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Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/4

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IV


CHAPITRE IV.


la lettre.


Avant de raconter cette étrange journée qui laissa dans mon esprit des souvenirs ineffaçables et dans mon cœur une impression profonde et salutaire, j’ai besoin de donner ici quelques fragments de correspondance qu’un singulier événement mit plus tard en ma possession.

Ces débris d’une lettre lacérée, écrite peu de temps avant ma rencontre avec Claude Gérard, expliquent parfaitement la résignation de celui-ci aux fonctions les plus diverses, les plus pénibles, les plus repoussantes, et l’irritation haineuse que cette résignation inspirait à ses ennemis.

Cette lettre, adressée à une personne restée inconnue pour moi, était écrite par l’abbé Bonnet, curé de la commune dans laquelle Claude Gérard était instituteur.

« .   .   .   . En un mot, c’est intolérable…

» Il est impossible de trouver ce Claude Gérard en défaut ; il accepte tout, il se résigne à tout avec une patience, avec une soumission qui, chez un homme de sa capacité (malheureusement elle est incontestable), ne peut être que le comble du dédain.

» M. Claude Gérard se croit sans doute d’un esprit trop élevé, d’une nature trop supérieure, pour se trouver humilié de quelque chose… Il remplit les fonctions les plus basses, les plus viles, avec une sérénité qui me confond ; non seulement il se soumet rigoureusement à toutes les charges qui lui sont imposées comme annexes de ses fonctions d’instituteur, mais il trouve encore le moyen d’obéir à des exigences de ma part que j’espérais bien lui voir décliner (et il le pouvait à la rigueur), afin de m’armer contre lui, au moins d’un prétexte ; mais il est trop fin pour cela, et avec sa diabolique et dédaigneuse soumission, il me force de reconnaître que je suis son obligé… peut-être enfin le lasserai-je… Espérons-le du moins .......... Il faudrait donc tâcher d’abord de le déconsidérer. C’est fort difficile, car il n’est pas jusqu’aux avilissants travaux dont il est chargé qu’il n’ait l’art de relever par l’espèce de dignité calme avec laquelle il les accomplit aux yeux de tous. C’est un lien de plus, au moyen duquel il se rattache toute cette plèbe, vouée forcément aux travaux grossiers ; il fait avant tout ressortir aux yeux de ces gens-là l’utilité des choses ; de cette manière, il s’honore et il se fait honorer de se soumettre aux fonctions les plus répugnantes. Déconsidérez donc un pareil homme !

» Que vous dirai-je ? Ce malheureux-là, avec sa douceur inaltérable, son obéissance, ses guenilles, ses sabots, son grabat, son pain noir et son eau claire, fait mon désespoir ; il me gêne, il m’obsède, il me critique de la façon la plus insolente, la plus amère,… non que je sache qu’il ait jamais osé dire un mot de blâme sur moi,… mais cette austérité, cette résignation qu’il affecte, jointes à son savoir et à sa rare intelligence, sont comme une protestation de tous les instants contre ma manière de vivre, contre l’espèce d’aisance dont je jouis grâce aux libéralités de cet excellent comte de Bouchetout, le diamant de mes paroissiens ; mais je crains.   .   .   .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» … Il faudrait une raison majeure pour éloigner Claude Gérard de cette commune, où il tient par mille liens invisibles, mais très-forts ; il exerce sur tout le monde une sorte d’influence, et ceux-là sur qui cette influence est la plus grande sont ceux qui s’en doutent le moins, parce que ces butors-là le traitent familièrement ; ils ne se doutent pas qu’il fait d’eux ce qu’il veut. Vous n’avez pas idée des affaires contentieuses qu’il arrange, des germes de procès qu’il étouffe ; il donne aux petits tenanciers contre leurs propriétaires les conseils les plus perfides ; car il a l’art infernal de ne jamais outrepasser la légalité pour laquelle il affecte de professer le plus grand respect.

