un gourmet.

» Ce repas d’ichtyophage me ragaillardit, mais je tremblais de froid ; voyant au loin une vive lueur sur la berge, je me secouai, et, emportant dans un morceau du filet ce qu’il me restait de poisson (un vol pourtant), je m’acheminai vers la clarté nocturne : c’étaient des mariniers qui empressés de partir le lendemain au point du jour, faisaient chauffer du goudron dont ils enduisaient quelques parties de leur bateau.

» Avec une puissance d’invention qui m’étonna, et dont je n’avais jamais fait preuve dans mes amplifications latines ou françaises, je me donnai pour un amateur forcené de la pêche, affirmant qu’en levant mes filets, je venais de tomber dans l’eau, la tête la première : l’eau dont mes habits dégouttaient, le poisson que j’apportais, témoignaient suffisamment de ma véracité.

» Ces braves pêcheurs m’accueillirent cordialement, m’engagèrent à me sécher à leur feu, et, si la proposition m’agréait, à attendre le jour sur un des matelas de leur cabine. Ils poussèrent même l’hospitalité jusqu’à m’offrir l’usage d’une gourde remplie d’eau-de-vie ; j’acceptai le matelas, j’usai modérément de la gourde, et, bien séché, je m’étendis dans la cabine, le cerveau assez exalté par l’eau-de-vie et par l’évocation des étranges souvenirs de cette journée que j’avais terminée en me pêchant pour ainsi dire moi-même, et en soupant de barbillons et de carpes crues.

» Je ne sais comment le souvenir de l’ogre exhibé par les bateleurs me revint à la mémoire ; mais, dans l’état de sur-excitation cérébrale où je me trouvais alors, ce souvenir fit naître une pensée à la fois bouffonne, ironique et sérieuse.

» — Pourquoi m’inquiéter de l’avenir ?… — me disais-je. — J’ai un métier, un excellent métier tout trouvé. Ces bateleurs montrent cet ogre, dont le talent… assez médiocre talent… (je jugeais déjà l’ogre en artiste rival), dont le talent plus que médiocre se borne, après tout, à engloutir une énorme quantité d’aliments, c’est, sur une grande échelle, un homme qui a très faim, et qui mange… voilà tout ; cela n’a rien de bien nouveau, c’est commun ; je dirai même que c’est quelque chose de répugnant à voir… que ce gladiateur, que ce goujat (j’en arrivai à injurier ce pauvre ogre), se livrant à sa révoltante voracité. Ne serait-il pas beaucoup plus neuf, beaucoup plus curieux et de bien meilleur goût… (voyez où m’entraînait ma jalousie de l’ogre), de montrer un adolescent, familier avec les belles lettres de l’antiquité, second prix d’honneur de l’Université… trente fois lauréat… se livrant, par un heureux contraste, à l’intéressant exercice de manger des poissons vivants ?… (Je me sentais le courage de les manger vivants pour m’élever sur les ruines de la réputation de l’ogre.)

» Ainsi donc, pourquoi n’irai-je pas demain proposer mes petits services à l’un de ces deux bateleurs dont la foule désertait hier les tréteaux pour se presser autour du théâtre de cet ogre insipide, de cet intrigant vorace (je finissais par exécrer sincèrement ce rival).

» — Votre voisin montre un ogre, — dirai-je aux bateleurs, — il vous enlève votre public ; ramenez-le, cet inconstant, ce volage public, en lui montrant, non plus un ogre, mais un phénomène qui vit de poissons crus… Mieux que cela ! — m’écriai-je en sentant mon imagination s’exalter, et ma première idée se compléter par de nouveaux et ingénieux perfectionnements. — Oui, mieux que cela, montrez-leur un homme-poisson… qui vit dans l’eau et qui, au lieu de bras,… possède des nageoires… Voyez quel effet ! Messieurs ! quel tableau à opposer au tableau de votre rival, un homme avec des nageoires au lieu de bras, plongé dans une cuve immense, et mangeant toutes sortes de poissons ? Franchement, je puis le dire sans trop d’orgueil, mais avec conscience,… franchement, Messieurs, pour attirer la foule… qu’est-ce qu’un ogre comparé à un homme-poisson ?

» J’étais ébloui de mon projet, de l’avenir calme, assuré, qu’il pouvait m’offrir. Dans mon ardeur, aucune difficulté ne m’embarrassait. Demeurer dans l’eau pendant mes exhibitions, qu’était-ce, après tout ? un bain prolongé… Restaient les nageoires ; je ne pouvais, à cet égard, me faire la moindre illusion, je n’en possédais pas… Mais, à force de chercher, il me sembla qu’au moyen de gaines de parchemin, façonnées et peintes en nageoires d’un beau bleu d’azur, dans lesquelles j’enfoncerais mes bras, et que l’on fixerait sur mes épaules au moyen d’une espèce de corselet en écailles de fer-blanc, on pourrait, une demi-obscurité aidant, parvenir à causer quelque illusion. Sans doute ce projet était encore informe et à l’état d’ébauche ; mais si les bateleurs, très-experts en ces sortes de transfigurations, avaient la moindre intelligence, ils devaient féconder mon idée et la rendre des plus fructueuses.

» Je m’endormis au milieu de ces singulières élucubrations ; au point du jour, les mariniers m’éveillèrent. Après avoir fait mes adieux à ces braves gens, je les quittai, emportant ce qui me restait de poissons… Mes idées de la veille, à propos de mes projets de concurrence contre l’ogre, au lieu de me sembler folles et absurdes, me parurent parfaitement pratiques, raisonnables, possibles.

» Surmontant ma timidité, je me dirigeai vers les espèces de voitures nomades qui servaient de logis aux saltimbanques, voisins de l’ogre.

» Jugez de ma joie, de mon enivrement, mon cher Martin. Au bout d’une heure de conversation avec le père Boulingrin, artiste-alcide et professeur de pugilat, ainsi qu’il s’intitulait, je le vis adopter mes projets avec enthousiasme.

» Après m’avoir vu manger une carpe et un barbillon crus, l’estimable acrobate me proposa cet engagement fabuleux :

» Vingt-cinq sous par jour.

» Nourri et logé.

» Entretenu de nageoires.

» Huit jours après, pendant lesquels le père Boulingrin me fit ingénieusement confectionner des nageoires, on inaugurait à la porte de notre entourage de toile un magnifique tableau, où j’étais représenté le corps sortant à demi d’un vaste étang, les nageoires déployées, et tenant entre mes dents un poisson d’une figure fantastique. Au bas du tableau, on lisait cette pompeuse annonce, à laquelle j’avais concouru pour la partie scientifique, géographique et historique.


L’HOMME-POISSON,
phénomène vivant et surnaturel,


» pêché par les Mameluks du pacha d’Égypte dans le fleuve du Nil, situé au pays des Pharaons et des pyramides. Ce phénomène ne peut vivre que dans l’eau, et se nourrit seulement de poissons vivants ; ses bras sont remplacés par des nageoires que l’on ne laissera toucher qu’aux militaires et aux dames, ces êtres privilégiés de la France. (L’honneur de ce trait à l’adresse du beau sexe et de la gloire du pays revient au père Boulingrin, je l’avoue en toute humilité.)

» Cet incroyable phénomène peut répondre en quatre langues aux questions qui lui seront faites par l’honorable société. Ces quatre langues sont le latin, le grec, le français et l’égyptien du nil.

» Il avait été convenu avec le père Boulingrin que, dans cette douteuse hypothèse où un membre de l’honorable société m’interrogerait en égyptien, je répondrais par un petit langage de ma composition, moyennant quoi mon imprudent interlocuteur serait véhémentement soupçonné, et bientôt convaincu, de ne pas parler le véritable Égyptien du Nil.

» L’effet de notre tableau fut prodigieux : l’ogre fut outrageusement abandonné pour l’homme-poisson (j’eus comme un remords de ce triomphe), et notre première recette atteignit le chiffre énorme de trente-deux francs cinquante centimes.

» Depuis j’ai trouvé supportable la condition d’homme-poisson ; j’ai accompagné en cette qualité le père Boulingrin dans ses pérégrinations, jusqu’au jour où, abandonnant sa vie nomade, pour une existence moins hasardeuse, il m’a proposé de me faire contracter un engagement avec la Levrasse, aux mêmes conditions que j’avais chez lui, Boulingrin ; j’ai accepté, et c’est à mon entrée chez mon nouveau patron que je vous ai vu, pour la première fois, mon cher Martin ; vous étiez alors enfant.

» Depuis cette époque vous connaissez ma vie ; maintenant, grâce à ces détails rétrospectifs que je vous envoie, vous la savez tout entière. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tels étaient les antécédents de Léonidas Requin, l’homme-poisson, qui venait augmenter le personnel de la troupe de la Levrasse.




CHAPITRE VII.


le départ.


Telles étaient les causes qui avaient jeté Léonidas Requin dans la carrière aventureuse des phénomènes vivants.

— Ah ça ! bourgeois, — dit-il à la Levrasse, lorsque la mère Major se fut assurée du départ du charretier, — nous sommes en famille… je peux remuer les bras ?

Ma surprise fut extrême ; j’avais jusqu’alors sincèrement cru que la longue robe sans manches de l’homme-poisson cachait des nageoires ; la Levrasse, visiblement contrarié de l’indiscrétion de son nouveau commensal, lui fit un signe expressif, afin de l’engager à ne pas le démentir, et reprit :

— Si tu veux donner le nom de bras à tes nageoires, pour avoir l’air d’un homme comme un autre… à la bonne heure… mon garçon. Mais, pour parler sérieusement, voici un gamin qui t’aidera en tout, et ses deux bras suppléeront aux tiens.

Léonidas regarda la Levrasse avec étonnement, et reprit :

— Le père Boulingrin, en m’engageant, ne m’avait pas prévenu de cette condition ; comment… je ne pourrais pas me servir de mes bras, même en famille ? Et l’on me donnerait la becquée comme à un infirme ? Allons donc, bourgeois ; ça a été déjà bien assez de rester immobile dans ma piscine pendant toute la route ; je joue mon rôle de mon mieux devant le public… mais, une fois rentré dans la vie privée, je reprends l’usage de mes droits naturels, et entr’autres de ceux-ci :

Ce disant, l’homme-poisson fit passer, à travers les fentes latérales de sa robe ses deux maigres bras, serrés dans le tricot d’un gilet de laine, les agita et les détira comme pour se délasser d’un long engourdissement.

— Apprends donc, maladroit, — s’écria la Levrasse, — que pour que le public donne dans nos banques, il faut que nous ayons l’air d’y donner nous-mêmes ; le bavardage d’un gamin comme celui-là (et la Levrasse me désigna) peut tout perdre ; ne valait-il pas mieux l’avoir pour compère sérieux… du reste, ça te regarde… Léonidas : du jour où l’on ne croira plus à tes nageoires, tu es frit, mon garçon.

— Ceci, bourgeois, est une grande vérité philosophique, — répondit l’homme-poisson avec une gravité comique ; — toute la science de la vie est là : faire croire à ses nageoires.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’arrivée de l’homme-poisson ne m’avait que momentanément distrait de mon inquiétude sur le sort de Bamboche, victime de son attachement pour moi. Durant plusieurs jours, tous mes efforts pour me rapprocher de mon ami furent vains ; chaque matin je voyais la mère Major descendre dans la cave pour aller le chercher et lui donner sa leçon, mais elle remontait courroucée, s’écriant qu’il refusait opiniâtrement de travailler la moindre crampe[3].

Alors la Levrasse, rasant discrètement la terre, avec son allure de chat sauvage, se dirigeait vers la cave, où il disparaissait pendant un quart d’heure au plus ; après quoi il revenait sans qu’on eût entendu aucun bruit, aucun cri, et si je m’informais de mon compagnon, la Levrasse me répondait par une grimace grotesque.

Léonidas Requin, affectueux envers tous, naturellement apathique et craintif, ne désirait qu’une chose : le repos ; il semblait d’ailleurs parfaitement heureux de son sort, écoutait avec un calme stoïque les grossièretés de la mère Major ou les paroles sournoisement méchantes de la Levrasse, mangeait bien, dormait la grasse matinée, et cherchait le moindre rayon de soleil pour s’y étaler ; là, sans doute, il philosophait à son aise, lisant et relisant son divin Sénèque. Seulement, de temps à autre, il se posait et faisait jouer ses nageoires factices, puis mangeait un poisson cru pour s’entretenir la main, disait la Levrasse.

Léonidas m’a avoué plus tard qu’il n’avait pas tout d’abord trouvé ma condition fâcheuse, et, qu’en comparant, mon éducation acrobatique qui développait ma vigueur, mon agilité, mon adresse, sans me rendre impropre à d’autres professions, lui paraissait très-préférable à la stérile éducation universitaire qu’il avait reçue.

Un jour il me proposa de m’apprendre à lire ; malgré mon vif désir de m’instruire, je refusai, craignant de me montrer infidèle à l’affection de Bamboche en répondant aux avances amicales de ce nouveau compagnon et en devenant trop intime avec lui.

Ce faux homme-poisson me donna aussi beaucoup à penser ; ce fut pour moi comme une nouvelle preuve à l’appui des mauvais principes de Bamboche, car, un jour, Léonidas Requin, se délectant au soleil, son cher Sénèque sur les genoux, et étendu sur le gazon de la cour, après un copieux déjeuner, me dit avec abandon :

— C’est pourtant au poisson cru que je mange et à mes fausses nageoires que je dois enfin la béatitude dont je jouis ; j’avais beau être savant, j’avais beau être rempli du désir de travailler pour gagner honnêtement ma vie ; je crevais de faim… Maintenant je trompe les bonnes gens avec mes nageoires et je me goberge comme un pacha…

— Bamboche a donc raison, — me disais-je — encore un homme qui n’a de bonheur que depuis qu’il trompe et qu’il ment.

À bout de moyens pour me rapprocher de mon ami, j’imaginai de l’imiter, pensant que l’on m’enfermerait peut-être avec lui. Un matin je refusai à mon tour de faire mes exercices.

— Petit Martin, — me dit la Levrasse de sa voix doucereuse, — je ne te donnerai seulement pas une chiquenaude ; mais puisque tu ne veux pas cramper, je doublerai la dose de ton ami Bamboche… à ton intention.

Cette menace me déconcerta ; je savais la Levrasse capable de la tenir, je tentai un autre moyen.

— Montrez-moi le tour le plus difficile, le plus dangereux, je l’apprendrai, quand je devrais m’y casser le cou, mais à condition que, lorsque je saurai ce tour, vous ferez grâce à Bamboche.

— Soit, — me dit la Levrasse avec son sourire narquois et méchant. — Quand tu sauras le saut du lapin, ton ami Bamboche aura sa grâce.

Rien de plus pénible et de plus périlleux que ce tour : il consistait à s’élancer du haut d’une sorte de plateforme d’une toise d’élévation, à tourner une fois sur soi-même, et à se retrouver sur ses pieds ; la moindre maladresse pouvait, en vous faisant retomber à faux, occasionner la fracture d’un membre ou la luxation du cou, luxation toujours mortelle. L’espoir d’obtenir la grâce de Bamboche me donna une telle ardeur, que je fatiguai même la robuste activité de la mère Major ; mes forces s’épuisaient, je m’opiniâtrais toujours. Enfin, pris de vertige et de faiblesse au milieu de mes évolutions, je retombai si malheureusement que je me cassai le bras gauche.

Pour cette fois, accessible à un sentiment de pitié, la Levrasse m’accorda la grâce de mon ami. Je venais d’être transporté dans mon lit par Léonidas et par la mère Major, lorsque Bamboche entra. Je n’ai jamais su pourquoi ou dans quel but la Levrasse lui avait confié la cause de ma blessure ; mais cet enfant indomptable, à qui les plus cruels traitements jamais n’arrachaient une plainte, une concession ou une larme, se jeta sur mon lit tout en pleurs, et s’écria :

— C’est pour moi… pour avoir ma grâce, que tu t’es cassé le bras ?

— N’est-ce pas pour moi que, depuis huit jours, tu es puni ? — lui dis-je, — en l’étreignant avec une joie indicible ?

— Oh ! c’est touchant, oh ! c’est navrant, oh ! c’est attendrissant, hi, hi, hi, — fit la Levrasse, en grimaçant, et en feignant de pleurer d’une manière grotesque, tandis que l’homme-poisson, sincèrement ému, voyant qu’on n’avait plus besoin de lui, s’en allait relire, disait-il, le fameux traité de Amicitia (de l’Amitié).

Si j’insiste sur ces preuves réciproques de dévoûment puéril que Bamboche et moi nous échangeâmes durant notre enfance, c’est qu’elles posent les bases de cette affection qui, plus tard, malgré les conditions les plus diverses, les croyances morales les plus opposées, ne fut jamais ébranlée, et nous commanda mutuellement les plus grands sacrifices, toujours accomplis avec une religieuse satisfaction.

Lorsque, seul avec Bamboche, je l’envisageai attentivement, je fus effrayé de la sombre altération de ses traits : il était encore plus pâle qu’à l’ordinaire, il avait dû horriblement souffrir.

— On t’a donc fait bien du mal ? — lui dis-je.

— Oh ! oui… reprit-il avec un sourire sinistre et une expression de joie sauvage, — oh ! oui… bien du mal ! Dieu merci !

— Dieu merci ?

— Oui, j’aurai un jour tant de mal à faire à la Levrasse…

— Il te faisait donc beaucoup souffrir ?

— Il me faisait voir mon grand-père, — répondit Bamboche en riant d’un rire farouche.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il m’attachait aux pieds un des poids en fer qui servent à nos exercices, et puis il me prenait par-dessous les oreilles et m’enlevait de terre pendant quelques minutes, et il recommençait deux ou trois fois.

— Je ne m’étonne plus, il disait que sa correction ne faisait pas de bruit.

— Un homme qu’on écorche ne souffrirait pas plus, — me dit Bamboche d’une voix sourde, — quelquefois il me semblait que ma tête allait s’arracher de mon cou ; il me passait comme des flammes bleues devant les yeux… Alors je n’essayais pas de me débattre contre la Levrasse, il est trop fort : ça ne m’aurait servi à rien… mais je ne cédais pas, et je me disais : va… va… fais-moi bien des tortures… c’est pour toi que tu amasses… Attends que Basquine soit ici… tu verras comme je te rendrai tout cela en monnaie rouge

Je fus épouvanté de l’expression avec laquelle Bamboche prononça cette dernière menace......

Les soins que réclamait ma blessure, à-peu-près bien pansée par la mère Major, habituée à ces sortes d’accidents, et aussi une lettre que reçut la Levrasse, au sujet de la nouvelle Basquine que nous devions prendre en route, hâtèrent notre départ.

Selon la coutume de presque tous les saltimbanques, notre bourgeois possédait une espèce de voiture nomade qui, en voyage, lors des représentations dans les fêtes foraines, servait de logement à la troupe.

Cette voiture, longue de quinze pieds environ, haute de dix, se divisait en trois compartiments éclairés au dehors par des chatières et communiquant intérieurement par de petites portes ; le compartiment du devant servait de magasin, celui du milieu, de cuisine, le dernier, de logement commun. Cette sorte de chambre, assez spacieuse, était emménagée comme la cabine d’un navire ; huit lits, en forme de caisses, longs de sept pieds et larges de trois, s’y étageaient en deux rangs ; une ouverture grillagée, pratiquée dans l’impériale, donnait suffisamment de jour et de clarté ; trois chevaux, loués de ville en ville pour un ou deux jours, suffisaient à traîner cette sorte de maison roulante qui, dans l’épaisseur d’un double plancher, contenait les toiles et tréteaux nécessaires pour l’érection de notre théâtre en plein vent ; l’âne savant, Lucifer, aussi robuste qu’un cheval, s’attelait à un petit fourgon supplémentaire, tour à tour occupé par la Levrasse et la mère Major, qui ainsi surveillaient du dehors la marche de la grande voiture ; enfin le charretier, qui avait amené la boîte de l’homme-poisson, fut mandé avec son baquet, et un matin notre caravane abandonna la maison louée jusqu’alors par la Levrasse.

Je n’avais pas eu la moindre nouvelle de mon ancien patron, le Limousin. À toutes mes questions à ce sujet, la Levrasse avait répondu par le silence ou par une grimace. Je donnai donc un dernier souvenir au Limousin chez qui, du moins, je n’avais jamais subi de mauvais traitements, et je fus établi dans un des lits de la voiture, ayant auprès de moi Bamboche ; il me rendait mille soins avec une fraternelle sollicitude, et de temps à autre il semblait possédé d’une joie délirante en songeant que bientôt nous allions retrouver Jeannette.

La Levrasse décida que nous ferions une première station au bourg voisin ; là devait se trouver un chirurgien qui mettrait un nouvel appareil sur mes blessures. Nous devions de plus rencontrer dans cet endroit plusieurs jeunes filles qui, prévenues à l’avance, attendaient le passage de la Levrasse pour lui vendre leur chevelure qu’il achetait et levait toujours lui-même sur pied, ainsi qu’il disait en parlant de ces moissons capillaires.

Le lendemain de cette journée, nous devions arriver dans le village où demeurait le charron, père de Jeannette, la nouvelle Basquine de la troupe.




CHAPITRE VIII.


les chevelures.


Je n’oublierai jamais le singulier et triste spectacle auquel j’assistai dans le bourg de Folleville, où nous nous arrêtâmes pour acheter des chevelures et pour faire panser ma blessure. La fracture était simple, dit le chirurgien ; le premier appareil avait été assez habilement posé par la mère Major, ma guérison devait marcher rapidement.

La population du bourg étant nombreuse, et ayant été affriandée par le premier passage de l’homme-poisson, la Levrasse consentit à donner ce qu’il appelait une petite représentation ; elle se composa de l’exhibition du phénomène, précédée de quelques tours de force, exécutés par la mère Major et par Bamboche. Pour s’épargner les embarras de monter notre théâtre de toile, la Levrasse décida que la représentation aurait lieu dans une grange, et que la mère Major veillerait à la recette, pendant qu’il irait récolter les chevelures.

Ma blessure m’empêchait de paraître et d’assister aux exercices. Le chirurgien m’avait pansé dans une salle basse de l’auberge ; là, pour la première fois, je vis la Levrasse pratiquer l’un de ses étranges commerces.

Assis sur une chaise, je tenais mon bras en écharpe, lorsque je vis entrer dix ou douze femmes, presque toutes jeunes ; deux ou trois étaient assez jolies, mais la pauvreté sordide de leurs haillons annonçait le plus grand dénuement ; leurs visages exprimaient la tristesse et surtout la confusion, comme si elles eussent ressenti une sorte de honte en faisant à la misère ce dernier sacrifice.

Bien des années se sont passées, et pourtant cette scène m’est encore présente dans ses moindres détails.

Un jour sombre, pénétrant difficilement à travers les carreaux verdâtres de deux fenêtres dites à guillotine, obstruées par des toiles d’araignées, éclairait à peine cette grande pièce d’auberge, au plafond bas et rayé de solives noirâtres, aux murailles jadis blanchies à la chaux ; deux tisons fumaient dans l’âtre au milieu d’un monceau de cendres.

Les pratiques de la Levrasse, comme il disait, l’attendaient, celles-ci assises sur un banc, les autres sur le bord d’une longue table ou sur des escabeaux. L’une de ces pauvres créatures restait à l’écart, à demi cachée dans l’ombre projetée par la saillie de la haute cheminée ; je distinguais à peine dans l’obscurité sa coiffe blanche, un bout de jupe en lambeaux et ses pieds nus.

Toutes ces femmes semblaient inquiètes de savoir si leur chevelure conviendrait à la Levrasse ; à quelques paroles échangées entre elles, je compris qu’elles ressentaient aussi beaucoup de honte d’être les seules du bourg qui, par besoin, pussent consentir à vendre leurs cheveux.

Quelques-unes d’elles pourtant paraissaient insoucieuses ou résignées : celle-ci, assise sur une table, chantonnait entre ses dents, battant une mesure monotone avec ses sabots qu’elle heurtait l’un contre l’autre ; celle-là mordait avidement dans un morceau de pain dur et noir.

La porte s’ouvrit, la Levrasse parut ; il portait son costume mi-parti masculin et féminin : pantalon rougeâtre, jupon d’un vert foncé, casaquin juste en gros velours de coton noir, chevelure retroussée à la chinoise. À sa vue, toutes les femmes se levèrent avec cette déférence humble et intéressée que le vendeur dans le besoin témoigne toujours à l’acheteur.

Mon bourgeois avait à la fois l’air sardonique et guilleret ; il fit un salut grotesque en jetant un regard circulaire sur ses pratiques.

— Salut à la compagnie, — dit-il de sa voix grêle ; — le marché me paraît assez fourni… Ah ça ! mes poulettes, dépêchons-nous, je suis pressé : vite, vite, à bas les coiffes ! et déployons les chignons… Mais il faut que les chevelures soient diablement belles pour que je les achète, je vous en avertis, car on m’en offre de tous côtés presque pour rien, vu que le pain est cher…

À ces mots, une grande anxiété se peignit sur tous les visages.

La Levrasse, m’apercevant, me dit :

— Petit Martin, tu as un bras de bon ; aide-moi à approcher ce banc le plus près possible de la fenêtre ; je n’achète pas chat en poche, moi, je veux voir clair à mes affaires…

J’aidai mon bourgeois à placer le banc auprès des croisées, formant un angle droit avec elles ; le jour, effleurant ainsi les chevelures, permettait de mieux juger de leurs reflets.

— Allons, mes poulettes, allons, — dit la Levrasse, — le marché est ouvert…

Toutes ces pauvres créatures s’empressèrent de s’asseoir sur ce banc… moins celle qui restait toujours à demi cachée dans l’ombre de la cheminée, et dont je ne distinguais que la coiffe blanche et les pieds nus.

— Eh !… vous, là-bas ! — lui dit la Levrasse, — est-ce que vous ne venez pas ?… il y a encore place.

— Tout-à-l’heure, Monsieur… — répondit une voix douce et craintive qui me parut altérée par les larmes.

— Bien, bien, — dit la Levrasse, — aux derniers les bons… n’est-ce pas ? vous voulez vous faire désirer… À votre aise, ma fille, ces ficelles-là sont connues… et vous n’y gagnerez pas un liard de surenchère.

Puis, se retournant vers les femmes assises sur le banc, il ajouta :

— Allons, mes poulettes… à bas les coiffes !

Pendant quelques secondes, un sentiment de regret, de honte, presque de pudeur, sembla tenir ces femmes immobiles. Enfin, une de celles qui paraissaient le plus résignées, ôta brusquement sa mauvaise coiffe d’indienne.

Ce geste fut comme un signal, toutes les chevelures dénouées tombèrent sur le front et sur les épaules de ces femmes ; chevelures blondes, brunes, châtain, clair ou foncé ; ici rares et soyeuses ; là épaisses et rudes, plus loin touffues et crépues ; ailleurs, enfin, mélangées de quelques cheveux blancs, dissimulés aussi soigneusement que possible, car, hélas ! il était facile de voir que chacune de ces femmes avait de son mieux, ainsi que disait la Levrasse, paré sa marchandise..... Triste et douloureuse coquetterie que celle-là.

— Hum, hum, on ne m’enfonce pas, moi, d’abord, — disait la Levrasse, en passant et repassant devant le banc, inspectant, maniant, soupesant et toisant même chaque chevelure au moyen d’un pied-de-roi, afin de juger de la longueur, de la souplesse, du poids… et de la couleur des cheveux. — Non, non, on ne me fait pas la queue, à moi… et, c’est le cas de dire… — ajouta-t-il en ricanant, — nous connaissons les frimes… mes poulettes. Nous savons ce qu’on obtient avec la poudre de charbon, l’huile ou le saindoux… et comment on rend une vraie teignasse à-peu-près présentable.

Puis, ayant de nouveau examiné la marchandise, il s’écria :

— Par ma foi, je joue de malheur… Dans mes tournées, cette année… je ne trouve rien à ma convenance… pas plus ici qu’ailleurs… Décidément… — ajouta-t-il d’un air dédaigneux et mécontent, après avoir jeté un dernier coup-d’œil sur ces têtes cachées par des îlots de cheveux qui retombaient sur le front ; — décidément, rien de tout ça… ne me va… C’est de la pacotille… de la vraie camelotte.

Un soupir de déception douloureuse s’exhala de toutes ces poitrines, jusqu’alors comprimées par les angoisses de l’attente ; puis un mouvement machinal, presque spontané, inclina davantage encore ces têtes échevelées.

— Que diable voulez-vous que je fasse de ce que vous m’offrez là ? Je ne suis pas marchand de crin et de filasse, — ajouta mon bourgeois avec cette brutale férocité du trafiquant qui veut, avant tout, déprécier ce qu’il désire acheter.

— Allons, mes poulettes — reprit-il — remettez vos coiffes… il n’y a pour moi rien à faire ici… C’était bien la peine… de perdre mon temps.

Pendant cette scène dont je ne sentais pas alors toute la dégradante cruauté, mais qui me serrait le cœur, j’avais vu la femme au béguin blanc, jusqu’alors cachée dans l’obscurité projetée par la haute cheminée, sortir de ce recoin et se diriger à pas lents vers la porte, mettre sa main sur le pêne de la serrure, puis s’arrêtant soudain… baisser la tête avec accablement, comme si elle eût hésité à sortir.

J’ai rarement rencontré des traits plus réguliers, plus doux que ceux de cette jeune fille ; elle paraissait avoir au plus dix-sept ans ; un mauvais fichu de cotonnade rouge cachait à peine son cou et ses épaules ; sa jupe, rapiécée en vingt endroits avec des morceaux d’étoffe de couleurs différentes, était soutenue par des bretelles en lisière. Il fallait que sa beauté fût bien grande pour être aussi remarquable malgré l’extrême maigreur de son pâle visage, où se voyait encore la trace de larmes récentes.

Après être restée quelques secondes à la porte, la main toujours posée sur le loquet de la serrure, la jeune fille sembla faire un violent effort sur elle-même, leva au ciel ses beaux yeux bleus, et revint lentement reprendre sa place dans l’ombre de la cheminée.

À ce moment la Levrasse disait brutalement :

— Allons, remettez vos coiffes, il n’y a pour moi rien à faire ici. C’était bien la peine de perdre mon temps.

Puis, faisant quelques pas vers la porte, la Levrasse ajouta :

— Bonsoir la compagnie…

Alors il se passa une scène de marchandage à la fois ignoble et pénible.

Scène pénible, parce que c’était pitié que de voir ces malheureuses qui ne savaient que trop combien le pain était cher, ainsi qu’avait dit la Levrasse, prier, supplier cet homme, quelques-unes avec larmes, d’acheter à tout prix leurs cheveux, pauvre et dernière ressource sur laquelle elles avaient tant compté.

Scène ignoble, parce que la Levrasse, abusant avec une indigne rapacité de la misère de ces infortunées, marchandait opiniâtrement sou à sou, répétant sans cesse que l’acquisition ne lui convenait pas, et la dépréciant sans merci.

Enfin, de guerre lasse, ces malheureuses subirent les offres de l’acheteur ; elles demandaient trois ou quatre francs de leur chevelure, la Levrasse consentit à grand’peine à leur en donner vingt sous…

Les vingt sous furent acceptés… C’était du moins du pain pour trois ou quatre jours…

Il y eut encore un moment qui me causa une impression cruelle : ce fut de voir, pour ainsi dire rasées, toutes ces têtes naguères couvertes d’ondoyantes chevelures que la Levrasse moissonnait avec ses énormes ciseaux, et qu’il me faisait ensuite soigneusement nouer en écheveaux avec des rubans de fil.

Le marché était sans doute excellent, car la figure sardonique de la Levrasse rayonnait de joie, et ses plaisanteries méchantes ne tarissaient pas.

