Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/Texte complet

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Volume VII


CHAPITRE I.


le thé.


Je fus accueilli avec beaucoup de bienveillance par la société de Mlle Juliette ; celle-ci me présenta à ses invités en leur disant :

— C’est M. Martin, notre nouveau valet de chambre.

Puis m’indiquant à mesure les personnages qu’elle me nommait, Mlle Juliette ajouta :

— Mlle Isabeau, de chez Mme Wilson.

— J’ai déjà eu le plaisir de voir Mademoiselle ce matin, — dis-je en m’inclinant.

— Mme Lambert, de chez Mme la marquise d’Hervieux, — ajouta Mlle Juliette, en me signalant une jeune femme d’une figure très-agréable, coiffée en cheveux et mise avec goût.

Je me rappelai qu’à dîner, le prince avait annoncé à sa femme qu’il allait à la chasse avec le marquis d’Hervieux. M. d’Hervieux était le mari de cette jeune et charmante femme que j’avais vue sur le perron du Musée, si cruellement exposée aux lazzis effrontés des domestiques.

Mlle Juliette termina sa nomenclature féminine en me disant en souriant :

— Mlle Astarté, de chez Mme la ministre de la justice.

Je saluai Mlle Astarté, dont le nom était si prétentieux ; la physionomie de cette fille me parut impertinente et moqueuse. Astarté avait environ trente-six ans. Elle devait avoir été remarquablement jolie ; ses cheveux étaient beaux et très-noirs, ses dents charmantes, sa taille d’une élégance parfaite ; la plus grande dame n’eût pas été mise avec plus de goût et de simplicité que Mlle Astarté. Elle portait, sur ses cheveux lissés en bandeaux, un charmant bonnet de soirée en tulle garni de petites grappes de fleurs cerises ; sa robe de velours noir était montante, et son pied, cambré et chaussé de satin noir, me rappelait celui de la princesse.

— Nous attendions Mme Gabrielle, la femme de charge du comte Duriveau, — me dit Mlle Juliette, — mais son maître est un si affreux tyran, qu’on ne sait jamais sur quoi compter avec lui.

À ces mots, je me félicitai doublement d’assister à cette soirée.

Le personnel masculin de la société était moins nombreux ; il se réduisait à deux de mes confrères ; Mlle Juliette me les présenta de la sorte :

— Monsieur Benard, homme de confiance de M. Lebouffi, le fameux député ; M. Charles dit Leporello, valet de chambre de M. le baron de Saint-Maurice, le lion des lions, surnommé don Juan.

Il y avait entre les dehors, la mise, la figure de ces deux serviteurs, la même différence qui devait exister entre leurs maîtres. L’homme de confiance de M. Lebouffi, le célèbre député, était un grand homme, de noir vêtu, grave, composé, satisfait de soi, à cheveux gris et rares. Il me rendit mon salut avec une suffisance toute parlementaire.

Leporello (surnom qui me prouvait que l’antichambre n’était pas sans quelque littérature), loin de ressembler du reste au type du valet trembleur de Don Juan, était un jeune et joli garçon, à la figure éveillée, hardie, à la tournure leste, aux manières cavalières ; il portait assez élégamment des habits ayant sans doute appartenu à son maître ; il me parut être la coqueluche de ces dames, et se montrer fort assidu auprès de Mlle Astarté, la reine de la soirée.

— Nous attendions bien encore le beau Fœdor, — me dit Mlle Juliette après cette présentation en formes, — mais il ne faut pas plus compter sur lui que sur Mme Gabrielle, la femme de charge du comte Duriveau.

— Son maître, — dis-je à Juliette, tâchant de me mettre au ton médisant de notre réunion, — son maître est-il donc aussi tyran que le comte Duriveau ?

Ma question fut accueillie par un éclat de rire général. Me voyant un peu déconcerté, l’homme de confiance du député vint officieusement à mon secours, et dit d’un air capable :

— Notre honorable collègue ignorant sans doute quelle est la personne que sert le beau Fœdor, sa question est toute naturelle.

— C’est vrai, c’est vrai, — dirent plusieurs voix.

— Mon cher, — me dit Leporello d’un air dégagé, — le beau Fœdor n’a pas de maître, mais il a une maîtresse… qui est la sienne… Comprenez-vous ?

— Ah !… Leporello ! Leporello ! — s’écrièrent plusieurs voix d’un ton de reproche, — êtes-vous mauvaise langue !

— Dire cela… tout de suite à M. Martin…

— Voyez, vous le confusionnez.

En effet, par un rapprochement stupide, j’avais involontairement songé à Régina… le rouge m’était monté au front, et, malgré mes efforts pour répondre d’une voix assurée à Leporello, je balbutiai :

— En effet… je… ne… je ne comprends pas bien.

— Voilà la chose, mon cher, — reprit Leporello avec un aplomb insolent, — le beau Fœdor est au service de Mme la marquise Corbinelli, il a cinq pieds sept pouces… vingt-cinq ans ; il est frais comme une rose et a de superbes favoris aussi noirs que les cheveux d’Astarté. Maintenant, surmontez-moi ce physique de sa vieille marquise italienne de cinquante ans, qui porte des diamants dans le jour, du rouge comme en carnaval, une perruque brune à raies de chair, et vous comprendrez, mon cher, pourquoi je dis que la maîtresse du beau Fœdor… est la sienne. Ah çà ! vrai ? est-ce que cela vous étonne ?

— Ma foi, oui, ça m’étonne, — repris-je en surmontant mon trouble, — et il me semble que cela doit paraître fort étonnant à tout le monde ! N’est-ce pas, Mesdames ? — ajoutai-je, espérant généraliser la conversation et échapper à l’attention dont j’étais l’objet.

— Étonnant ? mais non… pas si étonnant, — dit Astarté, — ça n’est peut-être pas si commun que de voir des maîtres avoir pour maîtresses nous autres femmes de chambre de leur légitime… mais ça se rencontre… et sans aller plus loin, quand j’étais chez la duchesse de Rullecourt, il y a eu la fameuse histoire de la baronne de Surville avec le grand Laforêt, le piqueur de son mari ; mais il faut dire aussi que la baronne aimait beaucoup la chasse.

— Du reste, — reprit le vieux Louis, valet de chambre du prince de Montbar, — je me suis laissé dire par mon père, qui avait été élevé dans la maison de Soubise, que sous l’ancien régime bien des dames de la cour avaient des valets de chambre coiffeurs, et que les gaillards… enfin… suffit.

— Sous l’ancien régime… je crois bien, — dit l’homme de confiance du député, en gonflant ses joues, — il n’y avait pas de mœurs, c’était le temps du droit du seigneur, du Parc-aux-Bœufs et de l’Œil-de… Cerf, non… du Parc-aux-Cerfs, de l’Œil-de-Bœuf et des talons rouges…

— Bon, — dit Leporello, en riant, — voilà le vieux Benard parti… comme son maître…

— À propos de ça, — dit Benard, — ma belle Astarté, vous pouvez prévenir la femme de votre ministre, que demain son époux n’a qu’à se tenir ferme…

— Comment ça ?

Monsieur a péroré et gesticulé aujourd’hui pendant plus de deux heures dans le cabinet de toilette de Madame, devant sa psyché.

— Ah, la bonne farce ! — dit Astarté.

— Une vraie comédie — reprit l’homme de confiance de l’homme politique. — Pour figurer la tribune, il avait mis la baignoire de Madame en travers, et il était là à taper sur le couvercle en faisant les grands bras devant la glace comme un imbécile, se lançant à lui-même des regards foudroyants, se montrant le poing, enfin, ayant l’air de se traiter comme le dernier des derniers.

— Il répétait donc sa parade ? — dit Astarté, — la scène qu’il doit faire demain à notre ministre !

— Certainement, — reprit Benard, — d’autant plus qu’il parlait avec son organe de tribune, comme il dit… il a répété plus de vingt fois… et même c’en était embêtant à la fin, car je l’entendais de l’antichambre : C’est sous l’empire d’une émotion soudaine, que j’accours à cette tribune… La France est là… Je veux qu’elle m’entende… Il paraît que c’est surtout les mots : Émotion soudaine qu’il ne pouvait pas arracher au naturel… À la fin… il les a tirés…

— Parole d’honneur, — dit Leporello, — ça serait à payer sa place.

— Et quand il disait : La France est là !… il faisait un grand geste en montrant la porte de la garderobe de Madame, — ajouta l’homme de confiance de l’homme politique, en partageant l’hilarité que causait ce récit.

— Et dire… — reprit Astarté en riant aux éclats, — que votre maître travaille comme ça pour rien… pour le ridicule… voilà tout… C’est pas comme tant d’autres ; car j’ai entendu dire à mon ministre qu’on trouvait pour mille écus par an… de très-bons petits députés, qui ne parlaient pas encore trop mal…

— Et à ta ministresse, lui rends-tu toujours la vie dure ? — demanda Mlle Juliette à Astarté.

— Tiens, je crois bien ;… ainsi, ce soir, elle ne voulait sortir qu’à dix heures pour aller au bal de l’intérieur. Ah ! bien oui, moi qui voulais être ici à huit, je lui ai dit que j’avais à sortir, et je vous l’ai fait s’habiller en sortant de table, et plus vite que ça… C’était pour en crever, car elle mange comme un ogre… Et maintenant, parée comme une châsse, elle est à attendre devant sa pendule l’heure d’aller au bal… Et quelle toilette ! quel paquet ! comme c’est fagoté !…

— Vous avez donc un talisman, Mademoiselle, — dis-je à Astarté, — pour faire ainsi ce que vous voulez de votre maîtresse ?

— Son talisman — dit Juliette, en riant — c’est qu’elle a été pendant quinze ans première femme de Mme la duchesse de Rullecourt, la beauté la plus à la mode de la Restauration, et que Mme Poliveau, c’est le nom de la ministresse d’Astarté, se trouve si fière, si honorée d’avoir à son service une première femme de chambre de duchesse, qu’Astarté fait tout ce qu’elle veut dans cette maison, où on est trop heureuse de l’avoir.

— Ah ! maintenant je comprends — dis-je à Astarté.

— Voilà tout mon secret — me répondit-elle. — Mais, ces gens-là ! c’est si bourgeois, si bête, si encrassé !… Il n’y a rien à en faire… Du reste, c’est très-drôle : quand il vient une des collègues de ma ministresse la voir, comme qui dirait Mme Galimard, du commerce, ou Mme la ministresse de l’intérieur, dont le grand-père du côté maternel était portier, ma maîtresse me sonne sous prétexte de me donner un ordre, et puis elle dit à demi-voix à ses collègues, en se rengorgeant, et en me montrant du coin de l’œil :

C’est ma femme de chambre ; elle a été pendant quinze ans chez la fameuse duchesse de Rullecourt, et ma ministresse fait la roue pendant que les autres enragent.

— Oh ! comme c’est ça ! — s’écria Leporello en éclatant de rire. — Je connais un imbécile de maître qui salue toujours son cocher le premier, parce que cet Anglais a servi chez le fameux lord Chesterfield.

— Autre comédie, — reprit Astarté. — Du matin au soir, ma maîtresse est à me dire : Ma chère petite (elle est familière… — dit Astarté en manière de parenthèse avec une incroyable insolence), ma chère petite, comment s’habillait Mme la duchesse ? comment se coiffait Mme la duchesse ? quel linge portait Mme la duchesse ? quels bonnets de nuit portait Mme la duchesse ?… Je crois, Dieu me pardonne ! qu’un jour elle me demandera comment Mme la duchesse…..

Un éclat de rire général interrompit à propos la verve d’Astarté, qui reprit :

— Et le ministre donc ! c’est la même chanson sur un autre air. Comme ce bourgeois est aussi vaniteux qu’ignorant du savoir-vivre, il est toujours à me dire : — Ma bonne (épicier, va !!) ma bonne, est-ce que ça se faisait comme ça chez M. le duc ?… Ma bonne, comment s’habillait M. le duc, le soir ? Ma bonne, comment servait-on à table chez M. le duc ?

— Vous ne nous dites pas tout, belle Astarté, — dit galamment l’homme de confiance de l’homme politique. — Je suis sûr que votre ministre vous a dit : Ma bonne, est-ce que M. le duc ne vous faisait pas la cour ?

— Il n’y a pas de doute, — reprit Astarté ; — il a un jour voulu batifoler, et m’a dit : Ma bonne, je suis sûr que M. le duc vous trouvait charmante, et qu’il vous le prouvait.

— Non, Monsieur, — ai-je répondu à ce gros homme, — car, pour le prouver, M. le duc aurait commencé par me meubler un appartement et me donner une centaine de mille francs pour m’établir. — Là-dessus, le ministre est resté coi, a fait hum ! hum ! et s’est esquivé ; pourtant ça aurait été drôle de faire l’éducation d’un ministre de la justice, et de lui apprendre les belles manières ; mais il est si laid, si crasseux, si avare, que je l’ai menacé de tout dire à sa femme s’il insistait, et même s’il n’insistait pas. Aussi, grâce à ma vertu, je fais du ménage ce que je veux, je donne des places de garçons de bureau et d’huissiers comme s’il en pleuvait. Qui est-ce qui en veut ?

— Ma foi ! ça n’est pas de refus dans l’occasion pour un intime, — dit Leporello.

— J’avais même une de mes amies qui servait une femme dont le mari était sous-chef dans nos bureaux, je l’ai fait nommer chef par une injustice atroce… Et voilà !

— Je réclame ta protection pour le frère d’une de mes camarades, — dit la femme de chambre de la marquise d’Hervieux. — Je te reparlerai de cela, Astarté.

— Tu n’as qu’à demander… je n’aurai qu’à dire à mon ministre : — M. le duc, qui était gentilhomme de la chambre de Charles X, n’aurait jamais refusé une grâce à quelqu’un de sa maison. Je vous dis qu’il n’y a rien de plus orgueilleux que ces parvenus.

— Et quand je pense, — reprit notre maître d’hôtel, — que j’avais un cousin, brave et digne garçon, commis-marchand de son état, qui, avant la révolution de juillet, était d’une société secrète, où l’on jurait sur des poignards haine aux rois, aux nobles et aux prêtres… et qu’il a vu cent fois votre ministre, Astarté, qui était alors M. Poliveau tout court, jurer et rejurer, comme un enragé, haine aux rois, aux nobles et aux prêtres !

— C’est donc pour ça, — reprit Astarté, — qu’il est à plat-ventre devant la moindre robe noire, et qu’hier encore il me disait en roulant des yeux : — Ma bonne, M. le duc allait tous les dimanches à la messe, n’est-ce pas ? — Oui, Monsieur, il allait à la messe, mais il faisait tous les ans pour 25,000 fr. d’aumônes dans ses terres. — À cela le crasseux bourgeois a encore fait hum ! hum ! et a rentré sa grosse tête dans ses épaules rondes comme un colimaçon borgne dans sa coquille.

Cet entretien fut interrompu par l’arrivée de notre cuisinier : ce personnage fit une entrée magistrale, suivi de son aide de cuisine, portant sur un plateau cinq ou six assiettes de petits gâteaux sortant du four. L’assemblée accueillit cette galanterie culinaire avec une faveur marquée. Les gâteaux furent placés sur une table, à côté d’un service de thé en fort jolie porcelaine anglaise ; l’aide de cuisine, soumis aux lois de la hiérarchie, sortit en jetant un regard de convoitise sur les gâteaux et sur les invitées de Mlle Juliette.

— Je vous demande pardon, Messieurs et Mesdames, — dit le cuisinier, — de me présenter en uniforme, — et il montra sa veste blanche et son bonnet de coton ; il était resté fidèle, disait-il, à ce bonnet traditionnel et classique, méprisant la toque de percaline blanche des novateurs, des romantiques, — disait-il.

— Vous excuserez donc la tenue d’un soldat qui sort du feu… — ajouta-t-il.

— Voilà votre meilleure excuse, Monsieur le chef, — dit gracieusement Astarté, en montrant les petits gâteaux élégamment montés sur les assiettes.

— Je crois, en effet, que les dames la goûteront, mon excuse, — riposta le cuisinier ; — je vous recommande… vanité à part… ces bergères à la crème, piquées aux fraises ; c’est un entremets de primeur. Le grand Carême, sous les ordres duquel j’avais l’honneur de servir au congrès de Vienne, les avait inaugurées sur la table de S. E. M. l’ambassadeur de France… la veille de ce fatal dîner…

— Voyons, chef, en faveur de M. Martin, qui ne connaît pas l’histoire, — dit Juliette en riant, — nous l’écouterons encore une fois.

