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Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/7

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VII


CHAPITRE VII.


journal de martin (Suite).


Jamais la princesse ne m’a paru d’une beauté plus radieuse, d’une fraîcheur plus juvénile. Je ne sais pourquoi il m’a semblé qu’elle devait être dans l’un de ces moments où les femmes les plus modestes se savent… se sentent par instinct sensuellement belles. On eût dit qu’elle se grandissait en marchant, ses petites narines roses se dilataient, son sein palpitait légèrement, tandis que, encore moites de la tiédeur du bain parfumé, ses beaux bras sortaient à demi des manches flottantes de sa robe de chambre de cachemire blanc, dont les plis moelleux semblaient caresser ce corps divin avec amour.

Ainsi que me l’avait dit étourdiment sa femme de chambre, ma maîtresse n’était pas encore lacée. Telle était la naturelle élégance de son corsage arrondi, qu’on l’eût dit sculpté dans le marbre, telle était la svelte souplesse de sa taille, qu’elle paraissait d’une finesse presque exagérée ; étroitement ceinte qu’elle était d’une cordelière de soie pourpre…

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Ma maîtresse se trouvait sans doute sous l’impression d’une pensée riante et heureuse… peut-être amoureuse… car ses traits charmants étaient doucement épanouis ; puis, contemplant la masse, de fleurs au milieu desquelles elle s’avança avec un lent ravissement, elle s’écria :

— Mon Dieu ! les beaux camélias, les belles primevères, les belles roses… Que tout cela est frais et brillant !…

Je l’ai aidée à arranger les fleurs ; je les lui apportais, et elle les plaçait ensuite elle-même dans les vases, mélangeant, nuançant avec un goût exquis les feuillages et les couleurs.

La jardinière, qui entourait sa table à écrire, était presque au niveau du tapis ; pour la garnir, il a fallu que ma maîtresse se mît à genoux, tandis que, debout, me courbant vers elle, je lui apportais les fleurs à mesure qu’elle les demandait ; j’étais alors si près d’elle, que le suave mélange de fraîche verveine et d’iris qui s’exhalait d’elle me montait parfois au cerveau comme un filtre enivrant… enfin, lorsque toujours agenouillée sous mes yeux, elle s’avançait ou se penchait de çà, de là, pour redresser la branche d’un arbuste… mettre en lumière quelques fleurs cachées sous des feuilles… je suivais malgré moi, d’un regard troublé, les ondulations de cette taille fine et cambrée, dont les trésors se trahissaient à chaque mouvement nouveau…

J’ai failli me trahir ; le ridicule m’a sauvé.

Il ne restait plus à garnir qu’un grand et magnifique vase de porcelaine de Saxe, émaillé de grosses fleurs en relief, et dont les anses, aussi de porcelaine, figuraient des ceps de vigne d’une délicatesse incroyable ; cette ornementation rendait le vase si fragile, et ma maîtresse y tenait tant d’ailleurs (il avait appartenu à sa mère) qu’elle voulut y placer elle-même un très-beau crinum en pot, fleur à corymbe pourpre de la plus agréable odeur, et dont les longues feuilles retombent gracieusement en gerbe.

Tenant le pot de fleurs entre mes deux mains, je le présentai à ma maîtresse. Le hasard voulut qu’en cherchant à le prendre, une des petites mains de Régina, si fraîches, si douces, effleura la mienne… Cette sensation fut foudroyante, mon sang reflua vers mon cœur, et, par un mouvement machinal de respect ou d’effroi, je retirai si brusquement mes deux mains, que je laissai tomber le crinum au moment où la princesse s’apprêtait à le recevoir, et le pot se brisa sur le tapis.

— Mon Dieu ! que vous êtes maladroit ! — s’écria ma maîtresse avec dépit, en voyant cette magnifique fleur cassée sur sa tige.

— Je demande bien pardon à Madame la princesse… je croyais que Madame tenait tout… alors j’ai…

— Alors vous avez fait une sottise… — reprit impatiemment la princesse, — une si belle fleur… et si rare…

Et comme je restais là confus… ou plutôt mille fois satisfait de ma maladresse qui donnait ainsi le change à Régina sur la cause de mon trouble, elle ajouta avec humeur :

— Ramassez donc ces débris, cette terre, que voilà sur le tapis.

