Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/5

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V


CHAPITRE V.


le duel.


Une demi-heure après avoir quitté la princesse, j’étais chez le capitaine.

J’appris plus tard, les préliminaires du duel qui devait avoir lieu, préliminaires étranges qui prouvaient d’ailleurs l’énergie, le sang-froid du capitaine, sa prévoyante sollicitude pour le repos de Régina et la connaissance qu’il avait de l’infernal caractère du comte Duriveau.

Voici ce qui se passa.

Avant de rentrer chez lui, Just était allé chez deux de ses anciens camarades de l’École polytechnique ; il eut l’heureuse chance de les rencontrer ; l’un était officier d’artillerie, l’autre officier du génie ; assuré de ces deux témoins, car il s’attendait à la visite du comte Duriveau, il alla chez un autre de ses amis, un avocat, légiste fort distingué ; il le trouva aussi, et ramena ces trois personnes chez lui, les ayant prévenues de ce dont il s’agissait.

À deux heures, une voiture s’arrêta à la porte de la maison du docteur ; deux hommes de fort bonnes façons descendirent et demandèrent M. le capitaine Clément.

Suzon les introduisit.

Ces deux personnages, témoins du comte Duriveau, trouvèrent le capitaine Just avec les deux officiers et l’avocat ; on se salua avec la plus parfaite politesse, et l’un des témoins de M. Duriveau dit au capitaine :

— M. le comte Duriveau, mon ami, a été offensé par vous, Monsieur, de la manière la plus grave ; il vous en demande réparation ; en sa qualité d’offensé, il choisit le pistolet. Nous allons régler avec ces Messieurs… vos témoins, sans doute, les autres conditions du combat.

— Monsieur, — répondit le capitaine — ayez la bonté de répondre à une seule question… Savez-vous la cause de la provocation que me fait l’honneur de m’adresser M. le comte Duriveau ?

— Parfaitement, Monsieur. M. le comte Duriveau nous a dit qu’il s’agissait d’une malheureuse collision amenée par suite d’une rivalité dans les soins que vous rendiez à la même personne. M. le comte Duriveau a eu même la délicatesse de nous cacher le nom de la femme, cause première de cette déplorable querelle… remettant à nous la faire connaître après l’issue du duel.

— C’est cela, je m’y attendais, — dit le capitaine en échangeant un regard avec ses amis.

Puis il ajouta :

— Messieurs, M. le comte Duriveau est à ma porte, n’est-ce pas !

— Oui, Monsieur.

— Auriez-vous l’obligeance de le prier de se donner la peine de monter ici ?

— Mais Monsieur… une telle entrevue…

— Ce n’est pas moi qui aurai l’honneur de m’entretenir avec M. le comte Duriveau, — répondit le capitaine.

— Et qui donc ? Monsieur.

— Monsieur… — dit le capitaine en montrant le légiste.

— Monsieur est un de vos témoins ?

— Monsieur est mon ami…

— Alors je ne vois pas, Monsieur, — dit le témoin du comte Duriveau, très-surpris, — à quoi bon…

— Monsieur, — reprit le capitaine Just, — je déclare que je me retire à l’instant, et que je refuse toute satisfaction à M. le comte Duriveau, s’il ne consent pas à l’entrevue que je désire qu’il ait avec Monsieur.

— Mais, Monsieur…

— Mais, Monsieur, — reprit le capitaine Just avec fermeté… — Veuillez du moins vous consulter avec M. Duriveau sur la condition que je pose.

— C’est juste, Monsieur, — dirent les témoins.

Et ils sortirent.

Cinq minutes après ils rentraient avec le comte Duriveau.

— Monsieur consent ? — demanda le capitaine.

— Monsieur consent, — répondit affirmativement un des témoins.

— Messieurs, donnez-vous la peine de passer par ici, — dit le capitaine aux témoins du comte, ainsi qu’aux siens.

M. Duriveau resta seul avec l’avocat.

L’avocat était un petit homme, à l’air calme et sardonique ; il portait des lunettes bleues et tenait sous le bras un gros volume aux tranches bariolées de diverses couleurs ; il fit très-poliment signe à M. Duriveau de s’asseoir.

— À qui ai-je l’honneur de parler, Monsieur ? — demanda celui-ci.

— À Monsieur Dupont… avocat.

— À Monsieur Dupont… avocat ? — dit M. Duriveau avec surprise et hauteur, — qu’est-ce que ça veut dire ? pourquoi faire ? un avocat ?

— Pour qu’il fasse son petit métier, Monsieur.

— Votre métier ? Ah çà ! c’est une plaisanterie.

— Monsieur connaît-il l’article 322 du Code criminel ? demanda le légiste.

— Comment ? Monsieur, — s’écria le comte Duriveau en regardant l’avocat avec un étonnement croissant.

— Voici cet article, — reprit l’avocat.

Et il lut :

Quiconque aura commis un attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violences, sera puni de la réclusion.

— Monsieur ? — s’écria M. Duriveau.

— Monsieur sait-il ce que c’est que la réclusion ? — poursuivit le légiste.