— Au lieu d’être tristes, réjouissez-vous donc, mes poulettes, — disait-il en faisant grincer les ciseaux sur ces têtes penchées qu’il dépouillait. — Ces cheveux, qui ne vous servaient à rien du tout, vont avoir l’honneur de faire l’ornement de la tête de grandes dames d’un certain âge, qui portent des tours ou des perruques… Ils seront ornés de turbans d’étoffe d’or et d’argent, de pierreries magnifiques, de superbes diamants… vos cheveux ! tandis que, sur votre tête, ils auraient été toujours couverts de vos coiffes crasseuses… Et puis, vous qui criez toujours misère, vous pourrez au moins dire qu’une partie de vous-même ira en voiture, dans les plus belles fêtes de la capitale… ce qui est joliment flatteur… je m’en vante, et pourtant… vous ne payez rien pour ça… au contraire… c’est moi qui vous paie… Tenez, mes poulettes, je suis si bon, que j’en suis bête… aussi, je vous le déclare, à l’avenir… je ne paierai rien… on me donnera ses cheveux… pour l’honneur…

Les cruels lazzis de la Levrasse furent interrompus par la belle jeune fille dont j’ai parlé.

Elle s’avança près de la fenêtre, s’assit timidement sur le bout du banc, ôta sa petite coiffe, et courba la tête sans prononcer une parole.

À la vue de sa magnifique chevelure d’un noir de jais qui se déroula si longue qu’elle tomba jusqu’à terre, où elle se replia autour de ses pieds nus, si épaisse qu’elle cachait les haillons de la jeune fille qu’on eût dit alors enveloppée d’un manteau noir, la Levrasse, malgré son habitude de dépréciation, ne put s’empêcher de s’écrier :

— C’est superbe !… extraordinaire !… je n’ai jamais rien vu de pareil !…

Un murmure de surprise avait accueilli l’apparition de la jeune fille, jusqu’alors restée inaperçue de ses compagnes ; l’une d’elles dit à voix basse :

— Tiens, Joséphine… qui vend aussi ses cheveux… elle qui va se marier…

— Avec Justin, qu’elle aime tant, — dit une autre.

Et l’on voyait sur presque tous les visages une expression de chagrin et de pitié… Joséphine était douce et bonne, puisqu’elle inspirait un tel intérêt à ses compagnes, qui venaient pourtant de se résigner, comme elle, à un pénible sacrifice.

— Vous allez vous marier, ma jolie fille, — dit la Levrasse en contemplant d’un œil de convoitise la magnifique chevelure déployée devant lui, et la maniant avec un frémissement de joie. — Eh bien !… vous avez raison de vous défaire de ça ;… c’est inutile en ménage ;… une bonne dot vaut mieux, — ajouta la Levrasse d’un ton sardonique. — Et cette dot, moi, je m’en charge… Tenez… la voici… une belle pièce de quarante sous toute neuve… J’espère que je fais bien les choses et de moi-même, car je n’ai payé les chignons de ces dames que vingt sous pièce… mais aussi,… quelle différence !…

— Je voudrais… je voudrais… bien quatre,… francs… — balbutia Joséphine d’une voix basse et tremblante.

— Quatre francs ! — s’écria la Levrasse, — quatre francs ! Mais vous êtes folle !… Vous voulez donc faire un festin de Balthasar pour vos noces ?… Quatre francs ! Impossible à moi de favoriser ces prodigalités-là… Quatre francs !… Voyons, mettons cinquante sous, et n’en parlons plus.

Ce disant, la Levrasse saisit d’une main avide et impatiente les longs cheveux noirs de la jeune fille.

— Pauvre Joséphine !… — murmura une de ses compagnes, tandis que les autres témoignaient par leurs regards attristés qu’elles partageaient cette commisération.

Mais Joséphine, se dégageant des mains de la Levrasse, dit avec une expression de douleur et de honte qui prouvait combien elle souffrait de ce débat :

— Je voudrais quatre francs… il me les faut…

Puis la pauvre fille, devenue pourpre de honte, se hâta d’ajouter comme pour faire excuser sa cupidité :

— Ce n’est pas pour moi… mais il me les faut… absolument.

— Quatre francs… — dit brutalement la Levrasse, — quatre francs… Allons donc ! je serais volé.

Joséphine se leva brusquement. Ce mouvement dégagea sa charmante figure des épais cheveux qui la voilaient… Les larmes ruisselaient sur ses joues. Au geste résolu qu’elle fit pour ramasser sa petite coiffe, tombée à ses pieds, la Levrasse, craignant de perdre une pareille aubaine, s’écria :

— Allons, voyons, méchante… vous aurez vos quatre francs… mais j’y perds… Tenez… voilà encore deux francs.

Joséphine se rassit sur le banc, courba le front, et dit bien bas d’une voix tremblante :

— Je voudrais… garder… quand vous les aurez coupés… une toute petite tresse… de mes cheveux…

— Encore ! — s’écria la Levrasse ; — mais vous êtes insatiable, ma chère…

Puis, après un moment de réflexion, il reprit :

— Allons, il est dit que vous m’ensorcelez… Vous aurez votre petite tresse… mais une vraie queue de rat, pas davantage.

Et il approcha ses terribles ciseaux.

— Monsieur… arrêtez… — s’écria une jeune fille en saisissant le bras de la Levrasse… — ce n’est que quatre francs, après tout… et, en nous cotisant toutes, — ajouta-t-elle en consultant ses compagnes du regard…

— Oui… oui… c’est ça… cotisons-nous, — reprirent plusieurs voix.

— Vraiment… Vous crevez de faim… et vous faites les généreuses… — dit amèrement la Levrasse en se dégageant de l’étreinte de la jeune fille, qui l’empêchait de faire jouer ses ciseaux.

— Vous oubliez donc que le pain est cher…

Hélas ! cette fois encore, la misère paralysa les meilleurs instincts ; cette fois encore, la voix impérieuse du besoin couvrit et fit taire un premier cri de générosité parti de l’âme.

Les dures paroles de la Levrasse rappelèrent à ces pauvres créatures qu’elles étaient trop infortunées pour pouvoir se montrer compatissantes,… n’est-ce pas la pire des infortunes que celle-là ?

Un morne silence vint succéder à l’élan généreux des compagnes de Joséphine, celle-ci, qui s’était peut-être laissée aller à un moment d’espérance, dit vivement à la Levrasse :

— Dépêchez-vous, Monsieur, dépêchez-vous.

La Levrasse ne se fit pas répéter cette recommandation ; il plongea soudain et fit jouer ses ciseaux dans cette magnifique chevelure qui, tombant de tous côtés, laissa bientôt voir la douce et pâle figure de Joséphine, inondée de pleurs et complètement rasée…

La Levrasse, fidèle à sa promesse, remit à la jeune fille une longue tresse, grosse à peine comme le petit doigt… Joséphine la roula et la plaça dans son sein.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Alors il me fut impossible de retenir mes larmes, et depuis ce jour j’ai gardé bien présent le souvenir de cette scène douloureuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sans doute, les gens positifs prendront tout ceci en profond dédain, et diront, en raillant :

— Mon Dieu !… que voilà de phrases pour quelques poignées de cheveux ! Qu’est-ce que ça nous fait à nous que ces paysannes soient tondues comme des enfants de chœur ? C’est vingt sous de plus dans leur poche…

Mais vous aurez pitié de cette autre conséquence de la misère… Elle en a tant… de conséquences… la misère !… Oui, vous en aurez pitié… vous, jeunes femmes, qui, souriant devant votre miroir, vous plaisez à orner de fleurs et de pierreries votre belle chevelure,… ou bien,… coquetterie plus grande, à la laisser nue et sans parure…

Vous aurez pitié, vous, heureuses mères, si orgueilleuses des longues tresses qui couronnent le front angélique de l’enfant que vous embrassez si tendrement chaque soir…

Vous aurez pitié… vous, amants qui avez pressé sous vos lèvres ardentes les cheveux humides et parfumés de votre maîtresse…

Vous aurez pitié… vous enfin… qui aimez, qui respectez, qui adorez Dieu dans sa créature, et qui souffrez amèrement de tout ce qui la flétrit, la dépare et la dégrade.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La petite représentation composée des exercices de la mère Major et de l’exhibition de l’homme-poisson avait été très-fructueuse.

Le lendemain matin nous partîmes au point du jour afin d’arriver le soir au bourg où nous devions trouver la nouvelle Basquine de la troupe.

Durant tout le jour Bamboche extravagua de bonheur, de joie et d’amour, il allait enfin revoir Jeannette… et elle ne devait plus quitter notre troupe.




CHAPITRE IX.


la nouvelle basquine.


À mesure que nous nous rapprochions du bourg où nous devions trouver Jeannette, la nouvelle Basquine, ma curiosité devenait de plus en plus impatiente ; la mère Major conduisait la voiture où était la baignoire de l’homme-poisson. La Levrasse occupait le siège couvert de notre grande voiture, où j’étais seul dans l’intérieur avec Bamboche ; aux accès de joie folle que lui causait l’espoir de se rapprocher de Jeannette, succédaient des moments de crainte, d’abattement ; il me disait alors d’une voix altérée :

— Si le père de Jeannette, qui l’aime tant… ne voulait plus la donner à la Levrasse, tiens… je ne sais pas ce que je ferais.

Et sur ce front de treize ans, sur ces traits contractés, éclatait le choc de passions aussi violentes que précoces.

— Rassure-toi donc, — lui disais-je, — si l’on ne veut pas donner Jeannette à la Levrasse, eh bien ! nous le quitterons et nous entrerons… comme domestiques chez le père de Jeannette…

Bamboche haussait les épaules à cette imagination naïvement romanesque.

— Son père meurt de faim, — me répondit-il, — est-ce qu’il peut prendre des domestiques ?… et puis il nous prendrait, que je n’en serais pas plus avancé.

— Comment cela ?…

— Es-tu simple !… est-ce que son père, sa mère, ses frères ne me gêneraient pas ? Est-ce qu’elle et moi nous serions libres comme nous le serons dans la troupe de la Levrasse, en attendant le moment où nous prendrons notre volée ?

— Ah ! mon Dieu ! — m’écriai-je tout-à-coup, frappé d’une idée subite.

— Qu’as-tu ?

— Tu es fou de Jeannette… tu veux te sauver avec elle… mais si elle allait ne pas t’aimer ; as-tu pensé à cela ?

— Quelquefois.

— Eh bien !… que ferais-tu ?

— Je la battrais jusqu’à ce qu’elle m’aime…

— Tu la battras… — m’écriai-je, — cette pauvre petite… tu la battras !

— Ça me coûtera… mais tant pis…

— Tu la battras pour te faire aimer ! — répétai-je stupéfait ; — mais elle te détestera au contraire.

Bamboche sourit de ma candeur et me dit avec un accent d’énergie farouche et d’assurance incroyables :

— Pour se faire aimer des femmes, il faut s’en faire craindre… le cul-de-jatte me l’a dit cent fois ; il a eu des maîtresses qui se battaient à coups de couteau à cause de lui ; pour lui elles se seraient mises dans le feu, et elles lui donnaient tout ce qu’elles gagnaient. Pourtant elles avaient si peur de lui, qu’elles l’appelaient le tigre noir, et elles suaient froid rien qu’en lui parlant.

Je m’inclinai devant l’expérience du cul-de-jatte.

— Puisque tu es sûr de cela… à la bonne heure… — dis-je le cœur serré, — mais ne la bats pas trop fort… Pauvre petite…

— Si elle m’aime de bonne volonté… je ne la battrai que plus tard… (pas pour mon plaisir… car si ça faisait le même effet, j’aimerais mieux cent fois être battu moi-même…) mais je la battrai pour qu’elle me craigne… car, comme le disait le cul-de-jatte, une femme qui n’a pas peur de vous… vous fait aller…

— C’est dommage qu’il faille tant battre, — dis-je à mon ami avec un soupir.

Bamboche resta quelques moments pensif, et après ce silence il reprit d’un air sombre et concentré :

— Il n’y a qu’une chose qui m’effraie.

— Quoi donc ?

— C’est que la Levrasse… ne soit aussi amoureux de Basquine… — me répondit Bamboche les dents serrées de colère et de rage.

— Lui !… à son âge ?… — lui dis-je.

— Est-ce que la mère Major n’a pas fait de moi son amant ? — me répondit brutalement Bamboche ; — aussi, celle-là encore, va-t-elle abominer Basquine… Et puis le pitre[4] que nous attendons, s’il est aussi canaille que l’ancien paillasse, Giroflée, qui est entré au séminaire :… il est capable d’être amoureux aussi de Basquine… Je sais bien comme Giroflée tourmentait la petite qui est morte.

Puis, frappant du pied avec rage, ses grands yeux gris étincelants, les veines de son front gonflées par la colère, Bamboche s’écria :

— Tiens, vois-tu, Martin… je sens que je ferai des malheurs à cause de Basquine.

L’amour horrible, mais possible, de la Levrasse ou de notre futur paillasse pour cette enfant, la haine jalouse de la mère Major, les étranges moyens auxquels Bamboche devait recourir pour se faire aimer, me parurent d’une complication si effrayante pour l’avenir de Basquine et de Bamboche, que je gardai le silence pendant que mon compagnon semblait de plus en plus s’absorber dans ses tristes pensées.

À cette heure seulement, en écrivant ces lignes après tant d’années passées depuis ces événements, je sens tout ce qu’ils offraient de monstrueux ; et, malheureusement, l’expérience, une triste expérience m’a prouvé que ces monstruosités étaient loin d’être des exceptions ; ceux qui n’ont pas forcément plongé au plus profond de certaines fanges sociales, ne sauront jamais, ne croiront jamais ce que la misère, ce que l’ignorance, ce que l’abandon engendrent de vices et d’horreurs.

Mais à l’époque dont je parle, tout enfant, et sauf quelques bons instincts, sans aucune notion du bien ou du mal, jeté dans ce milieu de cynique dépravation, je m’y accoutumai vite, et bientôt j’y vécus comme dans mon atmosphère naturelle ; ce qui me révolte aujourd’hui me semblait alors fort simple ; faute de point de comparaison… j’accusais, non les vices d’autrui, mais ma niaise ignorance. Quelquefois, il est vrai, certains principes, certains faits exorbitants m’étonnaient, mais ne m’indignaient pas… ils ne pouvaient pas m’indigner… À quelle école de morale et de vertu aurais-je appris cette indignation ?

Non, ainsi qu’un enfant élevé avec la plus tendre, avec la plus austère sollicitude, se sent de vagues préférences vers certaines qualités, certaines vertus, plus appropriées, si cela se peut dire, à son esprit, à son cœur, à son caractère, je sentais, depuis mon séjour chez la Levrasse, de vagues préférences pour certains vices : la paresse, la fourberie, le vagabondage, le vol même comme expédient extrême, m’inspiraient assez d’attraits ; mais les violences, les cruautés me répugnaient, et, malgré les érotiques et amoureuses confidences de Bamboche, je n’éprouvais pas encore le besoin d’aimer.

Et pourtant… (preuve évidente que généralement l’homme naît bon, ou, du moins, apte à tous les sentiments généreux), malgré les détestables exemples dont j’étais entouré, malgré les déplorables tendances qu’ils développaient chaque jour en moi, j’étais digne, j’étais capable d’accomplir tous les devoirs, tous les sacrifices que l’amitié impose… Et il en était de même de Bamboche ; plus d’une fois déjà il m’avait prouvé son dévoûment, quoique d’horribles enseignements eussent depuis long-temps plongé ce malheureux enfant dans une corruption bien plus profonde, bien plus haineuse que la mienne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était bientôt nuit, lorsque nous arrivâmes au bourg ; nous descendîmes à l’hôtel du Grand-Cerf, où s’arrêtait ordinairement la Levrasse. En descendant de voiture, il demanda à l’aubergiste comment allait le père Paillet, charron.

— Il est à toute extrémité, — répondit l’hôtelier ; — et puis, quelle misère ! onze enfants… une femme infirme… la Mairie leur donne deux pains de charité par semaine… mais qu’est-ce que c’est que ça pour tant de monde ?

— Très-bien, — s’écria la Levrasse sans dissimuler sa satisfaction.

Puis, prenant aussitôt un air apitoyé, il dit à l’aubergiste.

— Dites-moi, avez-vous quelques provisions froides… que je puisse emporter tout de suite ?

— Oui, Monsieur, il y a un superbe dindon qui sort de la broche et un gros pâté qui sort du four.

— Va pour le dindon et le pâté ; enveloppez-les, mettez-les dans un panier avec deux pains de quatre livres et six bouteilles de vin…

— Pour cette pauvre famille ? — s’écria l’hôtelier avec admiration, — ah ! Monsieur la Levrasse… vous n’êtes pas assez connu ! quel bienfaiteur vous êtes !

— Allez, allez, mon ami, — répondit mon maître d’un ton modeste et contrit, — je ne fais pas encore tout ce que je voudrais.

Pendant que l’aubergiste se hâtait d’aller préparer les comestibles, la Levrasse dit à la mère Major :

— Donne-moi le sac.

— Le voilà.

— La couronne y est-elle ?

— Tout y est…

— Bon, — reprit la Levrasse, — maintenant fais donner une avoine aux chevaux, et quand ils auront mangé…

Je ne pus entendre ce que dit ensuite mon maître à l’oreille de la mère Major, qui répondit :

— C’est convenu, ça vaudra mieux.

— Ainsi, — reprit la Levrasse, — dans une heure… là-bas.

— Dans une heure là-bas, — répondit la mère Major.

Alors s’adressant à moi, mon maître me dit :

— Tiens, Martin, porte ce sac d’une main… tu prendras le panier à ton autre bras.

Et il me donna un sac de vieille toile verte, fort léger d’ailleurs, quoique assez gonflé.

Bamboche était resté commis à la garde de l’homme-poisson ; je regrettais d’être chargé d’une commission qui eût été si douce à mon camarade, en le rapprochant tout de suite de Basquine. Nous partîmes dès que l’hôtelier eut apporté un lourd panier d’où s’exhalait la plus appétissante odeur. Je pris ce fardeau, et je suivis mon maître, qui, contre son habitude, s’enveloppa d’un manteau ; il semblait inquiet, et marchait rapidement devant moi.

Nous arrivâmes à une ruelle boueuse, donnant d’un côté dans le bourg, de l’autre sur les campagnes ; quelques vieilles roues à moitié brisées appuyées au mur, et un tas de débris de charpente obstruant la porte, indiquaient la demeure du charron.

La nuit venait, lorsque nous entrâmes dans une sorte de vaste hangar, qui servait à la fois d’atelier pour l’artisan et de logement pour sa nombreuse famille.

Cet espèce de hangar, vaste, sombre, humide, était éclairé par une imposte vitrée, située au-dessus de la porte, et par la pâle lueur d’un petit feu de copeaux fumeux, autour duquel se pressaient une dizaine d’enfants, dont le plus âgé avait au plus quatorze ans, tous hâves, maigres, frissonnants, et à peine couverts de quelques sales haillons. Dominant cet amas de petites créatures qui l’entouraient, une femme au regard morne, aux yeux caves, à la pâleur maladive et dont les os perçaient pour ainsi dire la peau, se tenait demi-couchée dans la longueur d’un banc de bois à dossier. La partie inférieure du corps de cette femme presque entièrement paralysée disparaissait sous des lambeaux de couverture. Au moment de notre entrée, plusieurs de ces petits enfants criaient, gémissaient… et leur mère d’une voix dolente, épuisée, répondait à leurs plaintes.

— Mais, mon Dieu !… mon Dieu !… puisqu’il n’y a plus de pain… qu’est-ce que vous voulez que je vous donne ? demain… vous mangerez, puisque c’est le jour du pain de charité ; mais d’ici là… dam… il faut attendre, mes pauvres petits.

— Demain, maman, c’est trop loin… — disaient les enfants en pleurant, — nous avons encore faim ce soir… nous !!

Dans la partie la plus reculée du hangar, je vis un misérable grabat, où gisait étendu le charron, père de toute cette famille ; presque agonisant, les yeux tantôt fixes, tantôt demi-voilés, il paraissait complètement étranger à ce qui se passait. Il avait passé l’un de ses bras autour du corps de son enfant préférée, de sa petite Jeannette (la future Basquine), assise au bord de son lit. Il semblait vouloir instinctivement la protéger, en la retenant auprès de lui dans une étreinte convulsive ; il murmurait de temps à autre, à voix basse, avec un accent d’effroi :

L’homme… l’homme… il va venir… prends garde, prends bien garde à l’homme.

Sans doute l’homme dont le charron, dans son délire, redoutait l’arrivée, était la Levrasse.

Quant à Jeannette, je n’avais rien vu, et, depuis, je n’ai rien vu non plus qui pût approcher de la délicieuse figure de cette enfant, âgée de huit ou neuf ans. Elle n’avait pour tout vêtement qu’une mauvaise chemise de toile jaunâtre, trouée en maints endroits, et laissant nus ses bras et ses jambes, un peu amaigris, mais d’une blancheur d’albâtre ; une forêt de cheveux blonds, naturellement frisés, mais tous emmêlés, tombants jusque sur ses grands yeux noirs, couvraient son cou et ses épaules ; rien de plus pur, de plus gracieux que les traits de ce charmant petit visage, quoiqu’il fût légèrement creusé par la misère. Sa physionomie était triste ; deux ou trois fois, je vis Jeannette poser ses lèvres sur la main décharnée de son père, puis, grâce à cette mobilité d’impressions naturelle à son âge, elle reprenait un petit chantonnement mélancolique et doux, dont elle marquait la mesure en frappant l’un contre l’autre ses petits pieds nus ; notre arrivée n’avait pas interrompu ce chant ; mais lorsqu’elle nous vit approcher de sa mère, Jeannette cessa de chanter, puis, par un mouvement d’une grâce enfantine, elle écarta ses cheveux qui voilaient ses yeux ; alors le front un peu incliné, sa petite main toujours plongée dans son épaisse chevelure, son coude appuyé sur son genou, elle nous observa d’un air étonné, curieux et inquiet.

Le charron, toujours à l’agonie, ne s’aperçut pas de notre arrivée ; seulement, de temps à autre, rapprochant de lui sa petite fille, il répétait d’une voix affaiblie et effrayée :

L’homme… l’homme

La crainte de la Levrasse poursuivait le père de Jeannette dans son délire comme une idée fixe.

La femme du charron reconnut mon maître.

À sa vue, levant les mains et les yeux au ciel avec un mélange d’angoisse et d’espérance, elle s’écria :

— Ah ! bonne sainte vierge !! c’est l’homme !…

Tandis que les enfants, toujours groupés ensemble, tournaient vers nous leurs figures étonnées, la Levrasse ferma doucement la porte, mit son doigt sur ses lèvres d’un air mystérieux, prit de mes mains le panier de provisions, et avisant une table, il y déposa le dindon rôti, le pâté, le pain et le vin… bien en évidence…

À la vue de ces comestibles, les enfants affamés se précipitèrent tumultueusement vers la table, les plus grands culbutant les plus petits…

La Levrasse les arrêta court du geste et du regard, et leur dit :

— Un moment… ces bonnes choses ne sont pas encore à vous… Il dépend de votre mère de vous les donner.

— Comment !… — s’écria la femme du charron.

Mon maître, sans répondre, recommanda de nouveau le silence par un geste, tandis que les enfants, sans doute en proie à une faim dévorante, exaspérée par la vue de ce repas d’une splendeur jusqu’alors inconnue, restaient pour ainsi dire en arrêt à quelques pas de la table.

La femme du charron, muette de surprise, regardait la Levrasse. Celui-ci me prenant alors des mains le sac de toile verte, en tira une petite robe de soie rose pailletée d’argent, des brodequins de velours vert aussi pailleté et une couronne de roses artificielles montées sur un feuillage d’argent ; puis s’approchant du grabat du moribond, dont les lèvres décolorées s’agitaient encore, mais ne rendaient plus aucun son intelligible, mon maître fit scintiller aux yeux de Jeannette la robe rose pailletée d’argent.

L’enfant éblouie, stupéfaite d’admiration, joignit ses deux petites mains, ouvrit ses grands yeux de toutes ses forces et s’écria :

— Oh ! que c’est beau !… que c’est beau !

— Chut ! chut !… c’est pour toi, — dit tout bas la Levrasse à Jeannette, en lui faisant signe de descendre du grabat de son père.

— Viens, — ajouta t-il, — je vais te mettre cette belle robe pour que ton papa te trouve bien gentille à son réveil,… prends garde de le déranger,… ne fais pas de bruit.

L’enfant se dégagea facilement de l’étreinte expirante de son père, et en un moment la Levrasse avait revêtu la future Basquine de la robe rose, avait chaussé ses petits pieds des brodequins de velours, et placé sur ses cheveux blonds la couronne de roses à feuillage argenté ; l’enfant se laissait vêtir avec un étonnement mêlé d’une joie naïve de se voir si belle, tandis que sa mère disait à la Levrasse :

— Mais, Monsieur, pourquoi habillez-vous donc notre petite de ces… ?

La Levrasse porta de nouveau son doigt à ses lèvres, imposa silence à la femme du charron, et, amenant Jeannette auprès d’elle, lui dit :

— Voyez votre fille… n’est-elle pas, ainsi, gentille à croquer ? Et vous, — ajouta-t-il en se tournant vers les autres enfants, — voyez-vous comme votre sœur est brave, mes petits amis ?

Parmi ceux-ci, les uns n’avaient pas été distraits de l’attention famélique qu’ils portaient au repas ; les autres avaient silencieusement assisté à la transfiguration de leur sœur ; mais, tous, à la voix de la Levrasse, s’écrièrent :

— Oh ! qu’elle est belle ainsi, Jeannette,… qu’elle est belle !

— C’est comme un petit Jésus de cire, — dit l’un.

— C’est une robe de sainte, — dit l’autre.

Et, pour un instant, la faim fut oubliée pour la contemplation des éblouissants atours de Jeannette. Mon maître alors, comme dernier moyen de séduction sans doute, tira de sa poche un sac d’argent, et abandonna un instant la main de Jeannette.

L’enfant courut aussitôt près du grabat de son père, y monta, et, tout heureuse, toute souriante, se pencha vers lui, baisa son visage livide et froid en lui disant :

— Papa… vois donc… comme je suis belle… vois donc !

Le charron ne répondit pas… Ses yeux demeurèrent fixes et demi-clos ; il agita faiblement les bras, et ses lèvres balbutièrent quelques mots sans suite.

— Papa dort… et il rêve, — se dit l’enfant en s’asseyant avec circonspection au bord du lit de son père ; puis attendant sans doute son réveil, elle se mit, tout en chantonnant, à jouer avec la couronne qu’elle ôta de sa tête, et dont le feuillage argenté mêlé de rose semblait surtout exciter son admiration.

Jamais, non, jamais je n’oublierai l’impression profonde, étrange que, malgré mon âge, me causa la vue de cette enfant charmante, vêtue de rose et de paillettes, assise dans cette sombre demeure sur un misérable grabat, auprès de ce père presque moribond.

Pendant ce temps-là mon maître, tenant son sac d’argent par le fond, et s’approchant de la femme du charron, avait fait pleuvoir sur les lambeaux de couverture qui couvraient ses genoux, une assez grande quantité de pièces de cent sous… trois cents francs, je crois…

Puis, tirant de sa poche un papier tout préparé, et un de ces écritoires de corne dont se servent les écoliers, il y trempa une plume de fer, la présenta à la femme du charron ainsi que le papier, et lui dit :

— Signez cela, ma chère dame… Ce bon souper est à vos enfants, cet argent est à vous… le sort de la petite Jeannette assuré… sans compter que…

Un grand cri du charron interrompit mon maître.

Je n’avais pas quitté Jeannette des yeux, aucun des mouvements de son père ne m’avait non plus échappé…

Lorsque le moribond entendit le tintement métallique de l’argent, il se dressa convulsivement sur son séant, promena autour de lui des yeux hagards, et s’écria :

L’homme à l’argent… c’est l’homme… il va me prendre Jeannette… Au secours !… au secours !…

À ces cris, à la vue de ces traits livides, bouleversés, Jeannette, fondant en larmes, se jeta au cou de son père et s’y cramponna, tandis que le charron, serrant de toutes ses forces défaillantes son enfant contre son cœur, répétait d’une voix de plus en plus épuisée :

L’homme !… l’homme !!… je ne veux pas… moi, j’aime mieux mourir… et garder Jeannette ;… c’est ma femme… qui a voulu,… et qui a écrit à l’homme ;… moi… je ne voulais pas… et…

Une convulsion s’emparant du moribond, il ne put achever ; il se raidit, se renversa en arrière, entraînant avec lui Jeannette qui poussant des cris déchirants… enlaçait de ses petits bras le cou de son père…

— Mon pauvre mari !… Bonne sainte mère de Dieu, ayez donc pitié de lui… Soyez donc juste à la fin… — s’écria la femme du charron avec une douloureuse amertume. — Oh ! mon Dieu !… le voir ainsi et ne pouvoir aller à son secours… et ces enfants qui sont là… autour de cette table… Malheureux !… ils ne s’occupent pas de leur père seulement ! ils ne pensent qu’à manger… — Puis elle ajouta, comme si elle se fût reproché ces paroles :

— Hélas ! pauvres petits… ils ont si faim !…

— Signez vite… signez ! — dit la Levrasse en prenant avec impatience la main de la femme du charron. — Signez… tout cet argent est à vous ; vos enfants ne manqueront de rien, vous aurez de quoi faire soigner votre mari… et je me charge du bonheur de la petite Jeannette.

Puis s’adressant aux autres enfants :

— Priez votre mère de signer, vous n’aurez plus froid, vous n’aurez plus faim… ce bon souper sera pour vous, et d’autres encore…

Les pauvres enfants, sans comprendre ce dont il s’agissait, obéirent machinalement à la Levrasse, et s’écrièrent, en se jetant aux genoux de leur mère :

— Signe… maman… signe.

— Signer… mais… quoi ? — dit la malheureuse femme, la tête à moitié perdue, en entendant les gémissements de son mari à l’agonie, les cris douloureux de Jeannette et les prières de ses autres enfants.

— Signez l’engagement de Jeannette jusqu’à vingt et un ans… c’est son bonheur que j’assure.

La pauvre femme, cédant à la frayeur, à l’émotion, au désir de mettre un terme à l’affreuse misère de ses enfants, signa à travers ses larmes, et même sans le lire, l’engagement de Jeannette.

— Maintenant, mes enfants… — s’écria la Levrasse, — à table… mangez…

Ce fut, hélas ! une véritable curée ; les enfants se ruèrent sur le souper avec une frénésie dévorante, déchirant, se disputant les morceaux, pendant que mon maître, ayant remis l’engagement dans sa poche, courait au lit du moribond pour lui enlever Jeannette.

La malheureuse enfant poussait des cris navrants, et s’écriait au milieu de ses sanglots :

— Papa !… je veux rester avec toi !… Laissez-moi !… laissez-moi !…

La femme du charron, ne pouvant supporter ce cruel spectacle, fit d’un geste désespéré rouler à ses pieds l’argent que mon maître avait laissé sur ses genoux, et s’écria :

— Reprenez votre argent… laissez-nous notre enfant… le bon Dieu fera de nous ce qu’il voudra… mais vous n’emporterez pas notre enfant.

La Levrasse ne répondit rien, haussa les épaules et vint facilement à bout d’arracher Jeannette du cou du charron, qui semblait alors avoir perdu tout sentiment ; puis, tenant entre ses bras l’enfant qui se débattait en vain, mon maître dit à la femme du charron en gagnant la porte :

— Il est trop tard pour vous rétracter… j’ai l’engagement en poche.

— Ma fille !… je veux ma fille !… il m’emporte ma fille !… — s’écria la pauvre mère en voyant la Levrasse envelopper Jeannette dans son manteau. — Mes enfants… au secours !… empêchez-le de sortir… jetez-vous après lui… Sainte Mère de Dieu, venez à mon secours… ou me vole ma fille !… mon mari me tuera !!!…

Les enfants affamés ne songeaient qu’à satisfaire à une faim dévorante, n’obéirent pas aux ordres de leur mère, et la Levrasse, chargé de son léger fardeau, ouvrit bientôt la porte.