— Si Madame la princesse veut le permettre, — ai-je dit, — je replacerai la plante dans un autre pot… en voici un assez grand.

— Il le faut bien… quoique la fleur soit brisée, le feuillage est si beau, que cela garnira toujours ce vase.

Et pendant que je replaçais le bulbe de cette belle plante dans un autre pot, — cette fois placez-le sur la table, — me dit la princesse, — où je le prendrai moi-même pour le mettre dans mon vase de porcelaine… il n’y aura pas ainsi de maladresse à craindre.

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Heureusement pour moi la princesse, après être allée, selon sa coutume, vers les trois heures, savoir si son père pouvait la recevoir, a fini la journée chez Mme Wilson, où elle a dîné.

Le prince, de son côté, dînait au club.

Je suis sorti de l’hôtel, marchant comme un fou devant moi, sans savoir où j’allais, poursuivi par les voluptueuses et ardentes visions de cette matinée maudite…

Régina, les cheveux dénoués et debout dans sa baignoire de marbre… Régina assise au coin de sa cheminée…

Je ne peux pas achever… ces souvenirs me brûlent, me tuent…

Oh ! mourir… mourir, ou plutôt fuir ces tortures sans nom que je ne soupçonnais pas.

Non, je ne resterai pas dans cette maison fatale… la trame du comte Duriveau est déjouée… Régina n’a plus besoin de moi… je veux fuir… je deviendrais fou.


11 février 18…

Non, il ne faut pas fuir… ce serait lâche, ce serait indigne.

Régina a besoin de moi… plus encore peut-être que par le passé… mes pressentiments ne me trompent pas… ils sont trop douloureux pour cela… Régina aime… ou elle aimera le capitaine Just

En présence de l’influence effrayante qu’un tel amour peut avoir sur le repos… sur la destinée de Régina… il ne m’est pas permis de fuir ; mon dévoûment peut lui être utile encore

Mais que faire, mon Dieu ! que faire ? je suis homme… je suis jeune, j’aime éperdûment, et elle est toujours là !

— Que faire ? dompte-toi, brise-toi !… ferme les yeux à ce qu’il y a de rayonnant dans la beauté de ta maîtresse, ferme tes oreilles à ce qu’il y a de trop séduisant dans sa voix, étouffe les palpitations de ton cœur, éteins l’ardeur de ces désirs qu’enflamment un mot, un regard, un mouvement de cette femme que tu dois vénérer… et que tu outrages… par de coupables imaginations ; noie ce honteux amour dans le ridicule amer, sanglant, atroce, qui doit jaillir pour toi de cette pensée :

— « Un valet amoureux de sa maîtresse… et surtout lorsque cette maîtresse est la fière princesse de Montbar. »

Fais mieux… souviens-toi des austères enseignements de Claude Gérard, médite sur ces deux mobiles de toute âme virile et généreuse :

Le devoir, le sacrifice.   .   .   .   .   .   .   .

Je me dévouerai… je me sacrifierai… je reste.


13 février 18..

Hier, je suis allé savoir des nouvelles du capitaine Just ; il est complètement guéri, la veille il était sorti en voiture ; à mon retour j’ai dit à Régina, et, comme toujours, sans attendre sa demande :

— Madame la princesse, M. le capitaine Just est tellement bien, qu’il est sorti hier en voiture.

— Ah ! tant mieux, — m’a-t-elle répondu, — alors j’espère avoir le plaisir de le voir sous peu de jours.

Régina a dit cela, non pas précisément en affectant de l’indifférence, mais d’un ton assez réservé pour cacher l’émotion que lui causait la pensée de revoir de plus en plus prochainement le capitaine Just. Ainsi hier je l’ai remarqué, elle a été distraite, préoccupée, inquiète ; une fois elle m’a sonné, je suis venu, puis, ayant sans doute oublié l’ordre qu’elle devait me donner, elle s’est dit à elle-même :

— Que voulais-je donc ?… — elle a ajouté : — Ah ! vous direz à la porte que je reçois ce matin…

Cet ordre m’a surpris. Régina devait être certaine que, par convenance, le capitaine Just ne viendrait la voir ni lors de sa première ni même lors de sa seconde sortie… Aux yeux du monde qui ignorait la vraie cause du duel, cet empressement eût marqué une intimité trop grande, tandis que, dans l’empressement de cette visite, Régina pouvait aussi voir une sorte de hâte peu délicate de la part de Just, à venir recevoir l’expression de la gratitude qu’il méritait.

