Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/1

La bibliothèque libre.


CHAPITRE I.


journal de martin (Suite).


Je touchais enfin à ce but poursuivi depuis si long-temps. Malgré moi, une sorte de rapide hallucination me présentait toutes les phases de mon amour, depuis ma première rencontre avec Régina dans la forêt de Chantilly… jusqu’à aujourd’hui ; en résumant ainsi l’active influence qu’il m’avait été donné d’exercer, sur la vie de cette belle jeune femme si hautement placée, j’ai songé avec une sorte de frayeur que ces joies si pures que je goûte à cette heure, j’avais été sur le point, dans ma sauvage ardeur sensuelle, de les sacrifier à une violence infâme qui m’eût conduit à l’ignominie ou au suicide.

Mais combien j’ai eu à lutter, à souffrir… combien, hélas ! j’aurai à souffrir encore… car j’aime toujours Régina… je l’aime plus passionnément que jamais… Oh ! cet amour ne finira qu’avec ma vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Soudain la sonnette de la princesse a violemment retenti, j’ai couru au parloir ; au moment où j’allais y entrer, j’ai entendu ces mots dits par Régina à son mari avec entraînement :

— Ah ! Georges ! le dévoûment de ma vie tout entière ne m’acquittera jamais envers vous !

J’ai craint, en entrant aussitôt, de laisser deviner mon émotion, car ces paroles de Régina, ou plutôt le sentiment d’ineffable reconnaissance qu’elles exprimaient, n’était-ce pas au vengeur de la mémoire de sa mère et par conséquent à moi… qu’ils s’adressaient ? Je suis donc resté une seconde derrière les rideaux des portières, puis les soulevant à demi :

— Madame la princesse a sonné ?

— Oui… attendez… — m’a-t-elle dit vivement, en ployant en hâte une lettre qu’elle venait d’écrire. Les joues de Régina étaient colorées, ses yeux, humides de larmes, brillaient d’une joie radieuse.

Le prince, debout devant la cheminée, et extrêmement pâle, se trouvait sous l’empire d’une émotion telle, que je remarquai le tremblement involontaire dont toute sa personne était agitée ; pourtant, malgré ces tressaillements, malgré cette pâleur, un bonheur contenu se lisait sur ses traits… Il espérait… sans doute.

Régina, finissant de cacheter une lettre qu’elle venait d’écrire, m’a dit d’une voix pour ainsi dire palpitante de joie :

— Cette lettre… chez mon père… à l’instant et à lui-même, entendez-vous ? à lui-même. Ma voiture est attelée… prenez-la… pour être plus tôt arrivé… Ne perdez pas une minute,… pas une seconde…

— Je ferai observer à Madame la princesse…

— Quoi ? — me dit-elle impatiemment.

— Que peut-être M. Melchior ne voudra pas me laisser arriver jusqu’à M. le baron…

— C’est vrai — dit Régina, en se retournant vers son mari — vous le voyez bien, il vaut mieux que j’y aille moi-même. Faites vite avancer ma voiture, — me dit-elle.

— Je vous assure — dit le prince — que, dans l’état de faiblesse où est votre père, votre présence inattendue, et surtout… dans cette circonstance — ajouta-t-il en appuyant sur ce mot — peut lui causer la plus dangereuse révolution. Votre lettre, au contraire, le préparera à votre visite,… et cela vaudra infiniment mieux pour lui… croyez-moi.

— Vous avez peut-être raison… Mais pourtant si Melchior, et vous connaissez cet homme, ne veut pas laisser arriver Martin auprès de mon père ?

— J’irais bien moi-même — dit le prince en réfléchissant, — mais l’inconvénient serait le même… Je m’y résoudrai pourtant si votre lettre ne peut être remise entre les mains de votre père. Mais il me paraît impossible qu’elle ne le soit pas. — Puis, s’adressant à moi, M. de Montbar me dit impérativement :

— Il faut que vous remettiez cette lettre entre les mains de M. de Noirlieu, entendez-vous ?… il le faut

— Prince… je tâcherai, — dis-je humblement.

— Il ne s’agit pas de tâcher, — reprit le prince avec hauteur, — il faut que cela soit. Vous insisterez auprès de Melchior ; vous exigerez, en lui disant que vous avez l’ordre de Mme de Montbar… et à moins que vous ne soyez d’une maladresse sans pareille…

— Prince… ce ne sera pas ma faute si je ne…

— Assez… — me dit durement M. de Montbar.