— Quelle histoire ? — dit Leporello.

— Ça fait deux qui ne la connaissent pas, — reprit Astarté en riant ; — allez, Monsieur le chef, allez de confiance.

— J’ai le plus grand désir pour ma part d’entendre ce récit, — lui dis-je.

— Si je reviens si souvent sur cette histoire, — reprit le cuisinier d’un ton pénétré, — c’est pour protester toujours, protester sans cesse contre une lâcheté, une trahison dont je maintiens un cuisinier français absolument incapable.

— Diable, c’est grave, — dit Leporello.

— Il y allait de notre honneur, Monsieur ! — s’écria ce cuisinier formaliste qui savait, d’ailleurs, parfaitement son monde ; — en deux mots voici le fait. Nous étions à Vienne, j’avais l’honneur de servir sous les ordres du grand Carême, chez M. l’ambassadeur de France ; MM. les membres du corps diplomatique dînaient alternativement les uns chez les autres ; ils avaient la bonté d’appeler cela dîner en France, en Angleterre, en Russie, etc., etc. ; et vous concevez quelle rivalité existait entre MM. les chefs de cuisine… La veille de la signature des traités, on dînait chez Mgr le prince de Metternich : c’était conséquemment la séance, c’est-à-dire le dîner le plus important du congrès… si important que Mgr le prince de Metternich avait daigné corriger le menu de sa main, et ajouter au bas : traiter ce dîner comme un dîner de têtes couronnées… J’ai vu l’autographe… j’en ai une copie dans mes papiers.

— Cela devient très-intéressant, — dis-je au cuisinier, — on dirait qu’il s’agit d’une affaire d’État.

— Il s’agissait d’une affaire d’Europe, Monsieur !… — s’écria le cuisinier diplomatique, — et vous allez voir pourquoi : il y avait eu jusqu’alors, comme je vous l’ai dit, une rivalité terrible entre MM. les chefs de cuisine de MM. les ambassadeurs, mais une rivalité loyale… Malheureusement cette loyauté eut son terme ; le jour de ce dîner solennel… un lâche, un infâme, au lieu de combattre à ciel… ou plutôt à fourneau découvert, soudoie à prix d’or un des aides du chef des cuisines de Mgr le prince de Metternich… je ne sais quelle abominable drogue fut mélangée à la plupart des mets de ce dîner royal… traité avec tant d’amour, tant de respect par le chef des cuisines du prince… et…

— Oh ! oh !… je devine la chose, — dit Leporello en riant.

— On n’était pas au dessert, — s’écria le cuisinier dans son indignation généreuse contre un si indigne procédé, — que déjà plusieurs de MM. les membres du corps diplomatique ressentant de graves incommodités, étaient obligés de quitter la table… Quelques légères indispositions s’ensuivirent, la signature des traités fut reculée de plusieurs jours… et Dieu sait les intrigues qui se croisèrent pendant ces trois jours ! — ajouta le cuisinier d’un ton mystérieux et diplomatique.

— Le fait est que c’était faire aller un peu drôlement la diplomatie, — dit Leporello.

— Le pis de l’affaire… — ajouta tristement le cuisinier, — c’est que l’auteur de cette infamie n’ayant jamais été connu, les soupçons ont tour à tour plané sur l’Angleterre, sur la Russie, sur la France !!… Sur la France… oh ! jamais, je proteste… je protesterai toujours… si je me permettais d’accuser quelqu’un, j’accuserais la Prusse, car son chef de cuisine était un malheureux fouille-au-pot… digne à peine de fricoter… c’est le mot, pour un de vos ministres, Mademoiselle Astarté.

— Je crois bien… dîner de ministre, c’est tout dire, — reprit Astarté.

— Sauf un… — reprit le cuisinier, — car il faut être juste… S. E. Mgr le comte M*** a été le seul ministre, lorsqu’il avait l’honneur de diriger les affaires étrangères, chez qui on ait jamais mangé un dîner de cinquante couverts chaud à point et exquis ; mais cela s’explique, M. le comte M*** est un grand seigneur qui a conservé les bonnes traditions. Du reste, après les dîners de ministre, ce que j’ai vu de plus atroce… ce sont les dîners de famille d’un Américain colossalement riche, chez qui je me suis fourvoyé pendant trois mois… gigot aux haricots, pièce de bœuf aux choux, flan aux pommes de terre, tel était le menu de tous les jours… mais six fois par mois des dîners… oh ! des dîners dignes du grand Carême… il est vrai que le lendemain on vendait la desserte aux restaurateurs de moyen ordre… Ces extrêmes n’allaient pas à ma manière de travailler, et j’ai déserté… Il y a, du reste, beaucoup de maisons pareilles… — ajouta philosophiquement le cuisinier, — tout pour paraître… rien pour être…

— C’est comme beaucoup de nos élégants, — reprit Leporello, — je dis élégants, — ajouta-t-il avec suffisance, — parce qu’il n’y a plus que les femmes de notaire ou de ministre qui disent lions, ces gaillards-là ont un compte de cent francs chez la lingère et de deux mille chez le tailleur… je ne dis pas ça pour mon maître, car après M. le maréchal S***, mon maître est le plus grand homme de linge qui existe ; à propos de mon maître, je vous dirai que je lui ai tout bonnement sauvé la vie ce matin… car, sans moi, demain il se battait à mort avec M. de Blinval… et il était tué… aussi vrai que vous avez les plus beaux yeux du monde, Astarté…

— Ah ! mon Dieu ! contez-nous donc ça, Leporello, — dit Juliette.

— Ah ça !… c’est bien entre nous… comme toujours ? — dit Leporello, avant de commencer son récit, et se posant carrément devant la cheminée, les deux pouces passés dans les entournures d’un gilet flamboyant, — c’est tout-à-fait entre nous ?…

— Parbleu ! — lui fut-il répondu tout d’une voix.

— Mon maître, — reprit Leporello, — est, comme vous savez, l’amant de Mmes de Beaupréau et de Blinval, mais plus communément de Mme de Blinval…

— Tiens, de Mme de Beaupréau aussi ? — dit la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, — c’est donc du fruit nouveau ?

— Du 17 novembre, dans l’après-midi, — répondit Leporello. — J’ai été faire du feu le matin de ce jour-là dans un second petit appartement que mon maître a été obligé de louer à cause de l’augmentation de sa clientèle ; mais pour en revenir à M. de Blinval, il est nécessairement l’ami intime de mon maître, vu que mon maître est l’amant de sa femme.

— Ce n’est pas comme chez nous, — dit la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, cette charmante jeune femme blonde que j’avais remarquée sur le perron du musée, — M. le marquis ne peut pas souffrir M. de Bellerive.

— À propos de ta maîtresse, — dit Juliette à sa compagne, — quand Leporello aura fini son histoire, fais-moi penser à te dire quelque chose qui lui fera plaisir…

— Bon… continuez, Leporello.

— Ce matin donc j’avais quitté l’appartement de mon maître pour aller donner un ordre à l’écurie ; le frotteur était resté en haut pendant mon absence. M. de Blinval arrive, on lui ouvre et il entre chez mon maître ; je rentre, l’imbécile de frotteur ne me dit rien, et voilà qu’au bout de dix minutes arrive un commissionnaire avec une lettre de Mme de Blinval. C’est très-pressé, me dit le commissionnaire, il faut tout de suite une réponse. Ne me doutant pas le moins du monde que M. de Blinval fût là, j’entre avec la lettre et je vois le mari fumant tranquillement son cigare avec mon maître, et riant comme un… bossu.

— Ah ! mon Dieu !

— Comment vous êtes-vous tiré de là, Leporello ? — s’écrièrent les femmes avec intérêt.

— Mais pas trop mal… — dit Leporello avec fatuité, — pas trop mal… mon maître, me voyant entrer avec la lettre sur mon plateau, tend la main pour la prendre, en me disant : — De qui est cette lettre ? — Le mari était si près, qu’il devait nécessairement reconnaître l’écriture… très-reconnaissable… des jambages longs de ça…

— Mais achevez donc, Leporello ; comme vous nous faites languir ! moi, je suis toute saisie, — dit Juliette.

— Donner un faux nom… ne m’avançait à rien, — reprit Leporello, — la diable d’écriture était toujours là.

— Mais achevez donc, au nom du ciel.

— Reculant alors le plateau hors de la portée de mon maître, et conséquemment hors de la vue du mari, je dis à mon maître en riant : — je ne peux pas donner cette lettre à M. le baron… devant M. le vicomte. — Pourquoi cela ? — me dit mon maître tout bêtement. — Parce que M. le vicomte connaît l’écriture de cette lettre, — ai-je répondu en souriant. — Voyez-vous ce drôle de Leporello ? quel aplomb de Frontin ! — dit le mari en riant aux éclats, tandis que mon maître, averti par un coup d’œil de moi, se lève, prend la lettre et la met dans sa poche, après l’avoir vite parcourue.

— Bravo ! Leporello, — fut-il crié tout d’une voix.

— Pendant le temps que mon maître lisait, — reprit-il, — le mari disait en levant le nez en l’air et en se frottant les jambes devant le feu : — Voyons… je connais l’écriture ?… De qui diable ça peut-il être ? — Puis tout-à-coup il s’écrie : — Je parie que c’est une lettre de Fifine ?… — Fifine est un rat de l’Opéra, drôle de petit corps, qui est un peu la maîtresse de tous ces Messieurs du club. — Tu devines tout ! Blinval ! on ne peut rien te cacher — répondit mon pauvre maître, dont le front était couvert de gouttes de sueur. — Eh bien ! — ajouta Leporello, — avouez que, sans mon aplomb, et j’ose dire sans mon intelligence, il arrivait de beaux malheurs, car M. de Blinval est brave comme un lion ; il tire le pistolet comme un dieu, et demain mon maître était mort… si le mari avait vu cette lettre ; ce qui n’empêche pas qu’on dit de nous : Ces canailles de domestiques !

— Ça me rappelle un admirable trait de sang-froid du dernier amant de la duchesse de Rullecourt, — dit Astarté, — et vous pourrez donner, dans l’occasion, la recette à votre maître, Leporello… Cet amant reçoit une lettre de la duchesse dans des circonstances absolument pareilles… sauf qu’il n’avait pas un intelligent Leporello pour le servir… L’imbécile de valet de chambre apporte donc la lettre de la duchesse. — Tiens… — dit le duc à l’amant — une lettre de ma femme ? Elle t’écrit donc ? — L’amant ne répond rien, lit la lettre avec un sang-froid superbe, et répond ensuite au duc : — Que le diable l’emporte, va ! ta femme ! — Comment ! — Tiens, tu feras la commission. — Et l’amant prend sur sa cheminée deux louis qu’il donne au mari. — Pourquoi ces deux louis ? — dit celui-ci. — Eh pardieu, pour une de ces insupportables quêtes dont toutes les dames patronnesses nous poursuivent, et ta femme ne m’a pas manqué. — Ce disant, l’amant jette la lettre au feu…

— Bravo…

— C’est très-fort, — dirent plusieurs voix.




CHAPITRE II.


le thé. (Suite.)


Plus j’entrais avant dans le milieu de ma condition, plus j’appréciais la justesse de la réflexion de Leporello. Évidemment, la plupart des invités de Mlle Juliette possédaient des secrets effrayants pour le repos et l’honneur de bien des familles. Cette pensée fut justifiée presque aussitôt par Mme Lambert, femme de chambre de la marquise d’Hervieux.

— Leporello a bien raison, — dit-elle ; — le plus souvent les maîtres nous traitent mal, et pourtant bien des fois il ne tiendrait qu’à nous de mettre le feu dans je ne sais combien de ménages, de causer des séparations, des procès, des duels à mort…

— C’est pourtant vrai, — dirent plusieurs voix.

— Pour ma part, — reprit Mme Lambert, — je connais quelqu’un qui pourrait faire aller… au criminel et même je crois aux galères, c’est comme je vous le dis, un des personnages les plus huppés de ce temps-ci… et sa femme aussi, qui est toute la journée dans les églises, et qui fait sa grande dame.

— Ah bah ! dirent plusieurs voix avec surprise.

— Et de plus, — poursuivit Mme Lambert, — ruiner complètement le ménage qui est encore plus avare qu’hypocrite, et qui a plus de trois cent mille livres de rentes.

— Dis donc comment ?

— Il fallait pour que le ménage dont je vous parle, héritât d’un oncle immensément riche, que la femme eût un enfant. Voyant qu’elle ne pouvait pas parvenir à être grosse, elle est convenue, d’accord avec son mari, de simuler une grossesse. Il a bien fallu que ma maîtresse, car après tout, c’est de moi que je parle, il a bien fallu que ma maîtresse me mît dans la confidence, moi, sa femme de chambre. Je me suis occupé de trouver une femme grosse, je l’ai logée dans une maison isolée. Ça se passait à la campagne ; ma maîtresse a feint d’être en mal d’enfant dès que l’autre femme a été sur le point d’accoucher ; et c’est moi qui ai reçu l’enfant… un beau garçon, ma foi… Je l’ai apporté dans un carton à chapeau, et quand une bête de sage-femme de campagne, qu’on est allé exprès chercher trop tard, est arrivée, elle a trouvé un gros poupon criant comme un brûlé pour téter la nourrice dont on s’était précautionné.

— En voilà des roués ! — dit Leporello.

— Eh bien ! — reprit Mme Lambert, — vous me croirez si vous voulez, on m’a renvoyée de la maison pour cause… de moralité, parce qu’on avait surpris le cocher dans ma chambre ; ça m’a outrée… J’ai menacé ma maîtresse ; je lui ai dit que je pouvais parler sur bien des choses… Savez-vous ce qu’elle m’a répondu ?

— Quoi donc ?

Parlez si vous voulez, ma chère,… les complices sont autant punis que les coupables.

— La coquine ! — dit Astarté.

— Et ça ne quitte pas les églises ! — reprit Juliette.

— Elle avait raison, — reprit Mme Lambert ; — je la perdais et moi aussi. Après cela, je me fais plus méchante que je n’en ai l’air ; j’aurais pu me venger sans me perdre, que je ne l’aurais pas fait… Mais à propos, — reprit la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, en s’adressant à Juliette, — tu m’avais dit que tu savais quelque chose qui ferait plaisir à ma maîtresse.

— Elle le sait peut-être déjà ; mais enfin voilà ce que c’est : Le prince part cette nuit pour Fontainebleau ; il va chasser cinq ou six jours avec le mari de ta maîtresse.

— Cet homme-là est-il sournois ! — s’écria Mme Lambert, — on n’en savait rien ce soir chez nous ; mais il n’en fait jamais d’autres. Quand le marquis s’en va, il ne veut qu’on soit content qu’au dernier moment. Ah ! pour çà oui, Madame va être contente. Pendant cette absence-là, voilà sa vie de presque tous les jours : Le matin son bain, après ça son déjeûner, et puis vite un petit fiacre, et en voilà pour jusqu’à six heures, où elle rentrera à l’hôtel pour dîner ; après dîner elle écrira une lettre de huit pages, que je porterai le lendemain matin (M. de Surville y répondra par un billet de deux lignes), et, la lettre écrite, elle s’habillera pour aller dans le monde revoir son trésor. Ses plus jolies, ses plus fraîches toilettes sont pour ce soir-là.

— Je les croyais brouillés ? — dit Juliette.

— Oui, pendant six mois, cette pauvre Madame… (elle est si bonne !) a manqué d’en mourir ; elle se fanait que c’était pitié… mais, maintenant, elle est redevenue charmante, son amant lui va si bien !

— C’est bien fait, — dit Astarté, — un mari si bête !…

— Et si sale ! — dit Mme Lambert. — Nous voyons cela, nous autres… Tenez, si le monde savait ce que nous savons, on excuserait les trois quarts des femmes qui ont des amants.

— Je les excuse toujours, moi d’abord, — dit Astarté, — ce sont les meilleures maîtresses à servir… ça vous les rend d’une douceur… d’un onctueux !… Et chez vous, Isabeau, y a-t-il du nouveau ?

