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Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/6

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VI


CHAPITRE VI.


journal de martin.


Je retrouve, parmi mes papiers, les fragments d’un journal écrit çà et là, au bout de quelque temps de séjour dans l’hôtel de Montbar.

Ces lignes, tracées sans suite, au jour le jour, rendent cependant un compte sincère de ce que j’ai ressenti de plus poignant, dans la position étrange que j’avais acceptée.

Ce journal embrassant en peu de pages les particularités saillantes de ma première année de service auprès de Régina, conduit ainsi jusqu’à l’accomplissement de grands événements domestiques dans la famille de Montbar, événements qui signalèrent l’époque la plus décisive de ma vie, et se passèrent quatorze mois environ après mon entrée chez la princesse.

Aujourd’hui, j’ai relu ces pages avec le calme d’une froide raison ; plusieurs d’entre elles sont empreintes de cette espèce de volupté âcre, brûlante, ténébreuse, comme toutes les voluptés coupables et cachées… il ressort pour moi de cette lecture même un grave enseignement : c’est qu’il n’y a rien de plus imprudent, de plus téméraire, pour une jeune femme chaste, que d’accepter les services d’un homme dans son intimité domestique.

Ce fait annonce, de la part des femmes, une confiance aveugle dans leur honnêteté, ou un mépris tout aussi aveugle pour ces hommes (ayant après tout, comme hommes, des passions, des instincts, des désirs) qu’elles exposent à toutes les familiarités d’une servitude bien dangereuse pour eux.

Il y a là un vague ressouvenir de cet axiome des dames romaines.

Un esclave n’est pas un homme.

Cela est faux.

Un homme est toujours un homme, et plus vous le supposerez dénué d’éducation, plus, en de tels rapports, sa sensation sera grossière, plus elle sera insolemment libertine, audacieusement lascive.

Dans sa pudeur si exquise, si délicatement ombrageuse, la femme doit à ce sujet s’inquiéter bien plus des pensées que des actes : sa dignité la défend contre toute tentative, mais sa dignité est impuissante à arrêter l’essor des pensées sensuelles, qu’à son insu elle provoque elle-même, qu’elle irrite elle-même, et cela matériellement, par mille incidents, involontaires, imprévus, de la familiarité domestique.

Et plus une femme sera pure, plus elle sera digne, plus elle aura conscience de l’abîme infini, de l’impossible qui la sépare de son valet, moins elle se tiendra en garde contre une liberté d’être, qui pourtant lui semblerait révoltante, s’il s’agissait d’être ainsi avec un homme de sa société, comme elles disent.

Voici ces fragments de journal :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

7 février 18…

Il y a aujourd’hui un mois que le capitaine Just a été gravement blessé, il n’a pas encore pu sortir. Je suis allé, comme toujours, m’informer de ses nouvelles.

Quel regard de reconnaissance involontaire Régina m’a jeté, lorsque, le lendemain du duel, je lui ai dit :

— Madame veut-elle me permettre de lui demander une grâce ?

— Parlez… Martin.

— Madame sait tout ce que je dois à M. le docteur Clément ; j’ai pour M. le capitaine Just un respectueux attachement, et quoique sa blessure soit loin, dit-on, de mettre sa vie en danger, je serais toujours bien inquiet… si je n’avais presque chaque jour de ses nouvelles. Je voudrais donc demander à Madame la permission d’aller tous les matins m’en informer. Cela ne nuira en rien à mon service… je partirai avant le jour…

— Ce sentiment de reconnaissance est trop louable pour que je ne l’encourage pas, — m’a répondu la princesse en me cachant sa joie. — Je trouve très-bien que vous alliez savoir chaque jour des nouvelles du fils de votre protecteur…

Pauvre femme !… Combien ma prière a dû la rendre heureuse… si elle l’aime déjà !…

Jamais elle n’aurait osé me donner l’ordre d’aller chez lui tous les matins.

Ce n’est pas tout, j’ai voulu épargner à Régina jusqu’à l’embarras de me dire :

— Eh bien ! comment va-t-il ?

Je lui donne de ses nouvelles tous les matins sans qu’elle m’en demande.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès son retour de la chasse, le prince, quoiqu’il ignorât, bien entendu, la cause du duel, est allé en personne s’informer de l’état du capitaine Just, et il n’est guère resté que quatre ou cinq jours sans aller se faire écrire chez le fils du docteur.


