Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/14

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CHAPITRE XIV.


journal de martin (Suite).


— Vous habitez donc Paris ?

— Quelque lieu que j’habite, Monsieur… vos lettres ainsi adressées… me parviendront. J’enverrai au bureau de poste tous les cinq ou six jours, voilà tout ce que je peux vous permettre, Monsieur.

— Ah ! vous êtes impitoyable !.. — s’écria le prince ; puis il reprit : — Pardon, Monsieur, pardon… de ce mot qui vous dit mon chagrin… Pardon aussi de tout ce qui a pu vous choquer dans notre entretien ; mais vous ferez la part de la singularité de notre rencontre… Je n’insisterai pas, Monsieur ; je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; je n’ai aucun droit à l’inexplicable intérêt que vous m’avez témoigné… Ce que vous avez bien voulu faire pour moi m’impose une éternelle reconnaissance. Tout ce que je regrette, et amèrement, je vous le jure, c’est que vous ne puissiez pas accepter l’offre de mon inaltérable amitié… j’en serais digne pourtant… croyez-moi.

Et comme je ne répondais rien au prince, qui s’était interrompu une seconde, dans l’espoir peut-être que j’accepterais son amitié, il reprit tristement :

— Pardon encore… pour ce dernier regret… mais du moins… votre main, Monsieur… votre loyale main… qu’il me soit permis de la serrer pour la première… et pour la dernière fois.

Et ma main répondit à la cordiale étreinte du prince.....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Exprimer ce qu’à ce moment je ressentis de bonheur glorieux, ineffable, est impossible… moi, pauvre valet de ce prince… l’avoir amené là… par le seul ascendant d’une âme honnête, droite et aimant le bien.

Je l’avoue : pour la première fois de ma vie, je ressentis de l’orgueil et je me dis — Oh ! merci à vous, Claude Gérard, mon ami, mon maître… Merci à vous donc ; les enseignements, les exemples ont épuré mon cœur et m’ont donné quelque force d’âme.

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— Maintenant, Monsieur — dis-je au prince, — adieu… courage… et persévérance.

— Adieu, Monsieur… — me dit-il, — et dans le cas où j’aurais à vous écrire…

— Veuillez adresser votre lettre à M. Pierre, à Paris, poste restante.

— Et vous me répondrez, n’est-ce pas au moins cela ? je vous en conjure.

— Je vous répondrais avec empressement… avec bonheur, Monsieur, soyez en certain.

— Adieu donc, Monsieur, puisqu’il le faut… et pour toujours, adieu.

Puis baissant la glace, il dit à Jérôme :

— Cocher… ouvrez-moi.

— Vous voulez descendre ici ? — lui dis-je.

— Oui, il me semble que l’air… et un peu de marche me feront du bien… Adieu donc, Monsieur, encore votre main.

Et après une dernière et affectueuse étreinte, le prince descendit de voiture, enveloppé de son manteau, et s’éloigna.

Je supposai avec raison qu’il se rendait rue du Dauphin, pour quitter son déguisement.

— Eh bien ! — me dit Jérôme, — êtes-vous content de votre nuit ? dites-moi un peu ça, Monsieur le Marquis ?

— Je suis content… non comme un marquis, mais comme un roi, mon brave Jérôme, — lui dis-je, — maintenant, allons chez vous le plus vite possible ; il faut que j’aie le temps d’ôter mon déguisement, il se fait tard.

— Bientôt trois heures du matin, — me dit Jérôme, après avoir consulté sa montre, et, remontant sur son siège, il me conduisit rapidement chez lui.

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Ce matin, à cinq heures… (il y a trois heures de cela, au moment où j’écris ces lignes), je suis rentré à l’hôtel de Montbar, après avoir, pour plus de prudence, recommandé à Jérôme de me garder un secret absolu, si jamais qui que ce fût s’informait auprès de lui du Pierrot qu’il avait conduit ; il devait répondre que c’était un marquis dont il voulait cacher le nom.