— Mais enfin…

— Voici, — dit l’avocat, en interrompant M. Duriveau.

Et il lut ce qui suit :

Tout individu condamné à la réclusion sera enfermé dans une maison de force, et employé à des travaux dont le produit pourra être en partie employé à son profit.

Puis regardant d’un air sardonique le comte qui pâlit, l’avocat ajouta :

— Vous me paraissez réunir toutes les vertus requises pour vous livrer à la confection des chaussons de lisière, Monsieur le comte, et à augmenter ainsi vos 3 ou 400,000 livres de rentes de 3 ou 4 sous que vous gagnerez par jour en charmant ainsi vos loisirs, soit à Melun, Poissy ou autres lieux de force.

Le comte Duriveau, stupéfait, abasourdi, ne trouvait pas une parole.

L’avocat continua avec un sang-froid imperturbable :

— Vous avez tendu un horrible guet-apens à la plus honorable des femmes, vous avez voulu vous porter sur elle à d’infâmes violences…

— Monsieur ! — s’écria le comte blême de fureur, — prenez garde…

— Chut… pas si haut… du calme… ou c’est moi qui vais élever la voix, — dit l’avocat toujours de sang-froid, — et dire à vos témoins… ce que vous leur avez prudemment caché… à savoir : l’infamie de votre conduite qui seule a motivé les voies de faits du capitaine Just.

À cette menace que fit l’avocat, M. Duriveau resta de nouveau muet, interdit.

L’avocat continua.

— Le crime dont vous vous êtes rendu coupable vous rend passible des peines ci-dessus ;… dès tout-à-l’heure je vais m’occuper de rassembler tout ce qui sera nécessaire à l’instruction de cette indigne affaire… Ce sera au besoin de la besogne toute taillée pour le juge instructeur.

— Un crime ? le juge d’instruction ?… Allons donc, Monsieur, vous me prenez pour un enfant, — dit M. Duriveau en retrouvant son insolente audace. — Vous ignorez donc qu’à ce compte il n’y a pas un homme du monde qui n’ait plusieurs fois dans sa vie voulu attenter, et avec violence encore, à la pudeur des femmes auxquelles il faisait la cour. Eh ! pardieu… Monsieur l’avocat, on ne fait la cour aux femmes que dans cette intention-là. Vous ignorez donc ces choses au Palais ?

— Ah ! mais c’est que… c’est très-joli au moins, mais très-joli, ce que vous dites là… au point de vue Régence ; seulement au point de vue du Code criminel, c’est stupide… Le procureur du Roi n’a pas à connaître (nous disons comme cela au Palais), le procureur du Roi n’a pas à connaître des attentats à la pudeur… dont les femmes ne se plaignent pas… au contraire… mais il décerne immédiatement un mandat d’amener (nous appelons cela… un mandat d’amener, au Palais) contre un misérable qui a attiré une honnête femme dans un guet-apens, afin de se porter sur elle à d’infâmes violences, malgré ses larmes et ses cris… Le crime démontré, et le vôtre ne l’est que trop, le criminel est condamné à une peine infamante… Ceci vous démonte un peu ? vous n’aviez pas envisagé votre indignité sous ce point de vue-là… ça m’étonne… vous aviez pourtant si bien la conscience d’avoir commis une révoltante lâcheté, que vous n’avez pas osé dire à vos témoins la cause de ce duel… C’était sagement fait… car je vous défie de trouver un homme d’honneur qui consente à vous assister… s’il sait toute la vérité.

— Le capitaine Just… ne veut pas se battre, et il cherche des prétextes pour sa lâcheté, n’est-ce pas ? — dit M. Duriveau avec amertume.

— M. le capitaine Just devrait, à mon sens, refuser de croiser sa loyale épée de soldat avec un homme qu’il peut envoyer demain en cour d’assises. Mais M. le capitaine Just, pour des raisons particulières, daigne se battre, mais à certaines conditions…

— Voyons-les… Monsieur, et finissons, — dit le comte Duriveau les dents serrées de rage, — que propose-t-il ?

— M. le capitaine Just ne propose pas de conditions… il impose…

— Vraiment ?

— Positivement ; et les voici : D’abord il trouverait très-ridicule, lorsqu’il condescend à un combat qu’il peut refuser, de s’exposer à être tué sûrement par votre balle… vu votre prétention de tirer le premier, probablement ?

— C’est mon droit, j’en use.

— Laissez-moi donc tranquille avec votre droit d’assassiner les gens, sans courir aucun risque… vous vous moquez du monde… Ce n’est pas ça du tout, voilà ce qui aura lieu : vous êtes de première force sur l’épée… c’est connu, le capitaine tire aussi parfaitement bien… ses amis s’en gaudissent fort ; la chance sera donc égale : vous vous battrez à l’épée.

— Non,… car je maintiens mon droit.

— Vous refusez l’épée ?

— Oui.

— Soit, — dit l’avocat en se levant, — je vais de ce pas déclarer à vos témoins la vraie cause du duel… et ce soir même une plainte au criminel est déposée entre les mains du procureur du roi…

— Va donc pour l’épée ! — s’écria M. Duriveau, exaspéré, en se levant.