8 février 18…

Oh ! comme Régina a été sensiblement touchée de toutes mes délicates prévenances !… Comme elle a senti tout ce que je mets de cœur, de dévoûment et d’intelligence à épargner le moindre embarras à sa réserve, à sa fierté, lorsqu’il s’agit du capitaine Just ! comme elle m’en a noblement récompensé.

Ce matin je lui ai apporté mon livre de dépense pour les fleurs, le compte s’élevait à 125 fr. Ma maîtresse m’a donné quatre doubles louis en me disant :

Le surplus sera pour vous… Martin…

Avec de l’argent… la voilà quitte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


9 février 18…

Ma douloureuse amertume d’hier était stupide, et encore plus injuste que stupide…

Que suis-je donc aux yeux de Régina ? un serviteur fidèle, zélé… soit ; mais, après tout, je suis pour elle un homme à gages, un homme qui se loue pour de l’argent.

Mon seul but n’a-t-il pas été de ne paraître, de n’être jamais autre chose à ses yeux ? De quel droit me suis-je donc offensé de ce que ma maîtresse me témoignait sa gratitude d’une façon parfaitement convenable et généreuse au point de vue de nos positions réciproques ? Sait-elle ? peut-elle savoir, supposer même… ce qu’il y a de dévoûment de toutes sortes dans ma conduite envers elle ? Ne me suis-je pas toujours dit : — dès que Régina soupçonnera le sentiment qui m’attache ici… ce jour-là je serai chassé de sa maison avec ignominie ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce matin, en revenant de chez le capitaine Just, j’ai rencontré Leporello ; je l’ai fait causer pour savoir ce que l’on disait dans le monde, du duel dans lequel M. Duriveau a été si grièvement blessé, qu’à cette heure encore l’on ne sait s’il survivra ; on s’accorde à donner à cette rencontre, selon Leporello, une cause politique, le capitaine professant, dit-on, des idées républicaines.

J’avais déjà, au sujet de ce duel, interrogé Astarté, ainsi que la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, toutes deux, par leurs maîtresses, appartenant à des mondes différents… Leurs réponses m’ont prouvé que l’on avait la même créance sur ce duel, et que le nom de la princesse n’avait jamais été prononcé à cette occasion.

Les précautions du capitaine Just envers M. Duriveau étaient donc excellentes ; elles annonçaient un homme de beaucoup de cœur, de beaucoup de tact et de beaucoup d’esprit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce soir à dîner, le prince a été d’une humeur aigre et agressive, à l’égard de sa femme ; chose singulière, à son retour de la chasse il avait paru et il avait été, j’en suis certain, sincèrement affecté en apprenant la blessure du capitaine Just. Son premier mouvement avait été loyal, généreux ; mais à mesure que l’état du capitaine s’est amélioré, le prince s’est mis à persifler les gens atteints de la manie des duels politiques, disant, avec assez de raison d’ailleurs, que de couper la gorge à un homme n’était pas précisément la meilleure preuve que l’on pût donner de la supériorité de son opinion, etc., etc.

Ces railleries, visiblement à l’adresse du capitaine Just, devaient être doublement cruelles pour Mme de Montbar, elle… la seule cause de cette rencontre dans laquelle le capitaine Just avait si vaillamment exposé sa vie…

Il est des fatalités qui poussent les maris à dire, à faire, justement, ce qui peut les rendre désagréables et souvent odieux à leurs femmes ; ainsi ce soir, le texte des railleries du prince a été la première visite que ferait sans doute à sa femme le capitaine Just.

— Relever d’un coup d’épée, ça a toujours fort bon air, — a dit le prince, en ricanant, — on ne perd pas une si belle occasion de se montrer intéressant. On a le bras en écharpe, le visage encore un peu pâle, et après s’être fait modestement presser… on raconte les furieux coups d’estramaçon qu’on a donnés et reçus… alors les pauvres femmes de trembler à ces récits dignes de l’Arioste… etc.

Régina souffrait évidemment de ces méchantes plaisanteries, elle en souffrait d’autant plus qu’elle était obligée de se contenir et d’éteindre la verve sardonique de son mari à force de froideur et d’indifférence affectées.

Enfin, poussée à bout, elle a quitté la salle à manger, prétextant une migraine, le prince est resté à table ; j’avais été pour tant de raisons si préoccupé de la pénible position de Régina, que M. de Montbar m’ayant demandé une cuiller, j’ai oublié de la lui présenter, ainsi qu’il convenait, sur une assiette, j’ai commis l’énormité de lui offrir cette cuiller de la main à la main.

