Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/11

La bibliothèque libre.
◄  Chapitre X
XI


CHAPITRE XI.


les recherches.


Dès mon arrivée à Paris, en descendant de diligence, je pris un fiacre, j’y plaçai mon modeste bagage, et je me fis conduire chez M. de Saint-Étienne, mon futur protecteur, rue du Montblanc, no 90, adresse écrite sur la lettre d’introduction que m’avait donnée Claude Gérard. Il était environ trois heures de l’après-midi, lorsque la voiture s’arrêta devant une maison de belle apparence.

À mon grand étonnement, je vis sous la voûte de la porte-cochère deux ou trois groupes de personnes qui s’entretenaient avec vivacité, pendant que des domestiques allaient et venaient dans la cour d’un air effaré.

Cherchant du regard la loge du portier, je m’approchai des groupes, et j’entendis ces mots, échangés entre divers interlocuteurs :

— C’est un grand malheur !

— Et bien inattendu.

— Qui aurait dit cela hier ?…

— Et sa femme, et ses enfants qui sont sortis, dit-on, depuis midi ! et qui ne savent rien.

— Quand ils vont rentrer… quelle nouvelle…

— C’est terrible !

Quoique inexplicables pour moi, ces paroles me causèrent une vague inquiétude ; je me dirigeai vers la loge du portier ; elle était vide. Après avoir quelque temps hésité, je m’adressai à un domestique en livrée qui traversait rapidement la cour, et je lui dis :

— M. de Saint-Étienne est-il visible ?…

Cet homme s’arrêta, me regarda comme si ma question l’eût à la fois surpris et indigné ; puis il me répondit brusquement en haussant les épaules et passant son chemin :

— Vous ne savez peut-être pas que Monsieur vient d’être frappé d’apoplexie, et qu’on a rapporté le corps il y a une heure.

Et le domestique me laissa immobile de stupeur.

Cette triste nouvelle était parfaitement claire, et je ne pouvais, je ne voulais pas y croire ; aussi, avec cette obstination puérile, assez habituelle aux désespérés qui s’opiniâtrent à espérer à tout prix, je m’approchai de l’une des personnes qui composaient le groupe, et je lui dis :

— Il n’est sans doute pas vrai, Monsieur, que M. de Saint-Étienne ait été frappé d’apoplexie, ainsi qu’on en fait courir le bruit ?

— Comment, un bruit, Monsieur ? Mais rien n’est malheureusement plus vrai… J’étais là, il y a une heure, lorsqu’on a ramené le corps de M. de Saint-Étienne dans sa voiture… C’est un bien grand malheur pour sa famille…

— Oh ! bien grand, — m’écriai-je involontairement ; puis j’ajoutai : — mais… il reste sans doute quelque espoir ?

— Aucun, Monsieur, aucun. L’événement est arrivé ce matin, sur les dix heures, au ministère de l’intérieur, où se trouvait M. de Saint-Étienne. L’on a envoyé chercher, bien entendu, les meilleurs médecins de Paris,… et…

Mon interlocuteur s’interrompit. Une certaine agitation s’éleva tout-à-coup dans les groupes, à la vue d’un domestique tout haletant qui, accourant de la rue, s’écria, en s’adressant à celui de ses camarades auquel j’avais déjà parlé, et qui semblait placé en vedette :

— Voilà Madame… j’ai vu la voiture…

À ces mots, l’autre domestique monta précipitamment les marches d’un perron, et, presque aussitôt, un homme âgé, à cheveux blancs, sortit du rez-de-chaussée en essuyant ses yeux remplis de larmes, et se dirigea vers la voûte de la porte-cochère, resta un instant sur le seuil, d’où il fit sans doute signe d’arrêter à la voiture qui s’approchait, puis il sortit rapidement dans la rue.

— Ce vieux monsieur est de la famille, — dit l’une des personnes des groupes, — il ne veut pas laisser cette pauvre dame et ses enfants rentrer ici pour apprendre tout-à-coup un malheur si imprévu…

— On va probablement les emmener chez des parents, — dit un autre.

Si insignifiants que soient ces détails, je ne les ai pas oubliés, parce que, pour moi, chacun de ces mots portait coup, en détruisant les dernières et folles espérances que j’avais conservées jusqu’à la fin.

C’en était fait…

En quelques minutes, je venais de voir mon avenir s’écrouler ; je me trouvais à Paris sans le moindre appui, presque sans ressources, car, sur la somme généreusement envoyée par mon protecteur à Claude Gérard, pour payer mon voyage et me vêtir, il me restait à-peu-près dix francs.