» Tout ceci revient à mon dire : cet homme jouit d’une grande popularité ; il faut d’abord la détruire, là est toute la question.

» J’avais espéré découvrir quelque chose de fâcheux à propos des absences fréquentes de notre homme, absences qui duraient une partie de la nuit, car, pour ne manquer à aucun de ses devoirs, il prenait sur son sommeil le temps nécessaire pour ces excursions.

» J’ai su le fin mot de la chose : il se rendait ainsi, m’a-t-on dit, hebdomadairement, à la maison d’aliénés de votre ville. J’ai fait prendre des informations auprès du directeur de cette maison. En effet Claude Gérard y vient à-peu-près régulièrement une fois par semaine ; il a tellement ensorcelé le directeur, que pour M. Claude Gérard, la règle de la maison est violée, et l’on consent à le recevoir assez tard dans la nuit.

» La personne qu’il vient visiter si assidûment est une femme de vingt-six à vingt-sept ans, qui, malgré sa folie, est, dit-on, d’une remarquable beauté. Quoiqu’elle ne semble pas reconnaître M. Claude Gérard, la vue de ce personnage opère cependant sur cette malheureuse une impression salutaire : elle est plus calme après ces visites, c’est pourquoi le médecin, non-seulement les autorise, mais encore les désire.

» Comme cette femme est dans la maison par charité, elle manque de bien des petites douceurs ; pourtant de temps à autre, Claude Gérard trouve le moyen, sans doute, grâce aux privations qu’il s’impose, de laisser quelque argent, bien peu de chose, il est vrai, pour subvenir aux fantaisies de cette folle.

» De ceci qu’arguer contre Claude Gérard ? Rien que d’honorable, en apparence ; seulement, il est très-évident qu’il ne tient autant à rester ici qu’à cause de la proximité de notre commune avec la ville où est renfermée cette folle.

» On m’a dit encore, mais cela n’est malheureusement d’aucune importance contre lui, on m’a dit qu’avant la folie de cette femme, il en avait été éperdûment épris, mais qu’elle l’a abandonné pour un autre, et que par suite de son amour pour cet autre, elle était devenue insensée.

» Sans doute cette déception est pour quelque chose dans la profonde mélancolie dont Claude Gérard est évidemment rongé, malgré son apparente sérénité.

» Je vous ai dit l’influence de Claude Gérard sur la plèbe ; il faut maintenant que je vous édifie sur son influence sur des gens d’un ordre plus relevé, ce qui me conduira naturellement à vous expliquer ensuite comment et pourquoi je crains qu’il ne me débauche cet excellent Bouchetout.

» Vous le savez : pendant très-long-temps, les riches propriétaires du pays ont lutté contre la fondation d’une école primaire dans cette commune. Ils avaient raison, ils comprenaient tout le danger qu’il y avait à éclairer les populations : c’était donner à celles-ci les moyens de se compter, de s’entendre, de se concerter, et surtout de s’animer, de s’exalter à la lecture des livres et des journaux exécrables qui s’impriment aujourd’hui. Selon moi, selon ces sages et prudents propriétaires, l’éducation du peuple devait se borner à l’enseignement oral du catéchisme par le curé, — rien de plus[1].

» Malheureusement la force des choses en a décidé autrement. La religion du gouvernement a été surprise par des brouillons inconsidérés ; nous avons donc été obligés de subir l’école primaire.

» Vous comprenez bien que tout a été employé pour rendre, pendant très-long-temps, la mesure complètement illusoire. Mais enfin, forcés dans nos derniers retranchements, nous avons relégué l’école dans une étable infecte, malsaine, et le taux de la redevance de chaque enfant en état de payer fixé à un sou par mois, ce qui élevait, pour l’instituteur, la redevance scolaire à environ 40 ou 50 fr. par an ; de plus, ledit instituteur était obligé à toutes sortes de fonctions rudes et avilissantes ; le prédécesseur de Claude Gérard y a renoncé au bout de trois mois ; l’école a été fermée deux ans ; il a fallu un Claude Gérard pour venir affronter, et surtout subir tant de misère, tant de dégoût, tant de déboires avec une insolente abnégation.