J’étais resté immobile, épouvanté au milieu de la chambre ; il fallut, pour m’arracher à ma stupeur, que mon maître se retournât sur le seuil de la porte et me criât d’une voix terrible :

— Viendras-tu ?

Je courus machinalement vers la Levrasse, et lorsqu’il ferma prudemment la porte à double tour, j’entendis la voix de la femme du charron, criant avec l’expression d’une prière fervente et désespérée :

— Bonne sainte Vierge… ayez pitié de moi… Sainte mère de Dieu… venez à mon secours… C’est donc toujours en vain que je vous supplie !!

Mon maître m’attira à lui, de sa main de fer, et me força de le suivre à grands pas.

Contre mon attente, au lieu de traverser le bourg, nous sortîmes dans la campagne par l’autre extrémité de la ruelle. Après avoir marché environ un quart-d’heure à travers champs, nous retrouvâmes nos voitures qui étaient venues sans doute par l’ordre de la Levrasse nous attendre sur la grande route.

Il faisait tout-à-fait nuit ; nous laissâmes bientôt le bourg assez loin derrière nous, grâce à l’allure rapide que la Levrasse fit prendre à nos chevaux, comme s’il eût craint d’être poursuivi.


CHAPITRE X.


la nouvelle basquine (Suite).


D’abord accablée d’un chagrin profond, pleurant et sans cesse demandant son père, sa mère et ses frères, Jeannette, que j’appellerai désormais Basquine, tomba sérieusement malade, et l’on désespéra presque de ses jours ; mais sa jeunesse, et ce qu’il y avait en elle d’incroyablement vivace, la sauvèrent ; au bout de quelque temps elle sembla renaître plus jolie, plus charmante que jamais.

L’arrivée de Basquine, si ardemment désirée par Bamboche, produisit sur lui un effet étrange… l’amour d’abord, puis la poignante anxiété qui l’avait agité en attendant l’issue de la démarche de la Levrasse chez le charron, agirent si violemment sur la nature énergique de cet enfant, qu’apprenant par moi l’arrivée de Basquine, et qu’elle se trouvait dans le fourgon avec la mère Major… tout le sang de Bamboche reflua de son cœur à son cerveau ; un coup de sang le frappa, il se trouva mal, et cette profonde commotion eut pour réaction une fièvre chaude qui se déclara presque aussitôt.

Basquine étant aussi, dès son arrivée, tombée malade de chagrin, la Levrasse fut donc, à son grand regret, obligé de s’arrêter, durant un mois environ, dans une petite ville, afin de faire donner les soins nécessaires à ses deux pensionnaires, non par affection, non pas même par respect humain, mais par intérêt pour son entreprise, car les exercices enfantins de Bamboche, de moi et de Basquine, accompagnés de l’exhibition phénoménale de l’homme-poisson, lui assuraient pour l’avenir d’abondantes recettes.

Les liens d’amitié qui m’unissaient à Bamboche, étaient déjà bien forts ; mais les divers incidents de sa maladie et de celle de Basquine, les resserrant encore, les rendirent indissolubles. Voici comment :

La Levrasse, profitant de ce séjour inattendu pour parcourir, comme colporteur et acheteur de cheveux, les environs de la petite ville où nous étions obligés de rester, était parti avec son âne Lucifer, espérant une fructueuse tournée.

Nous avions été rejoints par le paillasse (ou en termes techniques le pitre, la queue-rouge) de la troupe ; il se nommait Poireau, et venait remplacer Giroflée, l’ancien comique de la troupe, entré depuis, par vocation, au séminaire, m’avait dit Bamboche ; plus tard je devais me convaincre que Bamboche disait vrai.

Poireau était un grand garçon, efflanqué, dégingandé, aux traits assez réguliers, mais flétris par une habituelle et ignoble expression de crapule et de méchanceté. Dans sa conversation ordinaire, il ne disait pas deux paroles de suite sans les accompagner de lazzis obscènes ou orduriers d’une grossièreté révoltante. Ce malheureux devint bientôt le favori de la mère Major, et lors même que Bamboche n’eût pas déjà éclairé mon innocence, le cynisme tranquille avec lequel cette Messaline de carrefour et le paillasse s’abandonnaient sans scrupule à leur amour immonde, m’eût révélé ce que mon jeune compagnon m’avait appris… m’eût révélé ce que Basquine, cette enfant si pure, si candide, devait bientôt apprendre… dans ce milieu de dépravation effrontée où elle était désormais destinée à vivre… pauvre petit agneau sans tache, jeté presque en naissant au milieu de cette fange.

Mais je ne veux pas anticiper sur de poignantes, sur d’horribles révélations ; elles ne viendront que trop tôt, et il me faut du courage pour me rappeler cette époque de ma vie… courage d’autant plus grand que, grâce à mon commerce ingénu avec le vice, je n’éprouvais alors aucune indignation contre ce qui m’indigne à cette heure.

La Levrasse parti, la mère Major et Poireau, absorbés dans leur amour, Bamboche et Basquine alités, nous restions seuls, l’homme-poisson et moi, pour veiller deux malades et nous occuper du ménage.

Les soins domestiques, tels que cuisine, entretien et surveillance des habits de la troupe, du matériel, etc., avaient été délégués à l’homme-poisson, de par l’autorité de Poireau, qui tranchait du dictateur. Je ne sais pourquoi il avait tout d’abord conçu une profonde aversion pour Léonidas Requin, qu’il se plaisait à vexer, à tourmenter, à injurier, à battre avec une opiniâtre et lâche méchanceté ; car Léonidas, malgré son nom héroïque, était le plus inoffensif et le plus craintif des hommes ; mais le digne lauréat universitaire, appelant à son aide la philosophie stoïque et les maximes de son divin Sénèque, supportait tout, endurait tout avec une incroyable résignation.

« — Vois-tu, petit Martin ? — me disait cette naïve et bonne créature. — J’ai ici le manger, le coucher, l’abri, les vêtements ; j’ai le loisir de lire mon Sénèque en écumant le pot au feu ou en faisant mijoter le ragoût de la mère Major et de ce… (ici Léonidas, baissant la voix, regardait avec inquiétude et effroi de côté et d’autre de crainte d’être entendu) de ce grand scélérat de Poireau qui m’a pris en grippe, comme autrefois dans ma classe les cancres… m’abhorraient par jalousie de mes succès… mais, ça m’est égal,… j’y suis fait, et je bénis chaque jour l’habitude que j’ai prise de recevoir toute sorte de horions depuis ma plus tendre enfance, et puis, vois-tu ? petit Martin, tout n’est pas roses dans la vie, et quand je me souviens qu’après avoir en vain travaillé comme un nègre pendant mon enfance et ma première jeunesse, je suis resté deux jours sans pain, sans abri, et que, de désespoir, je me suis jeté à l’eau, je n’ose pas accuser le sort… quant à me revancher, — ajoutait-il, avec un soupir de regret et de confusion, — je suis fort comme une puce et poltron comme un lapin… La mère Major m’aplatirait d’un coup de ses gros poings, et Poireau me briserait d’un coup de ses grands pieds ; mais comme il faut pourtant, après tout, que justice se fasse ! mais comme il est pour les opprimés une Providence vengeresse ! — reprenait Léonidas, d’un ton à la fois solennel et triomphant, — comme un lauréat de l’Université, couronné et embrassé cent fois par S. E. Mgr. le ministre de l’instruction publique au son des fanfares et appelé par lui l’espoir de la France, comme un tel lauréat, dis-je, n’est pas, après tout, absolument destiné à servir impunément de plastron et de victime à un ignoble paillasse et à une grosse butorde d’Hercule femelle, je… (et la voix de Léonidas redevenait basse, craintive et mystérieuse) je… leur flanque souvent une énorme poignée de sel… dans leur pot au feu… et… ma foi ! tant pis… je confie ce dangereux secret à ton honneur, Martin… je me tapis quelquefois dans l’ombre de la cuisine comme un malfaiteur, et là… solitaire… et à l’insu de tous… je… je crache un peu… Bah ! pas de lâche réticence avec toi, mon cher ami… je crache beaucoup dans les ragoûts que mes tyrans me condamnent à leur préparer… Et ils les mangent… sans se douter de rien ! les malheureux !! ils les mangent ! alors je crois ma vengeance assouvie !! Mais non, elle renaît comme une hydre, et je recommence… Si ça continue, je n’y suffirai pas… je deviendrai étique !!! »

En me confiant ce secret plein d’horreur, la voix de Léonidas expirait sur ses lèvres : il regardait autour de lui avec épouvante, comme s’il m’eût fait l’aveu de la plus noire scélératesse.

Léonidas exclusivement occupé de ses fonctions domestiques et culinaires, ne pouvait donc que m’aider faiblement, et je restais à-peu-près seul chargé de soigner Bamboche et Basquine, tombés presque instantanément malades… Celle-ci, de désespoir d’être séparée de son père et de sa famille qu’elle adorait… celui-là, de la violente émotion que lui avait causée la certitude de pouvoir vivre désormais auprès de cette enfant qu’il aimait avec une passion aussi profonde qu’incroyablement précoce pour son âge.

La fièvre chaude de Bamboche s’étant compliquée d’une fièvre typhoïde, on l’avait isolé de Basquine par ordre du médecin ; je partageais donc mes soins entre ma nouvelle compagne et mon ami.

Basquine, arrivée le soir, couchée aussitôt tout éplorée dans notre grande voiture, était tombée gravement malade cette nuit-là même, et n’avait pu voir Bamboche qu’environ un mois après qu’elle fut entrée dans notre troupe.

Le désespoir de Basquine se manifesta d’abord par des sanglots incessants, entrecoupés de ces cris : Papa… papa… au secours… comme si son père pouvait l’entendre ; puis, lorsque la malheureuse enfant n’avait plus la force de pleurer, elle tombait en proie à une crise nerveuse, bientôt suivie d’un morne accablement ou d’un pénible sommeil, agité par des rêves sinistres.

Je passais auprès d’elle tout le temps que je ne passais pas auprès de Bamboche ; elle semblait à peine s’apercevoir de ma présence ; sombre, concentrée, défiante, elle ne prononçait pas une parole. La mère Major s’était mise en règle en montrant l’engagement signé de la femme du charron ; précaution inutile,… car l’enfant resta opiniâtrement muette et ne répondit à aucune question. Un médecin vint la voir, mais elle s’obstinait à ne prendre rien de ce qu’on lui ordonnait ; j’imaginai de lui promettre, si elle se montrait raisonnable, une prochaine entrevue avec son père.

Il me semble voir encore Basquine, couchée dans le grand lit d’une triste et misérable chambre ; sa charmante figure, pâle, marbrée, avait incroyablement maigri en quelques jours ; ses beaux cheveux blonds, ordinairement bouclés, mais alors humides d’une sueur froide et fiévreuse, tombaient en mèches presque droites autour de son visage et de ses épaules ; elle tenait fixement levés vers le plafond ses grands yeux secs, rougis et gonflés, tandis que ses deux petites mains se croisaient sur sa poitrine.

Lorsque je lui eus dit :

— Écoute… Basquine… si tu es bien sage, si tu veux boire ce qui est dans cette tasse… tu reverras bientôt ton père ! — trop faible pour se lever sur son séant, elle retourna vivement la tête vers moi ; ses yeux devinrent humides, de grosses larmes y roulèrent bientôt, ses lèvres tremblèrent, et elle me dit de sa petite voix douce et affaiblie :

— Tu ne mens pas ?

Un moment troublé par l’innocence de ce regard, où se lisaient à la fois l’espoir et une douloureuse défiance, j’hésitai, puis je répondis d’une voix émue :

— Non… je ne mens pas.

Sans doute Basquine remarqua mon hésitation ; car elle reprit, en me regardant fixement :

— Ne mens pas… vois-tu ? la bonne sainte Vierge en pleurerait…

J’entendais parler pour la première fois de la bonne sainte Vierge ; néanmoins je répondis intrépidement :

— Non… je ne mens pas !

— Je reverrai papa… si je bois cela ? — dit Basquine sans me quitter des yeux.

— Oui, bien vrai !… — lui répondis-je.

— Donne… — dit l’enfant.

Et elle but d’un trait ce que je lui présentais.

De ce moment, elle me témoigna quelque confiance, me demandant sans cesse quand elle reverrait son père.

Les conseils et l’exemple de Bamboche, la peur des mauvais traitements, la nécessité de cacher ou de pallier mes fautes à mes terribles instituteurs, m’avaient déjà familiarisé avec le mensonge ; il me fut facile de tromper la candeur de Basquine en lui faisant espérer et attendre de jour en jour la venue de son père, qui, ajoutai-je, l’emmènerait certainement avec lui.

Ces tromperies du moins aidèrent à sa guérison ; elle se résigna dès lors à suivre toutes les prescriptions du médecin, et, l’espérance de retourner bientôt dans sa famille la tranquillisant, sa santé s’améliora chaque jour.

Il m’est resté une impression ineffaçable de mes premières conversations enfantines avec Basquine, et, en rassemblant à cette heure ces souvenirs toujours si présents, je suis frappé de tout ce qu’il y avait naturellement de droit, d’honnête et de loyal dans l’éducation ou plutôt dans les exemples donnés par le charron à son enfant, car ordinairement à l’exemple seul se borne l’éducation du pauvre, et presque toujours l’on peut, en parlant de nous autres gens du peuple, dire avec une certitude absolue, soit en mal, soit en bien :

Tels parents, tels enfants

Aussi, à juger d’après Basquine, son père devait être laborieux, probe, d’une conduite exemplaire. Quant à la femme du charron, elle devait partager cette touchante superstition de bien des pauvres mères affligées… une foi naïve, candide, dans l’intercession de la bonne Vierge, car souvent, durant sa maladie, Basquine m’avait parlé de la bonne Vierge…

Pauvre cher petit ange, que la fatalité devait bientôt initier, comme je l’étais déjà moi-même, à l’obscène et ordurier langage des coryphées de notre troupe… et à bien pis encore ! car il me reste de honteux, de pénibles aveux à faire. J’ai à parler de mon rôle étrange dans les amours précoces de Bamboche et de Basquine, rôle que je jouais d’ailleurs avec une incroyable ingénuité de corruption, aveugle que j’étais d’ailleurs par mon affection profonde, dévouée, presque fanatique pour Bamboche.

Voici comment et à quel propos je prononçai pour la première fois son nom à Basquine.

Lors des premiers jours de sa convalescence, m’entretenant avec elle de son père, afin de la rendre contente, car elle en parlait sans cesse, je lui dis qu’il devait travailler beaucoup pour nourrir sa nombreuse famille.

Basquine me répondit :

« — Oh ! oui… papa travaillait beaucoup… il ne s’arrêtait pas même les dimanches, et la nuit aussi bien souvent il travaillait encore. Nous le voyions bien… puisque nous couchions avec maman dans le hangar. Une fois, papa avait déjà passé trois nuits sans décesser… moi je dormais avec mes petites sœurs… maman nous a éveillées… Elle pleurait. Elle nous a dit :

» — Mes enfants, regardez votre père…

» Nous avons regardé.

» Papa, qui avait commencé à percer du bois avec une grande vrille à manche[5], s’était mis à genoux ;… mais trop fatigué pour sûr, il s’était endormi, tenant toujours les deux côtés du manche sur lequel il appuyait son front. Il restait comme ça… sans bouger. Maman pleurait toujours… elle nous a dit bien bas, pour ne pas réveiller papa : — C’est pourtant pour nous donner du pain que votre bon père se fatigue autant… Il faut prier la sainte Vierge d’avoir pitié de nous et de lui… et de le récompenser, car il n’y a pas au monde un meilleur père… Allons, mes enfants… à genoux… et dites comme moi… mais tout bas pour ne pas réveiller votre père.

» Nous nous sommes mis tous à genoux, et maman a dit et nous avons répété à mesure et après elle :

» — Bonne sainte Vierge… n’abandonnez pas dans sa grande peine, s’il vous plaît, ce pauvre père qui travaille tant pour nous ; sainte mère de Dieu qui protégez, les mères et les petits enfants, écoutez une mère et ses petits enfants, et récompensez notre père de son courage, s’il vous plaît ! »

» Comme nous finissions de dire cela, bien bas pourtant… papa s’est éveillé, il nous a vus tous à genoux… les mains jointes ; il a demandé à maman pourquoi ? Maman le lui a dit ;… alors il nous a pris dans ses bras… il pleurait aussi bien fort, lui… car nous avions les joues toutes mouillées pendant qu’il nous embrassait. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bien des années se sont passées depuis le jour où Basquine me faisait ce simple et touchant récit… Bien des événements, bien des malheurs, bien des ignominies, dont j’ai été acteur ou témoin, devraient avoir flétri, endurci mon cœur, et pourtant, au seul souvenir de la voix, de l’accent, de la physionomie de cette pauvre enfant, lorsqu’elle me racontait cet épisode de la misérable et laborieuse vie de son père, mes yeux deviennent humides, comme ils le devinrent ce jour-là en écoutant Basquine.

Profondément ému d’un langage si nouveau pour moi, enthousiasmé de la foi et de l’espérance que Basquine semblait avoir dans la toute-puissance providentielle de cette sainte mère du bon Dieu, cette douce et tendre patronne des mères et des pauvres petits enfants, je dis à Basquine en toute sincérité :

— Et la bonne sainte Vierge a récompensé ton père, n’est-ce pas ?

— Oh ! non… — me dit naïvement l’enfant, en secouant avec tristesse sa jolie petite tête bouclée et faisant un grand soupir, — oh ! non… jamais…

Et me rappelant ce que mon émotion m’avait fait oublier, le douloureux tableau dont j’avais été témoin chez le charron, lors de l’enlèvement de son enfant, je repris :

— C’est vrai ; ton père n’a pas été récompensé de son courage par la bonne sainte Vierge… Mais alors à quoi donc ça sert-il, de la prier ?

— Dam !… moi, je ne sais pas… Maman nous disait de prier avec elle pour que nous soyons moins malheureux et que papa soit récompensé… Nous priions… comme disait maman.

Une détestable pensée me vint à l’esprit ; je me souvins de l’horrible mort du père de Bamboche… celui-là aussi avait travaillé avec une ardeur infatigable… Celui-là aussi avait tendrement aimé son enfant… Et pourtant celui-là aussi était mort abandonné de la bonne sainte Vierge et des hommes… Enfin l’homme-poisson, après avoir assidûment travaillé pendant son enfance et sa première jeunesse, avait voulu échapper — me disait-il — à la misère et à la faim en se donnant la mort.

Bamboche, le disciple du cul-de-jatte, avait donc raison de répéter sans cesse :

— Ceux qui travaillent sont des imbéciles ; ils crèvent de faim ou de misère.

Le naïf récit de Basquine, la scène douloureuse dont j’avais été témoin dans la demeure de son père, donnait malheureusement, à mes yeux, un nouveau poids aux désolantes maximes de Bamboche.

Alors, tout glorieux de ma récente et triste science des hommes, je dis à Basquine :

— Tu vois bien, ton père se crevait à travailler, et la bonne sainte Vierge n’a eu ni pitié ni récompense pour lui ; le père de Bamboche se crevait aussi à travailler, lui, et il est mort au fond des bois, mangé par les corbeaux. Vois-tu, Basquine, c’est des bêtises de travailler ; il vaut mieux s’amuser quand on peut, et se moquer des couennes,… et puis…

Mais la contagion du mal et du vice ne m’ayant pas encore complètement gangrené, je ne pus continuer, tant je fus frappé de l’expression à la fois étonnée, triste et curieuse de Basquine, lorsqu’elle m’entendit parler ainsi.

Ce qu’il y avait encore de bon en moi, se révolta à la pensée de donner, pour ainsi dire, la première leçon de désespérance et de corruption à cette innocente petite créature, et je lui dis :

— D’ailleurs… Bamboche t’expliquera tout cela mieux que moi.




CHAPITRE XI.


le dévoûment.


Basquine, au nom de Bamboche qu’elle m’entendait prononcer pour la première fois, me regarda avec surprise et me dit :

— Qui ça… Bamboche ?

— Un de nos camarades, un enfant comme nous…

— Et où est-il ?

— Dans un petit cabinet en haut ;… il est bien malade aussi… Mais tu le connais.

— Moi ?

— Oui… il y a quelques mois… te souviens-tu que la Levrasse avait déjà été chez ton père ?… il voulait t’emmener…

— Ah ! oui… je me souviens… et quand il a été parti… papa s’est dérangé de son travail plusieurs fois dans le jour pour venir m’embrasser… Il pleurait ; et pourtant il était bien content. — Oh ! on ne me prend pas comme ça ma petite Jeannette… à moi… — disait-il en me mangeant de caresses.

— Et le lendemain matin ?

— Le lendemain ?

— Tu ne te rappelles pas qu’il est venu un petit garçon pour chercher un portefeuille que l’homme devait avoir perdu… chez ton père ?

— Ah ! oui… et il a demandé la permission de le chercher dans tous les coins… nous l’avons aidé… je l’ai cherché long-temps avec lui… il me regardait toujours… toujours… et comme j’étais baissée avec lui, il m’a embrassé le cou, sans que papa le vît… et ça m’a fait bien rire…

— Eh bien ! ce petit garçon… c’est notre compagnon… c’est Bamboche… il ne t’a pas non plus oubliée, lui… si tu savais comme il t’aime bien !…

— Il m’aime bien ?… Pourquoi donc ?

— Dam !… — repris-je, assez embarrassé, — parce que tu es bien gentille… bien douce… bien bonne ; depuis qu’il t’a vue… il parle toujours de toi… enfin, tu serais sa sœur qu’il ne te chérirait pas plus…

— Je l’aime bien aussi… alors…

— Oh ! et tu fais bien… il a été si malheureux !

— Lui ?

— Je crois bien !… Étant tout petit, figure-toi qu’il a vu mourir son pauvre père dans une forêt ;… les corbeaux voulaient manger le corps… et lui les chassait tant qu’il pouvait.

— Ô mon Dieu !… mon Dieu !… — dit Basquine, dont les yeux se voilaient de larmes.

— Et ce n’est pas tout. Resté tout seul, sans personne, et bien plus petit que nous, il a été obligé de demander l’aumône sur les grandes routes.

— Pauvre petit !… sans père ni mère !

— Mon Dieu ! non ; alors il a rencontré un mendiant, très-méchant, qui l’a fait mendier avec lui, et qui le battait presque tous les jours…

— Être sans père ni mère !… demander l’aumône sur les routes !… être battu !… — répétait lentement Basquine avec une émotion et une surprise croissantes, qui disaient assez que, malgré la misère où elle avait jusqu’alors vécu, elle pouvait à peine concevoir un sort aussi cruel que celui de Bamboche.

— Et puis plus tard… la Levrasse l’a rencontré mendiant sur les routes, et il l’a emmené… il a été aussi très-méchant pour lui, si méchant, que ce pauvre Bamboche voulait se sauver… il le pouvait…

— Et pourquoi ne s’est-il pas sauvé ?

— À cause de toi.

— À cause de moi ?

— Oui… Depuis qu’il t’avait vue en allant chercher le portefeuille… il parlait toujours de toi, et comme la Levrasse avait dit devant lui que, tôt ou tard, ton papa le laisserait venir avec nous, Bamboche a dit : « Ça m’est égal d’être battu… on me fera tout le mal qu’on voudra, mais je resterai… parce que peut-être Basquine viendra… et alors je ne la quitterai plus. »

À cette heure que l’expérience et la réflexion m’aident à interpréter et à compléter ces souvenirs si présents à ma mémoire, je m’explique l’étonnement et l’émotion de Basquine en m’entendant lui donner ces preuves de l’affection qu’elle avait inspirée à Bamboche ; dans l’ignorance de son âge, dans la candeur de son cœur, la pauvre enfant éprouvait pour notre compagnon une grande commisération sans doute, et se sentait disposée à l’aimer comme un frère, parce que, selon mes paroles, il l’aimait, lui, comme une sœur ; parce qu’il avait été jusqu’alors très-malheureux, et qu’il avait même bravé les plus mauvais traitements pour attendre le jour où elle devait faire partie de notre troupe… Mais de ce dernier trait d’affection un peu romanesque pour cet âge, Basquine semblait plus étonnée que touchée ; la seule chose qui frappât cette naïve et innocente créature, fut le malheur auquel Bamboche était voue depuis son enfance, car, après m’avoir écouté dans un silence rêveur, elle me dit :

— Tu ne sais pas ? quand papa viendra me chercher, il faudra qu’il emmène aussi Bamboche, puisque ici on est tant méchant pour lui… Chez nous, vois-tu ? quelquefois nous avons bien faim, bien froid, mais nous ne demandons pas l’aumône ; papa et maman ne nous battent jamais, parce que nous ne faisons jamais mal… Nous ne sommes pas menteurs, nous sommes sages, nous apprenons ce que maman nous montre… sans cela elle aurait beaucoup de chagrin ; et nous prions la bonne sainte Vierge pour nous et pour ceux qui sont encore plus malheureux que nous… Aussi, vois-tu, — reprit-elle après un moment de réflexion et avec une grâce charmante, — comme ça j’aurai prié la bonne Vierge pour Bamboche sans le savoir, et elle l’aura protégé, puisque papa l’emmènera avec nous… pour qu’il ne soit plus battu ici…

Quoique cette protection de la sainte Vierge me parût, cette fois encore, des moins efficaces, je n’osai pas troubler l’espérance de Basquine, et je lui répondis :

— C’est cela, ton père emmènera Bamboche.

— Et toi aussi, — ajouta-t-elle en me regardant avec une ineffable douceur, — toi aussi, car tu es bon pour moi… tu es toujours là.

— Oh ! si Bamboche n’avait pas été malade, c’est lui qui t’aurait bien mieux soignée que moi…

— Tu crois ?

— Oh ! bien sûr.

— Et pourquoi serait-il pour moi encore meilleur que toi ?

Ce terrible pourquoi, si familier aux enfants, m’embarrassait beaucoup ; je tournai la difficulté en disant :

— Il t’aime encore plus que moi… parce qu’il y a plus long-temps qu’il te connaît que moi…

Cette raison ne parut qu’à demi satisfaire Basquine ; elle resta rêveuse quelques moments, et me dit ensuite avec un accent de curiosité naïve :

— Quand donc est-ce que je le verrai, Bamboche ?

— Quand il ne sera plus malade.

— Il est donc plus malade que moi ?

— Certainement… il ne m’a pas encore reconnu…

— Mais puisque je peux me lever, j’irai avec toi le soigner, — dit Basquine. — L’an passé, ma sœur Élisa a été malade… je l’ai bien veillée avec maman.

— Ça ne se peut pas, — dis-je à Basquine, — il y aurait du danger pour toi…

— Mais pour toi, il y en a aussi ?

— Non, moi je ne viens pas comme toi d’être malade…

Après un nouveau silence, Basquine me dit d’un air pensif :

— Mon Dieu ! que je voudrais que papa vînt bien-tôt, pour qu’il nous emmenât d’ici, toi, Bamboche et moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plusieurs jours après cet entretien, et ce ne fut pas le seul de ce genre, dans lequel je lui parlai de mon compagnon dans les termes les plus favorables, Basquine me parut éprouver peu-à-peu une affection croissante pour Bamboche ; celui-ci, pour la première fois depuis l’invasion de sa maladie, éprouva un mieux sensible ; la connaissance lui revint, il me reconnut… et après avoir paru rassembler ses souvenirs, son premier mot fut :

— Où est-elle ?

— Elle est ici… et, comme toi… elle a été très-malade.

— Elle aussi… — s’écria-t-il avec une angoisse profonde, — et maintenant ?… — ajouta-t-il en se tournant vers moi tout tremblant.

— Maintenant… elle est sauvée… — lui dis-je.

Bamboche ne me répondit rien ; il fondit en larmes ; je me jetai dans ses bras, il me serra sur son cœur autant que le lui permettaient ses forces épuisées ; nous restâmes ainsi quelques minutes, muets, attendris, pleurant tous deux.

Bamboche, rompant le premier le silence, me dit avec une expression de reconnaissance impossible à rendre :

— Je n’avais presque pas de connaissance… mais pourtant… je te voyais quelquefois comme dans un rêve… aller et venir ; nuit et jour tu étais là… j’en suis sûr… ça me faisait du bien… ça me rassurait… car je ne sais pas pourquoi je me figurais que la mère Major voulait m’empoisonner…

Puis s’interrompant soudain :

— Et Basquine ?… qui est-ce qui en a donc pris soin ?

— Moi…

— Toi !… mais tu étais toujours auprès de moi ?

— Pas toujours… quand tu étais plus tranquille, et c’était la nuit surtout… j’allais veiller Basquine.

— Elle… aussi — s’écria Bamboche avec un nouvel élan de reconnaissance ; puis, après un moment de silence, il ajouta d’une voix grave, sincère, presque solennelle :

— Vois-tu, Martin, tu as le droit de me dire de me mettre au feu pour toi… j’irai…

Puis il répéta, avec une nouvelle expression de profonde gratitude :

— Elle… aussi…

Mais soudain sa pâle figure pâlit encore, son regard s’assombrit, devint farouche, et je remarquai le tressaillement nerveux de l’angle de sa mâchoire, symptôme certain chez lui d’une émotion vindicative ; il retira brusquement sa main que je tenais dans les miennes… puis, tâchant de lire jusqu’au plus profond de mon cœur, en attachant sur moi ses grands yeux gris encore étincelants du feu de la fièvre, il me dit d’une voix sourde :

— Tu es donc resté bien des nuits auprès d’elle ?

— Oui… — lui répondis-je naïvement, quoique très-surpris de ce brusque changement dans sa physionomie. — Oui, je suis resté près d’elle toutes les nuits et tous les moments que je ne passais pas auprès de toi…

— Et tu restais seul avec elle ? — me dit-il d’une voix de plus en plus concentrée.

— Tout seul ; la mère Major était toujours avec Poireau ; l’homme-poisson venait quelquefois aussi veiller Basquine, mais pas souvent, car il était si fatigué de faire la cuisine et le ménage qu’il se couchait tout de suite.

— Tu restais tout seul avec elle ?… — répéta Bamboche, — et ses yeux brillaient d’un feu sombre.

— Eh ! oui,… je restais seul avec elle ; mais… qu’est-ce que tu as donc ?… Comme tu me regardes !

Bamboche fit un brusque mouvement pour se précipiter sur moi, mais ses forces le trahirent, et il tomba presque hors de son lit en murmurant :

— Brigand !… tu l’aimes… oui — ajouta-t-il en se cramponnant péniblement à son chevet, car, frappé de stupeur, je ne songeais pas à lui venir en aide ; — oui… tu l’aimes… tu t’es fait aimer d’elle… tu lui as dit du mal de moi… j’en suis sûr… je vous tuerai tous les deux…

Cette violente émotion épuisa ses forces à peine renaissantes, et il retomba sans mouvement sur son lit.

Je n’avais pas d’abord compris le sentiment de jalousie qui irritait Bamboche contre moi ; mais lorsqu’il se fut plus clairement expliqué… je fus douloureusement indigné ; puis à cette indignation succéda au contraire une sorte de satisfaction remplie de mansuétude : j’avais la conscience de pouvoir non seulement calmer les jalouses anxiétés de Bamboche, mais encore lui prouver jusqu’à quel point j’avais poussé le dévoûment pour lui.

À la violente sortie de mon compagnon avait succédé un grand abattement ; il restait immobile, étendu sur son lit ; je me penchai vers lui ; je fus navré de l’expression de sa figure ; ce n’était plus de la colère, de la haine, c’était un douloureux, un poignant désespoir. Ses joues creuses ruisselaient de larmes… Je me penchai vivement vers lui ; il ferma les yeux pour ne pas me voir, et ses pleurs continuèrent de couler abondamment.

