Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/6

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VI


CHAPITRE VI.


le mariage.


Depuis un mois qu’avait eu lieu ma rencontre avec Basquine et Bamboche, j’étais entré au service de Robert de Mareuil, malgré les conseils de Balthazar ; un soir, j’assistais, invisible, à la scène suivante, qui se passait dans une petite maison située vers la partie la plus déserte du quartier des Invalides.

Il était nuit.

Au fond d’une chambre du rez-de-chaussée, assez délabrée, se dressait un autel improvisé ; néanmoins le tabernacle, l’Évangile, les burettes, etc., etc., rien n’y manquait ; quatre grands flambeaux plaqués d’argent, garnis de cierges, éclairaient seuls cette pièce, et y répandaient une triste clarté.

À quelques pas de l’autel on voyait deux chaises placées à côté l’une de l’autre ; le plus profond silence régnait dans cette chambre, où il ne se trouvait alors personne.

Minuit avait lentement sonné au loin, depuis un quart-d’heure, lorsque le roulement sourd d’une voiture ébranla les vitres, puis j’entendis le bruit de plusieurs portes brusquement ouvertes et refermées, pendant que des pas précipités couraient sur le plancher d’un appartement situé au-dessus du rez-de-chaussée où je me tenais caché.

Il se fit ensuite un nouveau silence, et une femme enveloppée d’un manteau à capuchon rabattu, après avoir traversé rapidement la chambre où était dressé l’autel, disparut par une porte latérale ; mais, au bout de quelques instants, cette porte s’entr’ouvrit et se referma à différentes reprises, comme si la femme qui venait d’entrer dans cet endroit voulait épier ce qui se passait, ou plutôt ce qui allait se passer.

Un homme de haute taille, entrant ensuite, examina un instant les préparatifs ; il trouva sans doute encore trop de clarté, car il éteignit deux des quatre cierges et sortit, laissant cette grande chambre presque plongée dans les ténèbres que de si faibles luminaires dissipaient à peine.

Ce personnage venait de disparaître, lorsque les deux battants de la porte du fond s’ouvrirent… un homme, accompagné d’une femme, s’avança lentement vers l’autel.

Cet homme était Robert de Mareuil ; cette femme était Régina.

Deux autres personnes les suivaient à quelques pas de distance.

La jeune fille avait l’air calme, recueilli, résolu ; les tresses de ses épais cheveux noirs encadraient son beau visage, pâle et transparent comme un camée ; sa robe noire un peu traînante, sa taille élancée, son port de tête haut et fier donnaient à sa démarche une grande majesté… Robert de Mareuil était pâle aussi, et, malgré son assurance affectée, un observateur eût surpris çà et là les tressaillements d’une profonde angoisse sous ce masque menteur.

Robert et Régina s’agenouillèrent sur les deux chaises préparées à l’avance ; les deux hommes dont ils étaient accompagnés, se mirent aussi à genoux, mais à quelques pas en arrière.

Pendant un instant, le regard de Régina s’arrêta sur le comte avec une touchante expression de confiance et de tendresse, puis détournant soudain la vue et courbant le front, elle joignit les mains et sembla prier avec ferveur… La jeune fille venait de voir entrer un prêtre revêtu de ses insignes sacrés ; marchant à pas comptés, il tenait le saint calice entre ses mains.

Le prêtre s’approcha de l’autel, donna sa bénédiction aux assistants, et commença de célébrer la messe du mariage, pendant que les deux hommes, les témoins de Robert et de Régina, tenaient, selon l’usage, une pièce d’étoffe étendue au-dessus de la tête des deux fiancés.

Lorsque le prêtre vint à demander à Robert et à Régina, s’ils consentaient à se prendre pour époux, la jeune fille releva le front et prononça le oui solennel d’une voix ferme. Robert, qui de temps à autre jetait autour de lui des regards inquiets, répondit d’une voix mal assurée.