» Parmi les riches propriétaires du pays, était un assez bon homme, à qui j’avais facilement fait comprendre tout le danger qu’offre l’éducation du peuple. Je ne me défiais aucunement de lui, lorsque, par je ne sais quelle fatalité, il rencontra un jour le Claude Gérard.

» Savez-vous ce qu’il advint ? Au bout de deux heures de conversation, mon homme avait complètement changé, grâce à l’astuce diabolique de l’instituteur.

» Voici le langage que la pauvre dupe me tint, le soir même.

» — Eh bien ! Monsieur le curé, j’ai rencontré ce pauvre Claude Gérard… Savez-vous qu’il parle à merveille… et qu’il donne des raisons excellentes en faveur de l’enseignement populaire ?

» — Ou vous avez pour le peuple une sympathie fraternelle, — m’a dit Claude Gérard, — et alors vous devez tâcher qu’il reçoive autant d’instruction que vous en avez reçu vous-même, puisque l’instruction moralise, améliore ; car, sur cent criminels, il y en a quatre-vingt-quinze qui ne savent ni lire ni écrire.

» Ou vous regardez au contraire le peuple, je ne dirai pas comme votre ennemi, mais comme un antagoniste dont les intérêts sont opposés aux vôtres… Eh bien ! donnez-lui encore de l’éducation ; car, au lieu d’avoir à redouter un ennemi que la misère et l’ignorance peuvent rendre farouche, stupide, brutal, féroce, vous aurez un adversaire aux sentiments, à l’esprit, au cœur, à la raison duquel vous pourrez appeler avec succès, parce qu’il sera éclairé.

» — Eh bien ! Monsieur le curé, — me dit la dupe de l’instituteur, — ce simple langage m’a frappé, tellement frappé, que j’ai rougi de honte et de pitié en voyant un homme instruit, doux, résigné, laborieux comme Claude Gérard, vêtu ainsi qu’un mendiant, avec des sabots aux pieds ; j’ai rougi de honte encore, et de pitié aussi, en pensant à l’étable où notre instituteur donne ses leçons. Je suis donc presque décidé à faire les frais, pour la commune, d’un local plus convenable, et à porter les appointements de Claude Gérard à une somme qui lui permette de vivre, au moins d’une manière décente.

» Je regardai la dupe de Claude Gérard avec la consternation que vous imaginez.

» — Cela n’est pas sérieux, — dis-je à cet égaré.

» — Si sérieux, mon cher monsieur le curé, que j’ai déjà en vue une maison qui me paraît sortable.

» Heureusement la Providence vint à mon secours : la mort presque subite d’un oncle de cette pauvre dupe la força de quitter le pays, des affaires importantes la retinrent long-temps et la fixèrent enfin à Paris, aussi ce Claude Gérard est resté Jean comme devant, donnant ses leçons dans une étable infecte, malsaine… que les enfants devraient fuir comme la peste… et pourtant, quoiqu’ils tombent souvent malades par suite du mauvais air qu’on y respire, la diabolique école est toujours comble…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Et voilà ce qui s’est passé, voyez si j’ai lieu et raison de craindre que cet infernal instituteur me débauche jusqu’à cet excellent et naïf Bouchetout.

» Quelques écoliers de Claude Gérard avaient, il y a trois jours, en sortant de classe, abattu des noix à coups de pierres, dans le verger de Bouchetout. Il surprend les maraudeurs, leur casse sa canne sur le dos, et vient ensuite me chercher pour aller chez Claude Gérard lui demander la punition de ces drôles. Vous allez voir ce qui s’ensuivit, et comment les plus petites causes produisent les plus grands effets.