Je fus profondément, et si cela se peut dire, tendrement ému de cette douleur, de cette sorte de faiblesse si rare chez ce garçon ordinairement d’une rudesse, d’une violence extrêmes. Quel bonheur pour moi, tout-à-l’heure, — pensai-je, — de le détromper… de lui dire… de lui prouver combien j’ai été loin de vouloir éloigner Basquine de lui !…

— Tu pleures… — dis-je à Bamboche.

— Eh bien ! oui… je pleure… c’est lâche… je le sais bien, — me répondit-il d’une voix désolée, — mais je ne peux pas m’en empêcher… On m’aurait coupé en morceaux qu’on ne m’aurait jamais arraché un cri… mais, à cette heure, je souffre au cœur comme si on me le tordait, et je pleure malgré moi.

Puis, revenant à la violence naturelle de son caractère, Bamboche ajouta entre ses dents :

— Mais je ne serai pas toujours aussi lâche !!… va… de toi et d’elle… je me vengerai… Oh, oui, je me vengerai…

— Je ne te demande qu’une chose, — lui dis-je en souriant — c’est de ne pas faire d’imprudence et de te rétablir le plutôt possible…

Bamboche crut que je le raillais ; il me répondit par un sourd gémissement de douleur et de colère.

— Oui, — repris-je, — parce que lorsque tu pourras te lever… je te conduirai chez Basquine, et tu verras si c’est moi ou toi… qu’elle aime…

Bamboche fit un brusque mouvement sur son lit, et me regarda fixement. Sans doute il lut sur mon visage la sincérité de mes paroles, car son front s’éclaircit, et il s’écria :

— Elle m’aime !…

— Oh ! oui, va… elle t’aime bien… déjà !

— Mais elle ne m’a jamais vu qu’une fois chez son père…

— Mais moi, depuis qu’elle est ici, je lui ai parlé si souvent de toi… dès qu’elle a pu m’entendre… Je lui ai dit tant de fois combien tu avais été malheureux, en lui racontant la mort de ton pauvre père, toutes tes misères avec le cul-de-jatte… et tout le mal que tu as eu ici… que…

— Tu lui as dit cela ? — s’écria Bamboche.

Et il semblait aspirer chacune de mes paroles, comme si elles lui eussent rendu l’espérance, le bonheur, la vie… Sa poitrine se dilatait, il renaissait.

— Tu as dit cela de moi ? — répétait-il.

— Et bien d’autres choses encore… Je lui ai dit que tu aurais pu te sauver d’ici, où l’on te tourmentait sans pitié, mais que tu étais resté pour l’attendre, car, depuis que tu l’avais vue chez son père, tu ne rêvais, tu ne pensais plus qu’à elle… Mais puisqu’elle t’aime,… tu n’auras pas besoin de la battre, n’est-ce pas ?

À ces mots, les traits si mobiles de Bamboche changèrent encore une fois d’expression ; ce n’était plus de la reconnaissance, ce n’était plus de la défiance, ce n’était plus un haineux désespoir qu’on y lisait, mais une confusion, une honte douloureuse de m’avoir si cruellement méconnu ; singulier mélange de tendresse suppliante et d’indignation contre lui-même. Ce garçon, si indomptable, joignit ses mains, se mit péniblement à genoux sur sa couche, tant il était faible encore, et me dit d’une voix implorante :

— Martin !… mon frère… pardon… aie pitié de moi !…

— Tiens… tais-toi… tu me fais mal, — dis-je en détournant la vue, tant la physionomie de Bamboche trahissait de véritable souffrance. — C’est bien la peine d’être heureux pour tourmenter ainsi les autres, — ajoutai-je en essuyant mes yeux.

— Martin… il faut que tu me pardonnes — répéta Bamboche avec une anxiété fiévreuse, — il le faut.

— Est-ce que j’ai besoin de te pardonner ?… — m’écriai-je en me jetant dans ses bras, — est-ce que tu n’es pas tout pardonné,… puisque te voilà heureux et que tu m’appelles ton frère ?

— Oh ! oui, mon frère… mon seul et vrai frère,… pour toujours, — murmura Bamboche d’une voix empreinte d’un bonheur ineffable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis ce jour, Bamboche et moi nous avons bien vieilli ; nous nous sommes rencontrés dans des positions diverses, contraires, terribles… jamais nous n’avons pu retenir nos larmes en nous rappelant cette scène de notre enfance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours après cet entretien, Bamboche fut complètement rétabli.

Un matin, le temps était sombre, orageux (je ne sais pourquoi cette circonstance m’avait frappé), je conduisis, pour la première fois, mon ami dans la chambre de Basquine…

Malgré la joie sincère que m’inspirait le bonheur de Bamboche, au moment où nous entrâmes dans cette misérable chambre, mon cœur se serra… se brisa…

J’eus sans doute instinctivement la conscience que, de ce jour… de ce moment… s’accomplissait fatalement la destinée de cette malheureuse enfant… et que j’étais involontairement, ingénument, l’un des instruments de cette fatalité.

Autant par discrétion que par crainte de troubler par ma tristesse soudaine et involontaire cette première entrevue… je m’éloignai après avoir dit à Basquine :

— Voilà mon bon frère, dont je t’ai tant parlé.

— Oh ! oui… — dit naïvement Basquine, — aussi je l’aime bien déjà……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Environ une heure après, voyant revenir inopinément la mère Major et Poireau, que nous croyions absents pour toute la journée, mais que le mauvais temps ramenait, je rentrai précipitamment dans le cabinet où j’avais laissé Basquine et Bamboche ; je voulais les prévenir de l’arrivée de nos maîtres ; car il avait été convenu entre nous que lui et elle se diraient malades le plus long-temps possible, afin de reculer le moment de nos exercices.

J’entrai donc.

Basquine, assise sur son lit, jouait ingénument avec les cheveux noirs de Bamboche, qui avaient beaucoup allongé pendant sa maladie ; lui, assis aux pieds de Basquine, sur un petit tabouret, ses coudes sur ses genoux, son menton dans ses deux mains, la contemplait en silence avec une tendresse ineffable mêlé d’une timidité craintive qui me frappa.

Mon retour soudain ne parut nullement surprendre mes deux amis.

Bamboche se leva, vint à moi et me dit d’une voix émue, en me montrant Basquine :

— Frère… voilà ma petite femme pour la vie…

— Oui… et Bamboche sera mon petit mari ; nous nous en irons avec papa sitôt qu’il viendra me chercher… Bamboche l’aidera dans son travail, et toi aussi, Martin.

Bamboche me fit un signe d’intelligence, et dit à Basquine :

— Oui, notre bon frère Martin viendra avec nous… nous ne le quitterons jamais, n’est-ce pas, Basquine ?

— Oh ! jamais, — dit l’enfant avec une grâce charmante, — c’est notre frère à nous deux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai su depuis, par Bamboche, que cette première entrevue avait été innocente et pure, comme elle devait l’être.

Et pourtant, quoique consacrés dans l’innocent langage des enfants, ces mots : Petit mari, petite femme, me causèrent une impression inexplicable, pénible ; il me semblait que cette impression eût été tout autre, si Bamboche et Basquine se fussent traités de frère et de sœur.

Il n’y avait pas dans cette réflexion la moindre jalousie de ma part, car, malgré les érotiques confidences de Bamboche, mon cœur n’avait pas encore parlé ; mais j’éprouvais une vague inquiétude pour l’avenir de Basquine ; enfin, ces mots de petit mari et de petite femme me rappelant involontairement les amours de Bamboche et de la mère Major, j’éprouvai de nouveau, et plus violent encore, ce brisement de cœur dont j’avais souffert en conduisant Bamboche à sa première entrevue avec Basquine.




CHAPITRE XII.


grande représentation.


Nous touchions à la fin de septembre ; depuis huit mois environ Basquine faisait partie de la troupe ; nos diverses pérégrinations nous avaient amenés à Senlis.

Pour nos débuts, nous devions donner une grande représentation ; depuis la veille on pouvait lire une affiche colossale placardée dans toute la ville, et conçue en ces termes :


grande représentation.
Pour l’inauguration de la troupe acrobatique du célèbre Joseph Bonin (dit la Levrasse).


première partie.
Scènes comiques entre Paillasse et son maître. — Chansons joyeuses par la petite Basquine, âgée de neuf ans, et son ami Paillasse.


deuxième partie.
La grande pyramide humaine, par l’Hercule femelle, Martin, Bamboche et Basquine (le plus âgé de ces trois enfants n’a que treize ans).


On verra ensuite :


Le fameux homme-poisson, pêché dans les eaux du fleuve du Nil, par un amateur. La nature a remplacé les bras de cet incroyable phénomène par de superbes nageoires ; il vit, couche, mange et dort dans l’eau, et ne se nourrit que de poissons vivants qu’il mangera crus et lui-même devant l’honorable société.
Ce grand phénomène est tellement doux, caressant et apprivoisé qu’il parle quatre langues : le français, le latin, le grec et l’égyptien du nil, son pays natal. Ceux de Messieurs les habitants qui voudront bien honorer l’homme-poisson de leur visite, pourront, à leur choix, lui adresser la parole dans l’une de ces quatre langues, et il leur répondra immédiatement.
La représentation sera terminée par un grand assaut d’armes entre la célèbre femme-hercule, et un prévôt des académies d’escrime de Moscou, de Constantinople, de Persépolis, de Caudebec, etc. etc.


La Levrasse ayant obtenu un emplacement convenable près des dernières maisons de la ville, du côté de Paris, nous avions établi notre camp dans cet endroit : une vaste tente couverte était destinée aux exercices, l’entrée réservée au public s’ouvrait au pied de tréteaux assez élevés, surmontés de différentes toiles peintes, dont la plus considérable représentait l’homme-poisson.

Notre voiture nomade, où nous logions tous, était placée derrière la tente, qui, prolongée dans cette partie et séparée de l’arène par un pan de toile, servait à la fois d’écurie et de magasin à fourrages pour nos trois chevaux, et le grand âne noir Lucifer.

Nous avions fait la veille une répétition générale en famille : tous les exercices s’étaient exécutés avec un merveilleux ensemble. Depuis cinq mois que durait notre tournée acrobatique, jamais représentation ne s’était annoncée sous de meilleurs auspices.

Telle est la puissance de l’habitude, que, sauf les heures de leçons, tortures presque continuelles, je supportais assez allègrement mon sort. Une fois devant le public, je m’évertuais même à travailler de mon mieux, et ma vanité était singulièrement chatouillée, lorsque je recueillais ma part d’applaudissements. Je me serais sans doute résigné à accepter sérieusement pour l’avenir la profession hasardeuse de saltimbanque, sans l’espoir toujours éveillé de mener avec Bamboche et Basquine cette bonne vie de bohème oisive et vagabonde qui était devenu l’objet de nos rêves de chaque jour.

Si je demandais à Bamboche, quand nous quitterions la troupe, il me répondait toujours d’un air mystérieux :

— Pas encore ; j’ai plus envie que toi de me sauver avec Basquine, mais il faut attendre l’occasion.

— Chaque nuit ne pouvons-nous pas quitter la Levrasse ? — lui disais-je ; — on ne nous enferme plus.

— Je le sais… rien ne nous serait plus facile.

— Eh bien !

— Il n’est pas temps encore.

— Pourquoi ?

— D’abord… parce que jusqu’ici je n’ai pas trouvé ce que je cherche. Et puis, — ajoutait Bamboche avec un accent de haine concentrée, — je ne veux pas quitter la Levrasse, la mère Major et le paillasse, sans leur payer ce que je leur dois… il faut bien que j’aie aussi mon tour, moi !

— Quand tu dis que tu n’as pas encore trouvé ce que tu cherches, — lui disais-je, — qu’est-ce que cela signifie donc ?

— C’est mon secret, — me répondait Bamboche avec un redoublement de mystère, — ni toi, ni Basquine ne pouvez le savoir ; mais, sois tranquille, il ne me regarde pas seul, il nous intéresse tous trois, ce secret, et dès que cela se pourra, nous filerons.

J’attendais donc patiemment le moment fixé par Bamboche pour notre fuite, lorsque j’appris soudain que l’heure de notre liberté venait de sonner.

Lorsque le théâtre de nos représentations se trouvait au milieu des villes, nous logions à l’auberge ; mais lorsque nous nous établissions en dehors des habitations, nous couchions tous pêle-mêle dans le fourgon et dans la voiture nomade, en partie distribuée comme une cabine de vaisseau ; ceci rendait les entretiens secrets et nocturnes à-peu-près impossibles.

Pendant le souper qui suivit notre répétition générale, réfection prise en plein air, Bamboche m’ayant fait plusieurs signes dont je compris parfaitement le sens, je tâchai de me rapprocher de lui durant le court espace de temps qui séparait la fin du repas de l’heure de notre coucher.

— Pour cette fois, Martin, — me dit Bamboche d’une voix basse, émue sans doute par la gravité de la nouvelle qu’il m’annonçait : — Pour cette fois j’ai enfin ce que je voulais.

Et il appuya étrangement sur ces mots.

— Aussi demain, — reprit-il, — dans la nuit… nous filons avec ma femme.

— Vrai ! — m’écriai-je, sans pouvoir cacher ma joie. — Alors pourquoi pas nous sauver cette nuit ?

— Impossible… je te dirai pourquoi… Seulement, fais attention à ne pas t’endormir demain soir ; quand nous serons tous couchés dans la cabine, ferme les yeux, mais ne dors pas.

Puis Bamboche reprit avec une expression de bonheur triomphant et concentré :

— Enfin… demain dans la nuit… libres comme des oiseaux… et vengés… oh ! bien vengés… car… voilà assez de temps que je cherche un bon moyen, et celui-là est…

La grosse voix de la mère Major interrompit mon rapide entretien avec Bamboche :

— Allons donc nous coucher, tonnerre de n… de Dieu !… — dit l’Alcide femelle, en prenant le bras du paillasse.

— Eh… on y va… se coucher, grosse tour ! — reprit Basquine, en grossissant sa voix enfantine.

Puis, riant aux éclats, elle courut se pendre au cou de Bamboche, pendant que la Levrasse, resté attablé, jetait sur les deux enfants qui s’en allaient ainsi enlacés, un regard sombre, ironique et ardent.

Bientôt la nuit jeta son ombre sur la voiture, dans laquelle nous nous entassâmes pour dormir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce qui me reste à dire, pour expliquer la douloureuse transformation de Basquine, pauvre enfant, naguère encore si naïve et si candide… tout ce qui se rapporte enfin à cet effrayant changement, me brûle pour ainsi dire les lèvres.

À cette heure, que je jette un regard intelligent et expérimenté sur le passé, je ne sais qui l’emporte du dégoût, de l’indignation ou de l’épouvante ; mais je tiens à poursuivre la tâche que je me suis imposée, et que je me félicite d’accomplir en écrivant ces pages.

Je le sens, il y a pour moi quelque chose de salutaire à reporter mes yeux vers cet odieux passé… Les mouvements de révolte et d’horreur qu’il excite de plus en plus en moi, me prouvent que, chaque jour, je m’affermis davantage dans la voie du bien ; la pénible émotion que j’éprouve aujourd’hui, l’espèce de tremblement dont je suis saisi à la pensée de traverser de nouveau, et seulement par le souvenir,… cet abîme de perversité, de corruption et d’infamie, me dit assez haut qu’il ne suffit pas de ressentir de l’aversion pour le mal, mais qu’il me faut encore, malgré l’infirmité de ma condition, faire tous mes efforts dans mon humble sphère, pour prévenir, empêcher ou guérir ce mal qui m’inspire cette haine, cet effroi salutaires.

Oui… ce que j’ai à raconter pour expliquer la transformation de Basquine me brûle les lèvres… Et cependant, je serai loin de tout dire… il est des révélations devant lesquelles ma plume tombera malgré moi.

Cette malheureuse enfant avait quitté son père, innocente et pure comme elle devait l’être à son âge, élevée au sein d’une famille honnête et laborieuse…

Au bout de huit mois… que dis-je ? au bout de deux ou trois mois de séjour dans notre troupe, entendant incessamment les plaisanteries ordurières ou obscènes du paillasse, les jurements, les blasphèmes, les propos cyniques de tous, Basquine commença par rire de ces obscénités, de ces ordures, bientôt mises à la portée de ses huit ans, et finit par jurer, par blasphémer comme nous tous… car, ainsi qu’elle et avant elle, ai-je besoin de le dire ? j’avais subi cette influence corruptrice.

Tout-à-fait rétablie de sa maladie, et quoique souvent encore elle demandât son père, Basquine se sentit peu-à-peu distraite de ses regrets par notre gaîté grossière. Bamboche et moi, nous nous ingénions à dissiper par mille moyens les retours de tristesse dont elle était parfois atteinte en songeant à sa famille ; Basquine prit aussi, peu-à-peu, un goût extrême aux leçons de danse et de chant (ou plutôt de chansons licencieuses) que lui donnaient la mère Major, la Levrasse et le paillasse ; naturellement douée d’une souplesse et d’une grâce incroyable, elle dansa bientôt à ravir deux ou trois pas de caractère ; sa voix enfantine et pure, douée d’un charme indéfinissable, contrastait étrangement avec les paroles graveleuses des chansons qu’on lui enseignait.

La première fois où Basquine parut en public, dans l’une de nos représentations, elle eut un succès fou ; la recette fut énorme ; de ce moment l’enfant ressentit un fatal attrait pour notre profession ; et d’ailleurs, quelle créature, même plus raisonnable qu’elle, eût résisté à l’entraînement de ces sortes d’ovations, toujours si flatteuses, si enivrantes, quoique décernées par le public ignorant et grossier, qui se pressait autour de nos tréteaux, seul spectacle accessible à sa pauvreté ?

Après nos représentations, c’est-à-dire après chaque triomphe, car elle faisait, comme on dit, fureur, la ravissante petite figure de Basquine rayonnait de bonheur et d’orgueil, et elle s’habitua tellement à cette vie de bohème, d’émotions irritantes, de voyages scabreux et de joies grossières, qu’au bout de six mois elle me disait d’un air pensif :

— Il me semble que je mourrais d’ennui, si j’étais maintenant forcée de vivre comme autrefois, chez nous… et pourtant, quand j’ai du chagrin, c’est que je pense à mon bon père… à ma pauvre mère… à mes sœurs…

Basquine, en effet, pensa d’abord souvent à sa famille, puis ces ressouvenirs devinrent moins fréquents : je ne surprenais plus que bien rarement des larmes de regret dans ses grands yeux noirs, devenus tout-à-coup tristes et rêveurs.

Une fois aussi, je vis Basquine éprouver une sorte de frayeur involontaire et inexplicable.

Elle avait, comme toujours, chanté, dansé avec une grâce extrême ; dans l’une de nos parades on la redemandait à grands cris ; elle disparut : on la cherchait partout ; je la trouvai blottie sous notre voiture, au milieu de quelques bottes de fourrage ; elle pleurait à chaudes larmes ; sa figure était pâle, bouleversée.

— Qu’as-tu donc, petite sœur ? — lui dis-je.

— Je ne sais pas… — me répondit-elle d’une voix altérée, — j’ai eu peur.

— Peur !… et de quoi ?…

— De tout ce monde qui me rappelait…

— Mais on t’appelait pour te faire fête. Ils trépignaient tous comme des furieux, tant ils te trouvaient gentille…

— Eh bien ! j’ai eu aussi grand’peur que s’ils m’avaient rappelée pour me faire du mal, et j’ai dit en moi-même, comme autrefois maman me le faisait dire chez nous : — Bonne Sainte-Vierge… mère du bon Dieu, ayez pitié de moi…

Était-ce instinct ? pressentiment de tout ce qu’il devait y avoir de funeste pour elle dans cette carrière où elle entrait ? Je ne sais, mais, quoique enfant, cette singularité de Basquine me frappa beaucoup.

— De quoi pouvais-tu avoir peur, — lui dis-je, — et pourquoi demander à la bonne Vierge d’avoir pitié de toi ? Tu n’avais jamais mieux flambé[6].

— C’est vrai, — répondit Basquine en essuyant ses larmes, — et pourtant ça m’a fait peur… C’est la première fois que cela m’arrive.

Puis elle ajouta d’un ton craintif :

— Mais n’en dis rien à Bamboche… il me battrait pour me punir d’être peureuse… et il serait ensuite à se martyriser, ce qui me fait tant de peine.

Bamboche, mettant en effet à exécution les ignobles principes du cul-de-jatte sur l’art de se faire aimer, battait quelquefois Basquine, puis, aussitôt après, par une étrange idée de compensation, il se causait à lui-même une douleur physique dix fois plus vive que celle dont Basquine avait souffert, et lui disait, en endurant cette torture avec un courage héroïque :

— Je t’ai battu pour te montrer que je suis ton maître, mais non par amour de te faire du mal, puisque je m’en fais à moi-même dix fois plus qu’à toi.

Entre autres preuves à l’appui de ce raisonnement insensé, dont il ne démordait pas, j’ai vu Bamboche se planter froidement, à une profondeur de cinq à six lignes, une épingle entre l’ongle et la chair… Malgré le ressentiment d’une douleur atroce sa physionomie ne trahissait pas la moindre souffrance, et il disait, avec une exaltation de tendresse sauvage :

— Je t’ai battu, Basquine, mais je t’adore.

Et Basquine, se jetant à son cou, lui demandait pour ainsi dire pardon d’avoir été battue.

Malheureusement l’influence de Bamboche sur Basquine ne se bornait pas à lui faire oublier, par cette espèce de stoïcisme farouche, les brutalités auxquelles il se laissait quelquefois emporter contre elle. Le venin des mauvais exemples est si subtil, se communique et se propage avec une si effrayante rapidité, que la contagion des exécrables principes du cul-de-jatte, le mendiant vagabond, avaient déjà infecté trois victimes… d’abord Bamboche, puis moi, et ensuite Basquine.

À force d’entendre répéter par Bamboche que les gens laborieux et honnêtes étaient les sots martyrs de leurs labeurs et de leur honnêteté (Bamboche n’avait pas manqué de citer à Basquine l’exemple de son père à elle) ; à force d’entendre préconiser la ruse, la tromperie, et, au pis-aller, le vol comme moyen, et, comme fin, une vie joyeuse, oisive et vagabonde ; à force d’entendre répéter que l’on ne trouvait chez les riches que mépris, que cruauté pour les abandonnés, et que ceux-ci devaient regarder les riches comme l’ennemi ; après avoir été enfin, peu-à-peu, amenée (et ceci était le plus grave) à regarder le mal que l’on pouvait faire comme de justes représailles, Basquine, prédisposée d’ailleurs à la corruption par le milieu où nous vivions, tomba bientôt, ainsi que j’y étais tombé, dans les funestes errements de Bamboche. L’influence qu’il exerçait sur elle, fut, dès lors, doublement puissante, et la pauvre petite créature en vint à aimer follement ce garçon, à éprouver pour lui une affection mêlée de tendresse et de frayeur, le ressentiment des mauvais traitements dont elle avait quelquefois à se plaindre cédant toujours à une admiration profonde pour l’indomptable énergie et pour la rare intrépidité de ce caractère.

Tout ceci, il est vrai, dans des proportions enfantines, mais complètes. Un grand penseur a dit, je crois, que les enfants étaient de petits hommes. Ce dont j’ai été témoin me prouve la vérité de cet axiome… surtout lorsque le ferment d’une corruption précoce a donné un développement trop hâtif à l’intelligence, et a fait prématurément éclore, chez les enfants, les passions ardentes de la virilité.

Quelques mots encore, et seulement en effleurant cette fange.

L’amour passionné de Bamboche pour Basquine avait été d’abord l’objet des railleries obscènes, puis des encouragements infernals de la troupe, et particulièrement de la Levrasse. (J’ai su depuis l’abominable calcul de cet homme contre lequel Bamboche nourrissait une jalousie d’instinct.)

Un jour, dans une farce sacrilège, on alla jusqu’à la parodie d’un mariage entre Bamboche et Basquine.

La Levrasse représentait le père du marié,… la mère Major la mère de l’épousée…

Le paillasse donna la bénédiction nuptiale en termes burlesques et graveleux, à la grande hilarité des assistants.

Je me trompe : un seul être protesta par une larme furtive contre ces horreurs dissimulées sous une apparence grotesque.

Le hasard me fit jeter les yeux sur Léonidas Requin, l’homme-poisson qui, du fond de sa piscine, assistait à la cérémonie… Sa physionomie exprimait une douloureuse indignation, et deux larmes qu’il cacha en baissant le front, coulèrent sur ses joues…

Cette scène indigne eut lieu à Troyes, le soir de l’une de nos représentations, et en présence des gens de l’hôtel où nous demeurions.

Ces gens ne virent et ne pouvaient voir dans cette parodie qu’une plaisanterie, à peine inconvenante, suffisamment autorisée qu’elle était en effet par l’exemple de ces appellations fréquentes de petit mari et de petite femme, innocemment autorisées entre les enfants par les parents les plus scrupuleux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain de ce jour Bamboche fit tatouer ces mots sur sa poitrine, en caractère ineffaçables :


basquine pour la vie ;
son amour ou la mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tels étaient Basquine et Bamboche, la veille de la grande représentation que nous devions donner à Senlis, et en suite de laquelle nous devions prendre la fuite, Basquine, moi et Bamboche qui, disait-il, avait enfin ce qu’il voulait.




CHAPITRE XIII.


chansons joyeuses.


Jamais je n’ai vu plus belle journée d’automne que celle qui devait éclairer notre grande représentation à Senlis.

Le soleil s’était levé radieux ; vers les quatre heures du soir l’entrée de notre théâtre en plein vent s’encombrait de spectateurs, riant aux éclats des lazzis de notre paillasse et de son maître la Levrasse, qui faisaient la parade pour attirer et ameuter la foule ; ces lazzis furent, comme d’habitude, accompagnés de prodigieux soufflets et de fabuleux coups de pieds : le tout prodigué par la Levrasse avec une gravité grotesque, et accepté par le paillasse avec les récriminations, contorsions et exclamations d’usage.

Après la parade vint la scène joyeuse, chantée par le paillasse et par Basquine.

Lorsque celle-ci parut sur les tréteaux, sa renommée l’ayant déjà devancée, il se fit un grand silence, puis un sourd murmure d’admiration circula dans la foule.

— Qu’elle est gentille !…

— Est-elle bien mise !

— On dirait une petite femme.

— Quels beaux cheveux !

— A-t-elle l’air hardi ! hein.

— Et quelle jolie figure !

— Moi, je lui voudrais seulement cinq ou six ans de plus… Avec cette figure-là… et, ma foi ! alors…

— Et cette taille… est-elle bien faite !

— Et la jambe, donc… et la jambe ! voyez donc ce petit mollet…

— Et cette fossette aux épaules !

— Et l’air si malin… si futé !

— On dit que quand elle chante des polissonneries, elle est à croquer.

— Dieu merci ! elle va en chanter,… on dit la scène avec le paillasse fièrement croustilleuse.

— Quel bonheur !

— Gentil petit démon, va…

— C’est vrai, a-t-elle l’air lutin !…

— C’est Diablotine qu’il faudrait l’appeler… au lieu de Basquine.

J’écoutais ces exclamations de la foule, à demi caché sous une des toiles dont nos tréteaux étaient latéralement garnis. Maintenant, l’expérience se joignant à mes souvenirs, je me rends parfaitement compte de l’impression produite par cette enfant sur notre public.

Si Basquine était moralement transformée, elle était aussi physiquement presque transfigurée : ses traits, toujours charmants, avaient perdu leur suave expression de candeur enfantine, et ses joues, si cela se peut dire, n’avaient plus leur fraîche et innocente rondeur ; son teint, quoique d’une clarté, d’une transparence qui annonçait la force et la santé, était pâle, et non plus de ce rose lacté particulier à la carnation de l’enfance… Autrefois timides, presque craintifs, ses grands yeux, d’un noir velouté alors, légèrement cernés, s’abaissaient sur la foule, vifs, libres, assurés, tandis qu’un sourire malin et hardi errait sur ses lèvres vermeilles, naguère encore si ingénues.

La toilette d’une bizarrerie effrontée dont on avait vêtue Basquine, loin de choquer notre public, lui devait plaire beaucoup.

Sur ses beaux cheveux blonds, rassemblés en deux grosses nattes qui tombaient presque à terre, Basquine portait, crânement posé de côté, un petit bonnet grec en étoffe écarlate, semé de paillettes d’argent ; son corsage, démesurément décolleté, aussi écarlate et argent, dessinait sa taille souple, et maintenait sa jupe au moyen de minces bretelles de clinquant, qui laissaient ainsi nus son cou, sa poitrine, ses épaules et ses bras d’une blancheur ferme et polie comme de l’ivoire ; sa courte jupe de satin bleu pâle, pailletée d’argent, s’arrêtant bien au-dessus du genou, découvrait un maillot couleur de chair, étroitement collé aux plus fins contours ; le pied, tout petit, se cambrait dans un brodequin de maroquin rouge bordé de fausse hermine.

J’ai vu et pu admirer depuis ce temps le marbre divin de l’Amour antique ; les formes jeunes, sveltes et pures de ce chef-d’œuvre m’ont rappelé singulièrement Basquine.

Tel était son costume, lorsqu’elle parut sur nos tréteaux pour chanter une scène avec le paillasse.

Le paillasse avait une figure, non point laide, mais d’une expression ignoble ; il portait l’habit de son rôle, une casaque et un pantalon de toile à matelas, un chapeau pointu et une perruque rouge.

Le plus profond silence régna soudain dans l’auditoire. La scène commença par une sorte de récitatif chanté, mêlé de couplets, trivialités depuis long-temps populaires dans les carrefours et ayant pour titre : L’amour de Paillasse.

Paillasse s’avança d’un air piteux, et retirant sa jambe en arrière, salua gauchement Basquine, puis il chanta ce qui suit, alternant le récitatif avec sa compagne :

paillasse.

Mam’zelle, c’est moi, j’viens vous parler d’amour.

basquine, avec une petite moue dédaigneuse.
De ton amour ?… Ah ! mon pauvre paillasse !
paillasse, tâchant de prendre la taille de Basquine, qui se défend en riant.
C’est moi, Mam’zelle, qui voudrais à mon tour…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

basquine, lui donnant un soufflet.
V’là pour toi, nigaud… tu n’es qu’un grand sot !
paillasse, pleurant, beuglant, et se mettant les deux poings sur les yeux, chantait, d’une voix lamentable et burlesque, sur un air connu :

Hi, hi, hi, hi, Mam’zelle,
J’connais vot’ficelle,
Vous aimez Arlequin,
Un flâneur, un faquin.
Hier soir, à la brune.
Moi je vous ai bien vu,
Il vous prenait…

basquine l’interrompait en riant aux éclats, et lui demandait avec une malice effrontée :
Crois-tu ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La scène continuait sur ce ton aux grands éclats de rire de la foule.

Ces ignobles équivoques à peine rimées, ces misérables gravelures étaient surtout destinées à servir de prétexte, de cadre, aux jeux de scène, aux sales réticences du paillasse, et à faire valoir comme contraste, la gentillesse enfantine et provoquante de sa compagne.

Jamais la verve immonde du bateleur ne m’avait apparue plus licencieuse que ce jour-là ; l’allure effrontée, le geste obscène, les yeux étincelants, deux ou trois fois, en s’approchant de Basquine pour lui prendre la taille, il avait été tellement loin dans sa pantomime cynique, que quelques spectateurs le huèrent, mais le plus grand nombre applaudit avec des rires grossiers.