J’ai regagné ma chambre sans rencontrer personne, et je termine le récit de cette nuit singulière.

Je crois, en mon âme et conscience, avoir justement agi.

Ou le prince parviendra à regagner le cœur de sa femme, et alors Régina sera heureuse selon les lois du monde… et sa position ne sera pas faussée…

Ou Régina ne consentira pas à l’épreuve que lui proposera le prince… et l’amour qu’elle a pour Just l’emportera…

Alors encore, Régina sera heureuse, car si j’ai maintenant foi dans la noble résolution de M. de Montbar, j’ai une foi non moins égale dans l’amour et dans le caractère de Just…

Ou bien enfin, Régina ayant consenti à l’épreuve, les tentatives du prince pour regagner l’affection de sa femme seront impuissantes, et l’amour de Just continuera de remplir le cœur de Régina… Alors encore le bonheur de Régina est assuré.

Maintenant, le prince suivra-t-il mes conseils ? Une fois hors de ma présence, le charme sous lequel je l’ai tenu sera-t-il rompu ? Je l’ignore… Ce soir je le saurai ; mais quoiqu’il arrive… j’ai la parole de M. de Montbar, et j’y puis compter, Régina aura du moins aujourd’hui la preuve de l’innocence de sa mère, et ce jour sera un bien beau jour pour elle.

Oh ! qu’il me tarde d’être à ce soir… pour connaître les événements de cette journée si décisive dans la vie de Régina.


4 février 18..

Il est minuit… me voici seul… cette journée est achevée.

Rassemblons bien mes souvenirs.

Je suis descendu à huit heures pour faire l’appartement de ma maîtresse ; vers les neuf heures, Mlle Juliette est venue me trouver dans le parloir et m’a dit :

— Bonjour, Monsieur Martin, vous prendrez garde de faire du bruit dans la galerie de tableaux.

— Est-ce que Mme la princesse est indisposée ?

— Un peu… elle a été toute la nuit d’une agitation extraordinaire… elle avait les nerfs si agacés… qu’elle m’a sonnée deux fois pour lui préparer de l’eau de fleur d’oranger…

— Hier, pourtant, Madame ne paraissait pas souffrante.

— Elle n’était pas très-bien… elle a passé une partie de la soirée à écrire… et quand elle s’est couchée, elle avait l’air bien abattue. Tenez, Martin, — ajouta tout bas Juliette d’un air mystérieux, — voulez-vous que je vous dise ?…

— Eh bien ?

— Il se passe dans la maison quelque chose…

— Quoi donc ?

— Je n’en sais rien… mais je suis sûre que je ne me trompe pas, et qu’il y a quelque anguille sous roche.

— Mais qui peut vous faire supposer cela ?

— Quand ce ne serait que ce que vient de me dire le vieux Louis ? le prince fait demander à Madame si elle pouvait le recevoir ce matin ; voilà, depuis bien long-temps, la première fois que Monsieur viendra chez Madame le matin… et puis… la tristesse de Madame… ses nerfs agacés… Je vous dis, Martin, qu’il y a quelque chose.

Le prince suit mes conseils, ai-je pensé, curieux de voir ainsi se dérouler peu-à-peu devant moi les événements que j’avais, pour ainsi dire, préparés pendant la nuit.

— Enfin, — dis-je à Juliette, — s’il y a du nouveau, nous verrons bien…

— Nous serons pour cela aux premières loges… Tout ce que je désire, c’est qu’il n’y ait rien de fâcheux pour Madame, elle est si bonne !… Enfin, — me dit Mlle Juliette en se retirant, — faites toujours le moins de bruit possible dans la galerie de tableaux.

— Soyez tranquille, Mademoiselle.

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À onze heures et demie, la princesse m’a sonné.