» — Vous aurez à punir durement et sévèrement trois de vos polissons d’écoliers, qui ont volé mes noix — dit ce bon Bouchetout, — je leur ai préalablement cassé ma canne sur le dos… ils s’en souviendront… et une bonne punition donnée par vous complétera l’exemple.

» — Ces enfants ont eu tort, Monsieur, — dit hypocritement Claude Gérard, — ils ont eu grand tort, mais puisque vous les avez battus… ils sont, ce me semble, suffisamment punis… Je leur ferai d’ailleurs comprendre la faute grave qu’ils ont commise…

» — Avec votre indulgence et vos principes, — m’écriai-je indigné, — vous ferez de ces enfants de petits voleurs ! Voilà les conséquences de l’éducation anti-religieuse que vous leur donnez, Monsieur… Vous les élevez en païens… ils agissent en païens !… Élevez-les en chrétiens… ils agiront en chrétiens.

» — C’est évident ! — répéta Bouchetout comme un écho, — pour qu’ils agissent en chrétiens, il faut les élever en chrétiens.

» — Ah ! Monsieur, — s’écria Claude Gérard, — les élever chrétiennement… ce serait mon plus ardent désir, ce serait le comble de mes vœux… Mais hélas ! je n’ose pas… je ne le puis pas…

» — Comment cela ?

» — Les mœurs, les usages, les lois… tout s’y oppose, — dit Claude Gérard.

» — La loi, les mœurs s’opposent à ce que vous éleviez vos écoliers en chrétiens ? — lui dis-je stupéfait de cette audace.

» — Oui, M. le curé, les lois s’y opposent.

» — Vous êtes fou !

» — Si j’élevais ces enfants selon les lois divines prêchées par le Christ, et propagées par ses apôtres, par les pères de l’église… au lieu de reprocher à mes écoliers d’avoir volé les fruits de M. le marguillier, je devrais leur dire : — Mes enfants, c’est M. le marguillier qui vous a volés en se réservant tant de fruits pour lui seul

» — Voilà qui est fort ! — s’écria Bouchetout furieux, — moi le propriétaire des fruits, je serais le voleur parce que je les garde ?

» — Précisément, Monsieur le marguillier, — répondit Claude Gérard avec son flegme insolent.

» Et prenant un livre sur la table, il ajouta :

» — Voici les gens que Saint Bazile-le-Grand considère comme voleurs :

» Qu’est-ce qu’un voleur ? C’est celui qui rapporte à lui seul les choses qui appartiennent à chacun. N’es-tu pas un voleur, toi qui te rends propres les biens que tu as reçus de Dieu que pour les répandre et les distribuer ? Si celui qui soustrait un habit, est appelé voleur, le possesseur qui s’abstient de couvrir un homme nu, ne méritera-t-il pas d’être qualifié du même nom ?

» — Ceci est un peu fort, — s’écria le bon Bouchetout, — je suis un voleur… parce que je ne me charge pas de nipper tous les gueux en guenilles…

» — Permettez. Ce n’est pas moi qui parle, Monsieur, — repartit le Claude Gérard, — c’est Saint Bazile-le-Grand, dont les paroles sont sacrées pour vous, ainsi qu’elles doivent l’être pour tout bon chrétien… Le saint père continue ainsi :

» Le pain que tu tiens en réserve est à celui qui a faim, l’habit que tu gardes dans ton armoire est à celui qui est sans vêtements ; la chaussure que tu laisses reposer chez toi est à celui qui a les pieds nus ; l’argent que tu possèdes comme enfoui dans la terre est à celui qui est dans l’indigence[2]

» Comment voulez-vous, après cela, — reprit Claude Gérard, — qu’au point de vue chrétien, j’aille reprocher à mes écoliers de vous avoir volé des noix, Monsieur le marguillier ?

» — Saint Bazile a dit ces choses monstrueuses ! — s’écria le pauvre Bouchetout stupéfait d’indignation. — Ah ! curé… curé… — ajouta-t-il en me regardant d’un air de reproche, — vous ne m’avez jamais parlé de Saint Bazile !…

» — La traduction est en regard du texte, — dit Claude Gérard en tendant le livre à Bouchetout.