Ma première pensée fut d’aller aussitôt retrouver Claude Gérard, mais le voyage coûtait cent vingt francs, et, pour retourner à pied à notre village, il m’eût fallu quinze ou vingt jours.

Stupide, inerte, épouvanté, incapable de prendre aucune résolution, je ne sais combien de temps je restai ainsi sous cette porte-cochère, d’où les groupes s’étaient peu-à-peu retirés.

Le portier de la maison, me remarquant à la fin, me dit :

— Monsieur, qu’est-ce que vous faites là ?

Je tressaillis et le regardai d’un air hagard. Il fallut qu’il réitérât sa question, je ne trouvais rien à lui répondre. Enfin, reprenant un peu courage, et tirant de ma poche la lettre de Claude Gérard :

— Hélas, Monsieur, — dis-je au portier, — je viens de deux cents lieues d’ici, porteur de cette lettre pour M. de Saint-Étienne, qui devait être mon protecteur… et en arrivant j’apprends qu’il est mort… je ne connais personne à Paris, et je suis presque sans ressources.

Mon accablement, la sincérité de mon accent, la vue de la lettre que je lui montrais, touchèrent sans doute le portier, il me répondit :

— Mon pauvre jeune homme, c’est bien malheureux, en effet… je vous plains, mais à cela je ne peux rien… il faut attendre quelques jours… Si vous étiez si fort recommandé à feu Monsieur, Madame fera peut-être quelque chose pour vous… mais, quant à présent, vous comprenez qu’il n’y a pas moyen de parler de rien à Madame, au moment où elle vient de faire une perte pareille… il faut patienter quelque temps.

— Patienter… Monsieur !… — m’écriai-je avec amertume, — je vous l’ai dit, je ne connais personne à Paris… je n’ai aucune ressource…

— Je n’y puis rien, mon pauvre jeune homme ; revenez dans une quinzaine de jours ; peut-être alors pourrez-vous voir Madame, — me répondit le portier en me reconduisant peu-à-peu vers la porte, qu’il referma sur moi.

Dans une complète ignorance des usages de Paris, et absorbé par la pensée de mon entrevue avec M. de Saint-Étienne, j’avais laissé à la porte de l’hôtel le fiacre dont je m’étais servi, et dans lequel se trouvait mon petit paquet.

— C’est donc à l’heure que nous marchons, bourgeois ? — me dit le cocher lorsque la porte de l’hôtel de M. de Saint-Étienne se fut refermée sur moi. — Heureusement, j’ai regardé ma montre aux messageries, il était deux heures vingt-cinq… Où allons-nous, bourgeois ?

Je ne compris pas la signification de ces paroles du cocher : Nous marchons à l’heure… paroles que je ne savais pas si menaçantes pour mes faibles ressources… D’ailleurs j’étais atterré par cette question qui résumait si nettement mon cruel embarras :

— Où allons-nous ?

Où aller en effet ?

Soudain je me rappelai Bamboche.

— Quelle Providence ! — pensai-je ; — et combien Claude Gérard a eu raison de m’engager à conserver son adresse !

Ouvrant aussitôt l’enveloppe qui la contenait, j’y trouvai une carte satinée, où je lus en lettres gravées presque imperceptibles :

Le capitaine Hector Bambochio, 19, rue de Richelieu.

Quoique ce grade militaire, et que cette terminaison étrangère du nom de mon ami d’enfance me surprissent étrangement, et me laissassent beaucoup à penser, je me trouvais dans une situation trop critique… et, je le dis en toute sincérité, j’éprouvais un trop vif désir de revoir Bamboche pour m’arrêter à ces scrupules ; je me crus sauvé de la funeste position où je me trouvais, et je dis donc au cocher, avec un soupir de joie, en montant dans la voiture :

— Conduisez-moi rue de Richelieu, numéro 19, est-ce loin d’ici ?

— À deux pas, mon bourgeois.

Et le fiacre s’achemina vers la rue de Richelieu. Tout était oublié : l’effrayante incertitude de l’avenir, ainsi que les craintes que pouvait m’inspirer la mauvaise influence de Bamboche ; j’allais le revoir après huit années d’absence… lui qui m’aimait toujours tendrement ; sa démarche auprès de Claude Gérard le témoignait assez ! Peut-être, enfin, allais-je avoir, par Bamboche, des nouvelles de Basquine… Pour la première fois, depuis bien long-temps, je ressentis une émotion de bonheur, émotion d’autant plus douce, qu’un moment auparavant j’étais plus désespéré.