J’assistais, invisiblement, à cette scène, à la faveur d’un trou pratiqué dans l’une des toiles de l’entourage, lorsque je vis la mère Major à quelques pas de moi. Elle ne pouvait m’apercevoir… Je fus effrayé de l’expression de colère, de haine presque féroce que je surpris sur son visage, enluminé d’une couche de fard éclatant, car elle était en costume de sauvagesse. Ses yeux brillaient d’un feu sombre ; ses grosses lèvres, surmontées d’une légère moustache, tressaillaient convulsivement ; deux ou trois fois, elle raidit ses bras en fermant ses énormes poings, comme si elle eût menacé quelqu’un.

Tout d’abord il ne me vint pas un moment à la pensée que cette vindicative mégère, ayant le paillasse pour amant, pouvait être jalouse de ce misérable, dont l’ignoble pantomime, dans sa scène avec Basquine, avait pourtant exaspéré jusqu’à la rage la jalousie de l’Alcide femelle.

Je ne songeai donc pas à chercher la cause de la colère de la mère Major qui, d’ailleurs, après la scène de paillasse et de Basquine, disparut rapidement par une échelle intérieure.

Soulevant alors l’un des pans de la toile qui entourait les tréteaux, je m’approchai de Basquine pour la complimenter, car son succès avait été immense… quoique rien ne dût être à la fois plus pénible, plus révoltant, que d’entendre la voix argentine et pure de cette enfant se souiller d’obscénités de carrefours.

Et pourtant tels étaient le charme, la mélodie, l’agilité de la voix de Basquine, la gaîté, la grâce et l’agaçante gentillesse de son jeu, que la repoussante trivialité de cette scène disparut : des applaudissements frénétiques l’accueillirent, l’enthousiasme arriva même à ce point qu’une grande quantité de sous et même de pièces blanches tombèrent de tous côtés sur les tréteaux, largesse d’autant plus spontanée que cette scène, uniquement destinée à attirer le public dans l’intérieur de notre établissement, se passait en plein vent, était considérée comme gratuite, et ne devait être suivie d’aucune quête.

Aussitôt après cette munificence populaire, des cris forcenés de bis retentirent avec furie.

Toujours à demi caché sous les toiles, je m’étais rapproché de Basquine, joyeux et fier de la complimenter, car, ce qui m’attriste à cette heure, me ravissait alors.

— J’espère qu’en voilà un triomphe ! — dis-je tout bas à Basquine, en soulevant la toile.

— Ne m’en parle pas, — me répondit l’enfant, toute animée, toute rayonnante, la joue en feu, le regard étincelant, — j’en suis folle… comme c’est amusant ! …

À ce moment les cris de bis retentirent avec plus de force.

Basquine, dont l’exaltation était alors un peu calmée, fit un imperceptible mouvement d’épaules, et, me montrant le public d’un regard moqueur, me dit d’une voix encore palpitante de l’émotion du triomphe :

— Vois-tu, le pingoin[7], comme il s’allume… ça n’est rien… À la reprise je vas l’incendier.

— Et moi… je t’étrangle… si tu fais bis… Je ne veux plus que le pitre te touche et te regarde comme il l’a fait, — murmura derrière moi une voix sourde et courroucée.

Je me retournai.

C’était Bamboche, pâle, la figure bouleversée par la colère et par la jalousie.

— Mon Dieu !… ce n’est pas ma faute,… c’est dans le rôle, — dit Basquine, toute tremblante, en se retournant vers la toile qui cachait Bamboche.

— Bis !… bis !… la scène de Paillasse et de Basquine ! — criait la foule impatiente.

— Je te défends de faire bis, — reprit Bamboche, en soulevant à demi la toile pour lancer un regard terrible à Basquine, — tu m’entends ?

Et il disparut.

— Je ne répéterai pas la scène, — me dit tout bas la pauvre créature, dont les yeux se remplirent de larmes ; puis elle ajouta :

— Va donc lui dire qu’il ne soit pas fâché…

Aux clameurs répétées de la foule, la Levrasse, ravi du succès de sa pensionnaire, grimpa sur les tréteaux, et, s’approchant de Basquine, lui dit à voix basse :

— Le pingoin flambe… Allons donc !… à quoi penses-tu ?… Vite, la scène, la scène !

— Non, — répondit fermement Basquine.

Et elle fit un mouvement rétrograde pour se retirer derrière la toile, nos seules coulisses.

Les cris continuant toujours, la Levrasse salua par trois fois le public avec une grimace grotesque, et fit signe qu’il intercédait auprès de Basquine, pour obtenir d’elle la répétition demandée ; mais, malgré son air riant et burlesque, il dit tout bas à sa pensionnaire, d’une voix courroucée :

— Petite gueuse, tu vas fâcher le pingoin, et nous faire manquer une recette énorme.

— Je m’en fiche, — dit Basquine d’un ton si brusque, si résolu, que la Levrasse, n’espérant plus vaincre sa résistance, ajouta tout bas :

— Tu me paieras ça !…

Puis, reprenant son masque grimacier, et s’adressant au public, qui fit silence, il reprit, après s’être incliné de nouveau :

— Je prendrai la liberté de dire à l’honorable société que l’enfant… l’inimitable enfant devant tout-à-l’heure reparaître dans d’autres exercices de chant et de danse, elle risquerait de se fatiguer trop tôt en répétant ce morceau pour le plaisir de l’honorable société…

Et comme des cris furieux de désappointement accueillirent ces paroles, la Levrasse ajouta de sa voix perçante, qui dominait le tumulte :

— Que l’honorable société se rassure ! elle ne perdra rien… les exercices finiront par la répétition de ce fameux morceau qui a eu le bonheur de plaire à l’honorable société…

Et comme cette promesse, loin de satisfaire la foule avide d’entendre encore Basquine, était reçue par de nouvelles clameurs, la Levrasse, se montrant déjà grand politique, fit signe à Basquine de disparaître, et dit à la grosse caisse, aux trois clarinettes et aux quatre trombones qui composaient notre orchestre :

— En avant la musique… et raide !… étourdissez le pingoin !…

À cet ordre, l’infernal orchestre fit explosion, et le paillasse, en homme avisé, joignit le tintement redoublé d’une cloche énorme au bruit assourdissant de l’orchestre, qui domina bientôt les réclamations de la foule, tandis que la Levrasse et paillasse, penchés sur la balustrade de nos tréteaux, criaient à tue-tête :

— Entrez, Messieurs,… entrez ;… les bagatelles de la porte ne sont rien, auprès de ce que vous allez voir… Entrez, Messieurs, entrez !!

Malgré l’habile manœuvre de la Levrasse, un grand nombre de spectateurs, irrités, se ruèrent sur les tréteaux ; il s’en suivit un épouvantable tumulte, difficilement réprimé par quelques gendarmes, accessoires obligés de notre représentation ; mais force resta à la loi. Quelques amateurs, trop passionnés du talent de Basquine, furent arrêtés, et la représentation intérieure put enfin commencer devant une incroyable affluence de public, car cet incident avait naturellement redoublé la curiosité générale.

J’avais quitté les tréteaux avant Basquine, afin de courir auprès de Bamboche et de calmer sa jalousie…

Au moment où je passais le long d’un petit entourage de toile qui nous servait de foyer, j’entendis la grosse voix de la mère Major. Quoiqu’elle voulût parler bas et qu’elle tâchât de se contraindre, ses paroles arrivèrent jusqu’à moi.

Je m’arrêtai aussitôt.

— Je te dis que tu veux l’entortiller, brigand, et que je la tuerai, moi… cette petite couleuvre, — murmura la mégère, — il y a long-temps que je te guette.

— Tu ne tueras rien du tout, ma grosse… tu es trop lâche, — répondit la voix ignoble et enrouée du paillasse.

— Je ne la tuerai pas ? Non… non, c’est que je tousse… — dit la mère Major, en appuyant sur ces derniers mots avec un accent singulier.

Puis elle compléta sans doute la signification de ses paroles par une pantomime expressive, car, au bout d’une seconde de silence, le paillasse reprit sérieusement cette fois :

— Ah ! en toussant. Oui, c’est possible ; mais je t’en défie… tu n’oseras pas… devant le monde…

À un mouvement qui se fit derrière la toile où se tenaient ceux que j’écoutais, je m’esquivai lestement.

Je compris alors la cause de l’accès de fureur de la mère Major, je fus doublement effrayé pour Basquine : plus d’une fois elle m’avait appelé à son aide pour se défendre des brutalités du paillasse, me suppliant, de crainte de quelque malheur, de cacher ces tentatives à Bamboche, dont la jalousie était des plus irritables. La pauvre enfant avait donc à redouter, et la jalousie de la mère Major et la haine du paillasse.

Je fus sur le point de tout révéler à Bamboche ; mais songeant que, d’après sa confidence, nous devions quitter la troupe cette nuit même, et ne voyant dans les paroles de la mère Major qu’une menace lointaine (paroles d’ailleurs incompréhensibles pour moi, puisqu’elle disait qu’en toussant elle pouvait tuer Basquine), je crus prudent de garder le silence, le danger ne me semblant pas imminent.

J’arrivai auprès de Bamboche presque en même temps que Basquine.

La pauvre petite s’approcha de lui, les mains jointes, les yeux humides, suppliants, la physionomie empreinte d’un indéfinissable mélange de déférence, de frayeur et de tendresse.

— Dis un mot… et je ne parais plus ce soir ; — murmura-t-elle d’une voix altérée.

Puis elle ajouta d’un ton résolu :

— Non, vois-tu… quand la Levrasse devrait me couper en morceaux, je ne parais plus ce soir, si tu me le défends…

— Maintenant, ça m’est égal… tu n’as plus à cramper qu’avec moi, Martin ou la mère Major… — répondit Bamboche d’une voix brusque qu’il tâcha de rendre dure ; mais son regard, mais sa figure trahissaient l’émotion que lui causait le dévoûment et l’énergique résolution de Basquine.

Aussi, voulant dissimuler son attendrissement, il se retourna en disant :

— On m’appelle.

Il nous quitta précipitamment, mais j’avais vu ses yeux se mouiller de larmes.

— Mon Dieu !… qu’est-ce qu’il a donc encore ? — me dit Basquine, qui n’avait pu comme moi remarquer l’attendrissement de Bamboche.

— Il pleure… et il ne veut pas en avoir l’air, — dis-je à Basquine.

— Il pleure… et pourquoi ? — me demanda-t-elle.

— Parce qu’il est attendri de ce que tu viens de lui promettre : de tout risquer plutôt que de reparaître ce soir, s’il ne le voulait pas…

— Oh ! vois-tu ?… vois-tu ?… malgré tout… comme il est bon ! — s’écria Basquine, profondément émue.




CHAPITRE XIV.


la pyramide humaine.


Soudain la mère Major entra dans le foyer ; elle était vêtue en sauvagesse, le front ceint d’une couronne de hautes plumes rouges et noires ; elle portait une casaque en étoffe tigrée, simulacre d’une peau de panthère ; ce vêtement ne cachait pas ses genoux raboteux, sur lesquels plissait un maillot couleur de chair. Elle était pâle sous l’épaisse couche de fard qui couvrait son visage ; ses gros sourcils noirs semblaient se contracter malgré elle ; son regard me parut sinistre.

Ces remarques me frappèrent d’autant plus, qu’elle nous adressa la parole avec une douceur inaccoutumée.

— Vite, vite, mes enfants, — nous dit-elle cordialement, — nous n’avons que le temps de préparer notre entrée pour la pyramide humaine… dont tu vas être l’obélisque, mon petit ange, — dit gaîment la mère Major à Basquine, en lui prenant le menton et la baisant au front.

Cette caresse hypocrite me fit trembler…

Évidemment le danger que je redoutais pour Basquine, mais que j’avais cru lointain, était proche… mais quel était ce danger ?

— Et ce farceur de Bamboche, où est-il ? — ajouta doucement la mère Major, — il va nous faire manquer notre entrée…

— Bamboche !… — criai-je.

— Me voilà… me voilà ! — dit mon compagnon en accourant.

Bamboche et moi devions aussi concourir à la pyramide humaine ; nous étions vêtus selon la plus pure tradition des saltimbanques, maillot saumon couvrant tout le corps, caleçon rouge, bouffant et pailleté, brodequins rouges garnis de peau de chat.

— Allons, Basquine… haut la crampe, — dit la mère Major en tendant son dos et en appuyant ses mains sur ses genoux.

En une seconde Basquine eut légèrement grimpé le long de la monstrueuse échine qu’on lui présentait, puis atteignant les épaules, véritable plateforme, l’enfant s’y tint debout, les bras croisés, un pied de çà, l’autre de là. La mère Major nous prit ensuite, Bamboche et moi, par la main.

Un pan de la tente se releva, et nous entrâmes ainsi dans le petit cirque où se donnaient nos représentations.

Bientôt je m’aperçus que la mère Major, qui me tenait par la main, tremblait par moments, comme si elle eût ressenti une émotion violente et concentrée. Mes craintes pour Basquine redoublèrent, je levai rapidement les yeux sur la mégère ; son énorme poitrine palpita si puissamment deux ou trois fois sous sa peau de panthère, que ce mouvement se communiquant à ses épaules, seul point d’appui des pieds de Basquine, l’enfant fut obligée de faire un ou deux mouvements presque imperceptibles afin de rétablir et de conserver son parfait équilibre.

Soudain, les mots du paillasse : — Tu peux la tuer en toussant — me revinrent à la pensée…

Je compris tout…

Pour que l’exercice de la pyramide humaine fût complet, nous devions, moi et Bamboche, remplacer Basquine sur les épaules de la mère Major, afin que l’enfant, s’élevant à son tour sur nos épaules, à nous, y pût rester debout, les bras croisés.

Un mouvement brusque de la mère Major, qui nous supportait tous trois, suffisait donc pour amener l’écroulement de la pyramide humaine et la chute de Basquine, chute de neuf à dix pieds de haut, peut-être mortelle, mais inévitablement des plus dangereuses pour un enfant d’un âge aussi tendre… Or, ce mouvement inattendu, la mère Major pouvait parfaitement et impunément le produire en feignant un violent accès de toux qui, ébranlant soudain sa massive personne, nous faisait perdre à tous trois un équilibre déjà très-difficile à garder.

Ce raisonnement me vint à l’esprit avec la rapidité de l’éclair, à l’instant même où la mère Major s’arrêtait au milieu du cirque et où Basquine glissait à terre, afin de nous laisser prendre d’abord sa place sur les épaules du colosse féminin.

Prévenir Bamboche de mes craintes… impossible : nous étions encore séparés par l’énorme rotondité de la mère Major. J’aurais dû refuser net de concourir à l’exercice afin de rendre la pyramide humaine impossible, et d’empêcher ainsi le malheur que je redoutais ; mais, au milieu de ma frayeur et de mon trouble, cette idée ne me vint pas, et, obéissant à une habitude machinale (nous avions très-souvent répété cet exercice), je me hissai d’un côté sur l’épaule droite de l’Alcide femelle, pendant que Bamboche se hissait sur l’épaule gauche.

La mère Major, le dos légèrement voûté, les mains appuyées sur ses hanches, immobile comme une cariatide de pierre, resta inébranlable sous notre double poids ; à peine nous eut-elle sentis en équilibre qu’elle dit tout bas à Basquine :

— À toi… vite.

Tout ceci se passait avec une incroyable rapidité, ces exercices, très-fatigants et très-dangereux, ne durant que quelques instants.

À peine placé sur l’épaule de la mère Major, avant de songer à prévenir Bamboche de mes craintes, je m’occupai forcément d’abord, de chercher, comme lui, mon équilibre ; puis, de mon bras gauche, j’entourai les reins de mon compagnon, pendant qu’il m’étreignait de la même manière.

Je saisis ce moment, à peine de la durée d’une seconde, pour dire rapidement à Bamboche et à voix basse :

— Défie-toi pour Basquine.

— Sois tranquille, — répondit Bamboche, croyant que je lui donnais un vague conseil de prudence.

— Mais non… — lui dis-je vivement, — défie-toi de la mère Major… prends garde.

Bamboche ne m’écoutait plus ; Basquine, après s’être aidée de la tunique, et même du chignon de l’Hercule femelle, pour grimper jusque sur les épaules de celle-ci, où elle resta un moment derrière nous, Basquine, à l’instant où j’avertissais Bamboche, mettait déjà son petit pied dans le creux de la main de notre compagnon, main qu’il tenait à la hauteur de sa hanche à lui, en manière de marchepied ; d’un léger et nouvel élan, Basquine atteignit l’épaule de Bamboche, où elle appuya son pied droit, tandis que, sur la mienne, elle appuyait son pied gauche ; se croisant alors les bras, elle salua le public d’un mouvement de tête rempli de gentillesse.

À ce tour de force, merveilleux d’adresse, de grâce et d’intrépidité, des bravos frénétiques éclatèrent parmi les spectateurs.

Soudain je sentis, si cela se peut dire, à un lent et progressif renflement des épaules de la mère Major, qu’elle se préparait à tousser avec force… et, à cet instant-là même, Basquine, excitée par les applaudissements, se posa en Renommée, retirant son pied gauche, qui s’appuyait sur Bamboche, et rejetant doucement sa jambe en arrière ;… la pauvre enfant n’avait plus ainsi pour point d’appui que le bout de son pied qui reposait sur mon épaule.

Obéissant à un mouvement instinctif, car je n’eus pas le temps de calculer sa portée, je me rejetai tout-à-coup en arrière, en tendant les bras au moment où la mère Major toussait violemment… Basquine, dont j’étais l’unique point d’appui, et qui se trouvait alors légèrement penchée en avant, tomba devant moi,… j’eus l’incroyable bonheur de pouvoir, dans notre chute commune, la saisir entre mes bras, à la hauteur des épaules de la mère Major,… et de tomber sur mes pieds, en tenant Basquine ainsi embrassée.

À ces mouvements inattendus, Bamboche perdit l’équilibre ; mais, pour lui comme pour moi, ce saut n’avait rien de périlleux ; il s’en tira lestement.

Nous étions tous trois tombés sur nos pieds. Le public crut que l’exercice devait se terminer ainsi, et applaudit à tout rompre, pendant que j’emportais dans mes bras Basquine, tout étourdie, en disant à Bamboche :

— Viens… viens…

Et nous disparûmes tous trois derrière le pan de toile, laissant la mère Major au milieu de son feint accès de toux, et si troublée de cet incident, qui déjouait son funeste projet, qu’elle resta quelques secondes pétrifiée, béante, dans sa posture de cariatide ; ce qui la fit quelque peu siffler et huer par le public.

Pour combler son désappointement, je dis aussitôt au prévôt des académies de Saint-Pétersbourg, Caudebec, etc., qui attendait le moment de faire son assaut avec l’Alcide femelle :

— L’ordre du spectacle est changé, c’est à votre tour. Allez vite, la mère Major vous attend pour l’assaut.

Je voulais ainsi me ménager un moment de liberté afin d’apprendre à Bamboche et à Basquine le danger que celle-ci avait couru.

Ainsi que j’y avais compté, le prévôt se hâta de se présenter dans l’arène où il se fendit aussitôt respectueusement devant la mère Major, afin de lui proposer galamment de commencer par tirer le mur.

Ce prévôt était un petit grison sec et maigre, leste et preste, coquettement vêtu de son gilet d’armes et d’un pantalon de tricot blanc, sur lequel tranchaient merveilleusement ses belles sandales de maroquin rouge ; sans doute ce digne homme ne pouvait pas se targuer d’avoir eu pour professeur l’illustre Bertrand, lui qui a su (ainsi que je l’ai entendu dire à l’un de mes maîtres), allier la grâce, la noblesse de l’académie classique à ce qu’il y a de plus foudroyant dans les fantaisies de l’escrime ; lui, qui, chose rare ! donne au fer une puissance nouvelle… en lui imprimant celle du raisonnement, du calcul et de la pensée. Cependant le petit prévôt ne s’était pas montré sans grâce et sans fermeté, lorsqu’il était tombé en garde devant la mère Major ; mais alors la mégère, furieuse de voir échapper Basquine à sa haine, et ravie de pouvoir assouvir sa colère sur quelqu’un, saisit le masque, le gant, le plastron et le fleuret, déposés sur une table, et, tombant en garde à son tour, se mit à charger le malheureux petit prévôt avec la furie d’un ouragan, redoublant sans attendre la riposte, bourrant, comme on dit, avec un emportement si enragé, qu’après avoir brisé dans un corps à corps son fleuret sur la poitrine du petit prévôt, et se voyant désarmée, l’Alcide femelle, dans sa fureur aveugle, continua de s’escrimer de ses poings énormes, de sorte que l’assaut d’escrime finit par le pugilat.

Ce fut à grand peine, et aux rires redoublés du public, qu’on arracha le petit prévôt meurtri et contus aux terribles mains de la mère Major ; la représentation se poursuivit sans autre encombre et se termina par l’exhibition de l’homme-poisson.

Léonidas Requin fit noblement les choses : il mangea une belle anguille vivante, un brochet de deux livres et une douzaine de goujons tout frétillants, après avoir fait merveille dans sa piscine, grâce à ses belles nageoires bleues à ressort, qui, artistement soudées à un corselet d’écaille de fer-blanc, et vues de loin à la lumière fumeuse de nos quinquets, produisaient une illusion suffisante. Léonidas avait, de plus, la tête couverte d’un serre-tête de taffetas gommé bleuâtre, sur les côtés duquel étaient ingénieusement adaptées des ouïes en toile cirée, ce qui lui donnait la plus étrange physionomie du monde.

Un seul incident faillit compromettre cette heureuse illusion ; mais heureusement, depuis un précédent pareil, l’homme-poisson se tenait prêt et sur ses gardes.

Léonidas Requin venait, à l’applaudissement général, d’avaler son dernier goujon cru, et semblait témoigner sa joie d’être repu si bien à son goût, en frétillant d’aise dans sa piscine, jouant des nageoires comme un oiseau qui bat des ailes, lorsqu’un spectateur aussi indiscret que sceptique se leva, et dit à voix haute :

— Je donne dix sous pour aller examiner de près les nageoires de Monsieur !

Cette dangereuse manifestation d’incrédulité trouva malheureusement de l’écho, et bon nombre de spectateurs ajoutèrent en se levant :

— Nous aussi… nous aussi… nous donnons dix sous pour approcher de la baignoire.

— Et pour toucher les nageoires de l’homme-poisson, — dit un sceptique endurci.

Craignant une invasion de curieux indiscrets, la Levrasse fit signe à deux gendarmes qui surveillaient la représentation, et, fort de leur appui, il dit au public :

— Je commence par mettre l’homme-poisson sous la protection de la force armée et de la loi… car il n’est aucunement annoncé dans mon affiche que l’on s’approcherait de l’homme-poisson, et encore bien moins que l’on porterait la main sur ses nageoires…

Et comme des rires ironiques accueillaient cette protestation, la Levrasse ajouta majestueusement :

— Cependant,… pour témoigner à l’honorable société que mon phénomène n’a rien à redouter du plus scrupuleux examen, du plus minutieux contrôle… j’accepte la proposition des honorables spectateurs, mais à une condition…

— Ah… ah… voyez-vous ? il y met une condition, — s’écrièrent les sceptiques.

— Oui, Messieurs, je mets une condition, — reprit la Levrasse… — mais une condition bien simple… c’est que quatre personnes au plus, et au choix de l’honorable société, pourront s’approcher de l’homme-poisson.

— Pourquoi seulement quatre personnes ? — s’écria-t-on.

La Levrasse baissa modestement les yeux et reprit :

— Messieurs, en sa qualité d’homme-poisson, mon phénomène existe naturellement dans l’eau sans l’ombre d’un vêtement,… mais cette habitude n’empêche pas l’homme-poisson d’être d’une pudeur… extraordinaire. Pudeur louable et qui l’honore… mais si ombrageuse, que je ne réponds pas que la seule présence de ces quatre honorables spectateurs, qui viendront, pour ainsi dire, scruter mon phénomène jusqu’au fond de sa piscine, ne blesse très-sensiblement cette même pudeur dont je le glorifie !

Un gémissement lamentable de l’homme-poisson sembla confirmer les paroles de la Levrasse ; mais celui-ci, se retournant vers Léonidas Requin, reprit d’un ton grave et pénétré, comme s’il eût voulu le préparer à un douloureux sacrifice :

— C’est égal, mon garçon, quoi qu’il nous en coûte, nous devons nous soumettre à l’investigation du public ; notre piscine doit être de verre, afin que votre probité phénoménale ne puisse être suspectée… Résignez-vous donc, mon ami ; que votre pudeur se sacrifie encore une fois.

À ces mots, nouveau et douloureux gémissement de Léonidas, qui plongeant dans sa piscine par-dessus les oreilles, disparut complètement.

— Soyez tranquilles. Messieurs, — dit la Levrasse d’un air capable au public qui commençait à s’inquiéter, — il va revenir à la surface de l’eau pour respirer un air pur, à l’égal du cachalot et autres baleines.

Puis, s’adressant aux gendarmes :

— Gendarmes, laissez approcher quatre personnes… Mais je dois les prévenir que je retire la permission que j’ai donnée, si ces honorables personnes s’entêtent à vouloir payer dix sous… un droit que j’ai l’honneur de leur offrir gratuitement.

Il était impossible de se montrer plus généreux que la Levrasse.

Au moment où l’homme-poisson reparaissait à la surface de l’eau, les quatre élus, s’élançant, s’apprêtaient à sonder d’un œil avide les mystérieuses profondeurs de la piscine, lorsque la Levrasse leur dit avec un geste solennel :

— Rappelez-vous bien, Messieurs, que je vous ai prévenus que l’homme-poisson était d’une excessive pudeur.

— Qu’est-ce que cela nous fait ? — reprit un des curieux.

— Je ne peux vous en dire davantage, — répondit la Levrasse d’un ton sententieux. — Maintenant, Messieurs, vous êtes prévenus… satisfaites votre curiosité… puisque vous le voulez.

« — Quand ces quatre imbéciles de curieux s’approchèrent de ma boîte, — me disait l’homme-poisson en me racontant cette scène, — je pris des airs de pudeur alarmée, me trémoussant dans mon baquet ni plus ni moins qu’une naïade lutinée par un fleuve ; mais, au moment où, s’appuyant sur les bords de la cuve, mes quatre curieux écarquillaient leurs yeux pour mieux voir… je fis un léger mouvement… et crac… l’eau, jusqu’alors limpide, devint soudain noire comme de l’encre, et de plus il s’en échappa une odeur sulfureuse si horriblement empestée, que mes quatre curieux, suffoqués, se renversant en arrière en se bouchant le nez, se reculèrent en hâte, se regardant les uns les autres pendant que la Levrasse s’écriait ;

» — C’est la pudeur, Messieurs ; je vous l’avais bien dit, c’est la pudeur blessée ; car, à l’instar de la sépia qui, fuyant le requin, a le don de s’envelopper d’une liqueur noire qui trouble l’eau et arrête la poursuite de son ennemi, l’homme-poisson, pour échapper aux regards qui blessent trop vivement sa pudeur, a le don de s’envelopper d’un nuage que…

» La Levrasse n’eut pas le loisir de s’étendre davantage sur les propriétés de mon nuage, car l’odeur de vingt bains de Barège eût été rose et jasmin auprès de celle qui s’exhalait de ma piscine ; j’en étranglais moi-même, mais j’avais la satisfaction de voir la cohue de spectateurs se précipiter à la porte sans demander leur reste, et bien punis d’avoir voulu examiner mes nageoires de trop près par l’œil de ses quatre imbéciles de mandataires… Je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher Martin, qu’échéant le cas désespéré où je me voyais forcé de m’envelopper de mon nuage pour échapper à une dangereuse curiosité, je perçais aussitôt, au moyen d’un clou, une grosse vessie cachée au fond de mon baquet, congrûment remplie de noir de fumée délayée et d’une forte dose de tout ce qu’il y a de plus subtil parmi les plus infectes préparations d’hydrogène sulfuré et autres abominables pestes… La triomphante invention de cette vessie renfermant des nuages empoisonnants m’est venue en suite de l’embarras où je m’étais trouvé une fois au vis-à-vis d’un curieux du même acabit que les quatre d’aujourd’hui ; pour m’en débarrasser, j’ai battu l’eau si fort des pieds et des mains, que, chaque fois que le curieux s’approchait de la cuve, il était aveuglé, inondé. Je m’en suis dépêtré ainsi ; mais la vessie est bien supérieure, sans compter que ça chasse vitement le monde, et qu’après la représentation il ne reste pas de traînards à me guigner du coin de l’œil en lanternant autour de mon baquet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À neuf heures du soir, lorsque les dernières lanternes de notre établissement furent éteintes, nous nous préparâmes à souper.

Bamboche, qui avait à dessein, sans doute, affecté de ne pas se rapprocher de moi, me dit rapidement à voix basse :

— Tout va bien !… tout est prêt… nous filons cette nuit !…




CHAPITRE XV.


le souper.


La place qui nous avait été désignée pour faire nos exercices, se trouvant assez loin des dernières maisons de Senlis, nous habitions dans la voiture nomade.

Quoique la recette eût été considérable, le souper qui suivit la représentation fut triste, contraint. La nuit était magnifique ; nous soupâmes sous notre tente. La mère Major, intérieurement courroucée, sans doute, d’avoir perdu l’occasion de tuer ou de blesser mortellement Basquine, en la faisant choir du faîte de la pyramide humaine, restait silencieuse, jetant de temps à autre un regard farouche sur le paillasse. Celui-ci buvait largement. Mais son habituelle faconde, ordurière et obscène, s’était presque entièrement éteinte ce soir-là. L’homme-poisson, timide comme toujours, mangeait discrètement, se faisait petit pour ne gêner personne, tâchant de ne pas attirer l’attention, afin d’échapper aux brutalités accoutumées du pitre.

La Levrasse semblait profondément préoccupée ; quoiqu’il fût généralement assez sobre, il buvait coup sur coup de grands verres de vin ; on eût dit qu’il cherchait à s’étourdir ; plusieurs fois je surpris son regard brillant et allumé attaché sur Basquine, avec une expression qui me troublait et me faisait frissonner, tandis que notre petite compagne, obéissant probablement aux secrètes instructions de Bamboche, s’efforçait de se montrer d’une pétulante gaîté ; mais à ces joyeuses explosions succédaient de fréquents temps d’arrêt, car ces éclats de gaîté factice cachaient des angoisses que je ressentais moi-même, en songeant que, durant cette nuit, nous devions pour toujours abandonner la troupe.

Bamboche affectait, au contraire, une maussaderie extrême : il parla peu ; pendant tout le repas il bâilla, se détira, se prétendit très-fatigué, puis, au moment où il ne se croyait vu de personne, il se leva de table, en me jetant un regard significatif ; mais, à l’instant où il passait derrière la chaise de la Levrasse, celui-ci, qui n’avait pas paru faire attention à Bamboche, l’arrêta brusquement au passage, et lui dit :

— Où vas-tu ?

— Me coucher : je n’en peux plus !

— On ne se couche pas les uns sans les autres, — ajouta la Levrasse d’un ton sardonique, — reste là !…

— Ça m’est égal, — dit Bamboche, — je vas coucher par terre, je dormirai aussi bien là : on m’éveillera quand le souper sera fini.

Et il s’étendit le long de l’un des pans de toile de notre tente, qui la séparait d’un compartiment servant d’écurie au grand âne noir de la Levrasse.

— Attention, Lucifer… de ne pas m’envoyer de coups de pied à travers la toile, — dit Bamboche, en feignant de succomber au sommeil, et il s’établit par terre de son mieux pour dormir.

Basquine me jeta à la dérobée un regard désolé ; Bamboche nous avait prévenus que, sous le prétexte d’aller se coucher, il quitterait la table au milieu du repas, afin d’achever quelques préparatifs indispensables à notre fuite, nous recommandant de ne pas nous inquiéter de son absence ; mais voyant la Levrasse l’arrêter au passage et lui ordonner de rester, nous crûmes tout perdu : j’imaginai que notre maître avait surpris ou deviné nos projets, et que quelque méchant piège nous attendait.