Au lieu de la prendre, le prince, me toisant d’un air sardonique, m’a dit :

— C’est chez M. le docteur Clément que vous avez appris à servir ?

Et comme je le regardais tout abasourdi, il a ajouté :

— Une cuiller s’offre ainsi sans façon chez les médecins… probablement ?

Le valet de chambre du prince, le pauvre vieux Louis, est venu à mon secours ; il s’est approché de moi et m’a dit bien bas, d’un ton lamentable :

— Sur une assiette donc… sur une assiette !  !

— Pardon, prince… — ai-je dit à mon maître en voulant réparer mon oubli ; mais il s’est tourné vers son valet de chambre et lui a dit :

— Louis, donne-moi une cuiller.

Ce qu’a fait le bon vieux serviteur, en me regardant avec contrition…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne puis d’ailleurs en douter plus long-temps ; je suis désagréable à M. de Montbar ; le fait de ce soir, très-insignifiant en apparence, rapproché d’autres puérilités non moins significatives, me donne cette conviction.

Cela m’effraie,… non à cause des hauteurs, des duretés dont le prince peut m’accabler ; M. de Montbar, que j’ai vu sortir ivre d’un bouge ignoble, où il avait passé la nuit, ne peut pas m’humilier. J’ai toujours été par le cœur au-dessus de ma condition, si malheureuse qu’elle fût,… et j’ai vu ce grand seigneur, mon maître… crapuleusement tomber au-dessous de la sienne ;… mais il ne s’agit pas ici de supériorité morale ;… je suis le valet de cet homme… il peut me renvoyer de chez lui.

Il me faudra donc, à force de prévenance, de zèle, de soumission, tâcher de vaincre l’espèce d’antipathie que j’inspire à M. de Montbar, afin qu’il me garde à son service.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le calice est souvent bien amer.


10 février 18…

Quelle matinée !… j’ai cru devenir fou.

Il est onze heures du soir… je viens de rentrer ; je ne saurais dire quels quartiers j’ai parcourus,… cette course folle m’a harassé ; je suis brisé de fatigue, mais plus calme.

Souvenons-nous… si je l’ose.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me suis levé de bonne heure, je suis allé chez le baron de Noirlieu. — Mon maître est toujours dans le même état, — m’a répondu Melchior. Je suis rentré, et, ainsi que nous disons, nous autres domestiques, je me suis occupé de faire l’appartement de ma maîtresse.

Je commence toujours par le salon d’attente, puis par l’autre salon, me réservant pour la fin le parloir où ma maîtresse se tient toujours, et la petite galerie de tableaux, dont une des portes donne dans la chambre à coucher de la princesse…

Je me suis d’abord occupé du parloir : ces soins domestiques ordinairement accomplis par mes confrères avec ennui ou insouciance, ont pour moi un indicible attrait, ils sont la source d’une foule de jouissances. Mettre en ordre et à l’abri du plus léger grain de poussière ces objets élégants, ces meubles somptueux dont s’entoure ou se sert ma belle maîtresse ; entretenir le transparent éclat de cette glace qui réfléchit si souvent ses traits, ne pas laisser ternir par incurie le coloris de ces tableaux où s’arrêtent parfois si long-temps ses yeux ; rendre d’un lustre toujours égal l’émail diapré de ces porcelaines où l’or se mêle aux plus vives couleurs, vases splendides que de sa main elle aime tant à remplir de fleurs ; et ces mille objets d’art, petits chefs-d’œuvre de ciselure et de sculpture, statuettes, reliquaires, figurines, bas-reliefs en argent, en ivoire, en vermeil, avec quel plaisir, avec quel amour je les touche !… Ma maîtresse les a touchés… les touchera tant de fois encore pour admirer leur délicatesse et leur fini précieux…

Et les choses dont elle se sert journellement : sa plume d’or terminée par un cachet en cornaline que je lui ai vu porter si souvent à ses lèvres, alors que, pensive… elle s’arrêtait au moment d’écrire ?… et son flacon de cristal, qu’elle garde parfois si long-temps dans sa petite main, et son guéridon de bois de rose où elle s’accoude si fréquemment, son beau front mélancoliquement penché sur sa main… oh ! avec quel bonheur, avec quelle idolâtrie, et souvent, hélas ! avec quelle ivresse je porte mes mains sur ces reliques sacrées de mon culte amoureux !