— Oh ! chez nous, — reprit la femme de chambre de Mme Wilson, — on est toujours gaie, toujours folle ; on dit bonjour et bonsoir au père Wilson, qui ne met pas le nez hors de ses bureaux… et on adore un ange de petite fille… voilà tout.

— C’est drôle, — dit Astarté.

— Le fait est, — reprit Leporello, — que je n’ai jamais entendu rien dire sur Mme Wilson chez mon maître ; et Dieu sait comment on y habille les femmes du monde.

— C’est peut-être aussi parce que ces Messieurs en déshabillent beaucoup, — dit Astarté.

— Bravo ! — fit Leporello.

— Et ici ? — dit Astarté en interrogeant du regard la femme de chambre de Régina.

J’éprouvais une angoisse singulière en attendant la réponse de Juliette, qui dit tout-à-coup :

— Tiens, où est donc le père Louis ?

C’était le vieux valet de chambre du prince ; tous les yeux se tournèrent vers la place que cet ancien serviteur avait occupée ; il avait discrètement disparu, sans que l’on eût remarqué son départ.

— Il aura filé, bien sûr, — reprit Juliette, — quand il a vu la soirée tourner aux cancans ; il les déteste… Après tout, tant mieux, il est gênant, et puis on n’en peut rien tirer de lui… sur notre maître.

Je fus en effet frappé de la discrétion de ce domestique, le seul qui fût sans doute dans le secret des excursions nocturnes du prince de Montbar ; je me demandai par quel prodige d’adresse il avait pu cacher jusqu’alors aux autres domestiques de la maison les absences de son maître qui, je l’ai su depuis, se renouvelaient assez fréquemment.

— Vous avez raison, Juliette, — reprit la femme de chambre de Mme Wilson, — le vieux Louis nous aurait gênées… Eh bien ! je vous disais ; et ici, depuis que la princesse court les bals et les fêtes avec ma maîtresse…

— Voilà tout ? rien de nouveau ? — dit Astarté.

— Ma foi non ; Madame reçoit le matin la fleur des pois des élégants, comme dit Leporello ; elle fait toujours de superbes toilettes ; on lui envoie des bouquets sans nom, comme ce soir, et elle porte de préférence celui de sa fleuriste. Je n’en sais ni plus ni moins. Après cela, si les femmes de chambre, pour bien des raisons… savent souvent la fin des choses, elles en ignorent les commencements… ça regarde les valets de chambre. Dam ! ils annoncent les visites, ils peuvent donc remarquer celles qui sont plus ou moins longues,… selon que Madame est seule ou avec du monde,… ils peuvent encore observer la figure triste ou gaie que les assidus font en sortant,… s’ils sont rouges ou s’ils sont pâles, et surtout si, ayant leurs gants en entrant, ils les ont encore en sortant… C’est très-important… J’ai entendu dire au vieux Lapierre, qui avait été long-temps chez la fameuse princesse Romanof, que presque toujours on se dégantait chez elle au cinquième ou sixième tête-à-tête.

— C’est très-vrai d’observation, — dit Astarté. — Allez donc prendre la main d’une femme avec des gants.

— Aussi, — ajouta Juliette, — quant au nouveau qu’il pourrait y avoir ici, je vous dirais : adressez-vous à M. Martin que voilà, mais il n’est valet de chambre de Madame que d’aujourd’hui.

— Ma foi, Mademoiselle, — dis-je à Juliette, — je vous assure qu’il faudrait que les choses me crèvent les yeux ; je ne suis pas fort pour l’observation.

— Bah ! bah ! — me dit Juliette en riant, — on voit ça malgré soi. Honoré, qui était ici avant vous, M. Martin, n’était pas malin, ça n’empêche pas qu’il avait remarqué que M. le capitaine Just… ce beau grand jeune homme, était venu trois fois à l’heure où Madame ne reçoit habituellement personne.

— Ah ! ah ! voyez-vous ça, — dit Astarté en éclatant de rire, — et vous nous disiez, Juliette, qu’il n’y avait rien de nouveau ici.

— Je suis de l’avis de Mlle Juliette, — dis-je à Astarté, — il y a peu de temps que M. le capitaine Just a perdu son père qui était l’ami de Madame, et elle disait au prince aujourd’hui même à dîner, que le capitaine Just était encore si triste qu’il craignait de rencontrer du monde chez elle ; voilà sans doute pourquoi Madame le reçoit à une heure différente de ses autres visites.

— C’est égal, — dit en riant Astarté, — il n’y a rien de plus traître que les beaux grands garçons mélancoliques ; je vous recommande ce jeune homme-là, Monsieur Martin, et lorsque vous me ferez le plaisir de venir prendre une tasse de thé au ministère de la justice, vous aurez aussi votre petit cancan à faire ; écoutez donc, chacun son écot.

— Et ce sont nos maîtres qui paient, — dis-je en riant à Astarté, afin de cacher la pénible émotion que me causaient ces malignes remarques.

— Après ça, — reprit Astarté, — c’est, vous le voyez, en tout bien, tout honneur. Entre nous, tout se dit, mais rien ne se sait au dehors. Tous, tant que nous sommes ici, nous pourrions être des domestiques terribles, comme dirait M. Gavarni… Eh bien ! je suis sûre que parmi nous personne n’a à se reprocher d’avoir abusé d’un secret contre un maître.

— C’est vrai, — dit l’homme de confiance du député… — Pourtant… si l’on voulait !

— Ah bah ! — dit Leporello, en éclatant de rire, — votre crâne de député a donc des fâmes… vous pourriez donc le livrer à une foule de maris furieux.

— Non, farceur… mais à la rage de ses électeurs, qui sont aussi venimeux… que des maris. Tenez, ce matin, j’annonce à Monsieur le plus fort d’entre ses électeurs, le bélier du troupeau, comme dit mon maître, il l’appelle toujours comme ça avec Madame… le bélier ; en apprenant donc que le bélier était là : — Que le diable vous emporte ! — me dit mon maître en fureur, — je vous ai dit que je ne recevais jamais ces gens-là qu’une fois sur cinq ; mon Dieu ! que c’est assommant !… Allons, puisque vous avez dit que j’y étais, faites entrer ; — et une fois que le bélier est entré, il fallait voir les poignées de main, et entendre les : comme vous êtes rare, mon cher Monsieur ! on ne vous voit jamais ! etc., ce qui n’a pas empêché Monsieur de me dire, une fois que le bélier a eu les talons tournés : — Si vous avez le malheur de recevoir ce Monsieur-là avant quinze jours d’ici… je vous laisse avec lui… et vrai, ça m’a fait peur… seul avec le bélier !!

— Ah ! fameux, le bélier ! — s’écria Leporello en éclatant de rire. — Fameux ! le mot restera ! ça me rappelle qu’il y a un an je cherchais un petit appartement pour les rendez-vous de mon maître ; j’entre dans une maison superbe… trop superbe pour la chose ; c’est égal, je parle au portier.

— Avant tout, mon garçon, — me dit cet animal de loge, je dois vous prévenir que le propriétaire tient à ce que sa maison soit parfaitement propre. — Après. — Votre maître a-t-il des chiens ? — Non. — Des enfants ? — Il en fait, mais il n’en a pas, vu qu’il y en a qui en ont et qui n’en font pas. — Est-il député ? — Non plus ; mais pourquoi, diable ! cette question ? — dis-je au portier. — Parce que nous avons logé un député au cinquième, — me répond le cerbère, — et en deux mois ses gredins d’électeurs limousins ont fait une telle procession avec leurs souliers crottés, qu’ils nous ont perdu l’escalier ; c’était une boue comme dans la rue.

La gaîté causée par le récit de Leporello fut interrompue par l’arrivée de Mme  Gabrielle, femme de charge du comte Duriveau.

La venue de cette femme excita au plus haut degré mon inquiétude et mon attention. Ses moindres paroles, sa physionomie, furent pour moi l’objet d’un examen pénétrant.

— Ah ! bonsoir, ma chère ; comme vous venez tard ! — lui dit Juliette. — Les gâteaux sont tout froids, et le thé aussi.

— Je suis encore bien heureuse d’avoir pu venir, allez !! — répondit cette femme assez âgée, grande, forte, à la figure virile, — je n’y comptais plus… Monsieur est un si fameux tyran !  !

— C’est ce que je disais à ces dames, — reprit Juliette, — mais par quel heureux hasard avez-vous pu vous échapper ?

— Hasard est le mot, un vrai hasard : Figurez-vous que, depuis quelques jours, — reprit la femme de charge du comte Duriveau, — Monsieur était d’une humeur de dogue, à-peu-près comme à son ordinaire ; il a par là-dessus la manie, vous le savez, de ne pas vouloir souffrir qu’on mette le pied hors de l’hôtel sans lui en demander la permission, toujours pour la chose d’exercer sa tyrannie…

— Quel homme !… quel homme ! — dit Astarté.

— Quant à ça, Juliette, — dit la femme de charge du comte Duriveau, — votre maîtresse peut brûler une fière chandelle à je ne sais quel saint, de n’avoir pas épousé mon maître…

— Je crois bien, on dit qu’elle ne pouvait pas le voir, — reprit Juliette, — et, depuis le mariage de Madame, il n’a pas mis les pieds ici.

— Et il enrage, j’en suis sûre. Enfin pour en revenir à mon affaire, je lui demande donc ce matin à sortir ce soir : — Non ! — me répondit-il durement, et avec une figure… une figure noire comme de l’enfer. Bien obligé, que je me dis, et je remonte chez moi quatre à quatre ; car, avec lui, non, c’est non. Ce soir, après dîner, comme il allait chez son fils, il me rencontre dans l’escalier… ce n’était plus le même homme, il était rayonnant, je ne lui ai jamais vu qu’une fois l’air aussi gai, c’était le lendemain du duel où il avait cassé la cuisse à ce pauvre marquis de Saint-Hilaire, qui en est mort.

— Ah ! oui… un duel dans le parc du marquis, — dit Astarté. — J’ai entendu parler de cela dans le temps… M. Duriveau était alors l’amant de la marquise.

— Justement, — dit la femme de charge, — ça se passait à la campagne chez le marquis. Celui-ci les a surpris. Ils se sont battus, et Monsieur, qui met à soixante pas une balle dans une carte, lui a flanqué son affaire, à ce pauvre marquis. Finalement, ce soir, Monsieur avait la même figure de jubilation que le lendemain de ce duel-là, il avait l’air d’être d’une joie… d’une joie atroce… Quoi !.. — Vous m’avez demandé à sortir et je vous ai refusé, ma chère Madame Gabrielle, — m’a-t-il dit. — Oui, Monsieur le comte, — Eh bien ! sortez si vous voulez, je suis content, je veux qu’on soit content, — et il a continué de monter l’escalier.

— Et qu’est-ce qui pouvait donc le rendre si content ? — demanda Juliette.

— C’est ce que je me suis dit, — reprit Mme Gabrielle. — Il y a donc du nouveau, dans Landerneau ; il faut que je tâche de le savoir, ça fera mon écot pour le thé de chez Juliette ; je cours dare dare chez le valet de chambre de Monsieur, nous sommes très-bien ensemble parce que je lui fournis du linge de l’hôtel pour sa famille qui loge dehors. — Eh bien ! Balard, que je lui dis. — Qu’est-ce qu’il y a donc ? Monsieur avait tantôt l’air méchant comme un diable, et ce soir, il est gai comme un chat-huant qui va croquer une souris ? — Je ne sais pas, — me répond Balard. — Il avait l’air aussi fou de joie à dîner. — Mais à propos de quoi cette joie-là ? — Je n’en sais rien de rien… parole d’honneur. — Voyons, Balard, entre amis ? — Je vous jure, ma chère, que tout ce que je sais, c’est qu’au moment où Monsieur allait se mettre à table, un commissionnaire a apporté une lettre, vilain papier, vilaine écriture, et je crois même cachetée avec du pain mâché. Je remets cette lettre à Monsieur ; il la lit et s’écrie : enfin !… d’un air aussi content que si tous ceux qu’il déteste avaient la corde au cou, et qu’il n’ait plus qu’à la tirer ; enfin, après avoir jeté la lettre au feu et l’avoir vue brûler, il s’est mis à marcher ou plutôt à sauter dans sa chambre, en se frottant les mains et le menton, en riant… en riant, mais tout de même d’un drôle de rire… — Et voilà tout ce que vous savez ? — dis-je à Balard. — Voilà tout, ma chère Madame Gabrielle, je vous le jure… par la dernière douzaine de taies d’oreiller en batiste de rebut que vous m’avez délicatement donnée pour mon épouse — m’a répondu Balard. — Il fallait bien le croire… Et voilà, pour ce qui est de chez nous, tout ce que j’ai de plus frais à vous servir… Là-dessus, donnez-moi une tasse de thé avec un peu de rhum, ma petite Juliette, car j’étrangle de soif.

Étrange pressentiment… je fus effrayé de ce que je venais d’apprendre par la femme de charge du comte Duriveau. Je ne sais quel instinct me disait que la joie atroce de cet homme, ainsi qu’avait dit Mme Gabrielle, avait pour cause la réussite de quelque détestable projet ; que peut-être il se voyait sûr de sa vengeance contre Régina. Cette lettre, qui avait causé une joie folle au comte Duriveau ; cette lettre, écrite et cachetée d’une manière si vulgaire, et ensuite soigneusement brûlée par lui… me semblait significative ; ne trahissait-elle pas des relations complètement en dehors des relations habituelles de M. Duriveau ? Et s’il machinait une basse vengeance contre Régina, n’était-ce pas dans quelque milieu ténébreux qu’il devait chercher ses complices, ainsi que l’avait redouté le docteur Clément ?… Enfin, l’espérance ou même la certitude d’une vengeance éloignée, n’eût pas causé une joie si vive à M. Duriveau. Sans doute, il croyait toucher au but qu’il poursuivait depuis long-temps ; mais si mon pressentiment ne me trompait pas, ce but, quel était-il ? cette vengeance, où et comment devait-elle s’accomplir ?

Prévenir directement la princesse de se tenir sur ses gardes m’était impossible ; ma position envers Régina m’imposait la réserve la plus absolue ; je compromettais tout en laissant voir à la princesse l’intérêt extraordinaire, inexplicable pour elle, que je portais à tout ce qui la touchait… Sa défiance s’éveillait alors, et la moindre imprudence me faisait à l’instant chasser de la maison. J’aurais pu lui écrire d’être en défiance, mais contre quoi ? et puis quelle créance accorderait-elle à un écrit anonyme, alors qu’elle n’avait tenu compte des vives appréhensions du docteur Clément, se plaisant, au contraire, — disait-elle, — à braver les ressentiments de M. Duriveau. Si j’avais eu quelque renseignement positif, précis, j’aurais pu à la rigueur, et dans une si grave conjoncture, écrire anonymement au prince, le défenseur naturel de sa femme, mais il était malheureusement parti dans la soirée pour Fontainebleau.

Ces pensées m’effrayèrent tellement, qu’un moment je voulus croire à la vanité de mes craintes, et je continuai d’écouter attentivement, sans avoir le courage d’y prendre part, l’entretien des invités de Mlle Juliette, tâchant de pénétrer si la femme de chambre du comte Duriveau n’était pas envoyée par lui, enfin si les récriminations de cette femme au sujet de la dureté de son maître n’étaient pas une feinte adroite ; malgré mon attention, il me fut impossible de rien découvrir à ce sujet. Les invités de Mlle Juliette quittèrent l’hôtel vers les une heure du matin sans que le beau Fœdor, l’amant de la marquise italienne, eût paru.

La princesse m’avait ordonné d’attendre son retour. Je venais de descendre à son appartement, d’aviver le feu de son parloir, et d’allumer ses bougies, lorsque le bruit d’une voiture entrant dans la cour m’annonça le retour de Régina. Lorsque je lui ouvris la porte de l’antichambre, je fus saisi de l’expression de sa physionomie.

J’avais vu la princesse partir avec Mme Wilson, riante, la joue animée, l’œil brillant, le front superbe ; je la voyais rentrer morne, pâle, la fatigue et l’ennui peints sur tous les traits…

Le docteur Clément ne se trompait donc pas ? Cette ardeur de plaisir, qui entraînait la princesse au milieu des fêtes, était donc véritablement factice ? En présence de Mme Wilson, comme en présence du monde, Régina avait donc, ainsi qu’on le dit vulgairement : Fait la brave. Et à cette heure que, rentrant chez elle, il lui était inutile de feindre, elle retombait dans son douloureux abattement… ou bien avait-elle déjà été atteinte par la vengeance du comte Duriveau ?

