Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/7

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VII


CHAPITRE VII.


l’évasion.


À la vue de Basquine, Robert, anéanti, s’écria avec une rage folle :

— Mais c’est donc l’enfer, ici !

Basquine s’approcha lentement de Mlle de Noirlieu, et lui tendit les lettres du comte. Régina, toujours calme, prit une des lettres, la parcourut d’un regard attentif, et la rendit à Basquine en lui disant d’une voix ferme :

— Je vous remercie. Mademoiselle… c’est bien…

— C’est ma reconnaissance envers vous, Mademoiselle, — dit Basquine, qui m’a aussi engagée à démasquer cet homme…

— Votre reconnaissance ?

— Oui, Mademoiselle, et aussi le désir d’expier un tort… un grand tort envers vous.

— Envers moi ?

— Il y a bien des années, dans la forêt de Chantilly…

— C’était vous ! — dit vivement Régina, — vous ?

— Oui, Mademoiselle, moi… lui — et elle montra Bamboche, — et un autre enfant… Mais, oubliant la générosité de votre accueil, nous avons osé…

— Vous aviez été si durement repoussés, que votre colère était concevable ; mais je me rappellerai toujours, — poursuivit Régina en détournant dès lors les yeux de dessus Robert avec dégoût et aversion, — qu’aujourd’hui vous m’avez rendu un grand service… vous m’avez sauvée de la honte…

M. de Mareuil, poussé à bout, écrasé sous les témoignages de son ignominie, jeta soudain le masque ; il s’écria avec une horrible expression de rage et de méchanceté, en s’adressant à Régina :

— Eh bien ! oui… je vous ai trompée, oui, je vous ai trahie, oui, je vous aurais sacrifiée à cette créature infernale ; mais si je suis déshonoré, vous le serez aussi… on saura que je vous ai enlevée… votre père refusera de vous recevoir, votre honte sera publique, on croira que vous avez été ma maîtresse, et je serai vengée… fière et orgueilleuse femme que vous êtes. Oui… on dira… telle mère… telle fille…

À cette injure, qui blessait au vif ce qu’il y avait au monde de plus sacré pour Régina, la mémoire de sa mère, la jeune fille, à la fois sublime et effrayante d’indignation, s’élança, prompte comme la foudre, et frappa Robert au visage en lui disant :

— Lâche !…

— Bien… noble fille ! — s’écria Basquine avec transport.

Sans Bamboche, qui se jeta au-devant de Robert qui, livide, furieux, se précipitait sur elle, Régina eût couru le plus grand danger ; mais, rudement contenu par la main puissante de Bamboche, M. de Mareuil, malgré ses efforts, ne put qu’exhaler en imprécations et en menaces sa rage impuissante.

— Oh… tu seras déshonorée… toujours !… — murmurait-il, contenu par Bamboche, qui lui dit avec un sang-froid moqueur :

— Allons donc, mon cher comte, pas de ces infâmes illusions-là… mes précautions sont parfaitement prises… Mademoiselle… sous la conduite d’un guide sûr et dévoué, va rentrer chez son père… personne ne se sera aperçu de la courte absence qu’elle aura faite… moi et Basquine nous garderons le secret, c’est tout simple. Ces deux gredins, nos honorables amis, resteront muets sur la chose… et pour cause. Quant à vous, mon gentilhomme, si vous avez le temps de parler avant de prendre la fuite ou d’être arrêté… vous voudrez en vain diffamer Mademoiselle, on ne vous croira pas…

— Prendre la fuite, lui ! — s’écria la Levrasse exaspéré, — il faudra bien que je me venge sur quelqu’un, ce sera sur lui… il ira aux galères… et…

Plusieurs coups violemment frappés du dehors aux volets de la chambre où se passait la scène que je raconte, interrompirent la Levrasse ; au même instant on entendit ces mots prononcés d’une voix forte :

— Au nom de la loi… ouvrez…

À ces mots redoutables tous les personnages dont je parle restèrent interdits, effrayés.

— Diable !… — dit Bamboche, — je ne m’attendais pas à cette politesse… de la police ;… elle est par trop honnête.

Puis s’élançant vers Régina :

— Ne craignez rien… Mademoiselle… fiez-vous à moi.

Profitant de ce mouvement, Robert de Mareuil, sans être remarqué par Bamboche, s’empara des pistolets que celui-ci avait déposés sur un des coins de l’autel.

— Au nom de la loi… ouvrez… — reprirent les mêmes voix du dehors.