» Mais celui-ci, le repoussant de la main, reprit avec colère croissante :

» — Saint Bazile est un anarchiste ! Ainsi, à son compte, les propriétaires sont des voleurs…

» — Du bien des pauvres… C’est Saint Bazile-le-Grand qui dit cela, — Monsieur, — répartit Claude Gérard.

» J’étais confondu, je ne m’attendais pas à ce tour diabolique, et je tâchais de me rappeler d’autres textes à opposer à la citation de Claude Gérard.

» Cependant le pauvre Bouchetout était dans sa colère un vrai foudre de guerre.

» — Comment, — s’écriait-il, — un Saint Bazile me traitera de voleur parce que j’userai à ma guise du bien dont j’ai hérité de mon père ! Allons donc… c’est impossible… c’est un faux Saint Bazile. Ce livre-là n’est pas de lui, ou s’il est de lui… je le renie… Tiens… après tout, faute d’un saint, le paradis ne chôme pas…

» — Hélas, Monsieur, — reprit l’abominable Claude Gérard, — vous parlez d’héritage, Saint Augustin, un autre saint, dont la parole doit être aussi sacrée pour vous…

» — Ta, ta, ta, dites-moi d’abord quelle est la parole… je verrai ensuite si elle doit être sacrée pour moi… Ah ! il m’en souviendra de Saint Bazile, — riposta le bon Bouchetout.

» — Voici ce que dit Saint Augustin de l’héritage, — reprit Claude Gérard en ouvrant un autre livre :

» Gardez-vous de prendre le prétexte de l’amour paternel pour augmenter vos biens ; je garde mes biens pour mes enfants, belle excuse ! Voyons un peu, votre père les garde pour vous, vous les gardez pour vos enfants, vos enfants les gardent pour les leurs, et ainsi de suite… De cette façon personne n’observera la loi de Dieu ! »

» — Saint Augustin s’est permis de telles paroles ! — s’écria Bouchetout, avec une surprise et une colère croissante.

» — Saint Grégoire-le-Grand est bien plus sévère.

» — Qu’est-ce qu’il dit encore, ce jacobin-là ?…

» — Il regarde les propriétaires comme des meurtriers.

» — De mieux en mieux, — s’écria le pauvre Bouchetout, — voleur… meurtrier… parce qu’on est propriétaire… allons donc, Monsieur, vous vous moquez de moi…

» — Lisez plutôt, Monsieur, — dit Claude Gérard.

» — Qu’ils sachent, — s’écrie Saint Grégoire, — que la terre d’où ils ont été tirés, est commune à tous les hommes, et que dès lors les fruits qu’elle porte leur appartiennent indistinctement ; c’est donc en vain qu’ils se prétendent innocents, ceux-là qui se font une propriété privée du don de Dieu ! Car, en retenant ainsi la subsistance des pauvres, ils en tuent presque autant qu’il en meurt chaque jour.

» — Mais c’est indigne ! — s’écria mon marguillier ; — mais il n’y avait donc ni loi, ni police dans ce temps-là… Comment tolérait-on des infamies pareilles !

» — Ah ! Monsieur… vous… si bon chrétien ! qui pratiquez tous les jours, — dit Claude Gérard avec une compassion perfide, — parler ainsi… des saints !

» — Monsieur, je suis bon catholique, c’est vrai… mais propriétaire avant tout.

» — Alors, Monsieur, que penserez-vous de Saint Jean-Chrysostome qui dit en propres termes :

» Voici l’idée qu’on doit se faire des riches et des avares, ce sont des voleurs qui assiègent la voie publique, dévalisent les passants, et font de leurs chambres des cavernes où ils enfouissent le bien d’autrui.