Ces pensées me vinrent si rapides, qu’elles s’étaient présentées à mon esprit pendant le temps que mit Régina à gagner son parloir. Après avoir jeté son manteau sur un fauteuil, elle me dit :

— Vous n’oublierez pas, ainsi que je vous l’ai recommandé, d’aller demain matin, à huit heures, vous informer des nouvelles de mon père…

— Je ne l’oublierai pas, Madame la princesse.

Régina ne me donnant pas d’autre ordre, je m’éloignai ; elle me rappela et me dit :

— Comme vous ne serez peut-être pas revenu à l’heure où je voudrai sortir, vous recommanderez à la porte que l’on me fasse avancer un fiacre pour huit heures et demie…

— Alors, Madame la princesse ira chez la femme Lallemand ? — dis-je à Régina.

Elle était debout devant la cheminée, lorsque je lui fis cette question ; elle se retourna vers moi d’un air à la fois si étonné, si altier, que je compris l’indiscrète familiarité de ma demande ; je baissai les yeux tout interdit. Probablement la princesse s’aperçut de ma confusion, car elle me dit avec bonté :

— N’oubliez pas d’aller chez mon père ; à votre retour, vous vous occuperez de soigner cet appartement et mes fleurs, ainsi que je vous l’ai dit ce matin.

Je sortis après avoir laissé retomber la portière du parloir.

Je restai involontairement une seconde à peine, ce temps me suffit pour entendre Régina, tombant dans un fauteuil, s’écrier avec un accent de lassitude, d’ennui, de douleur inexprimable :

— Seule… mon Dieu !… toujours seule… oh ! quelle vie !… quelle vie !…

Effrayé de l’espèce de secret que je venais de surprendre, je me hâtai de quitter l’appartement de la princesse, je fermai soigneusement la porte extérieure, et je remontai dans ma chambre, oserai-je me l’avouer à moi-même ? avec des pensées moins amères que lorsque j’avais vu Régina partir pour le bal dans tout l’éblouissant éclat de sa parure et de sa beauté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




CHAPITRE III.


la découverte.


Après une nuit presque entièrement passive dans l’insomnie, occupé de chercher vainement le moyen de deviner et de conjurer le péril qui, je le pressentais, menaçait Régina, je me levai, ne comptant plus que sur le hasard d’une heureuse inspiration ; je me rendis chez le baron de Noirlieu, où je n’étais pas retourné depuis la commission que j’avais faite auprès de Melchior, le mulâtre, pour Robert de Mareuil ; j’étais préparé à l’inconvénient de me voir reconnu par Melchior, il n’en fut rien.

— Je viens, Monsieur, — lui dis-je, — de la part de Madame la princesse de Montbar, au service de qui je suis entré depuis hier, savoir des nouvelles de M. le baron de Noirlieu.

— M. le baron est toujours dans le même état, — me répondit brusquement le mulâtre, — vous ferez part de cela à Madame la princesse.

Melchior avait l’air si rogue, si peu communicatif, qu’il me paraissait difficile d’engager quelque conversation avec lui ; néanmoins je repris :

— Je porterai cette réponse à Madame la princesse, qui en sera sans doute affligée.

— C’est probable, — me dit brusquement le mulâtre en me tournant le dos, après m’avoir du geste montré la porte-cochère, car ceci se passait sur le perron du vestibule.

J’allais me retirer, lorsque je vis venir le baron du fond de l’antichambre ; il portait une robe de chambre de flanelle grise et s’appuyait sur une canne ; il me parut encore plus abattu, plus cassé que lorsque je l’avais vu une année auparavant à la porte du Musée. La même farouche expression de tristesse contractait les traits du vieillard.

En entendant les pas traînants de son maître, Melchior parut vivement contrarié aussi, quoiqu’il m’eût impérieusement répété à voix basse :

— Allez vous-en… allez vous-en.

Je restai, et j’entendis le baron dire à Melchior en m’apercevant :

— Melchior… Quel est cet homme ?

— Allez vous-en donc, — me répéta encore tout bas le mulâtre.

Puis se retournant vers son maître, il lui dit d’un ton de reproche affectueux :

— Rentrez donc, Monsieur le baron… il fait très-froid ce matin… Venez, venez.

Et il fit un pas pour emmener le baron, qui lui obéissait machinalement, lorsque, m’approchant, je dis à haute voix à M. de Noirlieu :

— Je viens de la part de Mme la princesse de Montbar m’informer des nouvelles de M. le baron.

Le père de Régina tressaillit. Son visage me parut trahir le pénible effort d’une lutte intérieure ; puis, revenant sur ses pas, tandis que le mulâtre me lançait des regards courroucés :

— Comment se porte ma fille ? — me dit le vieillard avec une émotion qu’il voulait en vain dissimuler.

— Mme la princesse est toujours souffrante, Monsieur le baron.

— Souffrante ! Régina ? — s’écria le vieillard.

Et regardant Melchior d’un air surpris et défiant, il ajouta :

— On ne m’avait pas dit cela !

Puis, s’adressant à moi de nouveau, il me demanda avec empressement :

— Depuis quand ma fille est-elle malade ? Qu’a-t-elle ? Est-elle alitée ? Répondez… répondez donc.

Melchior me coupa la parole, et dit à son maître avec un sourire sardonique :

— Je peux rassurer Monsieur le baron, hier encore Mme la princesse est allée au bal ; son indisposition n’est donc, heureusement, que fort légère.

— Madame de Montbar est allée hier au bal ? — me demanda le vieillard.

— Oui, Monsieur le baron, — lui dis-je, — mais, au retour, Mme la princesse semblait bien abattue… bien fatiguée.

— Fatiguée ?… d’avoir dansé ?… — reprit le baron, et une ironie amère remplaça sur ses traits l’expression d’intérêt dont ils avaient été empreints en parlant de sa fille. Le mulâtre offrit son bras à son maître d’un air triomphant, et tous deux rentrèrent dans l’intérieur de la maison.

Malgré la mauvaise issue de mon entrevue avec le père de la princesse, je m’applaudis d’avoir découvert que le baron, quoique malheureusement persuadé que Régina n’était pas sa fille, avait conservé pour elle un attachement qui devait souvent lutter dans son cœur contre l’aversion qu’il s’efforçait de lui témoigner ; de plus je remarquai que Melchior paraissait haïr Régina et user de l’influence qu’il devait avoir sur le baron pour l’irriter contre sa fille.

Je quittai la maison de M. de Noirlieu, heureux de penser que peut-être le récit du petit incident dont j’avais été témoin, ferait plaisir à Régina en lui prouvant que le baron conservait toujours un fond d’affection pour elle.

À cette bonne espérance, j’avais presque oublié mes préoccupations au sujet du comte Duriveau, lorsque un incident imprévu, insignifiant en apparence, vint changer mes soupçons en une certitude effrayante :

Le baron de Noirlieu demeurait faubourg du Roule ; j’étais revenu au faubourg Saint-Germain par le pont Louis XV et le quai d’Orsay ; j’atteignais le milieu de la rue de Beaune, lorsque je vis venir à moi, marchant très-vite, Mme Gabrielle, la femme de charge du comte Duriveau ; celui-ci demeurait rue de l’Université, l’hôtel de Montbar était situé rue Saint-Dominique. Je n’attachai d’abord aucune importance à ma rencontre avec Mme Gabrielle ; seulement me trouvant bientôt en face de cette femme que j’avais vue la veille, je pus d’autant moins me dispenser de l’aborder, qu’elle me reconnut et me dit :

— Ah ! Monsieur Martin, bien le bonjour, je ne m’attendais pas à vous rencontrer sitôt, et surtout de si matin…

— En effet, Madame, il est à peine neuf heures.

— C’est ce qui me désole, car il faudra que j’aille au diable vert pour trouver un fiacre ; dans cette saison ils n’arrivent sur place que fort tard, et Monsieur en attend un avec une impatience de damné.

— Comment ? lui qui a tant de chevaux, il sort en fiacre ? et c’est vous qu’il envoie chercher une voiture, tandis qu’il a tant de domestiques ?

— Je ne suis pas non plus la seule à le chercher, ce maudit fiacre ! le maître-d’hôtel et le valet de chambre sont à la recherche de leur côté. Dam… c’est qu’un fiacre, dans notre quartier à cette heure, et le lendemain d’un dimanche encore, c’est aussi rare qu’un merle blanc.

— Si votre maître est si pressé, que ne fait-il atteler une de ses voitures ?

— Il a ses raisons, sans doute, pour préférer un fiacre… il y a quelque chose là-dessous… Balard m’a dit qu’une lettre sur gros papier, pareille à la lettre d’hier soir, vous savez…

— Parfaitement ; c’était très-drôle… cette grosse lettre cachetée avec du pain mâché, et qui a rendu votre maître si content.

— Eh bien ! il en est arrivé une autre toute pareille, ce matin à huit heures, avec recommandation au commissionnaire d’éveiller tout de suite Monsieur ; alors carillon d’enfer, et ordre de lui trouver un fiacre à tout prix… sans compter que Balard m’a dit que la joie d’hier continuait ce matin… en augmentant, si c’est possible.

Une idée qui me donna presque le vertige, me traversa l’esprit.

Mon émotion fut si visible, que la femme de charge me dit :

— Qu’avez-vous donc, Monsieur Martin ?

Ces mots me rappelèrent à moi ; je répondis à cette femme qui répétait avec une surprise croissante :

— Mais, qu’avez-vous donc ?

— Mon Dieu, Madame Gabrielle, je réfléchis qu’au lieu de vous faire perdre là votre temps, je peux vous épargner une corvée. J’ai passé tout-à-l’heure sur le quai Voltaire, j’ai vu deux ou trois fiacres sur la place… je vais y courir et en amener un pour vous à la porte de l’hôtel Duriveau.

— Ah ! par exemple, Monsieur Martin, vous êtes trop aimable… vous déranger ainsi…

— Cela ne me dérange pas, — lui dis-je en m’éloignant, — nous sommes voisins… dans dix minutes, le fiacre sera à votre porte.

Et je m’élançai dans la direction du quai Voltaire pendant que Mme Gabrielle me criait de loin :

— Merci, Monsieur Martin.

Cette idée qui m’avait presque donné le vertige était celle-ci :

— Un piège horrible est tendu à Régina, rue du Marché-Vieux ; on s’est adressé à la bienfaisance de la princesse pour l’attirer dans un guet-apens ; dans cette maison située au fond d’un quartier perdu, il n’y a pas de portier, il n’y a d’autres locataires que cette femme prétendue paralytique. Une des deux lettres reçues par le comte Duriveau a dû lui annoncer que Régina allait se rendre le matin même dans cette maison, où il comptait surprendre la princesse. Que se passerait-il ensuite entre elle et cet homme d’un caractère impitoyable, d’une volonté de fer, et… capable de tout sacrifier à sa haine et à ses passions ?… Je frémissais d’y songer.

Comment d’inductions en inductions, basées sur les plus vagues probabilités, en étais-je arrivé à une certitude absolue ? je ne puis encore m’en rendre compte, mais je savais… mais je sentais que je ne me trompais pas.

En proposant mes services à la femme de charge du comte Duriveau, j’avais eu deux motifs ; ôter au comte une des chances de trouver une voiture, et profiter moi-même de cette voiture, car en effet j’avais par hasard, en revenant, remarqué un fiacre sur le quai Voltaire.

Avertir Régina qu’elle allait tomber dans un piège, je n’y pouvais songer. D’ailleurs elle était sans doute déjà partie pour la rue du Vieux-Marché, puis c’était me trahir ; à l’appui de mes craintes, je n’avais d’autres preuves à lui donner que mes pressentiments. Aller moi-même rue du Marché-Vieux, c’était risquer de m’y rencontrer avec la princesse, et cette démarche dont il m’aurait fallu expliquer l’origine, le but, compromettait pour jamais ma position envers Régina : je ne devais lui rendre en apparence aucun de ces services éclatants qui attirent l’attention, et souvent une reconnaissance trop grande, car alors, par gêne ou par respect humain, on n’ose garder comme domestique un homme à qui l’on doit tant.

Ceci explique mon embarras à l’endroit de trouver un moyen de secourir la princesse ; malheureusement encore le prince était absent… lui, le défenseur naturel de sa femme. À qui donc m’adresser ?

Une étreinte de jalousie involontaire me brisa le cœur… Je venais de songer au capitaine Just.

Donner à un autre… à un autre… jeune, beau… brave et généreux, le moyen de sauver la femme que l’on aime avec la plus folle passion… il faut pour cela plus que du courage… J’eus ce courage.

En réfléchissant ainsi, j’étais arrivé à la place de fiacres du quai Voltaire, je ne m’étais pas trompé, j’y vis deux voitures… et le cocher de l’une d’elles était… Providence inespérée !… l’excellent homme qui m’avait autrefois empêché de mourir de faim, et qui avait reconduit Régina chez elle, après la scène du faux mariage.

— Bonne journée pour moi… puisque je vous rencontre ce matin, mon brave, — me dit joyeusement Jérôme, en me tendant la main, — voilà du temps que…

— Il y va de la vie de quelqu’un que j’aime comme ma mère, — dis-je à Jérôme, en l’interrompant ; et m’élançant dans sa voiture, — je n’ai pas le temps à présent de vous dire un seul mot… Avez-vous sur vous du crayon, du papier ?

— Voilà le portefeuille où j’inscris mes courses, — me dit Jérôme en me remettant cet objet.

— Maintenant, — reprit-il, — où allons-nous ?

— Rue Saint-Louis, en l’île… au coin du quai. Ventre à terre !

— Vitesse de chemin de fer ! — reprit Jérôme en sautant sur son siège ; et ses chevaux, heureusement frais, partirent comme la foudre.

Pendant le trajet, enlevant un feuillet du portefeuille de Jérôme, j’écrivis au crayon ce qui suit :

Un grand danger menace la princesse de Montbar, le comte Duriveau l’a fait tomber dans un piège infâme. Allez, sans perdre une seconde, rue du Marché-Vieux, 11. Montez au troisième, demandez Mme Lallemand ; si l’on ne vous répond pas, brisez la porte, armez-vous au besoin. La princesse doit être retenue dans cette demeure ; il y a sans doute quelque porte masquée communiquant à d’autres chambres que celles occupées par la femme Lallemand. Un fiacre vous attend, le cocher est un homme sûr.

Un ami inconnu.

Le fiacre s’arrêta au coin du quai ; je descendis de voiture, je remis à Jérôme le billet que je venais d’écrire et lui dis :

— Allez au numéro 17 de cette rue.

— Bon.

— Demandez le capitaine Just.

— Bon.

— Dites qu’on lui porte à l’instant ce billet.

— Bon.

— Car c’est une question de vie ou de mort.

— Diable !

— Si le capitaine vous demande qui vous a envoyé avec ce billet, vous direz… vous direz… un homme âgé, à cheveux blancs.

— Très-bien !

— Vous conduirez le capitaine rue du Marché-Vieux, près la rue d’Enfer no 11.

— Je vois ça d’ici.

— Repasserez-vous par le quai ?

— Oui, c’est mon chemin.

— Si vous ramenez le capitaine, ne vous arrêtez pas ; mais ne vous étonnez pas si je monte derrière votre voiture.

— C’est entendu…

— Et ensuite, rue du Marché-Vieux… bride abattue.

— Vitesse de chemin de fer, j’ai Lolo et Lolotte, soyez calme…

Et Jérôme allait fouetter de nouveau ses chevaux, mais se ravisant :

— Et si le capitaine n’y est pas ?

— Revenez toujours par ici… alors je remonterai dans votre voiture.

— En route ! — dit Jérôme, et il détourna la rue au grand trot de ses chevaux.

J’attendis avec angoisse le retour de Jérôme. En cas d’absence du capitaine Just, je me serais décidé à aller rue du Marché-Vieux, et à agir malgré les funestes conséquences que mon intervention pouvait avoir pour mes projets.

Caché dans l’ombre d’une porte-cochère ouverte, de crainte d’être reconnu par le capitaine, j’écoutais si je n’entendais pas revenir la voiture…

Neuf heures sonnèrent lentement à Notre-Dame… Régina partie de chez elle à huit heures et demie sans doute, devait être alors bien près de la rue du Marché-Vieux, si l’un des domestiques du comte Duriveau avait trouvé un fiacre plus tôt que sa femme de charge, le comte était aussi sur le point d’arriver dans cette maison où devait se dénouer cette scène redoutable.