Bamboche était resté auprès de Régina ; soudain il renversa d’un coup de poing les deux chandeliers et leurs cierges. La chambre ainsi plongée dans une obscurité profonde, je ne vis plus rien…

Connaissant les êtres de la maison, je me précipitai hors de l’endroit où je m’étais tenu jusqu’alors, j’ouvris la porte fermée un quart-d’heure auparavant sur l’invitation de Bamboche, et je me précipitai dans la pièce où s’était célébré le faux mariage et où se heurtaient à tâtons, éperdus d’effroi, la Levrasse, le cul-de-jatte et Robert de Mareuil.

Afin de savoir où se trouvait Bamboche et de me rapprocher de lui, je poussai un cri qui, dans notre enfance, nous avait souvent servi de signal. Remarquant alors que je passais devant une porte ouverte (je m’en aperçus au courant d’air frais qui aussitôt frappa mon visage), je restai un moment immobile, et j’entendis, dans la direction d’un corridor qui aboutissait à cette porte, la voix de Bamboche qui répondait à mon appel ; guidé par sa voix, et suivant ce corridor, j’arrivai dans le jardin de la maison.

La nuit était si noire, qu’on ne voyait pas à deux pas.

— C’est toi — me dit vivement Bamboche.

— Oui.

— Où est le fiacre ?

— Dans la ruelle… il attend… près de la petite porte.

— Mademoiselle, — dit Bamboche à Régina, — rien n’est perdu, suivez le guide que je vous donne, il vous reconduira chez vous… Vite, vite, vous n’avez pas un moment à perdre. J’avais tout prévu… sauf une descente de police… Allons, Basquine, filons de notre côté, j’aperçois là-bas de la lumière.

J’entendis Bamboche et Basquine s’éloigner en courant, pendant que Régina, se cramponnant à mon bras, me disait d’une voix étouffée, palpitante de terreur :

— Oh ! sauvez-moi. Monsieur, sauvez-moi de la honte…

— Suivez-moi, Mademoiselle, — lui dis-je.

Et je l’entraînai, mon bras forcément passé autour de sa taille, car je la sentais prête à s’évanouir ; il fallut qu’elle se mît à courir avec moi ; l’allée que nous suivions nous conduisit à une petite porte, un fiacre y attendait, le cocher sur le siège, le fouet en main, la portière ouverte… j’avais choisi l’excellent homme qui m’avait recueilli mourant de faim.

Je portai, pour ainsi dire, Régina dans la voiture, et m’adressant au cocher :

— Ventre à terre… rue du Faubourg-du-Roule… je vous dirai où il faudra vous arrêter… je monte derrière la voiture pour vous laisser plus libre… dans la conduite de vos chevaux.

Le cocher fouetta son attelage.

J’allais m’élancer derrière la voiture, lorsque je me sentis violemment arrêté, et à la lueur des lanternes du fiacre qui s’éloignait, je distinguai un moment les traits livides de Robert de Mareuil ; à la vue de la voiture déjà loin de nous il cria de toutes ses forces :

— Arrêtez ! arrêtez !…

J’empêchai les cris du comte en lui appuyant ma main sur la bouche, craignant qu’il ne fût entendu des gens de police dont la cohorte venait d’envahir la maison.

Grâce à ma force, de beaucoup supérieure à celle de mon maître, je conservai, malgré ses efforts désespérés, l’avantage dans cette courte lutte ; quoique dans sa rage il me mordît cruellement la main, je parvins à étouffer sa voix jusqu’à ce que la voiture eût disparu dans un tournant.

Je comptais sur l’agilité de ma course pour la rejoindre, pensant qu’au pis-aller, Régina aurait la présence d’esprit d’arrêter le cocher à quelques pas de l’hôtel de Noirlieu, et d’y rentrer par la petite porte qui, après avoir servi à son évasion, était par nos soins demeurée entr’ouverte.

Lorsque je voulus mettre fin à ma lutte avec Robert, ce fut lui qui, à son tour, m’étreignit de toutes ses forces en me disant :

— Ah… c’était toi… fidèle serviteur… Cette fois… tu ne m’échapperas pas…

— Oui… c’est moi, — lui dis-je en tâchant de me débarrasser de lui : — Vous vouliez commettre une infamie… je l’ai empêchée.

— Ainsi… tu me trahissais… tu étais le complice de Bamboche et de Basquine… et tu m’as perdu… Fidèle Martin, — murmura-t-il entre ses dents serrées de fureur.

Puis déployant dans ce moment suprême une vigueur incroyable, il parvint à passer sa main entre mon cou et ma cravate, à saisir celle-ci, et à lui imprimer un mouvement de torsion si puissant, que je suffoquai… mes forces m’abandonnaient.