Après l’échange des alliances, et alors que le prêtre faisait aux deux époux une exhortation sur leurs devoirs, j’entendis le tintement des grelots de plusieurs chevaux de poste qui entraient dans la cour de la maison. À ce bruit, Robert tressaillit de joie, et de ce moment il contraignit si peu son impatiente anxiété que, se levant de sa chaise avant la fin de la cérémonie, il prit Régina par la main, et lui dit d’une voix précipitée :

— Partons, Régina… partons… nos moments sont comptés…

La jeune fille jeta sur le comte un regard surpris, et d’un geste expressif sembla le rappeler aux convenances qu’il oubliait si étrangement. Le comte se mordit les lèvres, ses traits se contractèrent, et le bout de son pied frappa convulsivement le plancher, jusqu’au parfait accomplissement de la cérémonie sacrée.

— Venez… vite… — dit alors le comte à la jeune fille.

Et la prenant brusquement par la main, il fit un pas pour s’éloigner de l’autel, mais Régina, se dégageant de la main du comte, et s’adressant au prêtre, lui dit d’une voix remplie de douceur et de dignité :

— Mon père… maintenant que j’ai l’honneur de porter le nom de M. de Mareuil… maintenant que, bénie par vous, notre union est indissoluble et sacrée, je puis vous exprimer ma profonde reconnaissance pour le saint concours que vous venez de nous prêter. Ce concours me prouve assez, mon père, qu’instruit de tout par M. de Mareuil, vous approuvez ma conduite, et que vous appréciez la gravité des circonstances qui m’ont forcée à contracter mystérieusement un mariage qui demain ne sera secret pour personne.

— Régina… — s’écria Robert de Mareuil en frappant du pied, — vous ignorez le prix du temps que nous perdons…

— Qu’avez-vous, mon ami ? — lui répondit la jeune fille, — que craignez-vous ? ne suis-je pas votre femme devant Dieu et devant les hommes ? Est-il, à cette heure, une puissance humaine qui puisse rompre… nos liens ?

— Non… oh ! non… — s’écria Robert avec un accent de triomphe, — Régina, vous êtes à moi… pour toujours vous êtes ma femme !

— Ah bah !… tu crois cela, toi ? — dit tout-à-coup l’un des deux hommes qui avaient servi de témoins au mariage.

Cet homme était Bamboche…

— Vraiment ! Monsieur le comte — reprit-il, — tu crois que Mademoiselle est ta femme ?…

À ces mots de Bamboche, Robert de Mareuil, livide, effrayant de rage et de désespoir, s’élança d’un bond sur mon ami d’enfance ; mais celui-ci, d’une force athlétique, lui prit les deux mains, et le contenant malgré ses efforts, dit à Régina, d’un ton respectueux :

— Excusez-moi, Mademoiselle… mais il fallait laisser aller les choses jusqu’au bout, vous allez maintenant tout savoir.

À ces mots le prêtre, qui se préparait à sortir de la chambre, s’arrêta aussi stupéfait que le compagnon de Bamboche… le second témoin… qui n’était autre que le cul-de-jatte.

Régina promenant tour-à-tour ses regards effarés sur les acteurs de cette scène, incompréhensible pour elle, restait immobile comme une statue.

— Fermez les portes… — cria Bamboche à voix haute.

Puis il prêta l’oreille… Presque aussitôt on entendit les clés des deux portes tourner à l’instant dans les serrures ; sortant de ma cachette, où je revins bientôt, j’avais été fermer l’une de ces portes,… la femme à manteau encapuchonné avait fermé l’autre.

— Maintenant, Monsieur le comte, — dit Bamboche à Robert, en lui rendant la liberté de ses mouvements, — développez vos grâces ;… mais à bas les mains, ou je vous casse la tête avec ce joujou.

Et Bamboche tira prestement de sa poche un fléau brisé, arme terrible entre les mains d’un homme aussi alerte et aussi vigoureux.

Robert, retrouvant bientôt son sang-froid et son audace, se rapprocha vivement de Régina, en s’écriant :

— Régina… nous sommes tombés dans un affreux guet-apens,… mais, ne crains rien,… je te défendrai jusqu’à la mort.

Ce disant, il entoura Régina de l’un de ses bras, comme pour la protéger.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Robert — murmura la jeune fille d’une voix éteinte, en se serrant contre M. de Mareuil, avec épouvante — où sommes-nous ?… qu’est-ce que cela veut dire ?

Et, du regard, elle montrait Bamboche.