Que de fois je me dis :

— L’amant le plus épris n’envierait-il pas mon sort ? Vivre dans le sanctuaire de la femme adorée ; être où elle est, respirer l’air qu’elle respire, voir ce qu’elle voit, toucher ce qu’elle touche, ramasser son mouchoir, son gant, son bouquet ; lui donner le livre qu’elle désire, lui verser l’eau pure où elle trempe ses lèvres, lui offrir la coupe de cristal où elle plonge ses doigts roses, la protéger contre un rayon de soleil, en baissant un store ; raviver le feu où elle se chauffe, mettre un coussin sous ses petits pieds, un manteau de satin sur ses blanches épaules ; enfin, le regard attentif, prévenir ses moindres désirs, s’ingénier à lui épargner même la peine de demander ; obéir à ses ordres, la servir, en un mot. N’est-ce pas un bonheur idéal ? L’amant le plus fier, le plus orgueilleux, fût-il prince, fût-il roi… ne rend-il pas avec amour, avec délices, à sa maîtresse, tous ces services que je rends à la mienne ? Ne disons-nous pas tous deux : ma maîtresse ? Je suis valet, homme à gages… qu’importe !… Je sers ma maîtresse en amoureux ; aucune puissance humaine ne peut m’enlever ce bonheur de tous les instants.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, le bonheur est grand ; mais il est aussi de terribles conséquences de cette intimité domestique…

J’en ai fait aujourd’hui la fatale épreuve.

C’était le jour de changer les fleurs, un de mes bons jours… Elle aime tant les fleurs fraîches ! puis très-souvent elle ne se fie qu’à elle-même du soin de les arranger, de nuancer les couleurs et les feuillages ; alors je l’aide dans cette tâche… que tous deux nous accomplissons seuls.

J’ai donc disposé sur le tapis et tout prêts à être placés dans la jardinière et dans les vases, une grande quantité de pots de fleurs.

Il ne me restait plus dans le parloir, qu’à épousseter le fauteuil où ma maîtresse se tient habituellement… à demi étendue.

La molle épaisseur de ce meuble a presque gardé l’empreinte du corps charmant de Régina, le satin est un peu lustré à l’endroit où elle appuie sa tête ;… partout il exhale cette suave senteur d’iris mélangé de fraîche verveine, particulière aux vêtements de ma maîtresse.

J’étais seul… j’ai porté follement mes lèvres ardentes… sur ce satin où avaient reposé ses cheveux, sa joue, sa main, son corps… J’ai aspiré avec passion le voluptueux parfum qu’elle laisse après elle… J’ai baisé le carreau de velours où elle croise ses petits pieds… ses petits pieds que j’ai tenus dans ma main…

C’est un délire… mais pour moi ces traces de sa présence vivent, respirent, palpitent ; c’est sa chevelure, c’est sa joue, c’est sa main, c’est son corps, c’est elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis allé ensuite dans le salon de tableaux qui communique d’un côté à son parloir, de l’autre à sa chambre à coucher.

En outre des tableaux, il y a quelques meubles anciens dans cette pièce : à l’une de ses extrémités, au-dessus d’un très-beau bahut d’ébène de la Renaissance, se trouve un miroir de Venise, entouré d’un cadre admirablement sculpté ; ce miroir fait face à la porte de la chambre à coucher de Régina.

J’étais, tout près de cette porte, occupé à frotter un autre meuble d’ébène avec un morceau de serge, lorsque j’entendis la voix de Régina disant à sa femme de chambre :

— Mademoiselle, puis-je me lever ? mon bain est-il prêt ?

— Dans l’instant, Madame la princesse, — répondit Juliette du fond du cabinet de toilette où elle était sans doute occupée, — je n’ai plus qu’à verser dans l’eau l’essence de verveine.

Son bain !…

— C’est prêt… Madame peut se lever maintenant… — dit bientôt la voix de Juliette.

Et j’ai entendu le léger frôlement des ouvertures de soie rejetées sans doute sur le pied du lit.

Elle se levait !…

Elle se mettait au bain !…

Au bout d’un instant, elle a dit à sa femme de chambre :

— Réchauffez un peu ce bain… je le trouve froid… veillez à ce que mon peignoir soit bien chaud.