— Tu comprends, fidèle serviteur, — dit le comte avec un ricanement féroce en continuant de me maintenir à demi étranglé ; — tu comprends qu’un comte de Mareuil n’est pas du gibier de galère… Je me tuerai… mais avant, tu mourras…

Cette lutte, acharnée, désespérée, se passait dans une profonde obscurité ; mais à un mouvement que je sentis faire au comte, de sa main droite, pour fouiller dans sa poche, tandis que, de sa main gauche, il tordait violemment ma cravate, je me rappelai les pistolets de Bamboche que le comte avait saisis sur l’autel au moment de l’arrivée de la police ; soudain je sentis le froid du canon de l’une de ces armes appuyé sur ma tempe.

Un dernier effort de ma part fit dévier le coup, mais ne l’empêcha pas de partir… une flamme éblouissante me brûla la vue ; il me sembla qu’un fer rouge me traversait le cou, tandis qu’une commotion foudroyante me jeta à la renverse.

Au moment où ma tête rebondit sur le sol, j’entendis une seconde détonation… et je perdis connaissance.

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Quant aux événements qui avaient précédé le faux mariage du comte et de Mlle de Noirlieu, on les devine facilement ; Robert de Mareuil était parvenu à correspondre avec Régina, et, à force d’instances menteuses, de passion feinte, il avait su l’amener à l’imprudente démarche si heureusement déjouée par Bamboche.

Quoique toujours inconnu et invisible à Régina, je fus le seul intermédiaire de cette correspondance entre elle et mon maître, pour qui mon zèle ne parut pas se démentir. Il y avait, je le sais, et je me le reproche quelquefois, une sorte de trahison dans ma conduite envers Robert de Mareuil. Mon but était louable, car il s’agissait de faire échouer l’odieuse machination de cet homme et de le démasquer ; mais la voie était tortueuse, perfide. Pourtant, effrayé du danger que courait Mlle de Noirlieu, je n’hésitai pas à tenter de la sauver par le seul moyen qui fût à ma portée, et puis, en obligeant M. de Mareuil à choisir un autre agent que moi, la réputation, l’honneur de Mlle de Noirlieu pouvaient être compromis par des indiscrétions dont j’étais incapable ; du reste, Bamboche, qui avait trouvé moyen d’entrer assez avant dans la confiance de Robert, par l’intermédiaire de la Levrasse, m’épargna la répugnante combinaison du mariage simulé ; l’idée appartenait au comte, l’exécution à Bamboche.

J’ai su plus tard la cause de la rupture de Balthazar et de Robert de Mareuil.

Celui-ci, lors de la représentation des Funambules, avait éprouvé à la vue de Basquine une impression si soudaine, si profonde que, sans chercher à la dissimuler au poète, il lui dit : « — J’ai maintenant un motif de plus d’épouser Régina et ses millions, je veux être l’amant de cette Basquine… Je la rendrai une des femmes les plus à la mode de Paris, dût-il m’en coûter des monceaux d’or. »

Balthazar, jusqu’alors assez aveuglé par l’amitié pour surmonter les scrupules que soulevait en lui la cupide spéculation du comte, fut révolté de ce dernier trait de cynisme, il rompit à jamais avec Robert, après de pressantes et vaines tentatives pour le ramener à des pensées plus dignes, en lui remontrant l’odieuse noirceur de sa conduite.

Néanmoins, Balthazar n’oublia pas la promesse qu’il m’avait faite au sujet de Basquine. Le surlendemain du jour où la pauvre fille s’était vue si outrageusement traitée aux Funambules, par suite d’une cruelle plaisanterie du vicomte Scipion, on lisait dans l’un des journaux les plus influents de Paris, un long article sur Basquine, écrit et signé par un célèbre critique, ami intime de Balthazar. Cet article racontait d’abord avec une indignation sincère l’espèce de guet-apens dont Basquine avait été victime sur le théâtre des Funambules, puis, arrivant à l’appréciation du talent de cette jeune fille jusqu’alors inconnue, le critique en parlait avec une admiration si chaleureuse, si persuasive, si convaincue ; il appuyait son enthousiasme sur une analyse à la fois si délicate, si savante et si profonde du jeu, du chant et de la rare puissance dramatique de Basquine, qu’il proclama dès ce jour la plus grande tragédienne lyrique de notre temps, que cet article excita une attention, une curiosité universelle ; et la foule… mais une foule des plus choisies, se porta aux Funambules.