Le fiacre s’arrêta vers le commencement de cette rue si bruyante, si brillante, car nous étions à la fin de décembre, et quoiqu’il fît encore jour, les boutiques commençaient à étinceler de lumières : j’étais ébloui de tant d’éclat, étourdi de tant de bruit, et sous l’impression de bonheur que je ressentais en songeant à Bamboche, je commençai à trouver que Paris offrait un spectacle véritablement féerique.

Le cocher m’ouvrit la voiture, j’entrai dans une maison de somptueuse apparence, et je demandai au portier :

— Le capitaine Hector Bambochio est-il chez-lui, Monsieur ?

— Le capitaine Hector Bambochio ! s’écria le portier en prononçant ce nom avec un accent de considération, de déférence et de regret, — hélas ! Monsieur, il y a six mois que nous l’avons perdu !

— Il est mort ? — m’écriai-je.

— Mort ! non, non, Monsieur, à Dieu ne plaise qu’un tel malheur arrive… — me répondit le portier, — le capitaine Hector, un des libérateurs du Texas !… un seigneur si généreux… si peu fier… si bon enfant… si gai… Non, non, il y en a trop peu de ce calibre-là pour qu’ils meurent… Je veux dire seulement que, depuis six mois, nous avons perdu le capitaine Hector comme locataire.

Bamboche, libérateur du Texas ?… Cela me surprit d’abord ; mais, dans ma crédulité naïve, il ne me parut pas impossible que mon ami, durant quelques années, eût émigré au Nouveau-Monde, où il avait sans doute gagné le grade de capitaine ; la bravoure et l’énergie de Bamboche rendaient cette supposition acceptable. Heureux d’entendre parler de mon ami avec tant de respect et de sympathie, mon empressement de le revoir s’augmentait encore, et je dis au portier :

— Et, à cette heure, où demeure le capitaine ?

— Rue de Seine-Saint-Germain, hôtel du Midi… M. le capitaine a quitté le superbe appartement qu’il avait loué et meublé dans cette maison, parce que le quartier était trop bruyant pour son père, le signor marquis.

— Son père… le marquis ? — dis-je machinalement, — car Bamboche, fils d’un marquis, me surprenait bien autrement que Bamboche transformé en capitaine… que Bamboche libérateur du Texas ; aussi répétai-je sans songer à cacher au cocher ma surprise :

— Son père le marquis ?

— Oui, Monsieur, — reprit le communicatif portier, — vous ne savez donc pas que le signor marquis Annibal Bambochio, père du capitaine Hector, est arrivé à Paris pour assister à son mariage ?

— Au mariage du capitaine ?

— Certainement, un mariage superbe ! — me dit le portier d’un air confidentiel, — la fille d’un grand d’Espagne, de toutes les Espagnes… C’est plus que duc… m’a dit le capitaine.

— La fille d’un grand d’Espagne ? — repris-je avec un ébahissement croissant.

— Ni plus ni moins, Monsieur ; le capitaine m’a dit en s’en allant : « Mon brave camarade » … (le capitaine appelait tout le monde son camarade, même ses domestiques… aussi on se serait jeté dans le feu pour lui,) — ajouta le portier en manière de parenthèse ; puis, il reprit : — « Mon brave camarade, — dit donc le capitaine, — quand je serai installé au palais du papa beau-père, dans la capitale de toutes les Espagnes… je vous prendrai pour Suisse, et vous porterez la hallebarde » … — Peut-être le capitaine ne pense-t-il plus à moi, — ajouta le portier en soupirant, et puisque Monsieur le connaît… il serait bien bon de lui rappeler sa promesse…

— Certainement… je connais le capitaine, et je vous recommanderai à lui, — répondis-je sans trop songer à ce que je disais.

J’étais frappé d’une sorte de vertige moral : Bamboche épousant la fille d’un grand d’Espagne !! Malgré mon opiniâtre crédulité, ceci me sembla d’abord impossible, mais bientôt aveuglé par l’amitié, pourquoi cela ne serait-il pas ? me dis-je — Bamboche est jeune, beau, hardi, entreprenant ; d’après sa conversation avec Claude Gérard, son esprit paraît s’être développé, cultivé. Qu’y a-t-il d’impossible à ce qu’il ait tourné la tête d’une jeune fille ? Il est capitaine, l’uniforme nivelle toutes les conditions.

J’éprouvais tant de plaisir à entendre parler de Bamboche avec éloges que, malgré mon désir de me rapprocher promptement de lui, je ne pus m’empêcher de dire au portier, avec émotion :

— Ainsi… on l’aimait bien, le capitaine ?