— Partez vite, Martin, et faites tout votre possible, — m’a dit la princesse avec bonté, trouvant sans doute le prince bien sévère pour moi. — D’une façon ou d’une autre, revenez ici en toute hâte. Et je vous l’ai dit, prenez ma voiture.

— Oui, Madame la princesse.

— Et montez-y convenablement, — ajouta le prince.

Et comme je le regardais, ébahi de cette recommandation, il haussa les épaules et me tourna le dos.

À peine étais-je sorti du parloir que j’entendis M. de Montbar dire à Régina, en parlant évidemment de moi :

— Mais il est stupide !

— Ce n’est pas un aigle… mais il est probe et zélé — a répondu ma maîtresse.

La dureté du prince à mon égard n’avait pas été au-delà des bornes d’une de ces réprimandes, un peu trop sévères peut-être, que l’on adresse journellement à mes pareils ; mais le cœur de l’homme est ainsi fait, ou plutôt l’habitude de la réflexion et de l’observation était portée chez moi à un tel point, que j’eus d’abord un vif ressentiment des hautaines paroles de M. de Montbar, et, bien plus, d’un point de départ aussi puéril en apparence, j’arrivai d’induction en induction à me demander, si le prince était vraiment digne de la généreuse commisération et de l’affectueux intérêt dont je lui avais donné tant de preuves pendant la nuit, s’il méritait enfin le service immense que je lui avais rendu en lui confiant les papiers de famille, qui avaient déjà eu tant d’influence sur ses relations avec la princesse.

Je me demandai cela, non pas parce que M. de Montbar m’avait traité durement et trouvé stupide, non pas parce qu’au moment de son entrevue avec Régina, entrevue capitale pour lui (ceci m’est alors aussi revenu à l’esprit), il avait pu songer à me reprocher rudement l’inconvenance de mon tablier du matin, mais parce qu’un homme aussi heureux que me semblait l’être M. de Montbar, après avoir entendu la princesse lui dire que le dévoûment de sa vie entière ne suffirait pas à s’acquitter envers lui, devait, selon moi, dans un pareil moment, ne trouver, même pour ses serviteurs en faute, que des paroles d’indulgence, de bonté… car ceux-là chez qui le bonheur n’éveille pas des sentiments remplis de mansuétude, ceux-là ne sont pas complètement dignes d’être heureux.

En réfléchissant à ce jugement que je portais sur M. de Montbar, je me demandai encore si, malgré moi, et à mon insu, je n’obéissais pas à un ressentiment d’amour-propre blessé, si ma susceptibilité n’aurait pas été irritée par la dure réprimande du prince.

En vain je me suis interrogé sévèrement à ce sujet : la dureté de M. de Montbar, en tant que symptôme et en m’isolant complètement, m’a laissé une impression mauvaise sur la bonté de son cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Toutes ces pensées me sont venues en moins de temps qu’il ne m’en faut pour les écrire ; je descendais de ma chambre où j’étais allé me vêtir convenablement (ainsi que disait le prince) pour me rendre chez M. de Noirlieu, lorsque je rencontrai le bon vieux Louis, tout joyeux de la joie que son maître n’avait pas sans doute cachée devant lui ; la rencontre venait à propos, car je me trouvais très-embarrassé au sujet de la recommandation du prince qui m’avait dit de monter convenablement dans la voiture de sa femme.

— Monsieur Louis, — lui dis-je, — j’ai à vous demander vite un conseil.

— De quoi s’agit-il, mon cher ami ?

— Mme la princesse m’envoie chez son père avec une lettre si pressée, si importante, à ce qu’il paraît, que j’ai ordre de prendre la berline de Madame. Dois-je monter derrière ? à côté du cocher ? ou dedans ?…

— Dedans, mon cher ami, dedans, — me répondit le vieux Louis d’un air capable, — car vous n’êtes pas de livrée, vous êtes chargé d’une commission très-importante… C’est comme lorsque le prince m’a envoyé porter la corbeille de mariage chez Mlle de Noirlieu… je suis monté avec le coffret de diamants dans la berline attelée en gala… Mais, bien entendu, selon le respect que l’on doit à ses maîtres, je ne me suis assis que sur le devant de la berline, tandis que les autres présents suivaient dans le coupé aussi attelé en gala… c’est donc dedans, mon cher ami… qu’il faut monter.