Bientôt mes craintes redoublèrent, car, au bout d’un instant, la Levrasse tira un carnet de sa poche, y écrivit quelques mots au crayon, et, déchirant la feuille, la passa à la mère Major par-dessus la tête de l’homme-poisson.

La mère Major prit le feuillet sans le lire et regarda la Levrasse d’un air étonné.

— Les enfants ne peuvent pas entendre ces farces-là, — lui dit-il, en jetant sur Basquine un regard étrange.

La mère Major lut… aussitôt une expression de joie infernale éclata sur ses traits, et elle s’écria :

— Ça va…

Alors, remettant le papier au paillasse, elle lui dit d’un ton de défiance farouche :

— Et à toi ? Ça t’va-t-il ?

— Tiens, je crois bien… — reprit le pitre, avec un rire ignoble, après avoir lu. — Quand il n’y en a plus… il y en a encore.

— Oui, — s’écria la mère Major, d’une voix courroucée. — Mais je suis là.

— Enfin, ça va-t-il ? — reprit la Levrasse sans paraître se soucier de l’exclamation de la mégère.

— Oui… ça va, — reprit celle-ci.

— Ça va, — dit le paillasse.

Et rendant le papier à la Levrasse, il chantonna de sa voix enrouée le refrain populaire de l’Enfant do…, l’enfant do…, l’enfant dormira tantôt.

Puis il éclata de rire, pendant que la Levrasse brûlait le feuillet à la lumière d’un quinquet.

J’échangeai un regard avec Basquine ; je vis que, comme moi, elle craignait que les mystérieuses paroles que nous venions d’entendre, ne cachassent quelque nouveau péril pour nous, et n’eussent rapport à la découverte de nos projets d’évasion.

Machinalement je jetai les yeux sur la place où Bamboche s’était couché ;… il avait disparu, en rampant sans doute, et en soulevant la toile qui nous séparait de l’écurie de Lucifer, le grand âne noir.

Bamboche s’était-il ainsi éclipsé avant ou après la lecture du feuillet transmis par la Levrasse à ses acolytes ? Je l’ignorais ; mais mon anxiété redoubla.

Soudain la Levrasse se versa un grand verre de vin, fit signe au paillasse et à la mère Major de l’imiter ; puis, les verres pleins, il dit avec un accent singulier qui me parut sinistre :

— À la santé de Chaton !

Ce toast fut accueilli par les éclats de rire redoublés du paillasse et de la mère Major ; éclats de rire qui me parurent faux, sinistres.

La mère Major, se levant ensuite de table, dit de sa grosse voix enrouée :

— Allons, Bamboche, Basquine, Martin, allons coucher… graines de gueux.

— Est-ce que tu es sourd, toi ?… — dit la Levrasse en se baissant vers l’endroit où, quelques instants auparavant, il avait vu Bamboche s’étaler.

— Tiens !… il a filé, — dit la Levrasse, surpris. — Bamboche n’est plus là.

— Bon !… tant mieux ! — s’écria la mère Major comme frappée d’une idée subite, — s’il est allé dans la voiture, on le mettra dehors, et, pour lui apprendre… il couchera à la belle étoile.

— Oui, oui, — dit la Levrasse, en échangeant un regard d’intelligence avec la mère Major, — c’est cela… le gredin couchera dehors.

— Et il n’aura pas de vin sucré comme Basquine et Martin, avant de faire dodo, — ajouta la mère Major.

— J’ai bien regardé dans les trois compartiments de la voiture, — dit le pitre en revenant, après une absence de quelques minutes, — Bamboche n’y est pas.

En disant ces mots, il me sembla que le paillasse mettait un petit paquet dans la main de la mère Major.

— C’est bien entendu, puisque Bamboche fait une farce, — dit la Levrasse, — il faut qu’elle soit bonne, et elle durera toute la nuit.

À chaque instant je m’attendais à voir paraître notre compagnon ; il ne vint pas…

Croire qu’il nous abandonnait et qu’il fuyait seul, c’était impossible. Il nous avait bien dit que, cette nuit-là même, nous devions nous échapper ; mais, quant aux moyens d’évasion, nous les ignorions, et nous nous attendions à les apprendre de lui au moment même de notre fuite.

Nous nous étions tous levés de table au moment où la mère Major avait dit : — Allons coucher.

Après s’être entretenu quelques instants, à voix basse, avec la mégère, debout à l’entrée de notre tente, la Levrasse appela le pitre, et lui parla aussi à l’oreille.

Comme ces trois personnages se trouvaient dans l’ombre, je ne pus voir leurs mouvements ; seulement je crus entendre le choc de deux bouteilles l’une contre l’autre.

Pendant ce temps-là, l’homme-poisson, qui avait jusqu’alors paru complètement étranger à ce qui se passait, allait et venait, s’occupant, selon sa coutume, de rassembler nos couverts de fer, nos gobelets et nos assiettes d’étain.

Basquine s’approcha de moi, et me dit tout bas d’une voix altérée :

— Bamboche ne revient pas… où est-il… que faire ?

— Je ne sais pas, — lui dis-je, consterné.

— Ne buvez pas de vin sucré… et prenez garde à vous cette nuit… — nous dit rapidement et bien bas l’homme-poisson en passant auprès de nous, chargé d’une pile d’ustensiles.

— Allons… la marmaille… au chenil ! — s’écria la mère Major en se retournant vers nous.

— Tant pis pour ce gredin de Bamboche, il couchera avec Lucifer, si ça lui fait plaisir.

Quelques minutes après, nos quinquets étaient éteints et renfermés dans une forte caisse, ainsi que notre vaisselle ; il ne restait au dehors que notre tente, quelques chaises, nos tréteaux et Lucifer qui, deux ou trois fois, se prit à braire violemment ; nous rentrâmes alors tous dans la voiture où nous devions passer la nuit comme l’habitude.

Cette énorme voiture, vraie maison roulante, très-solidement construite, était divisée en trois compartiments : le magasin en avant, séparé par une porte du vestiaire qui était au milieu ; une autre porte séparait le vestiaire de la cabine. Elle n’avait qu’une portière à son arrière ; de petites lucarnes grillagées donnaient intérieurement du jour et de l’air ; la portière fut solidement verrouillée en dedans par la Levrasse qui dit ensuite à Basquine et à moi, en nous emmenant dans le compartiment du milieu formant le vestiaire :

— Comme vous avez beaucoup crampé aujourd’hui, mes petits amours, et que vous devez avoir besoin d’une bonne nuit, au lieu de coucher dans la cabine avec nous tous, vous coucherez seuls, mais séparément pour ne pas vous gêner, toi, petit Martin, dans le magasin de devant, toi Basquine ici dans le vestiaire… Et de plus, comme vous êtes bien gentils, vous allez boire, avant de faire dodo, chacun un bon grand verre de vin sucré… avec de la cannelle ; ça vous fera dormir comme de petits loirs… et ça vous donnera des reins et des jambes pour la représentation de demain. Voyez-vous ? les friands, ils s’en lèchent déjà les lèvres… puis se retournant du côté de la cabine :

— Eh bien, mère Major, ce vin sucré est-il prêt ?

— À la minute, mon homme, je fais fondre le sucre.

— Allons, va chez toi, petit Martin ; je t’apporterai tout-à-l’heure ton vin sucré, — me dit la Levrasse, en m’ouvrant la porte du compartiment de devant.

— Il y a un matelas par terre… tu t’étendras là-dessus et tu dormiras comme un roi.

Il m’était impossible d’éluder cet ordre ou de me refuser à l’exécuter ; j’obéis machinalement, et jetant à Basquine un regard consterné, j’allais entrer dans ce que l’on appelait le magasin… Mais soudain la mère Major, ouvrant la porte de la cabine, dit vivement à la Levrasse :

— Viens donc, mon homme… Poireau a une fameuse idée.

La Levrasse nous laissa seuls et, en rentrant dans la cabine, referma la porte sur lui.

— Nous ne boirons pas ce vin sucré, et tu ne me quitteras pas… cette nuit, — s’écria Basquine.

Et pâle, tremblante, la figure bouleversée, elle se jeta dans mes bras en me disant :

— Oh !… j’ai peur.

Sans répondre à Basquine, je courus pousser le verrou de la porte par laquelle la Levrasse venait de disparaître.

J’avais encore la main sur ce verrou, lorsque la Levrasse, voulant rentrer dans le vestiaire où nous étions, s’écria aussitôt avec un accent de colère et de surprise :

— Comment !… vous êtes enfermés !…

Haletants, épouvantés, nous ne répondîmes pas.

— Allons, voyons, — dit la Levrasse, d’une voix radoucie et mielleuse, — ouvrez, petits farceurs. C’est donc le jour aujourd’hui ? Bamboche se cache, vous deux vous vous enfermez… C’est très-drôle, très-amusant, j’en conviens, mais faut pas que ça dure trop longtemps. Allons, voyons, ouvrez, voilà votre vin sucré.

— N’ouvrons pas, — me dit Basquine, de plus en plus effrayée, car la malheureuse enfant comprenait ce que, dans mon ingénuité, moi, je ne comprenais pas.

— Ils enfonceront la porte :… s’ils veulent… ils me tueront, mais heureusement Bamboche s’est sauvé, — s’écria-t-elle avec exaltation.

— Martin !… Basquine !… ouvrirez-vous à la fin ? — cria la Levrasse en ébranlant la porte.

Soudain plusieurs coups sourds retentirent en dehors et du côté de la portière de la voiture.

J’entendis alors, dans la cabine, la mère Major dire à la Levrasse :

— Tiens… on cogne à la portière.

— C’est ce gueux de Bamboche qui frappe pour rentrer, — dit la voix du paillasse, — ne lui ouvrons pas…

— Bamboche est là… nous sommes sauvés, — s’écria Basquine radieuse en me pressant les deux mains.

— Ah çà, ouvrirez-vous à la fin, — cria la Levrasse, furieux, — voulez-vous que nous fassions sauter la porte ?

— Bamboche est là,… gagnons du temps,… dis-je tout bas à Basquine, un peu rassuré.

Basquine, de la main, me fit signe de garder le silence, et répondit en tâchant de dissimuler son émotion :

— Qui frappe ?

— Comment, qui frappe ? Mais moi, la Levrasse.

— J’ouvrirai tout-à-l’heure, — dit Basquine.

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Ah ! parce que…

— Parce que… quoi ?…

— Parce que je veux vous… faire aller… — répondit Basquine en essayant de donner à sa voix un accent de gaîté.

— Ah ! j’en étais sûr. C’était une plaisanterie, — répondit la voix plus rassurée de la Levrasse, — mais, chère petite, la plaisanterie devient fastidieuse ; voyons, ouvrez donc.

— Bien sûr ? nous aurons du vin sucré ? — reprit Basquine.

— Mais puisque j’en ai deux grands verres pour toi et pour Martin, mauvaise petite diablesse.

Pendant cet entretien, hissé jusqu’à une lucarne de la voiture, je tâchais de voir au dehors ou d’entendre Bamboche ; à ma grande surprise, je sentis par bouffées une forte odeur de soufre, et, au milieu de l’obscurité de la nuit, j’aperçus une lueur, faible d’abord, mais qui, augmentant rapidement, jeta bientôt ses reflets rougeâtres sur la toile blanche de notre tente.

D’un bond je sautai à bas de la chaise où j’étais monté, j’allais dire à Basquine ce que je venais d’observer au dehors, lorsque tout-à-coup un morceau du plancher du vestiaire où nous étions, se détacha presque sous nos pieds, comme s’il eût été scié à l’avance, et maintenu jusqu’alors par un support extérieur ; puis, par cette ouverture de dix-huit pouces carrés, nous vîmes soudain sortir la tête et les épaules de Bamboche.

— Vite… nous dit-il, — venez…

Et il disparut pour nous faire place.

— Passe la première, — dis-je à Basquine.

En une minute elle eut aussi disparu par cette espèce de trappe.

Au moment où je suivais Basquine, la porte s’ébranlait violemment sous les efforts de la Levrasse, et presque instantanément j’entendis la voix de la mère Major crier avec épouvante :

— Au feu !… au feu !…

Lorsque, après avoir marché courbé au milieu de plusieurs bottes de paille destinées à la litière de Lucifer, je sortis de dessous la voiture presque en même temps que Basquine… je fus ébloui par une grande flamme qui brillait à ma gauche, et éclairait au loin la campagne.

Devant moi je vis Bamboche tenant à la main une grosse torche de paille allumée.

Me prendre par le bras de la main qu’il avait de libre, m’écarter violemment et lancer son brandon enflammé au milieu de la litière étalée sous la voiture que nous venions de quitter, ce fut pour Bamboche l’affaire d’une seconde.

Le feu qu’avivait encore le courant d’air établi par le trou qui nous avait donné passage, se propageant avec une effrayante rapidité, bientôt la voiture fut intérieurement et extérieurement livrée aux flammes, car Bamboche avait déjà amoncelé plusieurs bottes de paille le long de la portière, seule issue qui restât aux gens enfermés dans la voiture.

— Le feu… — m’écriai-je, lorsque je pus parler, car tout ceci s’était passé avec la rapidité de l’éclair.

— Oui… le feu, — me dit Bamboche, pâle, les traits contractés par une expression de joie féroce. — Oui… le feu… ils vont rôtir dans ce brasier comme des démons qu’ils sont, car ils sont enfermés dans la cabine ; la porte du vestiaire est fermée, et j’ai cloué la portière en dehors…

— Oh !… comme ils crient… les entendez-vous ! — dit Basquine aussi effrayée que moi des hurlements qui s’échappaient de la voiture dont le plancher s’embrasait.

— Tout-à-l’heure ils ne crieront plus, — dit Bamboche.

Puis il ajouta d’une voix précipitée :

— Maintenant à cheval sur Lucifer… dans deux heures nous aurons gagné les bois… je connais le chemin.

— À cheval… nous trois sur Lucifer ? — m’écriai-je, — c’est impossible… montes-y avec Basquine… je tâcherai de vous suivre.

— M’écouteras-tu, — cria Bamboche, d’une voix terrible.

Et me faisant faire volte-face, il me jeta pour ainsi dire en selle sur Lucifer, tout bridé, tout bâté, et qui, effrayé par la flamme de l’incendie, renâclait, couchait ses oreilles, frappait du pied, et tâchait de briser le licou qui l’attachait à un pieu.

— Tu es plus léger que moi, — me dit Bamboche, — reste là, tu assoiras Basquine devant toi, elle te tiendra à bras-le-corps, moi je monterai en croupe… vite… vite.

Basquine, légère comme un oiseau, fut d’un bond placée devant moi.

Les cris des victimes renfermées dans la voiture devenaient affreux.

Bamboche, d’un coup de couteau, trancha la longe qui retenait Lucifer… L’animal, épouvanté, bondit, partit comme un trait, et, au même instant Bamboche, sautant en croupe derrière moi, s’écria :

— Laisse aller Lucifer, il tourne le dos au feu… Il est en bonne route.

Notre poids n’était rien pour ce grand âne d’une vigueur extraordinaire ; mais nous eussions pesé trois fois plus, qu’il fût parti avec la même vélocité, grâce à la terreur que lui causait l’incendie…

Serrant étroitement entre ses genoux la croupe de Lucifer qu’il talonnait vigoureusement, Bamboche se retourna pour jeter un dernier cri de haine, de vengeance et de malédiction sur la voiture en flammes déjà bien loin de nous, et, tendant le poing dans cette direction, il s’écria :

— J’ai attendu long-temps, brigands… mais j’ai mon tour…

Et nous allions toujours devant nous, à travers la nuit obscure, seulement éclairée çà et là par le feu des cailloux étincelants sous le galop furieux de notre monture,… allure effrénée que Bamboche précipitait encore en labourant du bout de son couteau les flancs de Lucifer.




CHAPITRE XVI.


l’oasis.


Laissant dernière nous la voiture embrasée, nous avions galopé presque toute la nuit.

Peu de temps avant le jour, Lucifer, à bout de ses forces, complètement fourbu, s’était abattu ; impossible à nous de l’obliger à se relever ; nous attendîmes le jour au milieu des bois où nous nous trouvions depuis quelques heures ; nous étions d’une joie folle ; l’impression de frayeur mêlée de pitié que la terrible vengeance de Bamboche nous avait inspirée à Basquine et à moi, s’effara bientôt devant le souvenir des mauvais traitements, des cruautés dont nous avions été victimes ; et ces terribles représailles, dont nous n’étions pas d’ailleurs complices, nous semblèrent méritées.

Dans l’ivresse de notre délivrance, nous faisions vingt projets plus fous les uns que les autres : nous allions enfin goûter toutes les joies, toutes les douceurs d’une vie libre, oisive et riche, car nous étions riches, énormément riches. Bamboche nous l’affirmait ; nous nous gardions bien de le contredire ; d’ailleurs, au point du jour, il devait nous montrer notre trésor.

Cette richesse inattendue nous surprenait, nous charmait, mais nous étions surtout sensibles, moi et Basquine, au bonheur d’être maîtres absolus de nos volontés, et de disposer de ces jours que nous allions passer ensemble le plus gaîment du monde.

Bamboche, positif et précis dans ses vœux, ne tarissait pas sur les belles robes que Basquine allait avoir, sur les festoiements sans fin auxquels nous allions nous livrer. Il me parlait aussi beaucoup d’une superbe montre d’or qu’il voulait m’acheter. J’avais beau décliner ce don, il y tenait opiniâtrement. Ce rare bijou devait être accompagné d’une chaîne, ornée de breloques en graines d’Amérique ; sur la boîte de la montre seraient gravés ces mots : donné par Bamboche et par Basquine à leur frère Martin. Je ne pus résister à ce dernier trait, j’acceptai la montre ; il ne s’agissait plus que de l’acheter.

Bamboche se complaisait aussi dans la description de son costume et conséquemment du mien, car nous devions toujours être habillés pareillement, comme deux frères : mon ami se proposait de nous vêtir d’habits bleu barbeau, de gilets écarlate, de pantalons chamois collants et de bottes à cœur et à glands ; la question de savoir si les glands seraient noirs ou en or, fut long-temps débattue. Basquine décida, avec un bon goût précoce, que les glands seraient simplement noirs. Ce costume devait alterner avec une fière polonaise verte à brandebourgs noirs et à collet bourré, accoutrement tant soit peu militaire, dont le caractère héroïque serait complété par un pantalon gris à large bande écarlate. Quant aux toilettes de Basquine, ce n’étaient que plumes, satin, velours et pierreries. Nous devions aussi rouler voiture, bien entendu.

Le jour nous surprit au milieu de ces beaux rêves ; c’était au jour que Bamboche nous avait promis de nous prouver notre richesse colossale.

Nous étions assis au pied d’un grand arbre, en pleine forêt ; à quelques pas de nous gisait le corps inanimé de Lucifer ; Bamboche s’en approcha et détacha du bât où elles étaient solidement attachées, deux pesantes sacoches que, dans la précipitation et la frayeur de notre fuite, je n’avais pas remarquées.

Bamboche nous apporta ces deux poches de cuir d’un air solennel ; nous attendions la vue de ce qu’elles contenaient avec une ardente impatience.

Bamboche déboucla l’espèce de chaperon qui couvrait la première sacoche et en tira, à notre surprise un peu désappointée, une paire de pistolets vulgairement dits coups-de-poing, et une poire à poudre.

— C’est là tout ! — s’écria Basquine ébahie — c’est là notre richesse !

— C’était là de quoi la défendre cette nuit et nous-mêmes, si ce brigand de la Levrasse avait échappé de sa rôtissoire pour courir après nous.

— Ah ! bon, — reprit Basquine. — Maintenant, nos richesses… voyons… vite.

— Les voilà, — dit triomphalement Bamboche en tirant de la sacoche un sac de peau du volume d’un ridicule de femme, et fermé par une monture d’argent noirâtre de vétusté.

— Pèse-moi ça, Basquine, — dit Bamboche ; — pèse-moi ça, Martin.

Basquine et moi nous soupesâmes le sac ; il était fort lourd.

— Comment, ce sac est tout plein d’argent ? — s’écria Basquine.

— De l’argent ? — dit Bamboche en haussant les épaules avec dédain… — de l’argent ? belle rareté…

Prenant alors dans sa poche une petite clef, il me la donna (j’avais alors le sac entre les mains), et me dit :

— Frère… ouvre…

Je mis la clef dans la petite serrure du fermoir, le sac bâilla.

— Prends un rouleau, — me dit Bamboche.

Je pris au hasard un des deux ou trois rouleaux qui se présentaient à moi, rouleaux de trois pouces de long, soigneusement enveloppé de papier, cacheté à l’un de ses bouts, mais seulement replié à l’autre.

— Regarde dans ce rouleau, — me dit Bamboche.

Je dépliai le papier et je m’écriai :

— De l’or !

— De l’or ! — s’écria Basquine à son tour, — tout ça de l’or !

— À un autre rouleau ! — médit Bamboche avec une satisfaction de plus en plus triomphante.

Je donnai à Basquine le rouleau que je tenais ; j’en pris un second.

— Encore de l’or, — lui dis-je.

— Toujours de l’or, — dit Bamboche radieux, — toujours de l’or… Ça serait ainsi jusqu’à demain… Ces rouleaux en sont pleins. Je n’ai pas eu le temps de les compter ; mais il y en a là peut-être pour quinze ou vingt mille francs !!

— Quinze ou vingt milles francs ! — répétai-je avec stupeur.

Tout-à-coup Basquine se mit à rire si bruyamment, en regardant le rouleau qui lui était resté dans les mains, que Bamboche et moi nous nous écriâmes :

— Qu’as-tu donc à rire ?

— Ah ! la bonne farce… — reprit Basquine en redoublant d’hilarité. — Sais-tu ce que c’est que ton or, Bamboche ?… C’est du plomb. Tiens, regarde…

Et, tendant sa petite main ouverte, elle nous montra une poignée de rouelles de plomb de la grandeur d’une pièce de vingt sous…

Au milieu d’elles, on apercevait le louis d’or bien brillant qui s’était d’abord offert à ma vue quand j’avais ouvert le rouleau.

Bamboche devint blême, et resta un moment pétrifié… Puis, saisissant le sac par le fond, il le vida sur l’herbe.

Une quinzaine de rouleaux tombèrent.

Bamboche se jeta à genoux, et les brisa tous alternativement par le milieu.

Hélas ! tous ne contenaient que des rouelles de plomb, comme le premier ; seulement dans quatre ou cinq de ces rouleaux cette singulière monnaie était cachée sous une pièce d’or.

Lorsque Bamboche se fut assuré que notre fortune colossale se bornait à trois ou quatre louis, il s’écria furieux :

— Brigand de la Levrasse…

— Comment ? — lui dis-je.

— Eh oui ! — reprit-il, en frappant du pied avec rage, — je savais qu’il cachait beaucoup d’argent quelque part ; depuis six mois j’étais à la piste… car je ne voulais pas quitter ce brigand-là sans me venger et sans lui prendre de quoi bien nous amuser… Enfin, avant-hier… je découvre la cachette… J’arrange tout pour que la Levrasse soit rôti… pendant que j’emportais son trésor… et ce trésor… c’est du plomb, sauf une centaine de francs… double gueux, va !!!

Après la première stupeur causée par notre déconvenue, nous cherchâmes en vain à comprendre dans quel but la Levrasse avait préparé ce leurre.

Mieux instruit maintenant, je suis certain que la Levrasse joignait à tous ses hasardeux métiers celui d’être, dans l’occasion, complice de ce vol si connu depuis, mais qui florissait alors presque toujours heureux et impuni, je veux parler du vol dit à l’Américaine. Ce sac avait sans doute été préparé par lui, de longue main, pour faire quelque dupe, si l’occurrence se rencontrait.

Pendant quelques minutes nous restâmes consternés de voir si brusquement s’évanouir nos beaux projets.

Basquine rompit la première le silence, et s’écria gaîment :

— Bah ! qu’est-ce que ça fait ! nous sommes libres comme des oiseaux… le temps est superbe, ces bois sont très-jolis, avec les quatre ou cinq louis d’or nous ne mourrons pas de faim… Promenons-nous, amusons-nous… Nous irons boire du lait dans un village… et toi, Bamboche, ne sois pas méchant — ajouta-t-elle en se jetant au cou de notre compagnon.

Mais celui-ci, la repoussant durement, s’écria :

— Laisse-moi tranquille, je n’ai pas envie de rire, moi…

Les traits de Basquine s’attristèrent soudain ; elle regarda Bamboche d’un air craintif et triste, et lui dit doucement :

— Ne te fâche pas…

— Nous être crus si riches ! — reprit celui-ci avec amertume et colère.

— Écoute, Bamboche, — lui dis-je, — si c’est pour toi que tu regrettes nos trésors… à la bonne heure ; fais du mauvais sang tant que tu voudras ;… mais si c’est pour moi, ne t’en fais pas… c’est déjà bien assez de bonheur d’être libres… et tous trois ensemble.

— Martin a raison, vois-tu ? Bamboche, — dit timidement Basquine ; — nous sommes ensemble, tant pis pour l’argent… ça n’est pas moi qui le regrette, toujours… Et puis, — ajouta-t-elle avec une sorte d’hésitation craintive, — au moins… comme cela… nous n’aurons pas volé… et ça vaut mieux… n’est-ce pas, Bamboche, de n’avoir pas volé ?

— C’est vrai, — ajoutai-je. — Quant aux louis d’or qui sont avec le plomb, nous les avons joliment gagnés ;… car la Levrasse ne nous a jamais donné un sou depuis que nous travaillons pour lui… et pourtant il a ramassé de fameuses recettes.

— Qu’est-ce que ça me fait à moi de voler ? — reprit rudement Bamboche, — et comme disait le cul-de-jatte, puisqu’on ne me donne rien, je prends où je peux… C’est comme les loups… on ne leur donne rien, ils prennent où ils peuvent… D’ailleurs voler les voleurs n’est pas voler… la Levrasse était un voleur.

— Enfin, puisqu’il se trouve que nous n’avons pris que ce qu’on nous devait, Basquine a raison, ça vaut mieux, — dis-je à Bamboche. — Quant au trésor, ça nous est égal de n’être plus riches. Est-ce que tu y tenais beaucoup, toi ?

— Tonnerre de Dieu !… oui, j’y tenais… pour vous et pour moi ! — s’écria Bamboche.

— Mais ça nous est égal… à nous.

— Ça ne me l’est pas à moi… tiens, — me répondit brusquement Bamboche.

— Ainsi Basquine et moi… nous ne te sommes de rien… tu ne penses qu’à cet argent perdu, — dis-je à notre compagnon, — tu n’es pas juste, non plus.

Bamboche fut sensible à ce reproche, car, d’un grand coup de pied, envoyant au loin le sac vide et les sacoches, il reprit gaîment :

— Ah ! bah ! tant pis… vous avez raison, vous autres… Quand je serai là une heure à me manger le sang… à quoi bon ?… nous sommes volés… eh bien ! nous sommes volés… Embrasse-moi, Basquine… embrasse-moi, Martin ; ramassons les jaunets ; vive la joie ! et en avant la vie buissonnière !

Nous nous embrassâmes tous trois dans une accolade demi-sérieuse, demi-comique, assez semblable à celle qui unit, sur les bords du grand lac, les trois libérateurs de la Suisse, et nous répétâmes :

— Vive la joie et en avant la vie buissonnière !

Puis nous triâmes soigneusement les rouelles de plomb, où nous trouvâmes en tout quatre louis d’or, que Bamboche mit dans sa poche, en disant :

— C’est une poire pour la soif… Pourvu qu’ils soient bons, encore.

Et, abandonnant le corps inanimé de Lucifer, nous nous mîmes en marche à l’aventure, au milieu de la plus admirable forêt du monde (la forêt de Chantilly), par une belle et douce matinée d’automne.

Après deux ou trois heures de marche, entremêlées de haltes, devant d’énormes buissons de mûriers sauvages, aux gros fruits d’un pourpre noir, sucrés et savoureux, le hasard nous conduisit au bord d’une petite rivière, dont la rive était couverte de plantes aquatiques, au-dessus desquelles bourdonnaient, scintillaient, voletaient des myriades d’insectes de toutes couleurs, entre autres de magnifiques demoiselles aux ailes de gaze, au corselet d’émeraude et aux yeux de rubis.

Nous nous amusâmes à poursuivre ces brillants insectes avec la folle joie de notre âge. À ma grande surprise, Bamboche se montra aussi ardent que moi et Basquine pour cette chasse ; je ne l’aurais jamais cru capable de prendre autant de plaisir à un pareil amusement…

Mon étonnement redoubla en voyant ses traits, ordinairement si contractés, si durs, et empreints d’une apparence de virilité précoce, se détendre peu-à-peu, dépouiller cette expression sarcastique et méchante qui n’était pas de son âge, et exprimer souvent, selon l’heureux succès de sa chasse, une joie naïve, enfantine ; on eût dit que sa perversité hâtive et hors nature commençait à se dissiper au grand air de la solitude et de la liberté.

— C’est drôle… — me dit-il en s’arrêtant, et en laissant Basquine se jouer à quelques pas devant nous, — la vue de cette forêt… ce beau soleil… ce grand silence me rappellent mes bons jours d’autrefois… quand, tout petit… je bûcheronnais au fond des bois avec mon pauvre père.

En me parlant ainsi, Bamboche était visiblement attendri, mais, apercevant une superbe demoiselle posée sur le faite d’un roseau, il s’écria :

— À moi celle-ci…

Et il se précipita à sa poursuite.

Quant à Basquine, parfois l’expression de son charmant visage, aussi presque transfiguré, me rappela sa physionomie candide, alors qu’ayant encore l’innocence, la pureté d’un ange, elle me racontait, dans sa maladie, sa foi naïve à la bonne Vierge, cette sainte mère du bon Dieu.

En courant ainsi, nous remontâmes le courant de la petite rivière jusqu’à un endroit où elle se bifurquait pour ceindre une île qui ne paraissait pas avoir plus d’un arpent de tour : elle était fort escarpée, fort abrupte, et des arbres immenses sortaient du milieu des massifs de roches grises dont la rivière baignait le pied.

À l’aspect de ce lieu d’un pittoresque si sauvage, nous nous arrêtâmes, saisis d’admiration et d’impatiente curiosité.

— Ah ! la belle petite île, — s’écria Basquine en joignant les mains, — comme ça doit être joli là-dedans !

— Il faut y aller, — dit résolument Bamboche.

— Et y passer la journée, — ajoutai-je. — Il doit y avoir des mûres comme dans les bois… nous dînerons avec ça.

— Sans compter les châtaignes… — ajouta Bamboche, en nous montrant d’énormes châtaigniers, poussés parmi les roches de l’île. — Nous mangerons des châtaignes grillées sous la cendre… quel bonheur… À l’île ! — s’écria-t-il d’un air conquérant. — Suivez-moi… À l’île !… à l’île !

— Et du feu pour cuire les châtaignes ? — dit Basquine.

— Est-ce que je n’ai pas mon briquet ?… Nous trouverons des branches mortes… je me charge du reste, — ajouta-t-il d’un air capable. — Je connais la vie des bois ; quand je bûcheronnais avec mon père, j’allumais toujours le feu… Voyons… À l’île !

— À la bonne heure, — lui dis-je. — Mais, pour traverser la rivière, c’est peut-être profond… comment faire ? Et Basquine ?

— Soyez donc tranquilles, — dit Bamboche, — je sais nager, je vais sonder le passage… S’il y a pied… nous passerons Basquine dans nos bras… S’il n’y a pas pied… je suis assez fort pour vous passer l’un après l’autre… Ce n’est pas large du tout.

Et ce disant, il ôta sa blouse, sa chemise, releva son pantalon jusqu’aux genoux et se déchaussa.

— Prends garde, — lui dit Basquine, inquiète.

— Rassure-toi, — répondit Bamboche, en coupant une longue baguette d’aune.

— N’aie pas peur, — dis-je à Basquine. — Je l’ai vu nager… il nage très-bien…

Bamboche se mit hardiment à l’eau, qu’il sondait avec sa baguette, à mesure qu’il s’avançait.