— Je ne sais ce que prétend ce misérable… il est capable de tout… il veut nous voler peut-être,… ou exploiter le mystère dont nous avons été obligés d’entourer notre mariage… — répondit Robert à la jeune fille. — Il n’importe,… ne crains rien de ce bandit… je suis là.

— Mais Robert… — reprit Régina avec stupeur, — vous m’avez dit que cet homme… témoin de notre mariage, était… un de vos amis… et cet autre homme aussi ?

Et elle montra le second témoin, le cul-de-jatte.

Atterré par cette observation, Robert reprit en balbutiant :

— Sans doute… et je ne comprends pas… je les croyais tous deux mes amis… des hommes honorables…

— Nous ?… des hommes honorables ! — dit Bamboche en éclatant de rire. — Puis s’adressant au cul-de-jatte : — Dis donc, vieux brigand, entends-tu M. le comte ?… Il nous traite d’honorables ? Bah ! un jour de noces… on est généreux !

— Régina… — s’écria Robert hors de lui, — ils ont raison, ce sont des infâmes !… Oui, je vous l’avoue… pressé par le temps, craignant d’ébruiter, de compromettre notre mariage… en m’adressant à des personnes de notre monde, j’ai été forcé de m’abaisser jusqu’à demander à ces misérables d’être nos témoins… mais…

Régina, par un mouvement rempli de dignité, se dégagea brusquement des bras de Robert.

Ce n’était plus l’épouvante, mais un étonnement douloureux qui se peignait sur les traits de la jeune fille, et elle s’écria :

— Ainsi… Robert… vous m’avez menti !… vous m’avez avilie !! Convier, comme témoins de notre union, deux misérables… deux infâmes… ainsi que vous le dites… c’est une cruelle insulte, c’est un sacrilège !…

Puis se retournant vers le prêtre qui, plongé dans une incroyable stupeur, paraissait croire à peine à ce qu’il entendait, à ce qu’il voyait, Régina lui dit, avec un accent de honte et de douleur navrante :

— Ah !… mon père… pourrez-vous pardonner ?…

— Assez, Mademoiselle, — s’écria Bamboche en interrompant Régina, — assez, je vous en supplie… tout ceci a trop duré pour vous.

Puis il ajouta en s’adressant au prêtre, accompagnant ses paroles d’un geste menaçant :

— Allons vite ! Monsieur le curé, à bas ta défroque ou je te l’arrache… vieille canaille…

En un instant, le faux prêtre eut dépouillé le surplis et l’étole…

Ce faux prêtre était la Levrasse.

— Mon Dieu ! où suis-je ? — s’écria Régina, en proie à une croissante épouvante, — où suis-je ?… mon Dieu, ayez pitié de moi.

Et, éperdue, les mains jointes, suppliantes, elle se jeta à genoux devant l’autel.

— Quoi ! — s’écria Robert à son tour en feignant la surprise et l’indignation, — cet homme serait un faux prêtre !!!

— Pas mal ! — dit Bamboche, — pas mal l’étonnement !

Puis s’adressant à la Levrasse :

— Entends-tu Robert de Mareuil ?… Il ignorait, le pauvre agneau, que tu étais devenu curé… de rencontre.

La Levrasse grinçait les dents de rage ; mais, contenu par la frayeur que lui inspirait Bamboche, il se borna à lui montrer le poing en s’écriant :

— Ah ! grand gueux !… ah ! traître… c’est plus de cent mille francs que tu me fais perdre…

Puis il ajouta en frappant du pied avec fureur, et s’adressant à Robert de Mareuil :

— Y comprenez-vous quelque chose, Mareuil ? Quel intérêt peut-il avoir à tout perdre, ce brigand-là ? quand c’est lui qui a tout mené ? quand tout était fini et allait comme sur des roulettes ?

— Ah ! vous ne savez pas quel intérêt j’ai à vous démasquer, — reprit Bamboche, — j’ai un intérêt bien simple… vous allez le connaître.