Enfin le roulement rapide d’une voiture se rapprocha de ma cachette, j’avançai la tête avec précaution… bonheur du ciel ! Le capitaine était dans le fiacre, ses habits de deuil rendaient plus frappante encore la pâleur de ses beaux traits altérés par une violente émotion.




CHAPITRE IV.


la rue du marché-vieux.


Lorsque la voiture qui emmenait le capitaine, eut dépassé la porte où je me tenais, je m’élançai afin de rejoindre le fiacre et de monter derrière… Alors, il m’arriva une chose à la fois cruelle et ridicule… la palette où je comptais me tenir debout, était défendue, ainsi que cela se voit souvent, par un demi-cercle de fer hérissé de pointes aiguës… Le fiacre, lancé sur une descente, marchait si rapidement que je ne pouvais espérer de le suivre long-temps en courant, ainsi que je faisais en m’attachant des deux mains aux ressorts de derrière… Je pris une résolution désespérée, appelant à mon aide mon ancienne agilité de saltimbanque et à mon souvenir le saut des baïonnettes, souvent exécuté dans mon enfance, au risque de retomber sur les pointes aiguës du demi-cercle de fer… Je tentai de le franchir… Par un bonheur inespéré, je réussis… à-peu-près, car un cahot de la voiture, me faisant trébucher au moment où je retombais sur la palette, après avoir sauté par-dessus les pointes de fer, une d’elles me laboura profondément la jambe ; ne trouvant pas de courroie pour me soutenir, je me cramponnai, comme je le pus, à l’impériale, les genoux collés à la caisse, et comprenant parfaitement que le moindre manque d’équilibre pouvait me faire tomber à la renverse sur les piquants de fer.

Soudain le fiacre s’arrêta, Jérôme se rappelant sans doute alors le danger ou l’impossibilité qu’il y avait pour moi à monter derrière sa voiture, se dressa sur son siège, et sa loyale et bonne figure se tourna vers moi avec inquiétude.

Je lui fis de la main signe de continuer sa route ; au même instant, j’entendis la voix du capitaine Just lui crier :

— Cocher… qu’y a-t-il ?… Marchez donc, sacredieu… Quarante francs pour votre course… et ventre à terre.

— En route, — cria Jérôme.

Mais tout en activant ses chevaux de la voix, le brave homme trouva moyen de se retourner, d’attacher au dossier de son siège une des longes de rechange de ses chevaux et de me jeter l’autre bout en me disant :

— Tenez-vous à cela… il y aura moins de danger.

Le bruit des roues couvrant la voix de Jérôme, le capitaine ne l’entendit pas, sans doute, et je me maintins sans tomber, grâce à l’ingénieux secours du cocher, secours d’autant plus urgent pour moi que ma blessure me faisait cruellement souffrir, je ne pouvais m’appuyer sur ma jambe ; je sentais mon sang couler sous mes vêtements.

Lorsque je vis la voiture à peu de distance de la rue du Marché-Vieux, de crainte d’être aperçu par le capitaine Just je voulus descendre, calculant alors ma distance et mon élan, je me retournai, d’un bond je franchis de nouveau le cercle hérissé de pointes de fer, je tombai d’aplomb. La voiture continua sa route pendant quelques secondes, puis détourna à l’angle de la rue du Marché-Vieux. Je pris mon mouchoir, je le nouai très-serré autour de ma jambe, ce qui me causa, momentanément du moins, un très-grand soulagement.

J’allais entrer dans la petite rue, lorsque, arrêté à quelques pas de son tournant, je remarquai un fiacre dont les chevaux ruisselaient d’écume.

— Cocher, — dis-je à cet homme, — n’avez-vous pas amené ici un monsieur… grand et brun, que vous avez pris rue de l’Université ?

— Oui, mon garçon, une fameuse course, mes chevaux n’en peuvent plus… Mais dix francs de pourboire… ça en valait la peine. Je laisse souffler mes bêtes avant de m’en retourner… et…

— Y a-t-il long-temps que vous êtes là ?

— Un quart-d’heure au plus.

— N’avez-vous pas vu entrer dans cette rue un autre fiacre ?

— Oui… il y a cinq minutes… Il allait un train d’enfer, comme moi tout-à-l’heure… Il paraît que c’est le jour, et…

— Mais avant ? n’en avez-vous pas vu entrer un autre dans cette petite rue ?

— Ah ! oui, il y a peut-être dix minutes, une citadine bleue avec un cheval blanc… Mais il n’avait pas le mors-aux-dents celui-là… Il y avait une femme dedans.

Plus de doute, le comte Duriveau avait précédé Régina dans cette maison déserte… Heureusement le capitaine Just arrivait presque sur les pas de la princesse.

J’entrai précipitamment dans la rue du Marché-Vieux, je vis Jérôme arrêté à la porte du no 11.

— Vous êtes blessé, mille dieux ! — me dit-il en voyant ma jambe bandée.

— Et le capitaine ! — lui dis-je.

— Il a sauté de ma voiture sans attendre que je lui baisse le marche-pied.

— Il ne vous a pas dit de l’accompagner ?

— Non… mais il paraît que ça va chauffer, j’ai vu la crosse d’un pistolet sortir de la poche de sa redingote.

— Attendez là, mon bon Jérôme, — lui dis-je en m’élançant dans l’allée, — et pas un mot de moi au capitaine.

— Soyez calme, — dit Jérôme, en flattant ses chevaux de la main. — je serai muet comme Lolo et Lolotte.

Montant rapidement l’escalier, j’arrivai sur le palier du troisième étage, où demeurait la femme Lallemand ; je trouvai la porte de la première pièce ouverte, et j’entendis la voix éclatante du capitaine Just s’adressant à la fausse malade :

— Je vous dis que la princesse de Montbar est ici…

— Hélas ! mon bon Monsieur, — disait cette femme d’une voix lamentable, — je vous assure que non…

— Elle est ici… vous l’avez attirée dans un piège… misérable que vous êtes !

— Que le ciel écrase mon enfant que voilà si je sais ce que vous voulez dire, mon bon Monsieur.

— Ne faites pas de mal à ma pauvre maman, mon bon Monsieur, — s’écria l’enfant en joignant ses gémissements à ceux de sa mère.

— Où est la princesse ? — s’écria le capitaine Just d’une voix terrible, en portant sans doute la main sur cette créature, car elle reprit avec effroi :

— Grâce, Monsieur… vous me brisez le bras !

— Maman… oh ! maman, — cria l’enfant.

— Hélas ! Monsieur, vous voyez bien que nous n’avons que ces deux pauvres chambres… — dit la femme, — où voulez-vous que soit la princesse ?…

Soudain des cris éloignés arrivèrent jusqu’à moi, sourds, étouffés comme s’ils furent sortis d’une pièce contiguë à celle où était couchée la fausse malade, chambre masquée sans doute, ainsi que je l’avais soupçonné.

Cette voix était celle de Régina ; elle criait :

— Au secours !… au secours !…

J’entendis un grand bruit, comme celui d’un placard enfoncé par un choc violent,… aussitôt les cris de Régina arrivèrent jusqu’à moi, aussi éclatants qu’ils avaient été jusque-là voilés…

À ces cris succéda un moment de silence, puis le piétinement sourd qui accompagne une lutte violente. Ce bruit se rapprocha tout-à-coup, comme si cette lutte se fût poursuivie dans la pièce à la porte de laquelle j’écoutais.

Malgré mon ardente curiosité, craignant d’être surpris, j’allais m’éloigner précipitamment, lorsque j’avisai dans la pièce où je me trouvais, un petit escalier qui me parut conduire à une sorte de soupente, pratiquée au-dessus de la pièce voisine ; je m’y élançai, j’arrivai à un grenier éclairé par une lucarne, et seulement plancheyé ; en collant mon oreille sur le plancher, formant le plafond de la pièce où se tenait la fausse paralytique, j’entendis très-distinctement continuer le bruit de la lutte, et les exclamations suivantes :

— Monsieur ! — disait le comte Duriveau d’une voix sourde, haletante, — un galant homme n’en frappe pas un autre !…

— Vous, un galant homme ? — répondit le capitaine Just, qui semblait ne plus se posséder.

— Monsieur ! — disait le comte en balbutiant de rage, — Monsieur… c’est une… lutte de crocheteurs…

Le bruit dura encore une seconde à peine, puis j’entendis la voix du capitaine Just s’adresser à Régina :

— Pardon, Madame, d’avoir châtié cet homme devant vous… je n’ai pas été maître de mon indignation… Maintenant, Madame…

— Oh ! — murmura M. Duriveau, alors dégagé des mains du capitaine, — ce sera un duel à mort… entendez-vous ?… à mort !…

— Mon Dieu ! elle se trouve mal ! — s’écria le capitaine, — Madame ! revenez à vous… Madame…

Puis, sans doute aussi indigné que stupéfait de l’audace de M. Duriveau, qui ne s’éloignait pas, le capitaine s’écriait :

— Mais vous voyez bien que votre vue la tue !… misérable ! faut-il que je vous jette du haut en bas de l’escalier ?

— Occupez-vous donc de cette chère princesse, — répondit le comte Duriveau avec une rage sardonique, — délacez-là donc ?… c’est une belle occasion…

— Et rien… rien… pas de secours… Elle s’évanouit !… cette femme et sa fille se sont enfuies… — disait le capitaine, soutenant sans doute Régina entre ses bras, — mon Dieu ! que faire ?

— Cinq minutes plus tard… j’étais vengé ! — dit le comte Duriveau avec une indomptable audace. — Allons… c’est à refaire… Je serais jaloux de vous… si je ne devais pas vous tuer tantôt, beau capitaine paladin ; car c’est tantôt que je me bats, entendez-vous ?… au pistolet… Je tirerai le premier… c’est mon droit… et je vous toucherai au cœur… allez, j’ai la main sûre… le marquis de Saint-Hilaire vous dira ça ce soir… chez les morts…

— Dieu soit loué !… elle revient à elle… — s’écria Just. — Madame, ne craignez plus rien, je suis là… courage… courage… venez !

— Ah çà ! — reprit insolemment le comte Duriveau, — n’allez pas, chère princesse, vous amuser à dire que vous avez été attirée dans un guet-apens… on ne vous croirait pas… Mes précautions sont prises… Le monde croira… et dira que vous êtes venue ici volontairement… que ce n’était pas la première fois… et que le capitaine que voilà a été amené ici par sa fureur jalouse… il ne me démentira pas, je le tuerai tantôt… J’aurai ainsi le beau rôle et vous le mauvais, chère princesse. Ça sera toujours ça en attendant mieux.

— Appuyez-vous sur moi, Madame… — dit le capitaine Just à Régina, sans doute alors remise de sa faiblesse…

Un bruit de pas assez lents m’annonça que Régina quittait la chambre, appuyée sur le bras du capitaine Just.

— Au revoir, chère princesse, — dit la voix insolente du comte Duriveau.

Puis il ajouta avec un accent de haine concentrée :

— Dans trois heures je serai à votre porte avec mes témoins, Monsieur Just Clément… Attendez-moi !

Le capitaine, sans répondre à cette dernière provocation, emmena Régina.

Les pas s’éloignèrent tout-à-fait ; je n’entendis bientôt plus dans la chambre que la marche saccadée du comte Duriveau.

Alors il s’écria, donnant un libre cours à sa rage jusque-là contenue :

— Frappé à la figure… crossé à coups de pied devant cette femme orgueilleuse… Oh ! cet homme… je le tuerai… J’ai l’enfer dans l’âme… Sans lui, j’étais vengé. Par fierté, la princesse serait morte plutôt que de rien révéler, et par intimidation, peut-être, elle fût revenue ici une autre fois… Oh ! cet homme… cet homme ! et attendre encore trois heures !!

Le comte Duriveau sortit en disant :

— La Lallemand s’est sauvée… elle a bien fait… Mais je suis sûr d’elle… Tâchons de refermer à-peu-près cette porte… dont ce capitaine demi-défunt a fait sauter la serrure.

Lorsque je supposai le comte éloigné, je descendis de ma cachette, je ne voulus pas quitter cette maison sans examiner le lieu de la lutte.

Le placard défoncé ne masquait plus l’entrée de deux chambres voisines de celle de la fausse malade. Ces chambres, garnies de tapis, étaient ornées avec un certain luxe ; au désordre des meubles, je reconnus les traces d’une lutte violente.

En songeant qu’une seconde fois, du fond de mon obscurité, je venais de rendre un service signalé à Régina, j’eus un moment de joie profonde… puis à la pensée du danger auquel allait être exposé le capitaine Just, je croyais un duel inévitable, et le courage, l’adresse de M. Duriveau étaient connus, j’eus un cruel remords de ma conduite… elle me sembla lâche…

Et pourtant à qui m’adresser, en l’absence du prince ? S’il ne se fût agi que de m’exposer au péril qu’allait courir le capitaine Just, je l’aurais bravé avec joie, mais, hélas ! l’espèce même de ma condition et de mon dévoûment m’interdisait toute action éclatante chevaleresque… La crainte des suites de ce malheureux duel, où pouvait succomber le fils de mon bienfaiteur, empoisonna donc la seule joie qu’il m’était permis de goûter.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En sortant de la maison, je ne vis plus le fiacre de Jérôme ; il avait sans doute reconduit la princesse. Ma blessure, oubliée pendant cette scène émouvante, me faisait beaucoup souffrir, j’avais hâte d’être de retour à l’hôtel de Montbar, pour accomplir mon service, complètement négligé ; je ne voulais pas encourir les reproches de la princesse, et il m’eût été difficile de lui expliquer la cause de mon absence pendant toute la matinée.

Au bout d’un quart-d’heure de marche, je rencontrai un fiacre, j’y montai ; m’étant prudemment fait descendre à l’extrémité de notre rue, j’arrivai à l’hôtel de Montbar sur le midi.

Mon premier soin fut de monter à ma chambre, afin de quitter mes vêtements tachés de sang ; je rencontrai Mlle Juliette dans l’escalier ; dès qu’elle m’aperçut, elle s’écria :

— Ah ! mon Dieu, Monsieur Martin, d’où venez-vous donc si tard… depuis que Madame est rentrée, elle vous a fait demander plus de dix fois… Il fallait me prévenir, je me serais chargée de votre service pour ce matin… En arrivant, Madame n’a trouvé de feu nulle part… avec cela elle a éprouvé en voiture une espèce de faiblesse… car en revenant elle était pâle comme une morte et tremblait comme la feuille… Je l’ai engagée à se coucher… elle n’a pas voulu, depuis lors elle n’a fait que sonner afin de savoir si vous étiez rentré…

— Je suis désolé de ce retard, Mademoiselle Juliette, — lui dis-je, — mais, tenez,… voilà mon excuse…

— Ah ! mon Dieu, du sang… à votre pantalon… et ce mouchoir à votre jambe…

— Il fait si glissant ! je courais, j’ai trébuché sur un de ces tas de débris que l’on dépose le matin au long des trottoirs et je suis tombé sur des tessons de bouteille…

— Pauvre garçon… vous souffrez ?

— Moins maintenant, mais d’abord j’ai tant souffert qu’il m’a été impossible de marcher ; ce ne sera rien, je l’espère, je monte vite chez moi pour changer et je redescends chez Madame la princesse.

Dix minutes après, j’entrais dans le salon d’attente où je me tenais habituellement, lorsque j’entendis un violent coup de sonnette.

Je courus au parloir de la princesse, j’en soulevai timidement la portière. Je vis Régina affreusement pâle, les traits bouleversés, mais le maintien ferme, contenu.

— Voilà dix fois que je vous sonne, — me dit-elle durement. — Vous devriez être ici depuis huit heures… et il est midi et demi… en vérité, c’est incroyable… vous inaugurez singulièrement votre service chez moi…

— Que Madame la princesse veuille bien m’excuser pour aujourd’hui… Mais…

— L’on n’a pas d’idée d’une pareille négligence !… J’attendais autre chose et mieux de votre zèle… et justement… lorsque j’aurais eu tant besoin de…

Puis s’interrompant, elle me dit brusquement :

— Il suffit… je sais que vous êtes là… Je vous sonnerai si j’ai besoin de vous…

Je sortis le cœur navré de la dureté de la princesse ; mais je l’excusai bientôt… Après tout, elle ignorait la cause de mon inexplicable absence.