Il est impossible de dire notre joie en le voyant arriver à l’autre bord, ayant à peine de l’eau jusqu’à la ceinture.

— C’est tout sable fin comme du grès, — nous cria-t-il, — attendez-moi, je vais repasser. Moi et Martin nous te prendrons entre nos bras, Basquine… n’aie pas peur.

Ce qui fut dit, fut fait. Ce ruisseau avait au plus une quinzaine de pieds de large ; bientôt nous entrions joyeux dans l’île, gravissant les blocs de roches qui la couvraient presque entièrement, et du milieu desquels s’élançaient des chênes, des sapins, des châtaigniers gigantesques.

Sauf un petit sentier, à peine battu, que nous trouvâmes au bout de quelques instants, et qui serpentait à travers les blocs de grès, aucun chemin n’était tracé ; de hautes herbes sauvages croissaient abondamment dans quelques parties de terre végétale ; en dix minutes, notre sentier nous conduisit devant une masure inhabitée, sans porte ni fenêtres, et pourtant abandonnée depuis peu sans doute, car, du côté où nous arrivâmes, elle était entourée de quelques perches de terrain encore plantées de pommes de terre et de racines potagères ; plusieurs vieux poiriers, chargés d’une énorme quantité de fruits, étaient disséminées çà et là dans le petit potager, tandis qu’une superbe treille, couverte de grappes d’un pourpre violet, couvrait entièrement un des pignons de la masure.

Ne voyant, n’entendant personne, nous entrâmes dans cette masure composée de deux petites pièces, vides de tous meubles ; dans l’une était une haute cheminée dégradée par le feu ; cette demeure avait sans doute été naguères habitée par quelque forestier, préposé à la surveillance de cette île, car de nombreuses hardes de cerfs et de biches des forêts voisines venaient s’abreuver et se baigner dans la petite rivière, et traversaient quelquefois cette île solitaire[8].

Ravis de notre découverte, nous fîmes le tour de la masure ; son autre façade donnait sur une pelouse verte, beaucoup plus longue que large, encaissée de roches grises, couronnées d’une si belle châtaigneraie, que ces arbres séculaires formaient presque le berceau, entremêlant leurs branchages d’un côté à l’autre du gazon.

À quelques pas de la masure, une petite source sortait du creux d’un rocher, et, de cascatelles en cascatelles, tombait avec un léger murmure dans un bassin naturel rempli de cresson sauvage, d’où elle se perdait sans doute ensuite par quelque fuite souterraine…

— Si nous ne voyons personne dans l’île, — s’écria Bamboche, — je propose de nous établir ici pendant un jour ou deux… Il y a de l’eau… des pommes de terre… des châtaignes, du raisin, des poires… nous vivrons comme des dieux…

— Moi, je propose d’y rester huit jours, — s’écria Basquine, ravie.

— Restons-y tant que nous nous y plairons, — ajoutai-je.

— Accordé, — dit Bamboche, — mais avant il faut nous assurer qu’il n’y a personne pour nous chasser d’ici…

— Hélas ! c’est vrai… on pourrait nous chasser, — reprit tristement Basquine, — quel dommage !…

— Ne nous chagrinons pas d’avance, — lui dis-je, — fouillons d’abord l’île dans tous les sens… ça ne sera pas long.

Cela ne fut pas long, en effet.

Au bout d’une heure, nous nous étions assurés qu’il n’y avait que nous dans ce que nous appelâmes dès lors possessivement notre île.

Le soir, un peu avant le coucher du soleil, Basquine, agenouillée auprès du petit bassin d’eau limpide et froide, situé au bas d’une roche, lavait de superbes pommes de terre jaunes, tandis que Bamboche, assis à ses côtés, écallait des châtaignes ; quant à moi, penché devant le foyer de la masure, j’avivais un feu de bois sec dont la cendre brûlante devait cuire les pommes de terre et les châtaignes qui devaient compléter notre souper, déjà composé de superbes grappes de raisins et d’une douzaine de poires d’un gris doré magnifique.

Telle fut la première journée que nous passâmes dans notre île.




CHAPITRE XVII.


la chanson.


Deux jours s’étaient à peine écoulés dans le calme et dans la solitude de notre île, que les symptômes d’amélioration morale que j’avais déjà remarqués chez mes deux compagnons, et ressentis en moi, se manifestaient de plus en plus…

Était-ce, si l’on peut s’exprimer ainsi, le changement d’air ?… Je ne sais… mais on eût dit que depuis que nous avions quitté la troupe de la Levrasse et l’atmosphère corrompue dans laquelle nous avions jusqu’alors vécu, nos aspirations devenaient meilleures et s’épuraient chaque jour.

Seulement, nous nous cachâmes d’abord soigneusement les uns aux autres ces heureux et salutaires sentiments, car, hélas ! nous étions déjà assez corrompus pour éprouver la honte du bien.

Les circonstances de la seconde soirée passée dans l’île sont au nombre de mes souvenirs les plus présents.

Nous avions activement et joyeusement travaillé tout le jour nos pommes de terre et nos racines, déjà envahies par les mauvaises herbes ; nous avions été ramasser du bois mort pour notre feu, et, en ma qualité d’ancien maçon, j’avais rajusté quelques tuiles de la toiture, tandis que Bamboche et Basquine faisaient la cueillette des fruits ; tel avait été pour nous le charme de ces travaux, que nous ne nous étions pas reposés deux heures.

Après avoir gaîment soupé de pommes de terre cuites sous la cendre et de fruits savoureux, nous étions, Basquine, Bamboche et moi, couchés sur la pelouse qui s’étendait devant la masure.

Depuis quelque temps le soleil avait disparu ; la soirée était d’une tiédeur charmante, et quoiqu’il n’y eût pas encore de lune, les étoiles scintillaient assez pour éclairer faiblement l’obscurité de la nuit ;… il ne faisait pas le plus léger souffle de vent ; l’air était si pur, si calme, si sonore, que, parmi les bouillonnements de la source qui ruisselait entre les rochers, nous distinguions mille bruits divers… tantôt murmurants et voilés comme une plainte, tantôt clairs, argentins, comme le timbre d’une cloche de cristal.

Contre notre habitude, nous restions silencieux et rêveurs.

— Comme c’est joli… le bruit de cette source… — dit soudain Basquine.

— Oui, — répondit Bamboche ; — c’est à quoi je pensais… ça vaut mieux que la musique qui accompagnait nos exercices.

— Oh ! c’est bien vrai !… — dis-je avec un soupir.

Et tous trois, nous redevînmes silencieux.

Bientôt le chant de je ne sais quel oiseau… chant plaintif, monotone, mais d’une douceur infinie, s’éleva au loin, à plusieurs reprises… assez espacées…

Puis l’oiseau se tut…

Nous n’entendîmes plus que le bouillonnement de la petite source.

Ce chant triste, voilé, solitaire, me causa un attendrissement inexplicable.

— Tiens… l’oiseau se tait… — dit Bamboche d’un ton de regret. — C’est dommage, n’est-ce pas, Basquine ?

Notre compagne ne répondit pas d’abord.

— Basquine… est-ce que tu dors ? — lui dit Bamboche.

— Non… — répondit-elle doucement, — je pleure…

— Pourquoi donc ?

— Je ne sais pas… Je n’ai aucun mal, je me trouve bien heureuse là… avec vous deux… Mais j’ai pensé à mon père… à ma mère… à mes sœurs ; alors j’ai pleuré presque sans m’en apercevoir, et… ça me fait du bien…

Je m’attendais à ce que Bamboche allait railler ou gronder Basquine ; il n’en fit rien ; il lui dit d’une voix attendrie :

— Pleure, va… c’est quelquefois meilleur… que de rire… et puis… vois-tu ?…

Bamboche n’acheva pas sa phrase, soit qu’il fût trop ému, soit qu’il voulût nous cacher son émotion.

Pendant quelque temps nous gardâmes encore un profond silence.

Bamboche l’interrompit le premier en disant :

— Basquine… si tu ne pleures plus… chante-nous donc quelque chose… puisque l’oiseau ne chante plus.

— Je veux bien, — dit Basquine, — mais quoi ?

— Ce que tu voudras.

La pauvre enfant n’avait que le choix entre plusieurs chansons graveleuses ou obscènes : elle n’en savait pas d’autres.

Elle commença donc de sa voix enfantine, d’une pureté angélique :

Bonjour, mon ami Vincent,
Tu reviens de ton village,
Veux-tu me faire présent
De . . . . .

— Non… pas de paroles… — s’écria brusquement Bamboche en l’interrompant, — un air… seulement… l’air que tu voudras… mais sans paroles.

— J’aime mieux cela aussi… — dit Basquine, — je ne sais pas pourquoi je m’aperçois ce soir que les paroles…… me gênent

Ainsi que Bamboche, j’avais été, pour la première fois, douloureusement révolté en entendant cette voix d’ange, dont l’accent mélancolique et doux ne m’avait jamais semblé plus enchanteur, dire ces premières paroles d’une chanson ignoble… Basquine avait éprouvé le même sentiment de dégoût et de honte, puisqu’elle avait dit, la pauvre créature, que, ce soir-là, sans savoir pourquoi, les paroles la gênaient.

Par quel phénomène éprouvions-nous, tous trois, cette délicatesse subite, Basquine, habituée à chanter effrontément des obscénités, nous, à les entendre ?

Je ne pouvais alors me rendre compte de cette étrangeté ; mais, à cette heure, plus expérimenté, il me semble voir dans la manifestation de cette délicatesse soudaine, ainsi que dans l’amélioration de nos sentiments, due sans doute à la salutaire influence de la solitude et d’un travail attrayant, une preuve nouvelle que la corruption la plus incarnée ou la plus précoce n’est jamais incurable. Non ! non ! dans certains milieux donnés, elle cède à des aspirations involontaires vers le bien, vers le juste, vers le beau, moments divins où l’âme déchue tend à remonter vers la sphère dont elle est tombée ; moments précieux… mais, hélas ! fugitifs, où toute réhabilitation est encore possible.

Sur l’invitation de Bamboche, Basquine se mit d’abord à chanter, sans paroles, l’air de mon ami Vincent… mais elle le chanta sur une mesure lente et triste qui, dénaturant le caractère commun de ce flon-flon, lui donnait un accent singulièrement mélancolique.

Puis, ainsi qu’un oiseau s’élance vers le ciel après avoir quelque temps rasé la terre… Basquine, s’animant peu-à-peu, parvint, grâce à des transitions d’un art aussi instinctif que merveilleux, à fondre ce premier thème dans une improvisation ravissante de douceur et de mélancolie.

C’était quelque chose de naïf, de triste, de tendre, d’ineffable… d’ailé, si cela se peut dire, qu’un poète eût comparé peut-être au chant d’un petit séraphin, implorant de sa voix enfantine le pardon de quelque pécheur.

Cette comparaison me vint à la pensée, parce que Basquine avait commencé par chanter assise ; mais à mesure qu’elle parut céder à je ne sais quelle mystérieuse inspiration, d’un mouvement presque imperceptible, elle se mit à genoux, et continua de chanter, les mains jointes et son adorable visage tourné vers le ciel tout rayonnant d’étoiles.

Bamboche et moi nous écoutions Basquine dans une sorte d’extase recueillie ; jamais elle n’avait jusqu’alors ainsi chanté ; nous nous étions rapprochés l’un de l’autre, et, machinalement, nous nous étions agenouillés comme elle.

Bientôt je sentis le front de Bamboche s’appuyer sur mon épaule… et ses larmes tombèrent sur ma main…

Jamais je n’avais vu Bamboche pleurer ; aussi, je ne puis dire mon émotion en sentant ses larmes tomber sur ma main, au milieu de l’obscurité ;… je jetai mes deux bras autour du cou de mon compagnon ; j’allais lui parler, lorsqu’il me dit d’une voix basse et entrecoupée :

— Laisse… laisse-la chanter… cela me fait tant de bien… Il me semble qu’elle demande pardon pour moi. Pauvre petite… elle ne pensait pas à mal… Ni moi non plus autrefois, je n’y pensais pas, à mal !… Mais on m’a perdu et je l’ai perdue aussi… elle…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si extraordinaires que dussent me paraître ces tardifs remords de Bamboche, ils ne m’étonnaient pas ; le chant de Basquine me plongeait aussi dans une émotion navrante.

Bien des années après cette scène, et alors que, de toute la hauteur de son génie, Basquine dominait les plus illustres artistes, elle m’a avoué que de ce jour où, le cœur gonflé d’une tristesse infinie en songeant à son père, à sa mère, aux premières croyances de son enfance… et enfin au sombre avenir que lui préparait sa flétrissure si horriblement précoce… elle avait, pour ainsi dire à son insu, improvisé cette plainte désolée au milieu de notre île solitaire, de ce jour : l’art, dans ce qu’il a de plus naïf, de plus idéal, et pourtant de plus humain s’était vaguement révélé à sa jeune intelligence.

« Des paroles eussent été impuissantes à exprimer ce que j’éprouvais ce soir-là, de tendre et de déchirant à la fois, me disait alors Basquine. Il m’a semblé entendre une voix plaintive qui chantait en moi… et j’ai répété ce chant presque sans m’en apercevoir et tout naturellement, tant il rendait fidèlement mes impressions. Ce chant… je me le suis toujours rappelé avec attendrissement, et, à cette heure encore, ajoutait-elle avec un triste sourire, je ne peux le répéter sans fondre en larmes. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au bout de quelques minutes, la voix vibrante de Basquine, que nous écoutions dans un silence recueilli, se voila… baissa peu-à-peu, et son chant expira progressivement sur ses lèvres, comme une plainte harmonieuse qui se serait évanouie au loin…

Puis l’enfant courba sa tête sur sa poitrine, et resta quelques instants silencieuse…

Mais… ne nous entendant pas parler, elle se retourna bientôt vers nous, et nous vit, Bamboche et moi, fraternellement embrassés…

— Qu’avez-vous ? — s’écria-t-elle en entendant nos sanglots, car l’attendrissement de Bamboche m’avait gagné.

— Qu’avez-vous ? — reprit Basquine agenouillée devant nous en pressant ma main et celle de Bamboche, — vous pleurez ?

— Oui… nous pleurons… comme tu pleurais tout-à-l’heure, — répondit Bamboche, — et ces larmes-là font du bien…

Puis nous étreignant tous deux sur sa large poitrine, il s’écria avec un accent que je n’oublierai jamais :

— Nous ne sommes pas méchants… pourtant !!

Non… oh ! non, jamais je n’oublierai avec quelle expression Bamboche prononça ces mots, empreints à la fois de repentir du mal qu’il avait fait, de douloureuse récrimination contre la fatalité de sa destinée qui l’avait poussé au mal, et d’une tendance sincère à rentrer dans la voie du bien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous étions fait deux lits de bruyère et de mousse, l’un pour moi dans la première pièce de la masure, l’autre pour Basquine et pour Bamboche, dans la seconde pièce…

Cette nuit-là, Bamboche partagea ma couche après avoir baisé Basquine au front, en lui disant :

— Bonsoir, ma sœur…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bamboche dormit peu, je le sentis s’agiter pendant toute la nuit ; plusieurs fois il soupirait profondément ; à la première lueur du crépuscule il m’éveilla. Sa physionomie était pensive, douce et grave.

Nous entrâmes dans la pièce où dormait encore Basquine ; elle avait le sommeil léger comme celui d’un oiseau. En nous entendant, elle ouvrit ses grands yeux, et nous regarda, souriante et étonnée.

Nous sortîmes tous trois.

Quelques étoiles scintillaient encore ; le Levant commençait à s’empourprer ; l’air était d’une fraîcheur délicieuse ; mille senteurs aromatiques s’exhalaient des herbes baignées de rosée… La matinée s’annonçait digne de la soirée de la veille…

— Écoute Basquine… écoute Martin, — nous dit Bamboche en nous faisant asseoir à ses côtés sur l’un des blocs de rochers qui bordaient la pelouse, — il faut que nous nous parlions franchement, que chacun dise son idée sans honte… nous ne sommes que nous trois…

Basquine et moi, surpris de l’accent sérieux de Bamboche, nous le regardâmes en silence ; il continua :

— Pour vous mettre à l’aise… je vais commencer… vous vous moquerez de moi après si vous voulez… mais je serai franc…

— Nous moquer de toi… et pourquoi ? — lui dis-je.

— Parce que je caponne… parce que je renie le cul-de-jatte dont je vous ai tant parlé… parce que je me renie moi-même… Mais c’est égal… faut parler franc…

Puis s’adressant à moi :

— Frère, tu te rappelles comment notre amitié est venue ; d’abord je l’ai roué de coups, tu me les as rendus ; je t’ai repris en traître, tu t’es laissé faire ; ça m’a touché… je t’ai parlé de mon père.

— C’est vrai…

— Alors ça m’a attendri… tu t’es fourré dans l’attendrissement… et depuis, nous avons été frères…

— Oui… et nous le serons toujours…

— Plus que jamais… car je me sens meilleur que je n’étais… et c’est encore… en me souvenant de mon pauvre père… que ce qui m’arrive… m’est arrivé…

— Qu’est-ce qui l’arrivé ? — demanda Basquine.

— Une fois mon parti pris sur le sac de plomb qui remplacerait le sac d’or, — répondit Bamboche, — nous avons commencé à courir les bois…

— Et ça t’a rappelé… ton père… et le temps où, tout petit, tu bûcheronnais avec lui, — dis-je à Bamboche, — tu me l’as avoué…

— C’est vrai… et depuis ces deux jours que nous sommes ici… seuls, tranquilles dans ce bel endroit… travaillant à la terre, ramassant du bois, cueillant des fruits, vivant en paysans, je ne me reconnais plus….. Pourquoi suis-je changé ?… je n’en sais rien… mais ça est… Je n’ai pas dormi de la nuit… je me suis bien tâté, bien interrogé, et je m’ai toujours répondu à moi-même : depuis la mort de mon pauvre père, j’ai mené une vie de gueux pour moi et pour les autres… il faut que ça finisse… j’en ai assez… je n’en veux plus…

Et comme nous le regardions, de plus en plus surpris :

— Ça vous étonne ?… moi aussi. Je vous dis que je n’y comprends rien ;… mais ce qu’il y a de sûr, c’est que depuis que je n’ai plus sur le dos la Levrasse, la mère Major, le paillasse et toute la s… séquelle, je respire à mon aise, quoique j’aie, par ci, par là, le cœur bien gros… parce que… parce que…

Et, regardant Basquine avec une expression indéfinissable, il n’acheva pas.

Puis il reprit, en étouffant un soupir :

— Mais, sauf ces moments où j’ai le cœur gros, je l’ai plein de joie,… parce que je commence à me dire que cette canaille de cul-de-jatte pourrait bien m’avoir enfoncé ; car, cette nuit, je me disais : voyons, mon pauvre père est mort en travaillant ; toute sa vie il a eu de la misère, quoiqu’il ait été honnête et laborieux… Bon, c’est vrai mais ça n’empêche pas que tous les braves gens diraient de lui, avec estime : pauvre b… ; je sais bien que les brigands comme le cul-de-jatte diraient : s… dupe ! mais personne, ni bons, ni méchants, ne dirait de mon père : mauvais gueux !

— Oh non ! — m’écriai-je, ainsi que Basquine.

— Eh bien ! — reprit résolument Bamboche, — j’ai bien songé à ça cette nuit ; on dira peut-être de moi : pauvre b… s… ! dupe ! mais on ne dira jamais : mauvais gueux

De nouveau Basquine et moi nous nous exclamâmes de joie.

— Quand mon père a été mort, — reprit Bamboche, — ma première idée, et c’était la bonne, a été de travailler ; j’ai demandé du pain et du travail à un riche… Il m’a répondu en aguichant contre moi son chien, c’est vrai, mais tout le monde n’est pas des brigands pareils.

— Bien sûr ! — m’écriai-je.

— Alors, pour mon malheur, j’ai rencontré le cul-de-jatte, et puis après, la Levrasse et toute la bande, et ça m’a perdu… Mais, minute, il y a quelque chose qui regimbe là-dedans, — et il se donna un grand coup de poing dans la poitrine. — Et j’en reviens là… On ne dira plus de moi : — Mauvais gueux, je l’ai déjà été assez pour moi… et pour les autres.

Et il regarda de nouveau Basquine avec une expression de tendresse et de commisération profonde, puis il ajouta :

— Et c’est à elle pourtant que je dois aussi une part de ce changement-là… Hier soir, pendant qu’elle chantait… comme pour demander pardon pour moi, mon cœur se fondait en regardant le ciel, et je me disais : on parle du bon Dieu !… comme il serait bon de nous laisser long-temps dans ce pauvre petit coin de terre où nous ne faisons de mal ni de tort à personne ; vivants de cette vie-là, seuls, tous trois, nous deviendrions bons tout-à-fait…, et une fois guéris des palabres du cul-de-jatte, bien résolus à ne plus broncher, nous…

Un fâcheux incident interrompit Bamboche.

Basquine et moi, si préoccupés de ce qu’il nous disait, nous n’avions ni vu ni entendu certain personnage qui, après avoir tourné la masure, vint à nous et nous dit d’une voix formidable :

— Au nom de la loi… je vous arrête… suivez-moi chez M. le maire.




CHAPITRE XVIII.


le garde-champêtre.


À cette injonction menaçante et réitérée :

— Suivez-moi chez M. le maire, — nous restâmes, Basquine, Bamboche et moi, immobiles de surprise et d’effroi.

Le personnage qui causait notre terreur était un homme jeune encore, de haute taille, aux traits basanés, à l’air robuste et déterminé ; il portait par-dessus sa blouse bleue son baudrier officiel de garde-champêtre, et tenait à la main, dans son fourreau, un grand sabre de cavalerie ; un dogue énorme, levant de temps à autre sur lui ses yeux rouges et farouches, ne quittait pas ses talons, et pouvait lui servir de redoutable auxiliaire.

Ma première pensée fut que l’on nous poursuivait au sujet de l’incendie de la voiture de la Levrasse ; je jetai sur mes deux compagnons un regard consterné.

— Au nom de la loi, je vous arrête, — répéta le garde-champêtre en s’avançant vers nous. — Allons, en route chez M. le maire.

— Pourquoi voulez-vous nous arrêter, Monsieur ? — dit Bamboche, le plus hardi de nous trois ; — nous ne faisons pas de mal.

— Vous êtes des vagabonds, — reprit le garde-champêtre d’une voix menaçante, — un vacher m’a prévenu qu’il vous avait vus entrer dans l’île… il y a trois jours.

— C’est vrai, Monsieur, et nous n’en sommes pas sortis depuis, — répondit Bamboche.

— Et comment avez-vous vécu ici, alors ?

— Dam… avec des légumes et des fruits que nous avons trouvés là, Monsieur, — répondit Bamboche.

— Trouvés ?… comment trouvés ?… — s’écria le garde-champêtre, — mais c’est tout bonnement un vol, ça, mes gaillards. Ah bien ! votre compte est bon… vagabonds et voleurs !…

— Un vol ? prendre ce qu’il nous fallait pour manger ? — lui dis-je.

— Nous ne croyions faire de tort à personne, mon bon Monsieur, — ajouta timidement Basquine.

— Vraiment, blondinette ? tu croyais cela, toi ? — reprit le garde-champêtre. — Nous allons voir si vos parents seront de cet avis-là… quand ils vont venir vous réclamer… ils vous rosseront ferme… et ça sera bien fait… De quel village sont-ils ?

— Nous n’avons pas de parents… Monsieur, — répondit Bamboche. — Et nous ne sommes d’aucun village.

— Comment, pas de parents ! — s’écria le garde-champêtre. — Comment, d’aucun village ?

— Non, Monsieur, moi je n’ai plus ni père ni mère. Martin, que voilà, est un enfant trouvé, et Basquine…

— Mais où logiez-vous donc alors avant de venir ici ? — demanda le garde-champêtre de plus en plus soupçonneux.

À cette embarrassante question, Bamboche répondit hardiment :

— Nous venons de très-loin… Monsieur, d’au moins cent lieues d’ici… et nous demandions l’aumône sur la route.

— Ah ! ah ! — s’écria le garde-champêtre, — de mieux en mieux, vous êtes à ce qu’il paraît de petits mendiants vagabonds, de petits voleurs ; vous n’avez pas de parents qui puissent vous réclamer, alors, votre compte est bon… je ne vous dis que ça.

— Qu’est-ce donc qu’on nous fera, mon bon Monsieur ? dit ingénument Bamboche tout en se reculant prudemment, deux ou trois pas.

Puis il me dit à voix basse :

— Va chercher deux bonnes poignées de cendre dans le foyer… reviens derrière moi, et attention.

Puis il me dit tout haut, sans doute pour ne pas exciter la défiance du garde-champêtre :

— N’est-ce pas ? nous allons tout dire à ce bon Monsieur… va chercher nos papiers…

— J’y vas — répondis-je d’un air fin en me dirigeant vers la masure pour obéir aux ordres de Bamboche.

— Est-ce qu’on a des papiers à votre âge ? — dit le garde-champêtre en haussant les épaules, — il n’y a pas de papiers qui tiennent… Je vas vous remettre aux gendarmes qui vous mèneront ce soir en prison au dépôt de mendicité… d’où vous sortirez pour être enfermés dans une bonne maison de correction jusqu’à dix-huit ans, mes gaillards… Ah ! ah !… vous ne vous attendiez pas à celle-là ?

— En prison, jusqu’à dix-huit ans, — s’écria Bamboche, en regardant du coin de l’œil, si j’arrivais.

— En prison… parce que nous sommes sans père ni mère, — dit Basquine, en joignant les mains ; — en prison, parce que nous avons mangé quelques pommes de terre ramassées-là ?…

— Oui, en prison, c’est comme ça, — dit le garde-champêtre ; — finalement, suivez-moi chez M. le maire… assez causé, galopins… allons en route, ou j’en prends deux par les oreilles, et je charge Mouton de m’apporter le troisième… Ici, Mouton, — ajouta le garde-champêtre, en appelant son terrible chien.

Soudain Bamboche qui, tout en parlant, avait pour ainsi dire, tourné le garde-champêtre, se précipita sur lui, le saisit à bras-le-corps par-derrière, et me fit signe, et, au même moment, je lui jetai la cendre aux yeux.

J’exécutai l’ordre de Bamboche avec dextérité : la grosse tête du garde-champêtre disparut au milieu d’un épais nuage de cendre.

Le malheureux fonctionnaire, momentanément aveuglé, porta ses deux mains à ses yeux, trépignant de douleur, nous accablant d’injures, et criant à son chien :

— Mords-les… Mouton… apporte…

Mais Bamboche, après avoir quitté les mains du garde-champêtre, avait aussitôt ramassé deux poignées de sable, et au moment où Mouton se précipitait sur lui en aboyant, et en ouvrant une gueule énorme, Bamboche lança si prestement le gravier dans cette ouverture béante, que Mouton, étranglant, toussant, crachant, renâclant, se mit à pousser des hurlements strangulés les plus pitoyables du monde, pendant que son maître, toujours ses mains à ses yeux, poussait de son côté des cris furieux, en trébuchant à chaque pas qu’il voulait faire.

Sans perdre un moment, nous traversâmes la masure en courant, et suivant le sentier que nous connaissions déjà, nous atteignîmes la rivière ; nous la passâmes à gué, en portant Basquine sur nos épaules, puis, marchant rapidement, nous atteignîmes une des parties les plus fourrées de la forêt.

— Faut-il que cet homme ait été méchant, pour venir nous tourmenter dans cette île, où nous ne faisions de mal à personne, — dit Basquine, lorsque notre course moins précipitée nous permit de réfléchir à notre position critique.

— C’est triste, — répondit Bamboche d’un air pensif, — l’éveil sera donnée… sur nous. Si l’on nous attrape… la prison…

— Comment… c’est vrai ? — lui dis-je, — parce que nous sommes de pauvres enfants abandonnés… La prison ?

— Oui, cet homme ne mentait pas ; quand j’ai été arrêté avec le cul-de-jatte, les gendarmes m’ont dit la même chose. Tu n’as personne pour te réclamer… Tu n’as pas d’asile… en prison… vagabond… et on m’y conduisait ; mais nous deux, le cul-de-jatte, nous avons pu nous échapper.

— Mon Dieu… qu’allons-nous faire ? — lui dis-je.

— Ah ! dam, c’est que de devenir de braves et honnêtes garçons, — reprit Bamboche, en se grattant la tête, — il paraît que c’est pas encore si facile que ça en a l’air… il n’y a pas qu’à vouloir… enfin… nous tâcherons, mais d’abord il faut quitter ce pays-ci.

— Tôt ou tard, — dis-je à Bamboche, — nous aurions toujours été forcés d’abandonner notre île… Je sais bien que c’est du bon temps de perdu ; mais enfin, une fois hors de l’île, qu’est-ce que nous aurions fait ?

— Mon idée était de retourner chez le père de Basquine.

À un mouvement craintif de l’enfant, Bamboche reprit :

— Sois tranquille… je sais ce que j’aurai à dire à ton père… Il est charron… nous nous mettrons en apprentissage chez lui… moi et Martin… nous deviendrons de bons ouvriers… Mais qu’est-ce que tu as, Basquine ? — dit vivement Bamboche, — tu pleures ?

— Mon père… est peut-être mort, — dit-elle en fondant en larmes.

Puis elle ajouta avec un accent déchirant :

— Ah !… c’est il y a un an… que nous aurions dû… retourner chez nous, comme vous me le promettiez tous les deux pour me consoler.

— C’est vrai, — dit Bamboche d’un air sombre, — nous t’avons menti… nous t’avons trompée ; mais il n’est plus temps de regretter cela… Allons toujours dans ton pays…

— Revoir ma mère… je n’oserai jamais, — dit Basquine en frémissant de honte, oh ! jamais !…

— Je te comprends… — répondit Bamboche, — tu as peut-être raison… C’est ma faute.

Et il baissa la tête avec accablement.

— C’est ma faute…

— Écoutez, — m’écriai-je, saisi d’une idée subite, — Bamboche disait ce matin que, parce qu’un homme riche lui avait refusé du secours et du travail après la mort de son père, il ne s’en suivait pas que tout le monde fût méchant… Eh bien ! allons dans une ville : sur cent personnes nous en trouverons bien une de compatissante ; nous lui dirons tout, et on aura pitié de nous…

— Martin a raison, n’est-ce pas, Bamboche ? — dit Basquine.

— Oui… si l’on nous refuse, nous frapperons à une autre porte ; il faudra bien que nous trouvions un bon cœur…

— Avec nos quatre pièces d’or, nous aurons de quoi vivre pendant quelques jours — repris-je, — et…

— Tonnerre de Dieu ! — s’écria Bamboche en frappant du pied avec désespoir.

— Qu’as-tu donc ?

— Ces pièces d’or… de peur de les perdre, je les avais mises sous une pierre dans un coin de la masure où elles sont restées… Nous voilà sans le sou…

— Silence,… — dis-je tout-à-coup à voix basse. — Écoutez, c’est le bruit d’une voiture…

— Ne bougeons pas qu’elle ne soit passée, — me dit Bamboche.

Et nous restâmes muets, immobiles, tapis au milieu de l’épais taillis où nous nous étions arrêtés pour nous reposer, après avoir erré quelques heures dans d’inextricables fourrés, dont les ronces avaient mis presque en lambeaux nos vêtements déjà bien usés.

Le bruit que j’avais remarqué, se rapprocha de plus en plus, car nous nous trouvions sans le savoir près de l’un des carrefours de la forêt.

Une trouée à travers le feuillage, déjà éclairci en quelques endroits par les premières froidures de l’automne, nous permit de distinguer une voiture qui bientôt s’arrêta auprès d’un poteau indicateur des routes, poteau dont la base était entourée d’une table de pierre circulaire.