Néanmoins, j’ai été surpris de ce que, n’attendant pas Just ce jour-là, Régina ouvrît sa porte à des indifférents dont la présence devait lui être insupportable au milieu de ses préoccupations.

J’ai, d’ailleurs, exécuté ses ordres, et successivement annoncé chez la princesse : M. le baron d’Erfeuil, que le prince trouvait aussi beau que bête ; le comte d’Hervilliers, espèce de colosse à voix d’airain, qui se fait prier de chanter des bergerades, et enfin M. Dumolard, l’énorme frère de Mme Wilson.

La princesse m’a sonné pour m’ordonner d’apporter du bois, peu de temps après l’arrivée du dernier visiteur ; j’ai été étonné de trouver la conversation fort animée, et de voir Régina, la joue légèrement colorée, parler avec animation d’une chose parfaitement futile, autant que j’en ai pu juger.

Redoutant sans doute la solitude, elle voulait s’étourdir ou tuer le temps jusqu’au lendemain, jour où elle croyait avoir une entrevue, si grave pour elle, avec le capitaine Just. Je ne me trompais pas : au bout de dix minutes, je fus appelé de nouveau par la sonnette de la princesse ; j’allais entr’ouvrir les portières, lorsque j’ai entendu le beau d’Erfeuil dire, du bout des lèvres :

— En vérité, princesse, vous êtes charmante d’accepter si gracieusement cet impromptu de petit spectacle et de souper.

— J’accepte, — dit la princesse, — mais à condition que Mme Wilson pourra venir avec moi, car M. de Montbar ne dîne pas ici ce soir.

Au moment où j’entrai, M. Dumolard s’écriait :

— Je réponds de ma sœur, elle n’a rien à faire ce soir ;… je vais la prévenir, elle vous attendra, Madame la princesse, et moi aussi, je serai votre chaperon… à toutes deux. Ah ça ! vous ne voulez donc pas de ma voiture ? J’adore prêter ma voiture, c’est ma spécialité… eh !… eh !…

— Vous êtes trop obligeant, — répondit la princesse en souriant — et elle me dit :

— Vous demanderez ma voiture pour six heures et demie.

Au moment où je sortais, le beau d’Erfeuil disait à la princesse :

— C’est bête comme je ne sais quoi, les mélodrames, mais c’est égal, j’aime à tout voir… moi.

Et le beau jeune homme sourit d’un air malicieux.

— Moi, j’aime, au contraire, à arriver à la moitié, c’est bien plus drôle, — dit le gros M. Dumolard ; — ça fait l’effet d’une charade, on cherche le mot jusqu’à la fin, et…

Malheureusement, m’éloignant de plus en plus, je perdis la fin de cette belle réflexion.

— C’est singulier, — ai-je pensé en me retirant, — il me semble que je trouverais autre chose à dire, si j’avais l’honneur d’être admis dans le salon de Mme de Montbar.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La princesse est rentrée sur les une heure du matin ; sa physionomie n’était pas triste, abattue, ainsi que je l’avais vue plusieurs fois au retour du bal ; elle était pensive, réfléchie, presque austère.

Plus de doute : en acceptant cette partie de spectacle, ce souper improvisé, Régina avait cherché une distraction forcée à des pensées graves, alarmantes peut-être pour elle.

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Un pressentiment m’avait dit hier que le capitaine Just viendrait aujourd’hui ; je ne me suis pas trompé.

Ce matin, après que je lui ai eu servi le thé, Régina m’a dit, de l’air le plus naturel du monde :

— Vous avertirez à la porte que je ne suis chez moi que pour M. d’Erfeuil… M. Dumolard… ou M. d’Hervilliers, s’ils se présentaient.

J’étais stupéfait de cet ordre ; au moment où je me retirais, la princesse ajouta :

— J’y serai aussi pour M. Just Clément… si… par hasard il venait.

Alors, je compris tout.

Régina a eu la même pensée que moi, elle est sûre que Just viendra ; et afin de le voir seule à seul, elle a fait fermer sa porte à tout le monde, sauf à trois personnes qui, étant venues hier, ne doivent certainement pas revenir aujourd’hui.