Dix minutes s’étaient à peine écoulées, que la sonnette de la princesse retentit de nouveau.

Régina était toujours pâle, ses traits révélaient encore une cruelle anxiété douloureusement contenue ; mais, en me parlant, son accent, au lieu d’être brusque et dur, fut doux et bienveillant.

— Mademoiselle Juliette vient de m’apprendre que vous êtes grièvement blessé, — me dit-elle, — et que telle est la cause de votre manque de service… Pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela tout de suite ?

— Madame…

— Au fait, — reprit Régina avec bonté, — je ne vous en ai pas laissé le temps… Souffrez-vous beaucoup ?

— Un peu… Madame la princesse.

— Pourriez-vous faire quelques courses en voiture… sans trop de douleur ?

— Certainement, Madame la princesse…

Et comme Régina, dont l’angoisse était visible, hésitait à continuer, je lui dis :

— Je n’ai pu apprendre à Madame la princesse que j’avais vu ce matin M. le baron de Noirlieu.

— Vous avez vu mon père ? — s’écria-t-elle, surprise. — Vous l’avez vu…

— Oui, Madame la princesse.

Et je lui racontai mon entrevue avec le baron et Melchior.

Quoique Régina cachât l’émotion qu’elle ressentait, en apprenant avec quel intérêt son père s’était d’abord informé d’elle, je vis une larme, de bonheur sans doute, briller dans ses yeux ; son visage, si contracté, se détendit pendant un instant ; puis, la pendule ayant sonné une heure, la princesse tressaillit, redevint sombre, inquiète, et dit vivement :

— Une heure… mon Dieu !… déjà…

Elle pensait au duel du capitaine Just.

Alors, d’une voix brève, elle me dit, non sans embarras, et en accentuant chacune de ses paroles rapides et saccadées :

— Le docteur Clément vous a placé chez moi… je le vénérais comme un père…

Et la malheureuse femme faisait tous ses efforts pour paraître calme et dissimuler l’altération de sa voix.

— Madame la princesse sait toute ma reconnaissance pour M. le docteur Clément, — lui dis-je.

— Et c’est parce que je le sais, — reprit-elle en accueillant mes paroles avec empressement — que je suis sûre d’avance du zèle… de la discrétion que vous mettrez dans une commission qui regarde M. le capitaine Just.

Et malgré ses efforts, Régina ne put cacher sa terrible anxiété et l’espèce de honte causée sans doute par le mensonge qu’elle se voyait obligée de me faire.

— Ce matin… — reprit-elle, — j’ai appris… par hasard… chez une personne… de mes amies… qu’en suite de je ne sais quelle querelle… M. Just Clément… devait se battre en duel.

— Lui, Madame… oh ! mon Dieu — m’écriai-je en feignant la surprise et la crainte.

— Ce duel — reprit la princesse — doit avoir lieu… m’a-t-on dit aujourd’hui… M. Just Clément est le fils… d’un homme qui m’a toujours témoigné une affection paternelle, je suis tellement inquiète, que je voudrais savoir… s’il y a quelque chose de fondé dans ce bruit de duel…

J’eus pitié de Régina, ses forces étaient à bout, elle s’appuya sur le marbre de sa cheminée.

— Rien de plus facile, Madame la princesse, — lui dis-je. — Je vais aller chez M. le capitaine Just, il occupe la maison de M. le docteur… je verrai Suzon, qui a élevé M. Just… par elle, bien certainement… je saurai quelque chose.

— C’est cela… — dit vivement la princesse, — et si par hasard… ce que je ne veux pas croire, ce malheureux duel… avait lieu… aujourd’hui… tantôt… — Et les lèvres de Régina tremblaient convulsivement… — vous ne reviendrez ici…

— Que pour annoncer à Madame la princesse, que M. Just n’est pas blessé, car, Dieu merci, souvent j’ai entendu dire à feu M. le docteur que son fils était un des meilleurs tireurs de son régiment.

— Vrai ? — s’écria Régina avec un ineffable ravissement d’espérance.

Puis elle ajouta précipitamment :

— Mais vite… l’heure se passe… prenez une voiture… partez… partez…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




CHAPITRE V.


le duel.


Une demi-heure après avoir quitté la princesse, j’étais chez le capitaine.

J’appris plus tard, les préliminaires du duel qui devait avoir lieu, préliminaires étranges qui prouvaient d’ailleurs l’énergie, le sang-froid du capitaine, sa prévoyante sollicitude pour le repos de Régina et la connaissance qu’il avait de l’infernal caractère du comte Duriveau.

Voici ce qui se passa.

Avant de rentrer chez lui, Just était allé chez deux de ses anciens camarades de l’École polytechnique ; il eut l’heureuse chance de les rencontrer ; l’un était officier d’artillerie, l’autre officier du génie ; assuré de ces deux témoins, car il s’attendait à la visite du comte Duriveau, il alla chez un autre de ses amis, un avocat, légiste fort distingué ; il le trouva aussi, et ramena ces trois personnes chez lui, les ayant prévenues de ce dont il s’agissait.

À deux heures, une voiture s’arrêta à la porte de la maison du docteur ; deux hommes de fort bonnes façons descendirent et demandèrent M. le capitaine Clément.

Suzon les introduisit.

Ces deux personnages, témoins du comte Duriveau, trouvèrent le capitaine Just avec les deux officiers et l’avocat ; on se salua avec la plus parfaite politesse, et l’un des témoins de M. Duriveau dit au capitaine :

— M. le comte Duriveau, mon ami, a été offensé par vous, Monsieur, de la manière la plus grave ; il vous en demande réparation ; en sa qualité d’offensé, il choisit le pistolet. Nous allons régler avec ces Messieurs… vos témoins, sans doute, les autres conditions du combat.

— Monsieur, — répondit le capitaine — ayez la bonté de répondre à une seule question… Savez-vous la cause de la provocation que me fait l’honneur de m’adresser M. le comte Duriveau ?

— Parfaitement, Monsieur. M. le comte Duriveau nous a dit qu’il s’agissait d’une malheureuse collision amenée par suite d’une rivalité dans les soins que vous rendiez à la même personne. M. le comte Duriveau a eu même la délicatesse de nous cacher le nom de la femme, cause première de cette déplorable querelle… remettant à nous la faire connaître après l’issue du duel.

— C’est cela, je m’y attendais, — dit le capitaine en échangeant un regard avec ses amis.

Puis il ajouta :

— Messieurs, M. le comte Duriveau est à ma porte, n’est-ce pas !

— Oui, Monsieur.

— Auriez-vous l’obligeance de le prier de se donner la peine de monter ici ?

— Mais Monsieur… une telle entrevue…

— Ce n’est pas moi qui aurai l’honneur de m’entretenir avec M. le comte Duriveau, — répondit le capitaine.

— Et qui donc ? Monsieur.

— Monsieur… — dit le capitaine en montrant le légiste.

— Monsieur est un de vos témoins ?

— Monsieur est mon ami…

— Alors je ne vois pas, Monsieur, — dit le témoin du comte Duriveau, très-surpris, — à quoi bon…

— Monsieur, — reprit le capitaine Just, — je déclare que je me retire à l’instant, et que je refuse toute satisfaction à M. le comte Duriveau, s’il ne consent pas à l’entrevue que je désire qu’il ait avec Monsieur.

— Mais, Monsieur…

— Mais, Monsieur, — reprit le capitaine Just avec fermeté… — Veuillez du moins vous consulter avec M. Duriveau sur la condition que je pose.

— C’est juste, Monsieur, — dirent les témoins.

Et ils sortirent.

Cinq minutes après ils rentraient avec le comte Duriveau.

— Monsieur consent ? — demanda le capitaine.

— Monsieur consent, — répondit affirmativement un des témoins.

— Messieurs, donnez-vous la peine de passer par ici, — dit le capitaine aux témoins du comte, ainsi qu’aux siens.

M. Duriveau resta seul avec l’avocat.

L’avocat était un petit homme, à l’air calme et sardonique ; il portait des lunettes bleues et tenait sous le bras un gros volume aux tranches bariolées de diverses couleurs ; il fit très-poliment signe à M. Duriveau de s’asseoir.

— À qui ai-je l’honneur de parler, Monsieur ? — demanda celui-ci.

— À Monsieur Dupont… avocat.

— À Monsieur Dupont… avocat ? — dit M. Duriveau avec surprise et hauteur, — qu’est-ce que ça veut dire ? pourquoi faire ? un avocat ?

— Pour qu’il fasse son petit métier, Monsieur.

— Votre métier ? Ah çà ! c’est une plaisanterie.

— Monsieur connaît-il l’article 322 du Code criminel ? demanda le légiste.

— Comment ? Monsieur, — s’écria le comte Duriveau en regardant l’avocat avec un étonnement croissant.

— Voici cet article, — reprit l’avocat.

Et il lut :

Quiconque aura commis un attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violences, sera puni de la réclusion.

— Monsieur ? — s’écria M. Duriveau.

— Monsieur sait-il ce que c’est que la réclusion ? — poursuivit le légiste.

— Mais enfin…

— Voici, — dit l’avocat, en interrompant M. Duriveau.

Et il lut ce qui suit :

Tout individu condamné à la réclusion sera enfermé dans une maison de force, et employé à des travaux dont le produit pourra être en partie employé à son profit.

Puis regardant d’un air sardonique le comte qui pâlit, l’avocat ajouta :

— Vous me paraissez réunir toutes les vertus requises pour vous livrer à la confection des chaussons de lisière, Monsieur le comte, et à augmenter ainsi vos 3 ou 400,000 livres de rentes de 3 ou 4 sous que vous gagnerez par jour en charmant ainsi vos loisirs, soit à Melun, Poissy ou autres lieux de force.

Le comte Duriveau, stupéfait, abasourdi, ne trouvait pas une parole.

L’avocat continua avec un sang-froid imperturbable :

— Vous avez tendu un horrible guet-apens à la plus honorable des femmes, vous avez voulu vous porter sur elle à d’infâmes violences…

— Monsieur ! — s’écria le comte blême de fureur, — prenez garde…

— Chut… pas si haut… du calme… ou c’est moi qui vais élever la voix, — dit l’avocat toujours de sang-froid, — et dire à vos témoins… ce que vous leur avez prudemment caché… à savoir : l’infamie de votre conduite qui seule a motivé les voies de faits du capitaine Just.

À cette menace que fit l’avocat, M. Duriveau resta de nouveau muet, interdit.

L’avocat continua.

— Le crime dont vous vous êtes rendu coupable vous rend passible des peines ci-dessus ;… dès tout-à-l’heure je vais m’occuper de rassembler tout ce qui sera nécessaire à l’instruction de cette indigne affaire… Ce sera au besoin de la besogne toute taillée pour le juge instructeur.

— Un crime ? le juge d’instruction ?… Allons donc, Monsieur, vous me prenez pour un enfant, — dit M. Duriveau en retrouvant son insolente audace. — Vous ignorez donc qu’à ce compte il n’y a pas un homme du monde qui n’ait plusieurs fois dans sa vie voulu attenter, et avec violence encore, à la pudeur des femmes auxquelles il faisait la cour. Eh ! pardieu… Monsieur l’avocat, on ne fait la cour aux femmes que dans cette intention-là. Vous ignorez donc ces choses au Palais ?

— Ah ! mais c’est que… c’est très-joli au moins, mais très-joli, ce que vous dites là… au point de vue Régence ; seulement au point de vue du Code criminel, c’est stupide… Le procureur du Roi n’a pas à connaître (nous disons comme cela au Palais), le procureur du Roi n’a pas à connaître des attentats à la pudeur… dont les femmes ne se plaignent pas… au contraire… mais il décerne immédiatement un mandat d’amener (nous appelons cela… un mandat d’amener, au Palais) contre un misérable qui a attiré une honnête femme dans un guet-apens, afin de se porter sur elle à d’infâmes violences, malgré ses larmes et ses cris… Le crime démontré, et le vôtre ne l’est que trop, le criminel est condamné à une peine infamante… Ceci vous démonte un peu ? vous n’aviez pas envisagé votre indignité sous ce point de vue-là… ça m’étonne… vous aviez pourtant si bien la conscience d’avoir commis une révoltante lâcheté, que vous n’avez pas osé dire à vos témoins la cause de ce duel… C’était sagement fait… car je vous défie de trouver un homme d’honneur qui consente à vous assister… s’il sait toute la vérité.

— Le capitaine Just… ne veut pas se battre, et il cherche des prétextes pour sa lâcheté, n’est-ce pas ? — dit M. Duriveau avec amertume.

— M. le capitaine Just devrait, à mon sens, refuser de croiser sa loyale épée de soldat avec un homme qu’il peut envoyer demain en cour d’assises. Mais M. le capitaine Just, pour des raisons particulières, daigne se battre, mais à certaines conditions…

— Voyons-les… Monsieur, et finissons, — dit le comte Duriveau les dents serrées de rage, — que propose-t-il ?

— M. le capitaine Just ne propose pas de conditions… il impose…

— Vraiment ?

— Positivement ; et les voici : D’abord il trouverait très-ridicule, lorsqu’il condescend à un combat qu’il peut refuser, de s’exposer à être tué sûrement par votre balle… vu votre prétention de tirer le premier, probablement ?

— C’est mon droit, j’en use.

— Laissez-moi donc tranquille avec votre droit d’assassiner les gens, sans courir aucun risque… vous vous moquez du monde… Ce n’est pas ça du tout, voilà ce qui aura lieu : vous êtes de première force sur l’épée… c’est connu, le capitaine tire aussi parfaitement bien… ses amis s’en gaudissent fort ; la chance sera donc égale : vous vous battrez à l’épée.

— Non,… car je maintiens mon droit.

— Vous refusez l’épée ?

— Oui.

— Soit, — dit l’avocat en se levant, — je vais de ce pas déclarer à vos témoins la vraie cause du duel… et ce soir même une plainte au criminel est déposée entre les mains du procureur du roi…

— Va donc pour l’épée ! — s’écria M. Duriveau, exaspéré, en se levant.

— Un instant, ce n’est pas tout.

— Comment ?… encore ?

— Je crois bien, — dit l’avocat, — vous êtes prévenu que si vous avez l’audace de prononcer un mot, un seul mot, qui puisse porter la moindre atteinte à la considération d’une femme dont il vous est défendu de prononcer désormais le nom,… la plainte au criminel sera déposée à l’instant au parquet…

— Monsieur…

— On prend cette précaution pour vous empêcher de reprendre les calomnies dont vous avez menacé ; ainsi, songez-y bien, cette horrible affaire sera ensevelie dans le plus profond secret… ou elle aura le plus immense retentissement… Le capitaine n’agit pas ainsi par ménagement pour vous, bien entendu, mais pour épargner à la plus noble femme du monde un éclat toujours pénible… qu’elle bravera d’ailleurs, d’autant plus fièrement, si vous l’y forcez par vos calomnies, que la conséquence de cet éclat serait pour vous la prison, l’infamie… pour elle… un redoublement d’intérêt et d’estime.

— C’est tout… je suppose, — dit le comte Duriveau se voyant avec une rage impuissante réduit à l’impossibilité de faire le mal qu’il s’était promis ; — j’ai accepté l’épée… Il se fait tard…

— Deux mots encore, aux derniers… les bons… — reprit le légiste. — Vous allez dire à vos témoins, en présence de ceux de M. le capitaine Just, à-peu-près ceci : « — J’ai prétendu. Messieurs, que le duel avait pour cause une rivalité jalouse, cela n’est pas exact. »

— Me rétracter ?… Jamais.

— Voyez donc, ce scrupuleux ! — dit l’avocat en haussant les épaules, — vous ajouterez : — Je jure sur l’honneur que la cause de ce duel est la suite… d’une discussion… politique (ou autre à votre choix, si vous trouvez mieux).

— Un faux serment ! me déshonorer, — s’écria M. Duriveau, — m’exposer à être traité d’infâme ! Ah ça ! mais vous êtes fou !

— Ne faites donc pas comme cela le délicat.

— Monsieur l’avocat !! — s’écria M. Duriveau furieux.