Le directeur, ébloui de ce succès inattendu, courut supplier à mains jointes la pauvre figurante qui n’avait pas osé reparaître au théâtre, de venir y reprendre son rôle du mauvais génie. Lorsque Basquine reparut, ce fut un enthousiasme général, une véritable ovation. Car, chose peu commune, le talent incontestable de Basquine se trouvait à la hauteur des éloges presque hyperboliques qu’en avait publiés l’ami de Balthazar ; une fois l’attention publique éveillée sur ce nouveau prodige dramatique, la presse se fit l’écho des louanges que l’on décernait à la jeune actrice. Enfin Balthazar, fidèle à ses promesses, publia dans le journal de son ami le critique, une Épître à Basquine

Chose étrange, cette épître, véritable chef-d’œuvre, étincelante de verve et d’esprit, sublime d’enthousiasme, et remplie de la plus touchante mélancolie, de la plus noble émotion, alors que le poète racontait la lutte douloureuse, incessante, d’une jeune fille de seize ans, pauvre, inconnue, isolée, sans appui, ayant à surmonter les obstacles sans nombre dont sont hérissés les abords du plus obscur théâtre, cette épître ici, saisissante comme un roman, ou tendre comme une élégie, ailleurs amère et incisive comme une satire, plus loin folle, bizarre et hardie comme un rêve fantastique ; cette épître enfin, généreuse comme une bonne action, fut aussi pour Balthazar le signal d’un succès étourdissant… Son talent, jusqu’alors seulement connu de quelques amis, fut publiquement révélé par cette épître ; son nom retentit dans toutes les bouches, et ses œuvres jusqu’alors dédaignées, ou plutôt ignorées, commencèrent d’être recherchées, appréciées, ainsi qu’elles devaient l’être.

Peu de jours après l’apparition de cette épître, je reçus de Balthazar un joyeux billet ainsi conçu :


« Gloire à toi ! mon digne Martin, ton amie d’enfance est lancée, mon nom fait un train d’enfer, et les libraires se battent à ma porte, mais je ne les admets en ma présence que, marchant à quatre pattes… tenant entre leurs dents une bourse de sequins d’or (je veux des sequins, c’est vénitien en diable).

» Voilà ma vengeance… elle est simple et digne… Sérieusement, mon brave Martin, tout ceci ne serait peut-être pas arrivé, si tu ne m’avais pas supplié de faire rendre justice à l’incomparable Basquine… et de lui rendre moi-même hommage ; encore une fois, gloire et merci à toi, mon digne Martin, tu as fini ce qu’avait commencé mon protecteur inconnu Just, le bien nommé, à qui je puis maintenant remettre la pension qu’il me faisait si généreusement ; un autre aussi malheureux que je l’étais, en profitera à ma place.

» Je termine par ce rébus à la hauteur de ta naïve et respectable intelligence.

» Une bonne action a toujours sa récompense.
» Ton ex-maître et toujours affectionné,
» Balthazar. »


L’éclatant triomphe de Basquine fut un nouvel aliment pour la folle passion de Robert de Mareuil ; cette passion servait trop nos projets et l’inexorable haine que Basquine avait vouée à la race des Scipions, ainsi qu’elle disait, pour que notre compagne ne parût pas encourager l’amour insensé qu’elle inspirait. Elle berça le comte des plus ardentes espérances, et tous deux échangèrent une correspondance passionnée qui, révélée à M. de Noirlieu, devait être une arme terrible contre Robert.

Cet homme se vengea d’ailleurs cruellement de moi, car non-seulement je faillis succomber à la blessure que j’avais reçue, la balle m’ayant traversé les muscles du cou, mais je faillis être aveuglé par l’explosion de ce coup tiré à brûle-pourpoint ; pendant près d’une année je fus complètement privé de la vue.

En suite de cette lutte avec Robert, les agents de police, venus pour arrêter Bamboche qui leur échappa, me ramassèrent baigné dans mon sang à quelques pas du comte de Mareuil qui s’était fait sauter la cervelle, et je fus transporté à l’Hôtel-Dieu.

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Lorsque je revins à moi, couché dans un lit de cet hôpital, j’avais les yeux couverts d’un bandeau. À un mouvement que je fis pour ôter ce linge, un infirmier qui me veillait sans doute, me dit :

— Ne cherchez pas à ôter ce bandeau, mon garçon, vous n’y verriez pas plus clair.

— Il est donc nuit ?… où suis-je ?

— Vous êtes à l’Hôtel-Dieu, et il fait grand jour.