» Et pour dernier trait, l’indigne Claude ajouta :

» — Vous renierez donc aussi Saint Ambroise, Monsieur le marguillier, car il dit formellement : la propriété est une usurpation[3].

» — Mais, Monsieur, — s’écria le pauvre Bouchetout, étourdi, suffoqué ; — mais, Monsieur, vos saints Pères de l’église étaient donc une bande de coupe-jarrets ! de jacobins ! d’anarchistes ! de révolutionnaires ! de sans-culottes ! de monstrueux ennemis de l’héritage et de la famille, de l’ordre et de la paix ! Et vous curé… vous… qui ne m’avez jamais dit un mot de cela.

» Je vins au secours de Bouchetout ; je tenais doublement à le rassurer, car ces citations des Pères de l’église pouvaient complètement le dérouter, je le connais, tout bon catholique et digne marguillier qu’il est, il allait me dire après réflexion :

» — Mais vous ne m’aviez jamais parlé de ces Pères de l’Église qui regardent les propriétaires et les riches comme autant de ravisseurs, et qui leur enjoignent de ne garder qu’une culotte s’ils en ont deux, sous peine de passer pour avoir volé la seconde… Ouais… ce catholicisme-là me paraît un peu bien populacier et révolutionnaire.

» Or, il n’en faudrait pas plus pour dégoûter un esprit simple, pour le désaffectionner de la religion ; et ce bon Bouchetout est un trésor pour la fabrique ; je repris donc en m’adressant à cet impudent Claude Gérard :

» — Vous avez cité, Monsieur, certains passages des Pères de l’Église… Mais autre temps, autres mœurs… la civilisation a marché…

» — Parbleu ! — dit Bouchetout en reprenant courage, — c’est évident… la civilisation a marché… elle a fait justice de toutes vos capucinades… Heureusement Jean-Jacques Rousseau et Voltaire ont…

» J’interrompis net ce digne Bouchetout, que son zèle emportait, car Claude Gérard ricanait déjà d’entendre un pieux marguillier, invoquer ces deux démons de Voltaire et de Jean-Jacques contre les Pères de l’Église ; aussi je dis à l’instituteur :

» — Aux autorités que vous citez, Monsieur, j’opposerai des autorités.

» — À la bonne heure — dit le marguillier — nous allons vous river votre clou.

» — Sans doute Saint Luc a dit : — Donnez votre superflu en aumônes, et toutes choses vous seront pures. — Saint Augustin a dit encore : — Le surplus des riches est le nécessaire des pauvres, et c’est posséder chose d’autrui que de posséder du superflu. Mais, Monsieur, il faut s’entendre sur ce que c’est que le nécessaire et le superflu.

» — Bien dit ! — s’écria Bouchetout — très-bien dit, car je ne regarderai jamais comme superflu d’avoir deux ou trois paires de bottes de rechange.

» — Vous êtes dans le vrai, — dis-je à Bouchetout, — car le bienheureux révérend père Ligori, de la compagnie de Jésus, sanctifié, béatifié, canonisé par notre sainte église, déclare :

» Que les gens du monde ont rarement du superflu ; qu’on ne peut en effet considérer comme superflu ce qui est nécessaire pour entretenir des domestiques, faire des cadeaux convenables, donner de grands repas, traiter ses amis, afficher une certaine magnificence.

» — À la bonne heure… vive Saint Ligori ! — s’écria Bouchetout. — Celui-là me chausse ; il est à mille piques de vos Saint Augustin, sauf Bazile, Grégoire, Chrysostome et autres sans-culottes de ce temps-là.

» — Et le révérend père Ligori va bien plus loin, — ajoutai-je, — car, une fois dans le vrai, la pente est rapide — il dit textuellement :

» — Quand le prochain se trouve dans une nécessité extrême, on est ordinairement tenu de le secourir sur les biens en quelques sortes nécessaires à la dignité du rang, je dis ordinairement, parce que si l’atteinte portée à votre rang vous paraissait un dommage plus grand que la mort du pauvre, vous ne seriez pas liés par précepte. (B. A. de Ligorio, théologie morale, lib. 2. tract. 3, no 31 et 32.)