Je devinai enfin que Just, par un scrupule d’une délicatesse exquise, n’avait pas voulu demander à Régina de le recevoir, comme par le passé, à une heure particulière… Par cela même que Régina lui devait beaucoup, depuis le duel, il craignait sans doute de solliciter d’elle la moindre préférence…

Vers les deux heures, j’ai entendu s’arrêter extérieurement à la porte de l’hôtel un modeste fiacre, probablement, car les carrosses bourgeois entraient seuls dans la cour, M. Romarin, le portier, se montrant inflexible sur cette consigne.

Je me suis rapproché de l’une des fenêtres du salon d’attente, et, soulevant un peu les rideaux, j’ai vu le capitaine traverser la cour, après s’être informé sans doute à la loge, si la princesse était chez elle.

— Bonjour, Martin, — m’a-t-il dit cordialement en entrant. — Bonjour, mon ami… Madame la princesse peut-elle me recevoir ?

— Oui, Monsieur…

Et je l’ai précédé dans le salon qui sépare la pièce où je me tiens d’habitude, du parloir de Régina. J’ai ouvert l’un des rideaux de la portière, et j’ai annoncé à ma maîtresse :

— Monsieur le capitaine Just !

Régina était assise… Elle a rougi un peu, s’est tournée vers Just à qui elle a tendu vivement la main en lui disant d’une voix pénétrée :

— Je suis heureuse de vous revoir, Monsieur Just.

Laissant retomber le pan de la portière… je me suis éloigné, — le cœur brisé, traversant lentement le salon d’où j’aurais pu écouter… mais je n’en ai pas eu la pensée… j’aurais trop souffert…

Je suis allé tristement m’asseoir devant la table où je reste ordinairement, et j’ai caché ma figure dans mes mains.

— Que se disent-ils ? — pensai-je avec amertume.

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Just, avec un tact parfait, avait évité l’écueil du bras en écharpe, ridicule présumé sur lequel le prince s’était si fort égayé d’avance ; un peu de gêne dans l’articulation, qui se trahit à la manière dont le capitaine tenait son chapeau à la main, telle était la seule trace apparente de sa blessure ; il ne m’a peut-être jamais paru plus beau qu’aujourd’hui, de cette beauté à la fois mâle et douce qui le distingue ; ses cheveux courts et châtains comme ses sourcils, ses yeux bleus, grands et bien fendus, son front large, intelligent, glorieusement cicatrisé, son teint hâlé, sa moustache presque blonde, son sourire gracieux et fin, son menton prononcé donnent à ses traits un rare caractère de franchise et d’énergie ; beaucoup plus grand que le prince, — sa démarche, sans avoir la raideur militaire, a ce je ne sais quoi de ferme, de contenu, que donne l’habitude de porter l’uniforme, contraste frappant avec l’espèce de laisser-aller, non sans élégance d’ailleurs, particulier à la tournure de M. de Montbar et des hommes à la mode que reçoit Régina ; le même contraste existait entre la mise luxueuse, recherchée du prince, et la sévérité de l’habillement de Just. Cette sévérité néanmoins n’excluait pas l’élégance ; sa redingote noire, croisée et boutonnée jusqu’au ruban rouge qu’il porte, était courte et avantageait parfaitement sa taille, que la robuste ampleur des épaules faisait paraître plus mince et plus élégant encore ; son pantalon d’un gris de deuil, s’arrondissait sur un pied aussi remarquablement petit pour la haute stature du capitaine, que l’était sa main soigneusement gantée de noir.

En un mot le prince et lui, jeunes tous deux, beaux tous deux, différaient aussi bien moralement que physiquement. Ainsi, à la physionomie de M. de Montbar, calme, reposée, presque indolente, quoique un peu hautaine, à son altitude aisée, insoucieuse, l’on devinait l’élégant oisif, dont la vie se passait facile, heureuse, indépendante, sans lutte, sans soucis, sans devoirs austères, tandis que l’attitude presque rigide du capitaine Just, ses traits virils, déjà fortement accentués par les fatigues et les dangers de la guerre, par de profondes méditations, annonçaient au contraire des habitudes de travail, de devoir, de subordination, et par cela même de sévère autorité…

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Chose étrange… une comparaison étudiée entre l’extérieur et le mérite de Just et du prince… telles ont été pourtant les idées qui d’abord m’ont absorbé durant l’entrevue de Régina et de Just ; puis elles ont amené la comparaison la plus humiliante, la plus jalouse, la plus douloureuse entre moi et ces deux hommes qui, à tant de titres, allaient peut-être se disputer le cœur de Régina, tandis que moi…

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— Que j’ai souffert, mon Dieu ! pendant cette entrevue !