— Merci, Monsieur Louis.

J’allais courir aux écuries, lorsque le formaliste vieillard me retint par le bras et me dit en paraissant attacher la plus grande importance à cette recommandation :

— Et surtout, je vous le répète, ne vous asseyez que sur le devant de la voiture, sans cela vous prendriez une liberté impardonnable…

— Soyez tranquille, Monsieur Louis ; maintenant que vous m’avez averti, je suis incapable d’un pareil manque de respect.

J’avais déjà descendu quatre marches, lorsque le vieux Louis me rappela d’un air effaré en s’écriant :

— Martin… écoutez donc !… Ah ! mon Dieu, j’avais encore oublié cela…

— Quoi donc, Monsieur Louis ?

— Et surtout… surtout… recommandez bien à maître Johnson (c’était le premier cocher du prince), recommandez-lui bien, s’il l’oubliait ce que je ne crois pas, il a servi dans de trop bonnes maisons pour cela, de lever, lorsque vous serez monté, les persiennes de la voiture par-dessus les glaces des portières, absolument comme lorsqu’il revient à vide.

— Et pourquoi donc cela, Monsieur Louis ? — repris-je, curieux de savoir la cause de cette autre coutume d’étiquette sans doute.

— Parce que, lorsque l’on voit levées les persiennes d’une voiture, et qu’il n’y a pas de valet de pied derrière, cela signifie que les maîtres ne sont pas dans le carrosse. Comprenez-vous… l’importance de la chose ?

— Certainement, Monsieur Louis, et je ne l’oublierai pas, — dis-je en descendant rapidement l’escalier, pendant que, penché sur la rampe et faisant de ses deux mains un porte-voix, Louis me répétait à demi-voix ;

— Et surtout… asseyez-vous sur le devant.

— Oui, Monsieur Louis, — lui dis-je aussi à demi-voix, et je me dirigeai vers les écuries.

La berline était attelée, les palefreniers veillaient à la tête des chevaux, car M. le premier cocher n’attelait jamais lui-même, et ne montait sur son siège qu’au dernier moment. Du reste, M. Johnson, en véritable cocher anglais, était, ainsi que l’avait prévu le vieux Louis, scrupuleux observateur de l’étiquette ; je n’eus besoin de lui faire aucune recommandation, car, apprenant que je montais dans la berline, il ordonna aussitôt à l’un de ses gens d’écurie de lever les persiennes. Ceci fait, l’un des palefreniers lui remit son fouet, l’autre les guides, jusqu’alors repliées sur l’une des sellettes des harnais, et l’important personnage, presque aussi gros que M. Dumolard, et dont la large face rubiconde était encadrée d’une perruque blanche à boudins, monta pesamment sur son siège, et nous partîmes pour le faubourg du Roule, où demeurait M. de Noirlieu.

Du reste, fidèle à mon devoir je m’assis consciencieusement sur le devant de cette voiture vide ; malgré mes préoccupations je n’ai pu m’empêcher de sourire en songeant au déploiement de toutes les formalités domestiques à propos de ma montée dans la voiture de la princesse, et comme point de comparaison extrême, je me suis rappelé le docteur Clément, cet homme si grand par le cœur et par la pensée, ce millionnaire sublime me faisant, au sortir de l’Hôtel-Dieu, asseoir à ses côtés dans son fiacre, et avec quelle respectueuse émotion je pris place près de lui.

Et c’est pourtant dans la minutieuse observance d’une foule de coutumes oiseuses, de distinctions puériles, dont j’avais fait l’apprentissage pendant mon séjour à l’hôtel de Montbar, que beaucoup de gens, et même de très-bons esprits, voient ce qu’ils appellent les bases de la hiérarchie sociale… les conditions indispensables du respect des petits envers les grands… C’est une grave erreur, j’ai mille fois entendu avec quelle suprême insolence, avec quelle satyrique audace, il était parlé des maîtres les plus inexorables sur l’observance du Code domestique, tandis que d’autres maîtres d’une affabilité familière, savaient pourtant, par le seul ascendant d’un noble et grand caractère, ou d’une haute valeur personnelle, imposer à leurs serviteurs des habitudes de déférence, de respect, absolument égales en la présence ou en l’absence du maître, d’où j’ai conclu encore, d’après mon expérience personnelle, que rien n’est plus faux que le fameux axiome :

Il n’est pas de héros ou de grand homme pour son valet de chambre.