— Chut… du calme… ou je conte à vos témoins… Vous savez… je reprends : Vous jurerez donc sur l’honneur que toute espèce de rivalité est étrangère à votre duel. Voici tout bonnement pourquoi nous exigeons cela : de la sorte, le capitaine Just aura pour garantie de votre silence : 1° votre peur d’un procès criminel ; 2° votre peur de vous déshonorer… publiquement, ce qui arriverait si, après avoir juré sur l’honneur, en face d’hommes d’honneur, que ce duel avait une cause étrangère à une rivalité jalouse… vous tentiez quelque insinuation calomnieuse contre la personne que vous savez.

— Jamais… je ne me rétracterai.

— Alors, Monsieur, — dit l’avocat en se levant, — vos témoins vont tout savoir…

— Eh qu’est-ce que ça me fait ! j’en trouverai d’autres… — s’écria le comte Duriveau dans un paroxysme de fureur, — je vais souffleter le capitaine Just, il faudra bien alors qu’il m’aide à en trouver… des témoins…

— Ne jouez pas ce jeu-là, — dit l’avocat en ricanant, — vous avez pu vous apercevoir ce matin que le capitaine Just a la poigne solide… Or, si vous aviez le malheur de lever la main sur lui, il aurait l’honneur de vous rouer de coups une seconde fois, et en avant le procès criminel.

— Je consens à tout… — s’écria le comte poussé à bout. — Mais que je me batte au moins.

— Vous allez être immédiatement satisfait ; M. le capitaine Just a pensé que, vu la difficulté de trouver un coin convenable pour se couper tranquillement la gorge, le jardin de sa maison… vous pouvez l’apercevoir d’ici… serait heureusement choisi… Tenez… voyez… par cette fenêtre. Quant aux armes, nos témoins ont apporté deux paires d’épées de combat…

— Il suffit. Monsieur, — dit le comte Duriveau, reprenant son sang-froid, — j’accepte tout, je consens à tout, pourvu que j’aie enfin une épée à la main… et cet homme devant moi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le comte Duriveau fit la rétractation convenue, jura sur l’honneur que toute rivalité jalouse était étrangère à la cause de ce duel, amené par suite d’une discussion politique.

La rencontre eut lieu dans le jardin de la maison du docteur.

Le combat fut acharné.

Le comte Duriveau montra une grande bravoure, quoique blessé d’un coup d’épée à la cuisse, il voulut continuer, et après avoir traversé le bras du capitaine Just, il reçut un second coup d’épée dans le flanc droit, qui le mit hors de combat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure après l’issue de ce duel, je revenais apprendre à Régina que la blessure du capitaine Just était légère.

Le courage de la malheureuse femme l’avait soutenue jusque-là…

Mais bientôt ses genoux se dérobèrent sous elle… je n’eus que le temps d’appeler Mlle Juliette, que je laissai avec la princesse.




CHAPITRE VI.


journal de martin.


Je retrouve, parmi mes papiers, les fragments d’un journal écrit çà et là, au bout de quelque temps de séjour dans l’hôtel de Montbar.

Ces lignes, tracées sans suite, au jour le jour, rendent cependant un compte sincère de ce que j’ai ressenti de plus poignant, dans la position étrange que j’avais acceptée.

Ce journal embrassant en peu de pages les particularités saillantes de ma première année de service auprès de Régina, conduit ainsi jusqu’à l’accomplissement de grands événements domestiques dans la famille de Montbar, événements qui signalèrent l’époque la plus décisive de ma vie, et se passèrent quatorze mois environ après mon entrée chez la princesse.

Aujourd’hui, j’ai relu ces pages avec le calme d’une froide raison ; plusieurs d’entre elles sont empreintes de cette espèce de volupté âcre, brûlante, ténébreuse, comme toutes les voluptés coupables et cachées… il ressort pour moi de cette lecture même un grave enseignement : c’est qu’il n’y a rien de plus imprudent, de plus téméraire, pour une jeune femme chaste, que d’accepter les services d’un homme dans son intimité domestique.

Ce fait annonce, de la part des femmes, une confiance aveugle dans leur honnêteté, ou un mépris tout aussi aveugle pour ces hommes (ayant après tout, comme hommes, des passions, des instincts, des désirs) qu’elles exposent à toutes les familiarités d’une servitude bien dangereuse pour eux.

Il y a là un vague ressouvenir de cet axiome des dames romaines.

Un esclave n’est pas un homme.

Cela est faux.

Un homme est toujours un homme, et plus vous le supposerez dénué d’éducation, plus, en de tels rapports, sa sensation sera grossière, plus elle sera insolemment libertine, audacieusement lascive.

Dans sa pudeur si exquise, si délicatement ombrageuse, la femme doit à ce sujet s’inquiéter bien plus des pensées que des actes : sa dignité la défend contre toute tentative, mais sa dignité est impuissante à arrêter l’essor des pensées sensuelles, qu’à son insu elle provoque elle-même, qu’elle irrite elle-même, et cela matériellement, par mille incidents, involontaires, imprévus, de la familiarité domestique.

Et plus une femme sera pure, plus elle sera digne, plus elle aura conscience de l’abîme infini, de l’impossible qui la sépare de son valet, moins elle se tiendra en garde contre une liberté d’être, qui pourtant lui semblerait révoltante, s’il s’agissait d’être ainsi avec un homme de sa société, comme elles disent.

Voici ces fragments de journal :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

7 février 18…

Il y a aujourd’hui un mois que le capitaine Just a été gravement blessé, il n’a pas encore pu sortir. Je suis allé, comme toujours, m’informer de ses nouvelles.

Quel regard de reconnaissance involontaire Régina m’a jeté, lorsque, le lendemain du duel, je lui ai dit :

— Madame veut-elle me permettre de lui demander une grâce ?

— Parlez… Martin.

— Madame sait tout ce que je dois à M. le docteur Clément ; j’ai pour M. le capitaine Just un respectueux attachement, et quoique sa blessure soit loin, dit-on, de mettre sa vie en danger, je serais toujours bien inquiet… si je n’avais presque chaque jour de ses nouvelles. Je voudrais donc demander à Madame la permission d’aller tous les matins m’en informer. Cela ne nuira en rien à mon service… je partirai avant le jour…

— Ce sentiment de reconnaissance est trop louable pour que je ne l’encourage pas, — m’a répondu la princesse en me cachant sa joie. — Je trouve très-bien que vous alliez savoir chaque jour des nouvelles du fils de votre protecteur…

Pauvre femme !… Combien ma prière a dû la rendre heureuse… si elle l’aime déjà !…

Jamais elle n’aurait osé me donner l’ordre d’aller chez lui tous les matins.

Ce n’est pas tout, j’ai voulu épargner à Régina jusqu’à l’embarras de me dire :

— Eh bien ! comment va-t-il ?

Je lui donne de ses nouvelles tous les matins sans qu’elle m’en demande.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès son retour de la chasse, le prince, quoiqu’il ignorât, bien entendu, la cause du duel, est allé en personne s’informer de l’état du capitaine Just, et il n’est guère resté que quatre ou cinq jours sans aller se faire écrire chez le fils du docteur.


8 février 18…

Oh ! comme Régina a été sensiblement touchée de toutes mes délicates prévenances !… Comme elle a senti tout ce que je mets de cœur, de dévoûment et d’intelligence à épargner le moindre embarras à sa réserve, à sa fierté, lorsqu’il s’agit du capitaine Just ! comme elle m’en a noblement récompensé.

Ce matin je lui ai apporté mon livre de dépense pour les fleurs, le compte s’élevait à 125 fr. Ma maîtresse m’a donné quatre doubles louis en me disant :

Le surplus sera pour vous… Martin…

Avec de l’argent… la voilà quitte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


9 février 18…

Ma douloureuse amertume d’hier était stupide, et encore plus injuste que stupide…

Que suis-je donc aux yeux de Régina ? un serviteur fidèle, zélé… soit ; mais, après tout, je suis pour elle un homme à gages, un homme qui se loue pour de l’argent.

Mon seul but n’a-t-il pas été de ne paraître, de n’être jamais autre chose à ses yeux ? De quel droit me suis-je donc offensé de ce que ma maîtresse me témoignait sa gratitude d’une façon parfaitement convenable et généreuse au point de vue de nos positions réciproques ? Sait-elle ? peut-elle savoir, supposer même… ce qu’il y a de dévoûment de toutes sortes dans ma conduite envers elle ? Ne me suis-je pas toujours dit : — dès que Régina soupçonnera le sentiment qui m’attache ici… ce jour-là je serai chassé de sa maison avec ignominie ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce matin, en revenant de chez le capitaine Just, j’ai rencontré Leporello ; je l’ai fait causer pour savoir ce que l’on disait dans le monde, du duel dans lequel M. Duriveau a été si grièvement blessé, qu’à cette heure encore l’on ne sait s’il survivra ; on s’accorde à donner à cette rencontre, selon Leporello, une cause politique, le capitaine professant, dit-on, des idées républicaines.

J’avais déjà, au sujet de ce duel, interrogé Astarté, ainsi que la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, toutes deux, par leurs maîtresses, appartenant à des mondes différents… Leurs réponses m’ont prouvé que l’on avait la même créance sur ce duel, et que le nom de la princesse n’avait jamais été prononcé à cette occasion.

Les précautions du capitaine Just envers M. Duriveau étaient donc excellentes ; elles annonçaient un homme de beaucoup de cœur, de beaucoup de tact et de beaucoup d’esprit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce soir à dîner, le prince a été d’une humeur aigre et agressive, à l’égard de sa femme ; chose singulière, à son retour de la chasse il avait paru et il avait été, j’en suis certain, sincèrement affecté en apprenant la blessure du capitaine Just. Son premier mouvement avait été loyal, généreux ; mais à mesure que l’état du capitaine s’est amélioré, le prince s’est mis à persifler les gens atteints de la manie des duels politiques, disant, avec assez de raison d’ailleurs, que de couper la gorge à un homme n’était pas précisément la meilleure preuve que l’on pût donner de la supériorité de son opinion, etc., etc.

Ces railleries, visiblement à l’adresse du capitaine Just, devaient être doublement cruelles pour Mme de Montbar, elle… la seule cause de cette rencontre dans laquelle le capitaine Just avait si vaillamment exposé sa vie…

Il est des fatalités qui poussent les maris à dire, à faire, justement, ce qui peut les rendre désagréables et souvent odieux à leurs femmes ; ainsi ce soir, le texte des railleries du prince a été la première visite que ferait sans doute à sa femme le capitaine Just.

— Relever d’un coup d’épée, ça a toujours fort bon air, — a dit le prince, en ricanant, — on ne perd pas une si belle occasion de se montrer intéressant. On a le bras en écharpe, le visage encore un peu pâle, et après s’être fait modestement presser… on raconte les furieux coups d’estramaçon qu’on a donnés et reçus… alors les pauvres femmes de trembler à ces récits dignes de l’Arioste… etc.

Régina souffrait évidemment de ces méchantes plaisanteries, elle en souffrait d’autant plus qu’elle était obligée de se contenir et d’éteindre la verve sardonique de son mari à force de froideur et d’indifférence affectées.

Enfin, poussée à bout, elle a quitté la salle à manger, prétextant une migraine, le prince est resté à table ; j’avais été pour tant de raisons si préoccupé de la pénible position de Régina, que M. de Montbar m’ayant demandé une cuiller, j’ai oublié de la lui présenter, ainsi qu’il convenait, sur une assiette, j’ai commis l’énormité de lui offrir cette cuiller de la main à la main.

Au lieu de la prendre, le prince, me toisant d’un air sardonique, m’a dit :

— C’est chez M. le docteur Clément que vous avez appris à servir ?

Et comme je le regardais tout abasourdi, il a ajouté :

— Une cuiller s’offre ainsi sans façon chez les médecins… probablement ?

Le valet de chambre du prince, le pauvre vieux Louis, est venu à mon secours ; il s’est approché de moi et m’a dit bien bas, d’un ton lamentable :

— Sur une assiette donc… sur une assiette !  !

— Pardon, prince… — ai-je dit à mon maître en voulant réparer mon oubli ; mais il s’est tourné vers son valet de chambre et lui a dit :

— Louis, donne-moi une cuiller.

Ce qu’a fait le bon vieux serviteur, en me regardant avec contrition…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne puis d’ailleurs en douter plus long-temps ; je suis désagréable à M. de Montbar ; le fait de ce soir, très-insignifiant en apparence, rapproché d’autres puérilités non moins significatives, me donne cette conviction.

Cela m’effraie,… non à cause des hauteurs, des duretés dont le prince peut m’accabler ; M. de Montbar, que j’ai vu sortir ivre d’un bouge ignoble, où il avait passé la nuit, ne peut pas m’humilier. J’ai toujours été par le cœur au-dessus de ma condition, si malheureuse qu’elle fût,… et j’ai vu ce grand seigneur, mon maître… crapuleusement tomber au-dessous de la sienne ;… mais il ne s’agit pas ici de supériorité morale ;… je suis le valet de cet homme… il peut me renvoyer de chez lui.

Il me faudra donc, à force de prévenance, de zèle, de soumission, tâcher de vaincre l’espèce d’antipathie que j’inspire à M. de Montbar, afin qu’il me garde à son service.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le calice est souvent bien amer.


10 février 18…

Quelle matinée !… j’ai cru devenir fou.

Il est onze heures du soir… je viens de rentrer ; je ne saurais dire quels quartiers j’ai parcourus,… cette course folle m’a harassé ; je suis brisé de fatigue, mais plus calme.

Souvenons-nous… si je l’ose.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me suis levé de bonne heure, je suis allé chez le baron de Noirlieu. — Mon maître est toujours dans le même état, — m’a répondu Melchior. Je suis rentré, et, ainsi que nous disons, nous autres domestiques, je me suis occupé de faire l’appartement de ma maîtresse.

Je commence toujours par le salon d’attente, puis par l’autre salon, me réservant pour la fin le parloir où ma maîtresse se tient toujours, et la petite galerie de tableaux, dont une des portes donne dans la chambre à coucher de la princesse…

Je me suis d’abord occupé du parloir : ces soins domestiques ordinairement accomplis par mes confrères avec ennui ou insouciance, ont pour moi un indicible attrait, ils sont la source d’une foule de jouissances. Mettre en ordre et à l’abri du plus léger grain de poussière ces objets élégants, ces meubles somptueux dont s’entoure ou se sert ma belle maîtresse ; entretenir le transparent éclat de cette glace qui réfléchit si souvent ses traits, ne pas laisser ternir par incurie le coloris de ces tableaux où s’arrêtent parfois si long-temps ses yeux ; rendre d’un lustre toujours égal l’émail diapré de ces porcelaines où l’or se mêle aux plus vives couleurs, vases splendides que de sa main elle aime tant à remplir de fleurs ; et ces mille objets d’art, petits chefs-d’œuvre de ciselure et de sculpture, statuettes, reliquaires, figurines, bas-reliefs en argent, en ivoire, en vermeil, avec quel plaisir, avec quel amour je les touche !… Ma maîtresse les a touchés… les touchera tant de fois encore pour admirer leur délicatesse et leur fini précieux…

Et les choses dont elle se sert journellement : sa plume d’or terminée par un cachet en cornaline que je lui ai vu porter si souvent à ses lèvres, alors que, pensive… elle s’arrêtait au moment d’écrire ?… et son flacon de cristal, qu’elle garde parfois si long-temps dans sa petite main, et son guéridon de bois de rose où elle s’accoude si fréquemment, son beau front mélancoliquement penché sur sa main… oh ! avec quel bonheur, avec quelle idolâtrie, et souvent, hélas ! avec quelle ivresse je porte mes mains sur ces reliques sacrées de mon culte amoureux !

Que de fois je me dis :

— L’amant le plus épris n’envierait-il pas mon sort ? Vivre dans le sanctuaire de la femme adorée ; être où elle est, respirer l’air qu’elle respire, voir ce qu’elle voit, toucher ce qu’elle touche, ramasser son mouchoir, son gant, son bouquet ; lui donner le livre qu’elle désire, lui verser l’eau pure où elle trempe ses lèvres, lui offrir la coupe de cristal où elle plonge ses doigts roses, la protéger contre un rayon de soleil, en baissant un store ; raviver le feu où elle se chauffe, mettre un coussin sous ses petits pieds, un manteau de satin sur ses blanches épaules ; enfin, le regard attentif, prévenir ses moindres désirs, s’ingénier à lui épargner même la peine de demander ; obéir à ses ordres, la servir, en un mot. N’est-ce pas un bonheur idéal ? L’amant le plus fier, le plus orgueilleux, fût-il prince, fût-il roi… ne rend-il pas avec amour, avec délices, à sa maîtresse, tous ces services que je rends à la mienne ? Ne disons-nous pas tous deux : ma maîtresse ? Je suis valet, homme à gages… qu’importe !… Je sers ma maîtresse en amoureux ; aucune puissance humaine ne peut m’enlever ce bonheur de tous les instants.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, le bonheur est grand ; mais il est aussi de terribles conséquences de cette intimité domestique…

J’en ai fait aujourd’hui la fatale épreuve.