» — Bravo, Saint Ligori ! — s’écria le bon Bouchetout triomphant, — bravo ! mon gaillard. Ah ! ah ! voilà qui clôt le bec à cette troupe d’oiseaux de proie, de sauvages carnivores que vous nommez les Pères de l’Église… Oh ! Saint Ligori, tu es mon patron, je te fêterai ! je t’encenserai ! je te ferai élever une chapelle… Voilà un homme réellement religieux et qui tient compte des choses respectables… Voilà un ami de l’ordre et de la paix, un homme bien pensant… Ah ! ah ! Monsieur l’instituteur, qu’avez-vous à répondre à cela ?

» Je répondrai, Monsieur, reprit Claude Gérard, que le bienheureux Ligori est un infâme et qu’il calomnie les riches d’une manière horrible. Non, non, jamais je ne croirai qu’un homme riche, mis en demeure de choisir entre la satisfaction de son orgueil et la mort du pauvre… sacrifie le pauvre… Quant à votre reproche, Monsieur le curé, de ne pas donner une éducation chrétienne à mes écoliers, vous voyez qu’il tombe de lui-même… Ce serait vouloir mettre ces enfants en lutte ouverte contre la loi, contre la société, que de les élever absolument dans les austères principes du christianisme, et des Pères de l’Église si impitoyables envers les riches, les égoïstes, les repus de toute sorte… Le moment n’est pas venu… Je dis au contraire à mes écoliers, lorsqu’ils ont l’âge de me comprendre ; il est surtout une chose qu’il faut d’abord respecter, mes enfants, c’est la loi, mais comme les lois sont faites par les hommes, et que parfois elles changent… Éclairez-vous, moralisez-vous, ayez conscience de vos droits, mais aussi de vos devoirs ; avec l’instruction vient la dignité, le respect de soi… Soyez justes, humains, laborieux, résignés, aimez-vous, secourez-vous les uns les autres ; parvenez à être comptés non plus seulement par votre grand nombre, mais aussi par votre intelligence, et un jour viendra, pauvres déshérités, où, par la force des choses, vous aussi, peut-être,… vous dicterez des lois… alors il sera temps de vous souvenir de ces lois diverses qui veulent que chacun ait par son travail une part équitable dans ce que Dieu a créé pour la satisfaction de tous, et non pour celle de quelques privilégiés…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

.   .   .   .   .   Et, après ce long entretien avec Claude Gérard, savez-vous ce que m’a dit cet imbécile de Bouchetout d’un air capable, en quittant l’école ?

» — Eh bien ! il y a dans ce Claude Gérard… beaucoup plus de bon que je ne le croyais. C’est un original… Mais encore une fois il a du bon.

» Heureusement je tiens Bouchetout par d’autres coins, et je ne l’abandonnerai pas à ce Claude Gérard sans une lutte acharnée. Mais néanmoins jugez par cette scène de l’infernale adresse de cet instituteur. En est-il de plus dangereux ? Je ne le crois pas…

» Maintenant concluons : voilà l’ennemi, quels moyens avons-nous de le réduire ?

» D’abord, il faudrait.   .   .   .   .   .   .   .   .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La fin de cette lettre manquait aussi, car elle avait été lacérée, et je n’en eus que des fragments ; mais ils suffiront à faire connaître et Claude Gérard et les ennemis qui s’apprêtaient à le combattre par tous les moyens.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je m’étais donc levé en même temps que l’instituteur ; je lui avais offert de l’aider dans la triste tâche qu’il devait accomplir ; nous partîmes pour le cimetière du village.