De faux grand homme, de faux héros, soit ; mais la véritable grandeur d’âme ou d’esprit s’impose, au contraire, peut-être davantage encore dans l’intimité domestique. Je n’oublierai jamais avec quelle vénération touchante un simple et honnête garçon, qui était au service de M. le vicomte de Châteaubriant, me parlait de cet homme illustre, aussi admirable par le cœur, par le caractère, que par le génie.

Mon Dieu ! quand nous parlons de M. le vicomte, — me disait ce digne garçon avec une naïveté charmante, — nous en parlons toujours comme s’il nous écoutait ! (Historique.) Hélas ! Mlle Astarté traitait bien autrement son ministre et sa ministresse, qu’ils fussent là ou qu’ils n’y fussent pas.

C’est à dessein, et non sans lutte, que je m’appesantissais sur ces réflexions, sur ces souvenirs, pendant mon trajet de l’hôtel de Montbar chez M. de Noirlieu… Je voulais échapper à des pensées que je ne sentais que trop sourdre en moi, car la voiture où je me trouvais était celle de Régina, et, là encore, j’aspirais ce parfum particulier aux vêtements de ma maîtresse, philtre toujours enivrant… toujours dangereux pour moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous arrivâmes chez M. de Noirlieu, je laissai la voiture à la porte, j’entrai, et, comme toujours, Melchior s’apprêtait à me donner sa courte audience sur le perron du vestibule.

— Monsieur Melchior, — lui ai-je dit, — j’ai une lettre de Mme la princesse à remettre à M. le baron… à lui-même !… ce sont les ordres de ma maîtresse.

Le mulâtre sourit dédaigneusement et haussa les épaules.

— Il ne s’agit pas, Monsieur Melchior, de hausser les épaules, — dis-je en élevant beaucoup la voix, — la commission dont Madame m’a chargé est si importante et si pressée, qu’elle m’a dit de prendre sa voiture.

— Sa voiture ! — dit Melchior très-surpris.

— Oui, j’en descends à l’instant même : elle est à la porte… ainsi conduisez-moi à l’instant auprès de M. le baron, à l’instant.

— Impossible ! — me répondit rudement Melchior.

— Impossible ?…

— M. le baron est souffrant et ne reçoit personne.

— Écoutez-moi bien, Monsieur Melchior, — m’écriai-je impatienté de ce mauvais vouloir, — si à l’instant vous n’obéissez pas… aux ordres de ma maîtresse…

— Eh bien !

— Je vous prends par les deux épaules, comme cela, — et je fis ce que je disais, — je vous fais tourner comme ceci, — et j’agis en même temps que je parlais, — puis j’entre dans la maison en appelant de toutes mes forces M. le baron… il me répondra… et je lui remettrai ma lettre.

Ce disant, je fis en effet pirouetter Melchior, qui, par son âge et sa stature, ne pouvait lutter avec moi, et je m’élançai dans la maison, en criant de toutes mes forces :

— Monsieur le baron ! Monsieur le baron !

— Malheureux ! — dit le mulâtre en courant après moi, — vous tairez-vous ?…

Mais, déjà engagé dans un long corridor, je redoublais mes appels, en prêtant l’oreille de temps à autre. Enfin, j’entendis une voix faible s’écrier :

— Quel est ce bruit ? qui m’appelle ? qu’est-ce que cela ? Melchior… Melchior… où es-tu ?

Je traversai un salon, j’ouvris une porte, je me trouvai en présence de M. de Noirlieu, qui venait de se lever du fauteuil où il était assis.

Le mulâtre, pâle de rage, arrivait derrière moi ; je me hâtai de donner la lettre de la princesse au baron, en lui disant :

— Monsieur le baron… c’est une bonne nouvelle, sans doute, car Madame avait si hâte de vous la donner, qu’elle m’a envoyé dans sa voiture…

Et pendant que M. de Noirlieu décachetait la lettre d’une main tremblante, j’ajoutai :

— Je demande pardon à M. le baron du bruit que j’ai fait pour parvenir jusqu’à lui, mais M. Melchior n’a pas voulu me laisser arriver auprès de M. le baron… et…

M. de Noirlieu ne me laissa pas achever, à peine eut-il lu la lettre de Régina, lettre très-courte sans doute, qu’il pâlit, rougit, trembla, donna enfin les signes de la plus profonde émotion et s’écria d’une voix entrecoupée :

— Mon Dieu… elle dit en être sûre !… une révélation… aujourd’hui !.. je pourrais l’aimer encore… l’aimer toujours. Ah ! c’est trop à la fois… si cela était vrai… Mais non… non… c’est impossible… pourtant elle ne demande qu’à venir… pour me convaincre… pour me prouver…

Et le vieillard, dont les larmes coulèrent, mettant ses deux mains sur son visage, se laissa retomber dans son fauteuil.