— Oui, Madame.

Je suis resté immobile, en proie à un trouble indicible… écoutant… si cela se peut dire, ce que je n’avais pu voir, ou plutôt suivant des yeux de la pensée tous les mouvements de ma belle maîtresse…

À ces pensées dévorantes… les artères de mes tempes ont battu si violemment que je distinguais leur bruit sourd au milieu du profond silence qui régnait dans cet appartement reculé.

Ma tête se perdait… j’ai voulu fuir… je ne l’ai pas pu, mes genoux ont tremblé, je me suis appuyé au meuble que j’essuyais, un douloureux éblouissement troublait ma vue. Je suis resté quelques instants incapable de voir, de sentir.

La voix de la princesse m’a rappelé à moi-même ; elle disait à Juliette :

— Je ne resterai pas plus long-temps dans le bain, donnez-moi mon peignoir.

Au bout d’une seconde, Juliette dit :

— Le voici, Madame.

— Donnez… — a répondu ma maîtresse.

Puis, presque au même instant, elle s’est écrié d’un air contrarié :

— Allons, voilà mes cheveux dénoués… laissez là ce peignoir… et relevez-les…. vous voyez bien qu’ils trempent dans l’eau…

Et sans doute alors, à demi voilée par sa magnifique chevelure noire, Régina était, comme la nymphe antique, debout dans sa conque de marbre blanc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un quart-d’heure après environ, j’étais à l’extrémité de la galerie, nettoyant avec un pinceau sec les sculptures profondément fouillées de la bordure du grand miroir de Venise, dont le couronnement, au lieu d’être appuyé au long de la muraille, s’inclinait en avant.

Soudain cette glace, sombre jusqu’alors, car elle ne réfléchissait qu’une porte de bois sculptée, placée à l’extrémité de la galerie, porte de la chambre à coucher de la princesse, soudain cette glace s’est éclairée… Voici le tableau qui s’y est reflété devant moi, pendant une seconde à peine…

Ma maîtresse… ses magnifiques cheveux encore un peu en désordre, les épaules et les bras nus… son sein de neige à peine caché par la batiste garnie de dentelles, que deux petits boutons d’émeraude ne fermaient plus… ma maîtresse, assise au coin de sa cheminée sur une petite chaise de tapisserie bleue, se courbant à demi, tirait sur sa jambe fine et ronde un bas de soie d’un gris de perle, et l’attachait au-dessus de son genou avec une jarretière de satin cramoisi à fermoir d’or, tandis que sa jambe droite, encore nue, polie comme de l’ivoire, luttait de blancheur avec le tapis d’hermine où s’appuyait son petit pied aux veines bleuâtres et aux doigts roses.

J’entendis le bruit d’une porte qui se fermait ; aussitôt, la glace devint sombre, l’étincelante et voluptueuse vision avait disparu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me croyais sous l’obsession d’un rêve ; un léger coup frappé familièrement sur mon épaule me fit tressaillir. Je me retournai ; c’était Mlle Juliette.

— J’espère, mon cher Martin, — m’a-t-elle dit en riant, — que vous êtes joliment attentionné à ce que vous faites… je sors de la chambre de Madame et vous ne m’entendez pas seulement venir…

— Je… je… nettoyais cette glace, — ai-je répondu en balbutiant.

— Je le sais bien, rien ne vous dérange de ce que vous faites, vous êtes bien heureux… vous. Mais, dites-moi, les fleurs de Madame sont-elles arrivées ?

— Elles sont dans le parloir, Mademoiselle, — dis-je en reprenant mon sang-froid.

— Bon, — me dit Mlle Juliette, — je vais en prévenir Madame ; elle vous fait dire de l’attendre pour arranger les fleurs dans les jardinières… vous savez que souvent c’est sa manie…

— Très-bien, Mademoiselle… j’attendrai Madame.

— Ça ne sera pas long ; le temps de la peigner et de la coiffer, et elle sera ici, car je ne la lacerai qu’après déjeûner.

Et Juliette m’a quitté.

Lorsqu’elle a ouvert la porte de la chambre de la princesse, la glace de Venise, où j’ai jeté les yeux… malgré moi, s’est éclairée de nouveau… je n’ai vu que la petite chaise bleue au coin de la cheminée de marbre blanc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bientôt Régina est entrée dans son parloir, où je l’attendais avec les fleurs toutes préparées.