Cet équipage, le plus beau que j’eusse jamais vu, était une calèche menée par quatre superbes chevaux montés par deux petits postillons en vestes couleur marron, avec un collet bleu de ciel ; deux domestiques en grande livrée, aussi marron et bleu, splendidement galonnée d’argent, étaient sur le siège de derrière.

Trois enfants et une femme, jeune encore, placée sur le devant, occupaient cette voiture.

Les chevaux arrêtés, l’un des domestiques descendit du siège de derrière, et, le chapeau à la main, s’approcha de la portière.

Avant qu’il eût parlé, un petit garçon de cinq ou six ans, d’une charmante figure, encadrée de longs cheveux blonds tout bouclés, s’écria impérieusement :

— Descendons là… je veux descendre là…

— Mademoiselle, — dit le valet de pied, en s’adressant à la jeune femme, la gouvernante, ainsi que nous l’apprîmes bientôt, — Mademoiselle, Monsieur le vicomte demande à descendre ; faut-il ouvrir la portière ?…

La gouvernante allait répondre, lorsque l’enfant, trépignant avec colère, s’écria :

— Mais je vous dis que je veux descendre là… ouvrez tout de suite, je le veux…

— Puisque M. Scipion veut descendre là… ouvrez,… — dit la gouvernante, d’un ton formaliste et compassé.

Le valet de pied, après avoir déplié le marchepied, étendait les bras pour prendre l’enfant, qu’on appelait Monsieur le vicomte ou Monsieur Scipion. Mais celui-ci, levant une badine qu’il tenait à la main, en repoussa le domestique en lui disant :

— Ne me touche pas… je veux descendre seul…

— Monsieur Scipion veut descendre seul, — dit gravement la gouvernante en faisant signe au valet de pied de s’éloigner. — Laissez faire M. Scipion.

Alors M. Scipion descendit comme il put, mais lestement et adroitement, les trois degrés du marche-pied, pendant que les deux laquais, hommes de six pieds et poudrés, se tenaient chapeau bas de chaque côté de la portière.

Après avoir pris terre, Scipion, voyant l’autre garçon se disposer à descendre, s’écria :

— Non… pas toi, Robert. Reste là, je veux que Régina descende la première… C’est à moi la voiture.

Robert haussa les épaules d’un air assez contrarié, mais, néanmoins, se résigna.

Une charmante petite fille, un peu plus grande que Basquine, descendit légèrement de la voiture, et fut suivie de Robert et de la gouvernante.

Celle-ci, s’adressant à ce vicomte âgé de six ans :

— Scipion… voulez-vous goûter maintenant ou plus tard ?

— Nous goûterons ici, n’est-ce pas, Régina ? — dit l’enfant à la petite fille.

— Oh ! — répondit celle-ci d’un air railleur, — je ne dirai ni oui, ni non. Si je disais oui, tu es si contrariant et si volontaire, que tu dirais non.

— Oh ! ça, c’est bien vrai, — ajouta Robert, — Scipion est le plus petit, et il faut faire toutes ses volontés.

— Tiens… puisque j’ai une voiture et que vous n’en avez pas… — répondit orgueilleusement le vicomte.

— Mon père a aussi une voiture, — dit Robert, blessé dans son amour-propre.

— Oui, mais il n’en a qu’une, et il ne te la prête jamais… mon père a cinq ou six voitures… et celle-ci est à moi tout seul pour que je me promène dedans.

— Moi, — dit gaîment Régina, — je suis encore bien plus à plaindre que Robert… papa n’a pas même une voiture…

— Aussi, je te donne une place dans la mienne, — dit le vicomte d’un air conquérant.

Pendant cet entretien, les domestiques, ayant tiré des coffres de la voiture une cantine soigneusement organisée, étendirent des serviettes sur la table de pierre, et y déposèrent une succulente collation. L’argenterie et les cristaux étincelaient aux rayons du soleil à demi brisés par les branches des grands chênes qui ombraient le carrefour.

Bamboche, Basquine et moi, blottis dans notre taillis, serrés les uns contre les autres, immobiles et retenant notre respiration, nous contemplions ce luxe éblouissant, si nouveau pour nous, avec un silencieux ébahissement, échangeant de temps à autre quelques coups de coude très-significatifs à chacune des excellentes choses que nous voyions servir dans des plats d’argent. Car depuis la veille nous étions à jeun ; il pouvait être alors trois ou quatre heures ; la vue de ces mets appétissants irritait encore notre faim, tandis qu’à notre grande surprise ces heureux enfants mangeaient à peine du bout des lèvres.

Le vicomte Scipion avait derrière lui un des deux grands domestiques galonnés, qui le servait avec une respectueuse obséquiosité, tâchant, ainsi que la gouvernante, de prévenir les moindres désirs de cet enfant.

M. le vicomte venait de toucher à peine à une tranche de je ne sais quel pâté qui excitait particulièrement ma convoitise, lorsque, prenant son verre rempli d’eau et de vin, il en versa le contenu dans le pâté en riant aux éclats.

— Mais, Scipion, pourquoi gâter ce pâté ? — dit la gouvernante.

— Je n’en veux plus, — dit le vicomte.

— Mais j’en aurais mangé, moi, — s’écria Robert.

— Ah bien, tu mangeras autre chose ; il y a de quoi. Tant pis… c’était à moi le pâté.

Bamboche fit un brusque mouvement d’indignation, et ne put s’empêcher de murmurer à voix basse :

— Cré… galopin… va !

Basquine et moi poussâmes notre compagnon du coude. — Il se contint.

Mais voici que M. le vicomte s’écria tout-à-coup d’un air surpris et courroucé :

— Tiens ! il n’y a pas de crème ?

— Scipion, vous savez que la crème vous fait mal, voilà pourquoi on n’en a pas apporté, — dit la gouvernante.

— Je veux de la crème… moi.

— Mais…

— Je vous dis que j’en veux… Qu’on aille en chercher tout de suite…

Et comme la gouvernante résistait, il s’ensuivit de la part de M. le vicomte, devenu cramoisi de fureur, une de ces colères d’enfant gâté dont le paroxysme devint bientôt si violent, qu’il tournait à la convulsion.

La gouvernante, effrayée, dit alors à l’un des domestiques :

— Cet accès de colère peut rendre M. Scipion malade ; allez tout de suite, avec la voiture, chercher de la crème.

— Je t’en f… moi, de la crème… va !!! — murmura encore Bamboche malgré nous.

— Mais où trouver de la crème ? — demanda le laquais à la gouvernante. — En pleine forêt, c’est rare.

— Allez jusqu’à Mortfontaine… vous en trouverez probablement. Vous irez d’un côté, Jacques ira de l’autre. Arrangez-vous ; mais tâchez de rapporter cette crème, sans cela M. Scipion tomberait dans une de ces convulsions si dangereuses pour lui.

Sans doute, habitués dès long-temps à obéir aux caprices enfantins de M. le vicomte, les deux domestiques montèrent derrière la voiture, après avoir dit aux postillons de prendre au grand trot la route de Mortfontaine.

— Je suis fâchée, Scipion, que vous ayez renvoyé ainsi la voiture, — dit la gouvernante, quelques instants après que les chevaux se furent rapidement éloignés, — le temps se couvre, il pourrait bien y avoir de la pluie et de l’orage avant le retour des gens.

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?… Je veux de la crème, — répondit obstinément le vicomte, et, par passe-temps, il se mit à jeter du sable, de l’herbe et de la terre sur les reliefs de la collation à laquelle d’ailleurs Robert et Régina ne touchaient plus.

À la dévorante attention qu’avaient excitée en moi la vue de ce goûter succulent, succéda bientôt une préoccupation moins matérielle ; il me fut impossible de détacher mes yeux du charmant visage de Mlle Régina.

Jusqu’alors, ce que j’avais rencontré de plus joli, était Basquine ; mais Régina offrait avec la beauté de notre compagne un contraste si frappant, que l’admiration que l’on ressentait pour l’une ne pouvait nuire en rien à l’admiration que l’on ressentait pour l’autre.

Basquine était blonde ; mais son teint, d’abord d’un blanc rosé, était devenu, grâce à notre vie nomade et à nos exercices en plein soleil, mat et doré comme le teint d’une brune ; Régina, au contraire, avait les cheveux noirs comme de l’encre et la peau éblouissante ; trois grains de beauté, trois signes noirs veloutés, très-apparents, trop apparents peut-être… l’un au coin de l’œil gauche en remontant vers la tempe, l’autre un peu au-dessus de la lèvre supérieure, et le dernier, plus bas sur le menton, faisaient ressortir davantage encore le transparent éclat de son teint et le pourpre de ses lèvres.

Malgré ces trois petites mouches d’ébène qui lui donnaient tant de piquant, la physionomie de Régina me parut un peu sérieuse pour son âge ; ses grands yeux noirs étaient à la fois pénétrants et pensifs, tandis que sa petite bouche aux lèvres minces et son menton légèrement saillant donnaient à ses traits un caractère prononcé de réflexion et de fermeté ; ses longs cheveux noirs bouclés se jouaient autour de son cou élégant et délié comme celui d’un oiseau. Elle portait une robe de mousseline blanche et un pantalon garni de dentelle ; ses petits pieds étaient chaussés de bas à jour et de souliers à cothurne en peau mordorée. Elle avait pour ceinture un large ruban cerise, pareil à celui de son grand chapeau de paille rond.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tous ces souvenirs ne me sont que trop présents… Hélas ! qui m’eût dit qu’un jour !… mais, non, chaque chose a son heure…

Oubliant la faim, Basquine, Bamboche et les difficultés de notre situation présente, je ne pouvais détacher mes yeux de Régina ; deux ou trois fois, je sentis mes joues et mon front rougir, devenir brûlants, tandis que mon cœur tour à tour se serrait ou battait violemment ; sans l’exemple, sans l’enseignement des précoces amours de Bamboche, la rare beauté de cette enfant ne m’eût pas sans doute causé cette admiration mêlée de trouble, admiration qui s’augmenta bientôt d’une profonde sympathie ; car Régina me parut aussi discrète, aussi réservée que le vicomte était volontaire ou capricieux ; deux ou trois fois même elle lui résista avec un air de dignité enfantine ou de fine moquerie qui me charma.

Robert, l’autre garçon, à-peu-près de la taille de Bamboche, mais beaucoup plus frêle, avait une très-jolie figure ; il faisait un peu le petit Monsieur, et avait fréquemment des à-parte à voix basse avec Régina.

Malgré moi, cette intimité m’irritait, non moins que les prévenances dont ce même Robert avait entouré Régina pendant la collation, avec une courtoisie remarquable pour son âge ; il était vêtu, comme Scipion, d’une veste ronde, d’un pantalon clair, et sa chemise se terminait par une collerette plissée, autour de laquelle se nouait une petite cravate de satin.

Je m’appesantis sur ces détails,… d’abord, parce qu’ils se sont tellement fixés dans ma mémoire que, bien des années après, je reconnus à la première vue ces personnages que je n’avais pas rencontrés depuis cette scène de mon jeune âge, et ensuite parce que la tournure si élégante de ces heureux enfants devait bientôt offrir un étrange contraste avec nos haillons, les ronces de la forêt ayant singulièrement dépenaillé ma blouse et celle de Bamboche, ainsi que la mauvaise robe de Basquine ; car, une fois dépouillés de nos brillants costumes acrobatiques, nous étions d’habitude horriblement mal vêtus.

Nous avions donc assisté, silencieux et cachés, à la collation des trois enfants.

Leur voiture s’était éloignée depuis quelque temps ; plusieurs coups de tonnerre lointain, de violentes rafales de vent annonçaient un prochain orage.

Soudain Bamboche, jusqu’alors pensif et absorbé, se leva brusquement et nous dit :

— Suivez-moi.

Écartant alors les branches qui nous avaient jusqu’alors cachés, nous parûmes tous trois dans le carrefour où se trouvaient la gouvernante, Régina, Robert et le vicomte Scipion.




CHAPITRE XIX.


les petits riches.


La figure pâle et creuse de Bamboche, coiffée d’un mauvais bonnet grec qui laissait échapper ses longs cheveux noirs, hérissés, sa blouse en lambeaux, sa taille robuste et élevée pour son âge, ce qu’il y avait de rude dans sa physionomie déterminée, devaient rendre notre apparition assez effrayante, car j’étais vêtu aussi misérablement que mon compagnon, et les vêtements de Basquine n’étaient pas moins délabrés que les nôtres.

À notre apparition, Robert et Régina se rapprochèrent instinctivement de la gouvernante, et Scipion, le moins intimidé de tous, quoique le plus petit, s’écria :

— Tiens… ces petits pauvres… Qu’est-ce qu’ils veulent donc ? Sont-ils laids et sales !…

Bamboche ôta son bonnet, s’approcha de la gouvernante, et lui dit d’une voix douce, émue, qui contrastait avec sa figure énergique :

— Ma chère dame… voulez-vous faire une bonne action qui vous portera bonheur… et à ces petits Messieurs… et à cette petite demoiselle aussi ?

— Mais… — répondit la gouvernante, de plus en plus surprise, — je ne sais… ce que vous voulez me demander… Pourquoi étiez-vous cachés dans ce bois ?

— Tenez, ma chère dame… — reprit chaleureusement Bamboche, — je vais vous parler franchement ; nous sommes tous trois sans parents… sans ressources… nous venons de bien loin… nous faisions partie d’une troupe de saltimbanques, nous avons vu que cet état tournait mal pour nous… que nous y deviendrions de mauvais sujets… nous nous sommes sauvés ; vous êtes riche… donnez-nous les moyens d’être honnêtes gens… nous ne demandons qu’à travailler… qu’à bien faire… Nous avons été si malheureux jusqu’ici, voyez-vous, que si peu qu’on s’intéressera à notre sort, sera beaucoup pour nous… Allons, ma chère dame,… un coin dans votre maison, en attendant que vous nous ayez mis en apprentissage où vous voudrez… ça nous est égal… Tout ce que nous désirons, c’est apprendre un état pour gagner un jour bravement notre vie… Nous avons du courage, nous avons eu tant de misère, qu’il n’y aura pas de métier trop dur pour nous… mais il nous faut avant tout vivre avec d’honnêtes gens… Vrai, il est temps… il est plus que temps…

La gouvernante restait muette, interdite.

Les enfants, se regardant les uns les autres, ne paraissaient pas comprendre les paroles de Bamboche ; il s’était pourtant exprimé avec une si louable résolution, avec une émotion si sincère, que deux fois je vis des larmes rouler dans ses yeux.

Voulant venir à son aide, je repris :

— Allons, ma bonne dame… qu’avec la permission de leurs parents ce petit Monsieur (et je montrai Scipion) se charge de moi… que cet autre Monsieur se charge de mon camarade, et que cette jolie Demoiselle… se charge de notre compagne ; vous ne vous en repentirez pas…

— Oh… non… bien sûr, Mademoiselle… — dit Basquine en cherchant de son regard suppliant le regard de Régina, que je ne quittais pas des yeux ; car, vue de près, sa beauté me semblait plus éblouissante encore, et je me sentais troublé jusqu’au fond de l’âme.

— Allons donc, — reprit la gouvernante en haussant les épaules d’un air rogue et pincé, — ça n’a pas le bon sens, ce que vous demandez là ; nous ne vous connaissons pas du tout… nous ne savons pas du tout qui vous êtes. Et vous voulez que ces Messieurs et Mademoiselle prient leurs parents de se charger de vous ? est-ce que c’est possible ?

— Pourtant nous sommes trois enfants… bien malheureux… — dit Bamboche d’une voix vibrante… — trois enfants bien à plaindre, allez… et qui méritent pitié… vrai… Voyons, ma bonne dame… Martin vous l’a dit : que chacun de vos enfants se charge d’un de nous ; ils sont si riches… si heureux !… Ça ne leur coûtera rien… et ça leur portera bonheur ; car un jour ils auront en nous des amis… des frères… qui se feraient tuer pour eux…

— Tiens… ces petits pauvres, — dit Scipion avec une moue dédaigneuse, — ils disent qu’ils seront nos amis… nos frères ! Est-ce que je veux aller avec des petits mendiants comme ça, moi ?…

— Mon bon petit Monsieur, — lui dit Bamboche d’une voix pénétrée en s’approchant de lui, — vous avez été toujours heureux… vous, n’est-ce pas ?… vous n’avez jamais eu ni la faim, ni le froid, ni la misère… vous n’avez jamais été battu… Eh bien, mettez-vous un peu à notre place, à nous qui avons souffert tout ça… et vous serez bons pour nous…

— Est-il bête, ce grand-là ? — dit Scipion, — il me demande si j’ai eu faim et froid.

Je vis l’angle de la mâchoire de Bamboche tressaillir, ainsi que cela arrivait toujours lorsqu’il contenait sa violence naturelle ; mais il resta calme.

Régina semblait seule émue ; par deux fois son blanc visage devint pourpre, et elle s’approcha de Basquine avec un mélange d’intérêt, de réserve et presque de crainte…

Basquine, encouragée, fit un pas vers elle en lui tendant les deux mains ; puis, soit frayeur, soit indécision, Régina se recula vivement…

La seconde fois, elle parut vaincre son hésitation ; mais un coup-d’œil sévère de la gouvernante, accompagné de ce mot :

— Régina…

Paralysa la touchante velléité de l’enfant.

Le ciel s’était couvert de plus en plus.

Quelques éclairs avaient déjà brillé à travers les arbres de la forêt ; la gouvernante commençait à s’inquiéter sérieusement, car elle ne put s’empêcher de dire aigrement à Scipion :

— C’est pourtant un de vos sots caprices d’enfant gâté qui est cause que la voiture s’est éloignée, et voici l’orage approche…

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?… Je veux de la crème, et j’en aurai, — dit Scipion.

La gouvernante haussa les épaules, et s’adressant à Bamboche qui, humble, les yeux baissés, le front baigné de sueur, attendait respectueusement une réponse à nos demandes ; cette femme lui dit :

— Je suis la gouvernante de M. Scipion, fils de M. le comte Duriveau ; M. Robert et Mlle Régina m’ont été confiés par leurs parents pour venir goûter avec M. Scipion ; je ne puis donc pas prendre sur moi de me charger de vous… et de vos camarades, car ce que vous me demandez est fou… est absurde. En vérité, si l’on se chargeait de tous les petits mendiants que l’on rencontre… Allons, c’est ridicule.

— Ma bonne dame, — reprit Bamboche d’une voix suppliante en faisant un dernier effort pour attendrir cette femme, — si vous saviez notre position,… d’un moment à l’autre on peut nous arrêter comme vagabonds… nous mettre en prison… oui, en prison… jusqu’à dix-huit ans… et pourquoi ? parce que nous sommes seuls, abandonnés… et pourtant, qu’est-ce que nous demandons ? un peu d’appui et les moyens de travailler, du pain, de l’eau, de la paille et un bon apprentissage… voilà tout… Quel est le riche qui ne peut donner cette aumône au pauvre, quand il la demande du fond du cœur… et les larmes aux yeux ?…

En effet, deux larmes coulèrent sur les joues creuses de Bamboche.

Régina la première s’en aperçut, et d’une voix tremblante elle dit tout bas à la gouvernante :

— Voyez donc, Mademoiselle, il pleure.

La gouvernante elle-même parut émue, et Robert, s’adressant à elle, reprit comme Régina :

— C’est vrai, il pleure.

— Ah ! oui… — reprit Scipion en ricanant, — papa dit que ces mendiants-là ont toujours l’air de pleurer… pour vous voler votre argent.

— Que je déteste… ce petit-là ! — me dit tout bas Basquine, — Bamboche va tomber sur lui… tant mieux.

Mais Bamboche mettait trop de résolution, trop de cœur, trop de sincérité dans sa demande, pour s’arrêter aux impertinences du petit vicomte ; aussi, s’adressant de nouveau à la gouvernante qu’il voyait émue :

— Allons, ma bonne dame, cédez à ce bon mouvement, ayez pitié de nous, emmenez-nous auprès de ce M. le comte dont vous parlez ; il ne vous en voudra pas, j’en suis sûr ; d’ailleurs, soyez tranquille, nous le persuaderons bien, amenez-nous à lui… laissez-nous monter derrière la voiture.

— Dans ma voiture… ces petits mendiants ! — s’écria le vicomte stupéfait, — ah bien ! par exemple.

— Si vous connaissiez M. le comte Duriveau, mon petit ami, — répondit la gouvernante à Bamboche, avec un soupir, — vous sauriez que lui moins que personne se prêterait à cette folie… Tout ce que je puis faire… c’est de…

Puis s’interrompant, la gouvernante, dont l’émotion était réelle, crut l’occasion convenable pour donner une leçon de charité pratique à ses élèves.

Elle tira sa bourse de sa poche, y prit trois pièces de dix sous, et après en avoir donné une à chacun des trois enfants riches, elle leur dit avec componction :

— Vous voyez, mes chers enfants, quelle différence il y a entre vous et ces pauvres petits misérables ; il faut avoir bon cœur et pitié d’eux : donnez-leur à chacun ces dix sous ; de plus, ils pourront prendre les restes de la collation.

— Mais, — dit timidement Régina, — Scipion a jeté dans tout du sable et de la terre…

— Soyez tranquille, Régina, — reprit la gouvernante, — ils ne feront pas les délicats pour un peu de sable ; ils n’auront de leur vie goûté à une chère pareille.

Puis, se retournant vers nous :

— On va vous donner quelques sous ; tendez vos blouses pour emporter les restes de la collation.

— Madame… — dit tristement Bamboche, — quelques sous et les restes de ce goûter ne changeront rien à notre position. Ce n’est pas cette aumône-là que nous demandons, — ajouta-t-il d’une voix suppliante, en joignant ses deux mains avec force ; — ce que nous vous demandons, c’est le moyen de travailler… de sortir de la mauvaise vie où nous sommes… et ce n’est pas avec la bourse… c’est avec le cœur qu’on fait cette aumône-là…

À son point de vue, la gouvernante devait croire avoir humainement fait pour nous tout ce qui était possible et raisonnable ; aussi, impatientée de l’insistance de Bamboche, elle lui dit aigrement :

— Puisque vous êtes si dégoûtés, si difficiles, allez-vous-en… laissez-nous tranquilles. On vous a donné ce qu’on pouvait… retirez-vous, c’est insupportable, à la fin.

— Si mes domestiques étaient là, ils vous chasseraient joliment à grands coups de pieds, — dit résolument Scipion,

— C’est vrai, ça ; sont-ils ennuyeux, ces petits pauvres ! — ajouta Robert, et jetant à nos pieds sa pièce de dix sous, il reprit :

— Allez-vous en donc…

Au lieu de jeter sa pièce à nos pieds, Scipion visa Bamboche à la figure et l’atteignit à la poitrine.

Je vis que Régina mourait d’envie de mettre son offrande dans la main de Basquine ; mais elle n’osait pas…

— Ils ne s’en iront pas, — reprit impétueusement la gouvernante en s’adressant à nous ; — on n’a pas d’idée d’une opiniâtreté pareille ! Voyons… ramassez vos sous, prenez ou ne prenez pas ces restes… mais laissez-nous, sinon je vous avertis que s’il vient quelque garde, nous vous ferons arrêter…

À ce moment retentit un violent coup de tonnerre.

Presque en même temps Bamboche, pâle de rage, s’écria en s’avançant vers la gouvernante, le regard terrible :

— Ah ! c’est comme ça… eh bien ! nous ne voulons pas de votre aumône… entendez-vous ? Nous ne voulons pas de vos restes, où ces gamins-là ont bavé, entendez-vous ?…

Bamboche était effrayant, et je l’avoue, son indignation me gagnait ; tant de mépris, tant de dureté dans l’aumône me révoltait autant que lui ; et puis, faut-il le dire ? je ressentais déjà vaguement une haine jalouse contre Robert, qui, au premier mot menaçant de Bamboche, s’était approché de Régina, comme pour la protéger.

Basquine semblait douloureusement humiliée ; elle me dit à voix basse, avec un accent de haine, et les yeux remplis de larmes d’indignation :

— Oh !… ces petits riches !

La gouvernante, un moment épouvantée, car la forêt était solitaire, et nos physionomies peu rassurantes, s’était calmée, en pensant qu’elle n’avait affaire, après tout, qu’à des enfants ; aussi reprit-elle avec autant de mépris que de courroux :

— A-t-on vu de pareils petits va-nu-pieds, recevoir avec une telle insolence l’aumône qu’on daigne leur faire !…

Bamboche, après sa première explosion de colère, était resté un instant silencieux, jetant autour de lui des regards sombres, comme s’il eût médité quelque projet sinistre.

Soudain, avec l’agilité d’un chat sauvage, s’élançant à l’improviste sur la gouvernante, il la saisit au cou et me cria :

— Martin… empoigne les deux gamins… Basquine, tiens bien la petite.

Je me précipitai sur Robert, qui prit bravement une carafe, et me la jeta à la tête ; j’évitai le coup, et enserrant mon adversaire à bras-le-corps, leste et vigoureux comme je l’étais devenu, je le terrassai facilement, tandis que Scipion, naturellement courageux, se cramponnait à mes jambes, et tâchait de me mordre ; mais, mon genou appuyé sur la poitrine de Robert, et une de mes mains suffisant à le contenir, de l’autre main j’attrapai Scipion par ses longs cheveux, et je parvins à le maintenir aussi en respect, tandis que Basquine, obéissant à la voix de Bamboche, sautait sur Régina, dont elle serrait fortement les deux bras, en lui disant :

— Ne bougez pas… je ne vous ferai pas de mal.

Tout ceci s’était passé avec une extrême rapidité.

Lorsque nous eûmes ainsi machinalement obéi aux ordres de Bamboche, nous regardâmes où il en était avec la gouvernante.

La pauvre femme, livide d’épouvante, et facilement maîtrisée par Bamboche, très-robuste et très-grand pour son âge, se laissait attacher par lui à un arbre, au moyen d’une longue écharpe de soie qu’elle portait.

Tirant alors de dessous sa blouse ses petits pistolets qu’il nous avait montrés lors de la mort de Lucifer, Bamboche les fit voir à la gouvernante, et lui dit :

— Si vous poussez un cri… je vous brûle la cervelle !

La vue de ces armes porta le comble à la terreur de la gouvernante ; elle ferma les yeux, s’affaissa sur elle-même comme un corps inerte, seulement, de temps à autre, agité par un tremblement convulsif.

Bamboche, s’approchant alors de la table, y déposa ses armes, prit une carafe renfermant du vin de Madère, je crois, en remplit trois verres jusqu’au bord, puis s’adressant à moi et à Basquine :

— Laissez-les… ces petites canailles… elles ne bougeront pas, ou sinon…

Et il montra ses deux pistolets.

À cette effrayante menace, Robert et Scipion lui-même, malgré sa bravoure, restèrent immobiles d’épouvante, tandis que Régina, par un sentiment instinctif de pudeur et de courageuse pitié, courut auprès de la gouvernante, qu’elle tâcha de ranimer.

Bamboche, nous montrant du regard les verres qu’il venait de remplir, prit le sien, l’éleva et dit avec une exaltation sauvage, que je n’oublierai de ma vie :

— Buvons ce vin à la haine des riches !… Souvenons-nous toujours que, du plus profond de notre cœur, nous avons voulu devenir honnêtes, et que l’on nous a menacés de la prison et repoussés avec mépris et cruauté. Vous le voyez bien… le cul-de-jatte avait raison… Haine aux riches.

Et il vida son verre d’un trait.

— Haine aux riches ! — dit Basquine, en vidant aussi son verre.

Et pour la première fois je vis sur sa figure enfantine une expression de méchanceté sardonique dont je fus frappé…

— Haine aux riches ! — dis-je à mon tour en buvant comme mes compagnons.

Si puérile que semblât cette scène, elle m’a cependant toujours laissé un souvenir sinistre.

Le tonnerre grondait avec fracas, le vent sifflait, une pluie d’orage tombait en larges gouttes, et il faisait déjà presque nuit sous cette voûte de verdure, car la fin du jour approchait, et le ciel se voilait de nuages noirs.

Ce verre d’un vin capiteux, bu d’un trait, et à jeun comme nous l’étions depuis la veille, ne nous enivra pas, mais nous jeta dans une surexcitation violente.

— Maintenant, — dit Bamboche en se retournant vers Robert et Scipion qui, n’osant fuir, s’étaient jetés éperdus sous la table de pierre où ils restaient tapis, pleurant à chaudes larmes, — maintenant… puisque les petits riches se sont f… de notre misère… nous allons leur montrer ce que c’est… que la misère.

Puis se baissant et prenant Robert par le collet de sa veste, il l’attira près de lui malgré sa résistance, et lui dit :

— En route… tu vas venir avec nous mendier comme nous… vivre comme nous. Martin, prends M. le vicomte, — ajouta-t-il avec ironie.

Mais réfléchissant, et abandonnant soudain Robert, Bamboche le repoussa en disant :

— Bah… toi… je te laisse… Tu m’as l’air plus bête que méchant… mais M. le vicomte… M. Scipion, vraie graine de mauvais riche, va venir avec nous… Toi, Martin… prends la petite… tu n’as pas de femme… elle est gentille… tu lui as fait l’œil… je te la donne… empoigne-là !

— Oui… c’est ça… — s’écria Basquine, comme nous animée par le vin, et ne cachant pas une sorte de joie farouche. — Empoigne-la… cette petite riche… Martin !… on m’a bien arrachée à mon père… moi… tant pis !

— Allons… vite ! — dit Bamboche en prenant d’une main ses pistolets, et traînant après lui Scipion, qui se débattait en poussant des cris perçants.

— Allons, en route à travers la forêt… la voiture peut revenir. Martin, prends ta femme et filons… Toi, si tu cries, si tu bouges, je te brûle, — ajouta-t-il en posant un de ses pistolets sur le front de Scipion.

La tête exaltée par le vin que j’avais bu, la raison troublée par la beauté de Régina qui m’avait tant frappée, je courus à elle, et quoiqu’elle se cramponnât aux vêtements de la gouvernante en appelant au secours, je l’enlaçai brutalement dans mes bras : elle était si légère que, malgré sa résistance désespérée, je l’emportai facilement.

— Passe devant, Basquine, — dit Bamboche, — et fraie nous passage dans le fourré… Avant dix minutes il fera nuit… on aura perdu nos traces.

Aux débats convulsifs de Régina succéda une sorte de lassitude et de brisement, comme si les forces de cette malheureuse enfant eussent été à bout ; je la sentis s’alanguir entre mes bras, et sa tête retombant sur mon épaule, sa joue glacée toucha la mienne.

Nous avions alors déjà marché quelque temps au milieu du fourré ; épouvanté, malgré moi je m’écriai :

— Bamboche… la petite se trouve mal.

— Allons donc, — dit Bamboche avec un éclat de rire féroce et en continuant de traîner Scipion après lui ; — tout-à-l’heure tu la feras revenir.

Et la nuit étant tout-à-fait venue, nous nous enfonçâmes au plus profond de la forêt.


Fin du troisième volume.


  1. Lettres de Sénèque, CXIII. — si les vertus sont des animaux ? Absurdités de ces questions.
  2. En langage d’écolier, on nomme ainsi les mauvais élèves.
  3. À faire le moindre exercice acrobatique.
  4. Pitre, en argot de bateleur : paillasse ou queue-rouge.
  5. Une tarière, sans doute.
  6. Mieux réussi, en argot des saltimbanques.
  7. Le Public s’appelle le pingoin en argot acrobatique. Il y a le Pingoin maigre (public peu nombreux), le Pingoin gras (le public nombreux).
  8. Je suis revenu dans ces lieux, qui, pour tant de raisons, devaient me laisser d’impérissables souvenirs, et j’ai su alors que cette petite île, située à gauche du Désert (immense plateau inculte et rocheux qui sépare les forêts d’Ermenonville et de Chantilly), s’appelait l’île Molton. La masure était alors complètement ruinée. (Note de Martin.)