— Monsieur le baron… qu’avez-vous ?… — s’écria Melchior, en courant à son maître.

Et il ajouta, en me jetant un regard furieux :

— Voyez-vous, misérable, ce que vous avez fait…

— Je crois qu’il n’y a pas de mal, Monsieur Melchior, — lui dis-je, — au contraire…

En effet, cette première émotion passée, le vieillard, se levant droit, la démarche ferme, au lieu d’être affaissé par le chagrin ainsi que je l’avais vu jusqu’alors, dit à Melchior :

— Vite… mon chapeau… et un manteau.

— Comment ! — dit Melchior stupéfait, — M. le baron… veut…

Et, sans lui répondre, M. de Noirlieu me dit :

— La voiture de ma fille… — et il s’arrêta un moment sur le mot comme s’il éprouvait un bonheur extrême à le prononcer.

— La voiture de ma fille est là ? — reprit-il.

— Oui, Monsieur le baron.

— Et ma fille… est chez elle ?

— Oui, Monsieur le baron.

— Elle n’y serait pas, d’ailleurs, que je l’attendrais, — se dit-il à lui-même… Allons…

Puis se retournant vers Melchior :

— Eh bien ! ce chapeau ? ce manteau ?

— Comment ! — dit le mulâtre, — Monsieur le baron est en robe de chambre, et il veut…

— J’ai bien le temps de m’habiller ! — répondit le vieillard. — Voyons, vite, un chapeau… un manteau.

— Mais, Monsieur le baron, — dit le mulâtre, — ce n’est pas sérieusement que…

— M’avez-vous entendu ? — dit le baron en se redressant et d’une voix si résolue, si impérieuse, que le mulâtre sentit qu’il eût été pour lui dangereux d’insister plus long-temps.

— Vous m’apporterez ce que je vous demande dans la voiture, — dit le vieillard à Melchior. — Je ne veux pas perdre une seconde.

Et il marcha devant moi d’un pas si alerte, si assuré, que j’avais peine à le suivre. Il descendit le perron avec une légèreté juvénile ; Melchior arriva tout essoufflé, le manteau sur le bras et le chapeau à la main, au moment où le baron, peu soucieux d’être nu-tête et vêtu d’une redingote de flanelle grise, allait sortir dans la rue. À peine il donna à Melchior le temps de lui jeter le manteau sur les épaules. J’ouvris la portière, il s’élança dans la voiture, et me dit :

— Vite… vite… à l’hôtel.

M. de Noirlieu avait compté sans l’étiquette.

M. le premier cocher était resté sur son siège dans une immobilité automatique, ses guides dans sa main gauche, le manche de son fouet appuyé sur son genou droit.

— Vite à l’hôtel, — lui dis-je.

Mais M. Johnson, maintenant toujours ses chevaux en place, et regardant toujours devant lui, me répondit, impassible, avec son flegme britannique, sans même tourner la tête de mon côté :

— Bas les persiennes…

— Mais, Monsieur Johnson…

— Bas les persiennes… pour le gentleman, — me répondit-il, sans plus bouger qu’un homme de cire.

Je compris alors que M. de Noirlieu me remplaçant dans la berline, l’étiquette voulait que les persiennes, levées pour moi, fussent baissées pour un gentleman, comme disait M. Johnson ; aussi, à la cruelle impatience du baron, je rouvris la portière pour accomplir la formalité voulue, en suite de quoi la voiture partit subitement comme par la détente d’un ressort ; je montai cette fois modestement derrière… après avoir recommandé au cocher d’aller très-vite, recommandation accueillie d’ailleurs par M. Johnson avec une souveraine indifférence ; il craignait avant tout de désunir, en la pressant, l’allure lente, régulière, admirablement cadencée de ses grands et magnifiques carrossiers ; d’ailleurs, ce précieux cocher savait sans doute ce que j’avais entendu souvent dire à l’hôtel : — « Que rien ne sentait plus son bourgeois, son homme de Bourse ou de négoce, qu’une voiture qui, brûlant le pavé, avait ainsi l’air de courir les affaires, le bon goût voulant au contraire que l’homme de loisir n’eût jamais l’air pressé… »

M. de Noirlieu, dans sa dévorante impatience d’arriver auprès de sa fille, dut maudire l’inexorable savoir-vivre de M. Johnson, car, nous mîmes plus d’une demi-heure à nous rendre du faubourg du Roule à l’hôtel Montbar.