— Alors, pourquoi ne verrais-je pas clair ?

— Parce que vous êtes aveugle.

À ces mots effrayants, j’arrachai le bandeau ; j’ouvris les yeux malgré d’atroces douleurs… je ne vis rien… que de vagues ténèbres.

À ce coup affreux, ma première pensée fut pour Régina… J’étais à jamais hors d’état de la servir, de veiller sur elle, car les événements passés me prouvaient que, si infime et si obscur que fût mon dévoûment, il pouvait être utile à Mlle de Noirlieu.

Je me demandai aussi avec inquiétude ce qu’étaient devenus Basquine et Bamboche ; de secrets pressentiments me disaient que lui et le cul-de-jatte étaient l’objet des recherches de la police ; je songeais enfin avec anxiété qu’il restait deux prétendants à la main de Mlle de Noirlieu, qui, délivrée du comte de Mareuil, pouvait fixer son choix sur le prince de Montbar… ce jeune homme en apparence si merveilleusement doué, si séduisant, et dont les brillants dehors cachaient une dégradation profonde…

Et malheureusement ma cécité, mes cruelles douleurs, l’absence ou la fuite de Bamboche devaient me laisser, au sujet de Régina, dans une longue et cruelle incertitude.

Un singulier événement vint cependant fixer mes doutes.

J’étais à l’Hôtel-Dieu depuis un an : ma blessure du cou était cicatrisée, mais l’état de ma vue ne s’améliorait pas ; je faisais partie de la division confiée aux soins du docteur Clément, l’un des premiers chirurgiens de l’Hôtel-Dieu ; cet homme, d’une réputation européenne et d’une puissante originalité, s’était tout d’abord intéressé à moi, m’a-t-il dit plus tard, en raison de la courageuse résignation avec laquelle je supportais d’horribles douleurs, et de la manière simple, digne, réservée, avec laquelle j’avais subi plusieurs interrogatoires d’un juge d’instruction, au sujet du tragique événement dont j’étais l’une des victimes ; mon langage, la manière dont je remerciai le docteur Clément de ses soins, augmentèrent encore la bienveillance qu’il me portait.

Depuis quelque temps le docteur m’avait soumis à un nouveau traitement, dont il espérait beaucoup de succès. Le jour vint où l’on devait lever un certain appareil qui recouvrait mes yeux ; le docteur convia à cette opération, sans doute curieuse, l’un de ses confrères. Il lui fit l’historique de ma maladie, pendant les préparatifs dont s’occupaient sans doute les aides.

— Et depuis combien de temps est-il dans cet état ? — demanda le confrère du docteur Clément.

— Depuis un an, — répondit-il ; puis il ajouta plus bas à son ami : — Eh ! mon Dieu… tenez, ce pauvre garçon est entré ici juste la veille du jour où je vous ai demandé de venir en consultation avec moi auprès de Mlle de Noirlieu ; car, je l’avoue… je ne pouvais et je ne puis me rendre compte des étranges symptômes nerveux qui s’étaient tout-à-coup manifestés chez elle.

— Je crois que nous ne nous trompions pas, — reprit l’ami du docteur, — en attribuant ces singuliers symptômes à quelque émotion violente et soudaine ;… pourtant, notre chère malade niait opiniâtrement avoir éprouvé le moindre saisissement. À propos, comment va-t-elle ?

— Moins bien qu’avant son mariage, — reprit le docteur Clément, — aussi je la veille avec une grande sollicitude… c’est une femme si rare… quel cœur ! quelle ame ! comme c’est beau, comme c’est pur, comme c’est élevé !…

— Du reste, il est impossible de voir une union mieux assortie… — reprit le confrère du docteur, — le prince de Montbar est un des hommes les plus aimables, les plus distingués que l’on puisse rencontrer.

— C’est possible, — reprit brusquement le docteur Clément.

Puis apercevant sans doute un de ses aides qui était allé chercher quelques objets nécessaires à la levée de l’appareil, le docteur ajouta :

— Ah ! voilà… ce que j’attendais,… nous allons maintenant lever l’appareil…

Il est aussi inutile qu’impossible de rendre les émotions auxquelles je fus en proie pendant cette opération, qui allait peut-être me rendre la vue… au moment où j’apprenais le mariage de Régina et du prince de Montbar… mariage que pour tant de raisons j’avais redouté.

La vue me fut rendue…

Après de longues et minutieuses précautions destinées à empêcher la lumière de me frapper trop brusquement, il me fut enfin possible de contempler les traits de mon sauveur.

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