— Si on l’aimait, Monsieur ! l’or lui coulait des mains, c’est le mot… lui coulait des mains. On n’a jamais vu un homme pareil… Tenez, un exemple : il avait acheté un mobilier superbe, qu’il n’a gardé que six mois, au bout desquels il est allé demeurer avec son père, le signor marquis, dans le faubourg Saint-Germain ; eh bien ! ce mobilier, il l’a revendu au tapissier pour le quart de sa valeur, sans marchander ; il a seulement voulu garder le mobilier de la salle à manger, savez-vous pourquoi faire ? pour le donner aux garçons en leur disant que c’était leur pour-boire, et ça valait peut-être deux mille francs. À moi, il m’a donné pourboire, en s’en allant, une basse avec un superbe archet monté en or et un ours apprivoisé, qu’il avait dans son jardin. J’ai vendu la basse cent cinquante francs, et l’ours, deux cents francs au Jardin-des-Plantes… et on n’aimerait pas un homme pareil !…

— Ainsi, le capitaine avait bon cœur ? — lui dis-je après cette énumération des libéralités de Bamboche.

— Je le crois bien, Monsieur ; il payait tout sans marchander ; seulement il était vif comme la poudre : il ne regardait pas à un coup de pied ou à un coup de poing de plus ou de moins ; mais, le moyen de se lâcher… quand il y avait au bout de ces vivacités un bon pour-boire ?

Cette humilité servile, intéressée, me répugnait ; jusqu’alors Bamboche ne m’apparaissait que comme follement prodigue et habituellement brutal ; je connaissais trop mon ami d’enfance pour m’étonner de ces révélations. J’espérais, avant de quitter cette maison, apprendre des nouvelles de Basquine, et je dis au portier, non sans un léger embarras :

— Une jeune fille… blonde… avec des yeux noirs… ne venait-elle pas souvent voir le capitaine ?

— Une jeune fille ?… ah ça ! Monsieur, dites donc des douzaines de jeunes filles ! car c’est un fier gaillard que le capitaine… et il faudra que sa petite grande-d’Espagne ouvre joliment l’œil… à moins qu’elle ne les ferme tous les deux, et c’est le meilleur parti.

— Cette jeune fille, — dis-je avec hésitation, — se nommait Basquine ?

— Basquine ?… connais pas, — dit le portier. — Après cela, comme toutes ne disaient pas leur nom en montant chez le capitaine… il se peut bien qu’elle soit venue… comme tant d’autres.

Je ne sais pourquoi mon cœur, d’abord doucement épanoui, se resserrait de plus en plus, je dis au portier :

— Voulez-vous, Monsieur, avoir l’obligeance, de m’écrire l’adresse du capitaine ?

— Avec grand plaisir, Monsieur. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour un ami du capitaine Hector Bambochio ?

Et bientôt cet homme me donna un papier où étaient écrits ces mots :

M. le capitaine Hector Bambochio, rue de Seine-Saint-Germain, hôtel du Midi.

Je remis cette adresse au cocher en remontant en fiacre.

Le portier releva respectueusement le marchepied et me dit :

— Monsieur n’oubliera pas de me rappeler au souvenir du capitaine pour la place de Suisse en Espagne…

— Je n’y manquerai pas — lui dis-je.

Et la voiture se mit en marche pour la rue de Seine.

La nuit était alors tout-à-fait venue.

En y réfléchissant avec plus de sang-froid, je pressentis, malgré ma complète ignorance des choses et des hommes, tout ce qu’il devait y avoir d’exagéré, de mensonger, dans le récit du portier, et combien l’existence de Bamboche avait dû être aventureuse et hasardée depuis notre séparation, et, malgré cela, à cause de cela peut-être, mon impatience de le voir augmentait encore.

Au bout de quelque temps, le fiacre s’arrêta dans une rue sombre et alors presque déserte, dont l’aspect contrastait singulièrement avec la rue animée, étincelante que je venais de quitter.

La voiture s’ouvrit ; je descendis devant la porte d’une allée noire et étroite :

— Est-ce que c’est là l’Hôtel du Midi ? — demandai-je au cocher, trouvant la demeure bien modeste pour le signor marquis Annibal Bambochio, futur beau-père de la fille d’un grand d’Espagne.

— C’est bien ici, bourgeois. Regardez la lanterne — me répondit le cocher en me montrant une espèce de cage de verre oblongue et intérieurement éclairée, sur laquelle on lisait en lettres rouges : Hôtel du Midi.

J’entrai à tâtons dans l’allée, et je m’arrêtai devant la lueur qui sortait d’une chambre fermée par une porte à demi-vitrée.

Une femme, mal vêtue, sommeillait sur une chaise au coin d’un poêle ; derrière elle, je vis une planche numérotée et garnie de clous auxquels pendaient un grand nombre de clés.