Enfin, la voiture entra dans la cour ; j’ouvris la portière à M. de Noirlieu, il monta si rapidement l’escalier, que j’eus à peine le temps de le rejoindre, et de le précéder chez la princesse. J’arrivai cependant encore à temps pour pouvoir annoncer avec un sentiment de glorieux bonheur :

— M. le baron de Noirlieu.

— Mon père… — s’écria Régina en voyant entrer M. de Noirlieu, — et elle se jetait dans ses bras au moment où j’ai laissé retomber les rideaux de portières.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure environ après l’arrivée de M. de Noirlieu, le prince est sorti de chez Régina, l’air pensif, presque satisfait ; il m’a dit, et il a eu de la peine à me dissimuler l’espèce de joie triomphante qu’il ressentait sans doute en me donnant cet ordre :

— Mme de Montbar n’y est pour personne, excepté pour le capitaine Clément.

Et le prince a quitté l’appartement.

Sachant sans doute par Régina que Just allait venir, peut-être M. de Montbar attendait-il d’elle un sacrifice héroïque. Peut-être dans l’entraînement de sa reconnaissance lui avait-elle déjà promis de rompre avec Just. Enfin avait-il dû venir aujourd’hui et à cette heure ? ou bien la princesse lui avait-elle écrit pendant mon absence ? Je l’ignore encore. Peut-être allait-elle demander à Just de s’éloigner pendant quelque temps…

À cette pensée, je me suis senti saisi d’une grande compassion pour Just… qu’un coup imprévu allait si cruellement frapper. Je me suis presque reproché d’avoir agi ainsi que j’avais fait… mais la conscience d’avoir accompli un devoir m’a rassuré… car si le prince parvient à regagner le cœur de sa femme, à bonheur égal… Régina, du caractère dont je la sais, vivra plus heureuse avec son mari qu’avec son amant, parce qu’elle pourra porter, le front haut, ce bonheur légitime.

Vers les cinq heures, M. de Noirlieu est sorti, accompagné de la princesse, qui ne l’a quitté qu’au bas du perron. La sérénité qui brillait dans les traits du vieillard, me disait assez qu’il avait trouvé irrécusables, ainsi qu’elles l’étaient, les preuves de l’innocence de Mme de Noirlieu.

En remontant chez elle, Régina m’a dit :

— Je n’y suis absolument que pour M. Just Clément ; mettez de la lumière chez moi, il est inutile que vous me préveniez pour le dîner, Mlle Juliette me servira, si plus tard j’ai besoin de quelque chose ; dès que M. Just Clément sera arrivé, vous me l’annoncerez, et…

— Oui, Madame la princesse.

À six heures moins un quart, le capitaine est arrivé ; il pressentait quelque grave événement, car il m’a dit en entrant, d’un air alarmé :

— Est-ce qu’il est arrivé quelque chose à la princesse ?

— Non, Monsieur Just… rien que je sache…

— Je respire,… — a-t-il dit à demi voix, et son visage s’est éclairci.

Pauvre Just !… ai-je pensé.

— Voulez-vous m’annoncer chez la princesse, — m’a-t-il dit.

— Oui, Monsieur Just.

Et je l’ai introduit dans le parloir.

J’étais décidé, quoi qu’il pût m’en arriver, à écouter cette fois l’entretien de Just et de Régina, non par une basse curiosité, mais parce que, dans leur intérêt même, il m’était nécessaire de savoir leur résolution.

J’avais heureusement une excuse et un prétexte dans le cas où mon indiscrétion eût été surprise ; c’était de paraître apporter seulement alors de la lumière dans le premier salon.

Dès que Just fut entré, j’allai donc vite chercher une lampe que je plaçai à ma portée, sur une console, prêt à la prendre en main au besoin, comme si j’arrivais seulement à l’instant. En me tenant d’ailleurs au milieu de cette pièce, je pus facilement tout entendre… L’épaisseur des portières voilait à peine la voix de Just et de Régina.