Elle n’était pas en robe de chambre, comme à l’ordinaire, mais habillée. Elle portait une robe noire montante, qui faisait ressortir encore l’excessive pâleur de son visage abattu. Elle paraissait très-préoccupée, très-inquiète ; elle m’a dit :

— M. de Montbar viendra tout-à-l’heure chez moi… Excepté pour lui, je n’y suis pour personne, absolument pour personne. Vous entendez ?

— Oui, Madame la princesse.

Et comme je me retirais, elle a ajouté :

— Restez dans le salon d’attente pour veiller à cet ordre, et être là si j’ai besoin de vous.

— Oui, Madame la princesse.

Et je me suis éloigné.

J’avais à peine laissé retomber les portières, que j’entendis Régina s’écrier en se parlant à elle-même :

— Au moins tout va se décider… aujourd’hui.

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D’après l’ordre de ma maîtresse, je suis resté dans le salon, au lieu de monter m’habiller de noir comme d’habitude, et quitter la veste de coutil rayé et le grand tablier blanc à bavolet triangulaire, que je porte pour mon service du matin.

Je me rappelle cette particularité puérile, parce qu’elle a été cause d’une observation que m’a adressée le prince, observation singulière dans la disposition d’esprit où il devait se trouver, mais qui ne m’étonna cependant que médiocrement, sachant sa sévérité pour la tenue des gens de sa maison.

À midi moins un quart on a sonné, j’ai ouvert.

C’était le prince…

Il tenait à la main le portefeuille que je lui avais remis pendant la nuit… Le prince était, comme Régina, d’une pâleur extrême, il me fut facile de lire sur son visage la violence des émotions dont il devait être agité.

— Madame de Montbar est chez elle, — me dit-il avec un accent plus affirmatif qu’interrogatif, — puis jetant les yeux sur mon malheureux tablier il me dit sévèrement :

— Il est incroyable qu’à cette heure vous soyez encore en tablier dans le salon de Mme de Montbar.

— Prince… c’est que… Madame…

— Il suffit,… pas de raisons, allez vous habiller convenablement, me dit le prince avec hauteur en m’interrompant. Puis il ajouta :

— Madame de Montbar est chez elle ?

— Oui, prince…

Et il entra précipitamment dans le premier salon dont il a fermé la porte.

J’ai eu tort de m’étonner de ce que le prince, au moment d’avoir avec sa femme un entretien de la dernière importance, eût pensé à remarquer l’inconvenance de mon costume, car, je puis le dire, presque aussi intéressé que lui dans l’entretien qu’il allait avoir avec la princesse, je n’ai pu résister au singulier plaisir de m’appesantir sur cette idée : — Quel étonnement pour le prince, — ai-je pensé, — s’il savait que ce pauvre valet, auquel il vient de parler avec une si dédaigneuse dureté, est ce même homme à qui ce matin, à trois heures, il demandait presque comme une grâce de lui serrer la main, et auquel il exprimait si amèrement son regret de ne pouvoir nouer avec lui une inaltérable amitié…

Je l’avoue, la joie puérile que m’a causé cette singularité m’a distrait un moment des graves intérêts auxquels j’avais tant de part ; mais bientôt, ramené à des pensées plus sérieuses, j’ai écouté moralement, si cela peut se dire, ce qui se passait dans le parloir entre le prince et sa femme, car matériellement je ne pouvais rien entendre, toute tentative à ce sujet eût été imprudente… Et d’ailleurs… à quoi bon… ne savais-je pas le sujet… presque les termes de cet entretien ?

J’étais là, me disant : À ce moment sans doute Régina doit parcourir ces lettres que j’ai traduites avec tant de peine ; peut-être elle porte ses lèvres à cette petite médaille qui a appartenu à sa mère… peut-être enfin elle lit d’un regard avide le résumé clair et rapide de cette mystérieuse aventure, écrite par moi d’une écriture soigneusement contrefaite.

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Fin du septième volume.