S’adressant alors à Régina, toujours agenouillée, et qui se croyait sans doute sous l’obsession de quelque horrible vision :

— Excusez-moi, Mademoiselle, si je suis forcé de prolonger quelques instants encore cette scène si pénible pour vous, mais vous devez tout savoir. Vous souvenez-vous… il y a huit ou neuf ans de cela… d’avoir rencontré dans la forêt de Chantilly trois petits mendiants qui vous ont imploré ?

— Oui… je me rappelle… cela, — dit Régina, qui semblait rêver.

— Vous seule, — reprit Bamboche, — avez eu pour ces trois enfants… j’étais l’un d’eux… des paroles de douceur et de pitié. Pourtant, exaspérés par la dureté des personnes qui vous accompagnaient, ces enfants un instant ont voulu vous entraîner avec eux… Je n’ai oublié, Mademoiselle, ni notre cruelle conduite, ni l’intérêt que vous nous avez témoigné, et aujourd’hui je m’acquitte… Le bonheur a voulu que je devienne un franc gredin ; je dis le bonheur, parce que si j’avais tourné à l’honnête, je ne me serais certainement pas trouvé en relations d’affaires et d’amitié avec M. le comte de Mareuil que voilà…

Robert ne répondit rien… il méditait sans doute le moyen de sortir de cette position désespérée.

— Si M. le comte de Mareuil n’était que criblé de dettes, contractées pour subvenir aux passions les plus bêtes et les plus dégradantes, ce ne serait peut-être rien ; son amour ou au moins sa reconnaissance pour vous, Mademoiselle, auraient pu opérer sa conversion… Mais, loin de là… non seulement il vous ment, il vous trompe, il vous trahit d’une manière infâme… mais… encore…

Et comme le comte, exaspéré, allait de nouveau s’élancer sur Bamboche, celui-ci dit d’une voix impérieuse à la Levrasse et au cul-de-jatte :

— Contenez Monsieur dans une position décente… ou sinon… puisque je suis en train, demain j’irai causer ailleurs de choses qui vous concernent.

À ces mots, la Levrasse, le cul-de-jatte et Robert de Mareuil échangèrent un regard rapide et farouche qui me fit bondir de la place où je me trouvais, prêt à courir au secours de Bamboche ; j’étais armé et préparé à tout ; mais mon ami d’enfance reprit avec une dédaigneuse audace :

— Pas d’enfantillages… D’abord à moi seul je ne vous crains pas… — et il tira de sa poche une paire de pistolets qu’il déposa sur l’autel, bien à sa portée.

— Et puis, — poursuivit-il en jetant un regard du côté de l’endroit où j’étais, — il y a là tout près un bon et solide garçon… qui ne me laisserait pas dans l’embarras…

— C’est ce damné Martin… j’en suis sûr, — s’écria la Levrasse.

En entendant prononcer mon nom, Robert tressaillit, parut un moment rassembler ses souvenirs et ferma ses deux poings avec rage, pendant que Régina, muette, le regard opiniâtrement attaché sur Robert, ne semblait pas remarquer l’incident soulevé par mon nom.

— Que ce soit Jacques, Pierre ou Paul, qui soit là… prêt à venir me donner un coup de main, — reprit Bamboche, — peu importe, mais je vous ordonne à tous deux de contenir les emportements de M. le comte… Je veux dire tranquillement ce qui me reste à dire.

Robert de Mareuil, redoublant d’audace, haussa les épaules avec dédain et dit à Bamboche :

— Parlez… parlez… je ne vous interromprai pas… et vous, Régina… écoutez-le aussi, je vous en conjure… au nom de notre amour.

Régina ne répondit rien ; ses yeux restèrent obstinément arrêtés sur Robert, qui ne put soutenir ce regard d’une fixité menaçante ; la physionomie de la jeune fille n’exprimait plus alors ni douleur, ni épouvante, mais une indignation mêlée de mépris, dont une sombre curiosité semblait seule arrêter le terrible éclat.