  1. M. Lorrain, dans son excellent ouvrage officiel que nous avons déjà cité, déplorant certaine résistance systématique et intelligente aux développements de l’éducation populaire, s’exprime ainsi :

    « … Mais c’est souvent parmi les hommes franchement dévoués au gouvernement, que l’on entend des objections contre la loi, — tantôt ils les puisent dans l’intérêt de l’agriculture : — Quand tous les enfants du village sauront lire et écrire, où trouverons-nous des bras ? — Nous avons besoin de vignerons et non pas de lecteurs — dit un propriétaire du Médoc. — Au lieu d’aller perdre leur temps à l’école, qu’ils aillent curer un fossé, — dit un bourgeois du Gers. — Tantôt un amour propre insensé révolte les fermiers un peu aisés contre l’idée d’envoyer leurs enfants s’asseoir côte à côte sur le même banc que les indigents. Lire, écrire et compter, c’est pour eux un insigne de l’aisance, comme de pouvoir monter sur un bidet pour aller au marché, pendant que l’indigent chemine pédestrement près d’eux, comme de prendre place à la messe dans son propre banc, au lieu de s’agenouiller sur le pavé commun. »

    Puis suivent des notes extraites des rapports des inspecteurs généraux.

    « Il est une autre cause qui nuit au progrès de l’instruction : c’est l’influence qu’exercent dans les campagnes certaines personnes distinguées par leur fortune ; ces personnes prétendent qu’il est inutile de montrer à lire à des paysans qui doivent gagner leur pain à la sueur de leur front. — (Ardennes, cant. de Mézières, p. 185.) — Les propriétaires aisés disent qu’ils se garderont bien de faire instruire les enfants indigents de leur commune. S’il en était ainsi, ajoutent-ils, on ne trouverait plus personne pour cultiver les terres. (Gironde, p. 186.)

    » Malheureusement, la force des choses en a décidé autrement ; la religion du gouvernement a été surprise par des brouillons inconsidérés, nous avons donc été obligés de subir l’école primaire.

    » — Nous ne voulons pas, — disent les propriétaires, — instruire les enfants pauvres, parce que la culture de nos terres serait abandonnée, les enfants prendraient des métiers. (Gers.)

    » (Dordogne) — Les habitants d’une classe plus élevée ne sont pas en général favorables à l’extension des études primaires, persuadés que le paysan qui dépasse un certain degré de connaissance, devient un personnage inutile. (p. 185.)

    » (Drôme) — Les familles riches sont loin d’encourager l’instruction primaire, et témoignent hautement qu’elles craignent de voir l’instruction se répandre dans les classes pauvres. (p. 187.)

    » (Cher). — Beaucoup de propriétaires sans aucune aversion pour le gouvernement, mais, avant tout, amis de l’ordre et de la paix, ne voient pas sans inquiétude propager l’instruction élémentaire dans des temps où les journaux pullulent, ils redoutent les avocats de village, comme ils les appellent. Ces propriétaires ne comprennent pas encore bien, que les avocats de village (ajoute très-sensément l’inspecteur dans son rapport) ne doivent leur pernicieuse influence qu’au monopole de la lecture et de l’écriture, et que, quand ces ressources seront à l’usage de tous, elles cesseront de profiter à quelques-uns contre le plus grand nombre. (p. 188)

    » (Charente.) — Il n’est que trop vrai, en général, que les propriétaires riches et aisés, sans éducation, ne voudraient plus voir les indigents recevoir de l’instruction comme leurs enfants. (p. 188.)

  2. S. Bazil. magn. de Avarit. 21. p. 328. Paris 1638.
  3. Nous empruntons les citations précédentes à l’Évangile devant le siècle, par M. Simon Granger. (Paris 1846. In 12. Société bibliophile, 4, rue de l’École-de-Médecine.) Il est impossible de lire un travail plus consciencieux, plus savant, plus riche de faits, et écrit avec un plus excellent esprit. Rien n’est enfin plus curieux et d’un plus profond enseignement que de voir l’incroyable contraste qui existe entre les actes d’une société qui se dit chrétienne, et les enseignements sacrés qui sont l’essence même du christianisme.