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À trois heures et demie ils se sont séparés.

Je m’étais préparé à de grands efforts d’observation, de perspicacité, afin de tâcher de deviner sous quelle impression Just se trouvait en quittant Régina… J’aurais dû m’épargner ces préparatifs de pénétration : les hommes de la trempe du capitaine cherchent ou parviennent rarement à cacher leur émotion… Lorsqu’il sortit de chez Régina, ses traits étaient altérés, il semblait encore sous l’empire d’une commisération profonde, douloureuse, et il ne put retenir un soupir en me disant :

— Adieu… Martin.

Il y accentua si particulièrement ce mot adieu, que je ne pus m’empêcher de lui répondre avec l’espèce de familiarité qu’autorisait mon séjour d’autrefois dans la maison de son père :

— Mais, au moins, à bientôt, je l’espère, Monsieur Just.

Il secoua tristement la tête et me répondit :

— Non pas à bientôt…

— Comment donc, Monsieur Just ?

— Je pars demain pour rejoindre mon régiment à Metz.

— Quoi ?… sitôt, Monsieur Just ?

— Oui… Mais, dites-moi, Martin ; vous savez que vous pouvez compter sur moi comme vous pouviez compter sur mon pauvre père, dans quelque position où vous vous trouviez, n’oubliez pas cela.

— Je me rappellerai toujours les bontés de M. votre père, et les vôtres, Monsieur Just.

— D’ailleurs, vous vous trouvez à merveille ici, n’est-ce pas ? — me demanda-t-il.

— Oui, Monsieur Just… je me trouve très-bien.

— Je le crois, vous avez d’excellents maîtres. À propos, — reprit-il, — savez-vous si M. de Montbar est chez lui ?

— Non, Monsieur Just, je l’ai vu sortir en voiture.

— Eh bien ! — me dit-il en tirant péniblement un petit portefeuille de sa poche, sa blessure lui étant sans doute encore douloureuse, — vous remettrez, je vous prie, chez M. de Montbar cette carte, — et il corna un de ses angles, — en lui faisant dire que j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas pu avoir l’honneur de prendre congé de lui.

— Je n’y manquerai pas, Monsieur Just, — lui dis-je en prenant la carte.

— Allons, Martin, — me dit affectueusement le capitaine, — adieu, mon ami…

Je me suis approché de la fenêtre, je l’ai vu traverser lentement la cour, et, pendant un moment où il attendit qu’on lui tirât le cordon, il s’est retourné, cherchant sans doute du regard la fenêtre de Régina, puis… la porte s’est ouverte et refermée sur lui. Je suis certain que le retentissement sonore de cette porte a eu un douloureux écho dans le cœur de Régina.

Ma première impression en apprenant le départ de Just, a été une joie égoïste, cruelle… Le jour était très-sombre, quatre heures allaient sonner, l’heure à laquelle je portais ordinairement de la lumière chez la princesse… D’abord j’ai hésité, sentant que Régina devait avoir besoin d’être seule, que celle demi-obscurité devait être d’accord avec la mélancolie de ses pensées ;… j’étais certain qu’en ce moment ma présence lui serait aussi importune qu’une soudaine clarté… mais, cédant à ma curiosité méchante, que je voulus me déguiser à moi-même en l’attribuant à l’intérêt que m’inspirait Régina, j’allai prendre la lampe de porcelaine que je lui portais habituellement, j’ouvris avec précaution la porte du premier salon, dont le bruit eût attiré son attention, et mes pas s’amortissant sur le tapis, j’avais soulevé la portière avant que Régina se fût doutée de mon approche.

À l’éblouissante clarté qui pénétra subitement dans son parloir… je vis Régina étendue dans son fauteuil, la figure inondée de larmes… Mais aussitôt elle se retourna brusquement du côté de la cheminée, afin sans doute de me cacher ses pleurs, et elle me dit d’une voix irritée :

— Cette lumière est insupportable… Qui vous a sonné ?…

— Il est l’heure où j’apporte toujours la lampe de Madame la princesse, et…

— Il suffit… Remportez-la… Vous l’apporterez quand je la demanderai.

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