— Un instant, ce n’est pas tout.

— Comment ?… encore ?

— Je crois bien, — dit l’avocat, — vous êtes prévenu que si vous avez l’audace de prononcer un mot, un seul mot, qui puisse porter la moindre atteinte à la considération d’une femme dont il vous est défendu de prononcer désormais le nom,… la plainte au criminel sera déposée à l’instant au parquet…

— Monsieur…

— On prend cette précaution pour vous empêcher de reprendre les calomnies dont vous avez menacé ; ainsi, songez-y bien, cette horrible affaire sera ensevelie dans le plus profond secret… ou elle aura le plus immense retentissement… Le capitaine n’agit pas ainsi par ménagement pour vous, bien entendu, mais pour épargner à la plus noble femme du monde un éclat toujours pénible… qu’elle bravera d’ailleurs, d’autant plus fièrement, si vous l’y forcez par vos calomnies, que la conséquence de cet éclat serait pour vous la prison, l’infamie… pour elle… un redoublement d’intérêt et d’estime.

— C’est tout… je suppose, — dit le comte Duriveau se voyant avec une rage impuissante réduit à l’impossibilité de faire le mal qu’il s’était promis ; — j’ai accepté l’épée… Il se fait tard…

— Deux mots encore, aux derniers… les bons… — reprit le légiste. — Vous allez dire à vos témoins, en présence de ceux de M. le capitaine Just, à-peu-près ceci : « — J’ai prétendu. Messieurs, que le duel avait pour cause une rivalité jalouse, cela n’est pas exact. »

— Me rétracter ?… Jamais.

— Voyez donc, ce scrupuleux ! — dit l’avocat en haussant les épaules, — vous ajouterez : — Je jure sur l’honneur que la cause de ce duel est la suite… d’une discussion… politique (ou autre à votre choix, si vous trouvez mieux).

— Un faux serment ! me déshonorer, — s’écria M. Duriveau, — m’exposer à être traité d’infâme ! Ah ça ! mais vous êtes fou !

— Ne faites donc pas comme cela le délicat.

— Monsieur l’avocat !! — s’écria M. Duriveau furieux.

— Chut… du calme… ou je conte à vos témoins… Vous savez… je reprends : Vous jurerez donc sur l’honneur que toute espèce de rivalité est étrangère à votre duel. Voici tout bonnement pourquoi nous exigeons cela : de la sorte, le capitaine Just aura pour garantie de votre silence : 1° votre peur d’un procès criminel ; 2° votre peur de vous déshonorer… publiquement, ce qui arriverait si, après avoir juré sur l’honneur, en face d’hommes d’honneur, que ce duel avait une cause étrangère à une rivalité jalouse… vous tentiez quelque insinuation calomnieuse contre la personne que vous savez.

— Jamais… je ne me rétracterai.

— Alors, Monsieur, — dit l’avocat en se levant, — vos témoins vont tout savoir…

— Eh qu’est-ce que ça me fait ! j’en trouverai d’autres… — s’écria le comte Duriveau dans un paroxysme de fureur, — je vais souffleter le capitaine Just, il faudra bien alors qu’il m’aide à en trouver… des témoins…

— Ne jouez pas ce jeu-là, — dit l’avocat en ricanant, — vous avez pu vous apercevoir ce matin que le capitaine Just a la poigne solide… Or, si vous aviez le malheur de lever la main sur lui, il aurait l’honneur de vous rouer de coups une seconde fois, et en avant le procès criminel.

— Je consens à tout… — s’écria le comte poussé à bout. — Mais que je me batte au moins.

— Vous allez être immédiatement satisfait ; M. le capitaine Just a pensé que, vu la difficulté de trouver un coin convenable pour se couper tranquillement la gorge, le jardin de sa maison… vous pouvez l’apercevoir d’ici… serait heureusement choisi… Tenez… voyez… par cette fenêtre. Quant aux armes, nos témoins ont apporté deux paires d’épées de combat…

— Il suffit. Monsieur, — dit le comte Duriveau, reprenant son sang-froid, — j’accepte tout, je consens à tout, pourvu que j’aie enfin une épée à la main… et cet homme devant moi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le comte Duriveau fit la rétractation convenue, jura sur l’honneur que toute rivalité jalouse était étrangère à la cause de ce duel, amené par suite d’une discussion politique.

La rencontre eut lieu dans le jardin de la maison du docteur.

Le combat fut acharné.

Le comte Duriveau montra une grande bravoure, quoique blessé d’un coup d’épée à la cuisse, il voulut continuer, et après avoir traversé le bras du capitaine Just, il reçut un second coup d’épée dans le flanc droit, qui le mit hors de combat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure après l’issue de ce duel, je revenais apprendre à Régina que la blessure du capitaine Just était légère.

Le courage de la malheureuse femme l’avait soutenue jusque-là…

Mais bientôt ses genoux se dérobèrent sous elle… je n’eus que le temps d’appeler Mlle Juliette, que je laissai avec la princesse.