— En deux mots, j’ai fini, — reprit Bamboche, — M. le comte était en prison pour dettes… il a dit à la Levrasse, à ce digne usurier que vous voyez là : « Je peux faire un riche mariage, qui me mettra à même de vous payer… Rendez-moi la liberté provisoirement, si je n’accroche pas la dot, vous me ferez retourner en prison… » — Ça me va, mais, pour vous éperonner davantage, — répondit l’autre, — faites-moi de fausses lettres de change, en contrefaisant ma signature ; une fois richement marié, je vous rends vos faux billets contre les espèces que vous me devez… mais si vous ne savez pas empaumer l’héritière, ma foi ! vous irez aux galères… Talonné par cette peur-là, il faudra bien que vous enleviez le mariage… Le mariage a été en effet enlevé…

— Continuez, Monsieur… — dit Régina avec un calme impassible.

— Régina… si vous saviez… — s’écria Robert, — je…

La jeune fille interrompit le comte d’un regard de mépris écrasant, et dit à Bamboche :

— Poursuivez, Monsieur… La leçon pour moi… est terrible… je la subirai jusqu’au bout.

— Ayez ce courage, Mademoiselle, vous vous en trouverez bien… L’affaire du faux curé fut arrangée entre M. le comte et mes deux complices, vu l’impossibilité de trouver un véritable prêtre ; cependant, comme il fallait, pour que M. le comte fût maître de votre fortune, que non-seulement vous vous crussiez mariée, Mademoiselle, mais que votre mariage fût parfaitement en règle… M. de Mareuil, lors de votre majorité, vous eût fait contracter une autre union à l’État civil… Celle-ci, réelle, valable, aurait eu pour prétexte de régulariser votre premier mariage devant le prêtre, mariage qui, légalement, ne signifie rien. M. le comte, vous le voyez, est très-ferré sur son code conjugal.

— Et moi qui ai donné en plein dans le panneau ! — murmura la Levrasse.

— Tu sens bien, vieille canaille, — pardon, Mademoiselle, entre nous autres ça se dit, — que j’ai dû prendre part au complot, afin d’être à même de le faire échouer. Si J’ai laissé aller les choses jusqu’au point où elles sont, Mademoiselle, ç’a été pour vous démontrer clairement l’indignité de M. le comte… et aussi pour tâcher de vous prouver ma reconnaissance à ma manière, en vous empêchant, Mademoiselle, d’épouser un homme déshonoré… qui eût fait la honte et le malheur de votre vie.

— Je vous remercie,… Monsieur… votre conduite est en cette circonstance celle d’un homme d’honneur et de cœur, — dit Régina avec une sombre tranquillité, et elle continua de tenir sous son regard fixe, implacable comme celui d’un juge, Robert de Mareuil, sans lui adresser un seul mot.

Ce silence, auquel le jeu de la physionomie de Régina donnait une expression terrible, était plus effrayant que les reproches les plus amers, les plus véhéments…

Robert, anéanti, éperdu, semblait fasciné par ce regard d’un inflexible acharnement. Enfin, voulant tenter un effort désespéré, il s’écria ;

— Eh bien ! oui… Régina, j’ai été coupable ; j’ai été criminel… mais si vous saviez à quels égarements peut vous entraîner un amour insensé !! si vous saviez combien ma passion pour vous…

— Basquine… — s’écria Bamboche en interrompant Robert, — viens, ma fille… et apporte la lettre si passionnée qu’avant-hier encore t’écrivait ce cher comte…

Au nom de Basquine, Robert devint livide ; son saisissement fut tel qu’il s’appuya au long du mur de la chambre pour ne pas défaillir.

— Vous n’avez pas idée, Mademoiselle, — reprit Bamboche en s’adressant à Régina — de la vivacité de la passion de ce gentilhomme pour cette pauvre fille ; ça a commencé le jour même où ce digne comte vous avait rencontrée au Musée… le soir il a vu jouer Basquine aux Funambules… et, ma foi ! il a été fasciné… ce qui ne l’a pas empêché de songer à son mariage avec vous, Mademoiselle ; au contraire… car, une fois enrichi, il aurait tenu les magnifiques promesses qu’il faisait à Basquine… Allons donc, ma fille…

Une des portes latérales s’ouvrit, Basquine parut, toujours enveloppée dans son manteau dont le capuchon à demi relevé découvrait sa figure empreinte alors d’une joie véritablement diabolique ; ses yeux brillaient d’un sombre éclat ; un sourire glacé contractait ses lèvres sardoniques ; elle tenait à la main plusieurs lettres ouvertes.