— Madame, — dis-je à cette femme, en ouvrant le châssis supérieur de cette porte, — le capitaine Bambochio est-il chez lui ?

— De quoi ? — me dit la femme qui se réveillait en sursaut, se frottant les yeux et me regardant d’un air maussade, — que demandez-vous ?

— Je vous demande. Madame, si le capitaine Bambochio est chez lui ?

Le capitaine ! — s’écria cette femme en accentuant ce mot avec un accent de colère sardonique, — le capitaine !! — et à ce mot ses traits se courroucèrent, sa voix devint de plus en plus glapissante, et elle reprit avec une volubilité que je n’essayai pas d’interrompre :

— Le capitaine a déguerpi d’ici, Dieu merci, et j’espère bien qu’il ne remettra jamais les pieds dans la maison… capitaine de malheur, va… brutal, tapageur, ivrogne, querelleur… Il y a plus de six locataires qui ont préféré abandonner leurs chambres plutôt que de demeurer avec ce chenapan-là… Il a blessé deux étudiants en duel, à cause d’une petite drôlesse qui est venue vivre avec lui, et il a cassé deux dents à mon neveu, parce que ce pauvre garçon se plaignait d’être obligé de lui ouvrir la porte à toutes les heures de la nuit… Le propriétaire a été forcé d’aller chercher la garde pour le faire sortir d’ici, ce bandit-là, et il avait pris les plus belles chambres du premier, s’il vous plaît ! Brigand d’Italien, va… je me souviendrai de toi…

Le contraste continuait. Il y avait autant de différence entre les souvenirs que Bamboche me paraissait avoir laissés dans cette maison, qu’entre l’apparence de cette demeure et de celle que je venais de quitter. L’illusion du beau-père, grand d’Espagne, du riche mariage, un moment caressée par moi, s’évanouit comme un songe ; et je rougis de n’avoir pas tout d’abord apprécié, comme elles devaient l’être, ces hâbleries effrontées de mon ami d’enfance.

Peu désireux de continuer l’entretien, je dis à cette femme :

— Pourriez-vous, Madame, m’enseigner où le capitaine demeure maintenant ?

— Je ne suis pas votre servante, — me répondit grossièrement cette femme, — cherchez ce bandit où vous voudrez.

Cette réponse m’effraya ; mon seul, mon dernier espoir était de rencontrer Bamboche. Quelle que fût la position où il se trouvât, j’étais assez sûr de moi pour ne pas craindre sa mauvaise influence, et j’avais assez foi dans son amitié, et, il faut le dire, dans son intelligence remplie de ressources, pour croire qu’il m’aiderait à sortir, même honorablement, de la déplorable extrémité où j’étais acculé.

J’allais insister auprès de cette femme pour savoir où demeurait Bamboche, lorsque, changeant soudain de pensée, elle s’écria :

— Après tout, je vais vous le dire, moi, où il demeure… ça fait que, si vous le voyez, vous lui direz qu’on se souvient de lui ici, qu’on en parle souvent ; vous le préviendrez en même temps que, s’il a le malheur de revenir, il sera reçu par la garde et par le commissaire ; il ne faut pas qu’il croie nous faire peur avec ses grands bras et ses airs de massacreur !

— Veuillez alors m’apprendre, Madame, où loge le capitaine, — dis-je avec impatience.

— Eh bien ! en s’en allant il a dit effrontément que si on recevait pour lui des invitations de la cour… de la cour ! je vous demande un peu… un tel bandit aller à la cour, ou bien que si on lui adressait des sacs d’or, d’argent ou des boîtes de diamants (sacs d’or et d’argent, des diamants ! comptez là-dessus…), on lui envoie les invitations et les fonds barrière de la Chopinette, impasse du Renard, no 1.

— Merci, Madame, — dis-je en m’éloignant rapidement, de crainte d’oublier un mot de cette adresse compliquée que je donnai au cocher.

— Diable, — me dit-il, — c’est comme qui dirait à Moscou… excusez du peu… Mais, après ça… nous sommes à l’heure… Eh bien ! on marche… à l’heure… Barrière de la Chopinette c’est connu… mais l’impasse du Renard… connais pas, il y a pourtant long-temps que je roule le pavé de Paris. C’est égal, je demanderai.

Et la voiture se remit en route.

Ma tristesse augmentait avec mes inquiétudes ; je commençais à craindre de ne pas retrouver Bamboche, et si, après l’avoir ainsi suivi de demeures en demeures, ma recherche était vaine, que faire ? que devenir à Paris ?