C’était le jour de changer les fleurs, un de mes bons jours… Elle aime tant les fleurs fraîches ! puis très-souvent elle ne se fie qu’à elle-même du soin de les arranger, de nuancer les couleurs et les feuillages ; alors je l’aide dans cette tâche… que tous deux nous accomplissons seuls.

J’ai donc disposé sur le tapis et tout prêts à être placés dans la jardinière et dans les vases, une grande quantité de pots de fleurs.

Il ne me restait plus dans le parloir, qu’à épousseter le fauteuil où ma maîtresse se tient habituellement… à demi étendue.

La molle épaisseur de ce meuble a presque gardé l’empreinte du corps charmant de Régina, le satin est un peu lustré à l’endroit où elle appuie sa tête ;… partout il exhale cette suave senteur d’iris mélangé de fraîche verveine, particulière aux vêtements de ma maîtresse.

J’étais seul… j’ai porté follement mes lèvres ardentes… sur ce satin où avaient reposé ses cheveux, sa joue, sa main, son corps… J’ai aspiré avec passion le voluptueux parfum qu’elle laisse après elle… J’ai baisé le carreau de velours où elle croise ses petits pieds… ses petits pieds que j’ai tenus dans ma main…

C’est un délire… mais pour moi ces traces de sa présence vivent, respirent, palpitent ; c’est sa chevelure, c’est sa joue, c’est sa main, c’est son corps, c’est elle.

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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis allé ensuite dans le salon de tableaux qui communique d’un côté à son parloir, de l’autre à sa chambre à coucher.

En outre des tableaux, il y a quelques meubles anciens dans cette pièce : à l’une de ses extrémités, au-dessus d’un très-beau bahut d’ébène de la Renaissance, se trouve un miroir de Venise, entouré d’un cadre admirablement sculpté ; ce miroir fait face à la porte de la chambre à coucher de Régina.

J’étais, tout près de cette porte, occupé à frotter un autre meuble d’ébène avec un morceau de serge, lorsque j’entendis la voix de Régina disant à sa femme de chambre :

— Mademoiselle, puis-je me lever ? mon bain est-il prêt ?

— Dans l’instant, Madame la princesse, — répondit Juliette du fond du cabinet de toilette où elle était sans doute occupée, — je n’ai plus qu’à verser dans l’eau l’essence de verveine.

Son bain !…

— C’est prêt… Madame peut se lever maintenant… — dit bientôt la voix de Juliette.

Et j’ai entendu le léger frôlement des ouvertures de soie rejetées sans doute sur le pied du lit.

Elle se levait !…

Elle se mettait au bain !…

Au bout d’un instant, elle a dit à sa femme de chambre :

— Réchauffez un peu ce bain… je le trouve froid… veillez à ce que mon peignoir soit bien chaud.

— Oui, Madame.

Je suis resté immobile, en proie à un trouble indicible… écoutant… si cela se peut dire, ce que je n’avais pu voir, ou plutôt suivant des yeux de la pensée tous les mouvements de ma belle maîtresse…

À ces pensées dévorantes… les artères de mes tempes ont battu si violemment que je distinguais leur bruit sourd au milieu du profond silence qui régnait dans cet appartement reculé.

Ma tête se perdait… j’ai voulu fuir… je ne l’ai pas pu, mes genoux ont tremblé, je me suis appuyé au meuble que j’essuyais, un douloureux éblouissement troublait ma vue. Je suis resté quelques instants incapable de voir, de sentir.

La voix de la princesse m’a rappelé à moi-même ; elle disait à Juliette :

— Je ne resterai pas plus long-temps dans le bain, donnez-moi mon peignoir.

Au bout d’une seconde, Juliette dit :

— Le voici, Madame.

— Donnez… — a répondu ma maîtresse.

Puis, presque au même instant, elle s’est écrié d’un air contrarié :

— Allons, voilà mes cheveux dénoués… laissez là ce peignoir… et relevez-les…. vous voyez bien qu’ils trempent dans l’eau…

Et sans doute alors, à demi voilée par sa magnifique chevelure noire, Régina était, comme la nymphe antique, debout dans sa conque de marbre blanc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un quart-d’heure après environ, j’étais à l’extrémité de la galerie, nettoyant avec un pinceau sec les sculptures profondément fouillées de la bordure du grand miroir de Venise, dont le couronnement, au lieu d’être appuyé au long de la muraille, s’inclinait en avant.

Soudain cette glace, sombre jusqu’alors, car elle ne réfléchissait qu’une porte de bois sculptée, placée à l’extrémité de la galerie, porte de la chambre à coucher de la princesse, soudain cette glace s’est éclairée… Voici le tableau qui s’y est reflété devant moi, pendant une seconde à peine…

Ma maîtresse… ses magnifiques cheveux encore un peu en désordre, les épaules et les bras nus… son sein de neige à peine caché par la batiste garnie de dentelles, que deux petits boutons d’émeraude ne fermaient plus… ma maîtresse, assise au coin de sa cheminée sur une petite chaise de tapisserie bleue, se courbant à demi, tirait sur sa jambe fine et ronde un bas de soie d’un gris de perle, et l’attachait au-dessus de son genou avec une jarretière de satin cramoisi à fermoir d’or, tandis que sa jambe droite, encore nue, polie comme de l’ivoire, luttait de blancheur avec le tapis d’hermine où s’appuyait son petit pied aux veines bleuâtres et aux doigts roses.

J’entendis le bruit d’une porte qui se fermait ; aussitôt, la glace devint sombre, l’étincelante et voluptueuse vision avait disparu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me croyais sous l’obsession d’un rêve ; un léger coup frappé familièrement sur mon épaule me fit tressaillir. Je me retournai ; c’était Mlle Juliette.

— J’espère, mon cher Martin, — m’a-t-elle dit en riant, — que vous êtes joliment attentionné à ce que vous faites… je sors de la chambre de Madame et vous ne m’entendez pas seulement venir…

— Je… je… nettoyais cette glace, — ai-je répondu en balbutiant.

— Je le sais bien, rien ne vous dérange de ce que vous faites, vous êtes bien heureux… vous. Mais, dites-moi, les fleurs de Madame sont-elles arrivées ?

— Elles sont dans le parloir, Mademoiselle, — dis-je en reprenant mon sang-froid.

— Bon, — me dit Mlle Juliette, — je vais en prévenir Madame ; elle vous fait dire de l’attendre pour arranger les fleurs dans les jardinières… vous savez que souvent c’est sa manie…

— Très-bien, Mademoiselle… j’attendrai Madame.

— Ça ne sera pas long ; le temps de la peigner et de la coiffer, et elle sera ici, car je ne la lacerai qu’après déjeûner.

Et Juliette m’a quitté.

Lorsqu’elle a ouvert la porte de la chambre de la princesse, la glace de Venise, où j’ai jeté les yeux… malgré moi, s’est éclairée de nouveau… je n’ai vu que la petite chaise bleue au coin de la cheminée de marbre blanc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bientôt Régina est entrée dans son parloir, où je l’attendais avec les fleurs toutes préparées.




CHAPITRE VII.


journal de martin (Suite).


Jamais la princesse ne m’a paru d’une beauté plus radieuse, d’une fraîcheur plus juvénile. Je ne sais pourquoi il m’a semblé qu’elle devait être dans l’un de ces moments où les femmes les plus modestes se savent… se sentent par instinct sensuellement belles. On eût dit qu’elle se grandissait en marchant, ses petites narines roses se dilataient, son sein palpitait légèrement, tandis que, encore moites de la tiédeur du bain parfumé, ses beaux bras sortaient à demi des manches flottantes de sa robe de chambre de cachemire blanc, dont les plis moelleux semblaient caresser ce corps divin avec amour.

Ainsi que me l’avait dit étourdiment sa femme de chambre, ma maîtresse n’était pas encore lacée. Telle était la naturelle élégance de son corsage arrondi, qu’on l’eût dit sculpté dans le marbre, telle était la svelte souplesse de sa taille, qu’elle paraissait d’une finesse presque exagérée ; étroitement ceinte qu’elle était d’une cordelière de soie pourpre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma maîtresse se trouvait sans doute sous l’impression d’une pensée riante et heureuse… peut-être amoureuse… car ses traits charmants étaient doucement épanouis ; puis, contemplant la masse, de fleurs au milieu desquelles elle s’avança avec un lent ravissement, elle s’écria :

— Mon Dieu ! les beaux camélias, les belles primevères, les belles roses… Que tout cela est frais et brillant !…

Je l’ai aidée à arranger les fleurs ; je les lui apportais, et elle les plaçait ensuite elle-même dans les vases, mélangeant, nuançant avec un goût exquis les feuillages et les couleurs.

La jardinière, qui entourait sa table à écrire, était presque au niveau du tapis ; pour la garnir, il a fallu que ma maîtresse se mît à genoux, tandis que, debout, me courbant vers elle, je lui apportais les fleurs à mesure qu’elle les demandait ; j’étais alors si près d’elle, que le suave mélange de fraîche verveine et d’iris qui s’exhalait d’elle me montait parfois au cerveau comme un filtre enivrant… enfin, lorsque toujours agenouillée sous mes yeux, elle s’avançait ou se penchait de çà, de là, pour redresser la branche d’un arbuste… mettre en lumière quelques fleurs cachées sous des feuilles… je suivais malgré moi, d’un regard troublé, les ondulations de cette taille fine et cambrée, dont les trésors se trahissaient à chaque mouvement nouveau…

J’ai failli me trahir ; le ridicule m’a sauvé.

Il ne restait plus à garnir qu’un grand et magnifique vase de porcelaine de Saxe, émaillé de grosses fleurs en relief, et dont les anses, aussi de porcelaine, figuraient des ceps de vigne d’une délicatesse incroyable ; cette ornementation rendait le vase si fragile, et ma maîtresse y tenait tant d’ailleurs (il avait appartenu à sa mère) qu’elle voulut y placer elle-même un très-beau crinum en pot, fleur à corymbe pourpre de la plus agréable odeur, et dont les longues feuilles retombent gracieusement en gerbe.

Tenant le pot de fleurs entre mes deux mains, je le présentai à ma maîtresse. Le hasard voulut qu’en cherchant à le prendre, une des petites mains de Régina, si fraîches, si douces, effleura la mienne… Cette sensation fut foudroyante, mon sang reflua vers mon cœur, et, par un mouvement machinal de respect ou d’effroi, je retirai si brusquement mes deux mains, que je laissai tomber le crinum au moment où la princesse s’apprêtait à le recevoir, et le pot se brisa sur le tapis.

— Mon Dieu ! que vous êtes maladroit ! — s’écria ma maîtresse avec dépit, en voyant cette magnifique fleur cassée sur sa tige.

— Je demande bien pardon à Madame la princesse… je croyais que Madame tenait tout… alors j’ai…

— Alors vous avez fait une sottise… — reprit impatiemment la princesse, — une si belle fleur… et si rare…

Et comme je restais là confus… ou plutôt mille fois satisfait de ma maladresse qui donnait ainsi le change à Régina sur la cause de mon trouble, elle ajouta avec humeur :

— Ramassez donc ces débris, cette terre, que voilà sur le tapis.

— Si Madame la princesse veut le permettre, — ai-je dit, — je replacerai la plante dans un autre pot… en voici un assez grand.

— Il le faut bien… quoique la fleur soit brisée, le feuillage est si beau, que cela garnira toujours ce vase.

Et pendant que je replaçais le bulbe de cette belle plante dans un autre pot, — cette fois placez-le sur la table, — me dit la princesse, — où je le prendrai moi-même pour le mettre dans mon vase de porcelaine… il n’y aura pas ainsi de maladresse à craindre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Heureusement pour moi la princesse, après être allée, selon sa coutume, vers les trois heures, savoir si son père pouvait la recevoir, a fini la journée chez Mme Wilson, où elle a dîné.

Le prince, de son côté, dînait au club.

Je suis sorti de l’hôtel, marchant comme un fou devant moi, sans savoir où j’allais, poursuivi par les voluptueuses et ardentes visions de cette matinée maudite…

Régina, les cheveux dénoués et debout dans sa baignoire de marbre… Régina assise au coin de sa cheminée…

Je ne peux pas achever… ces souvenirs me brûlent, me tuent…

Oh ! mourir… mourir, ou plutôt fuir ces tortures sans nom que je ne soupçonnais pas.

Non, je ne resterai pas dans cette maison fatale… la trame du comte Duriveau est déjouée… Régina n’a plus besoin de moi… je veux fuir… je deviendrais fou.


11 février 18…

Non, il ne faut pas fuir… ce serait lâche, ce serait indigne.

Régina a besoin de moi… plus encore peut-être que par le passé… mes pressentiments ne me trompent pas… ils sont trop douloureux pour cela… Régina aime… ou elle aimera le capitaine Just

En présence de l’influence effrayante qu’un tel amour peut avoir sur le repos… sur la destinée de Régina… il ne m’est pas permis de fuir ; mon dévoûment peut lui être utile encore

Mais que faire, mon Dieu ! que faire ? je suis homme… je suis jeune, j’aime éperdûment, et elle est toujours là !

— Que faire ? dompte-toi, brise-toi !… ferme les yeux à ce qu’il y a de rayonnant dans la beauté de ta maîtresse, ferme tes oreilles à ce qu’il y a de trop séduisant dans sa voix, étouffe les palpitations de ton cœur, éteins l’ardeur de ces désirs qu’enflamment un mot, un regard, un mouvement de cette femme que tu dois vénérer… et que tu outrages… par de coupables imaginations ; noie ce honteux amour dans le ridicule amer, sanglant, atroce, qui doit jaillir pour toi de cette pensée :

— « Un valet amoureux de sa maîtresse… et surtout lorsque cette maîtresse est la fière princesse de Montbar. »

Fais mieux… souviens-toi des austères enseignements de Claude Gérard, médite sur ces deux mobiles de toute âme virile et généreuse :

Le devoir, le sacrifice.   .   .   .   .   .   .   .

Je me dévouerai… je me sacrifierai… je reste.


13 février 18..

Hier, je suis allé savoir des nouvelles du capitaine Just ; il est complètement guéri, la veille il était sorti en voiture ; à mon retour j’ai dit à Régina, et, comme toujours, sans attendre sa demande :

— Madame la princesse, M. le capitaine Just est tellement bien, qu’il est sorti hier en voiture.

— Ah ! tant mieux, — m’a-t-elle répondu, — alors j’espère avoir le plaisir de le voir sous peu de jours.

Régina a dit cela, non pas précisément en affectant de l’indifférence, mais d’un ton assez réservé pour cacher l’émotion que lui causait la pensée de revoir de plus en plus prochainement le capitaine Just. Ainsi hier je l’ai remarqué, elle a été distraite, préoccupée, inquiète ; une fois elle m’a sonné, je suis venu, puis, ayant sans doute oublié l’ordre qu’elle devait me donner, elle s’est dit à elle-même :

— Que voulais-je donc ?… — elle a ajouté : — Ah ! vous direz à la porte que je reçois ce matin…

Cet ordre m’a surpris. Régina devait être certaine que, par convenance, le capitaine Just ne viendrait la voir ni lors de sa première ni même lors de sa seconde sortie… Aux yeux du monde qui ignorait la vraie cause du duel, cet empressement eût marqué une intimité trop grande, tandis que, dans l’empressement de cette visite, Régina pouvait aussi voir une sorte de hâte peu délicate de la part de Just, à venir recevoir l’expression de la gratitude qu’il méritait.

Néanmoins, j’ai été surpris de ce que, n’attendant pas Just ce jour-là, Régina ouvrît sa porte à des indifférents dont la présence devait lui être insupportable au milieu de ses préoccupations.

J’ai, d’ailleurs, exécuté ses ordres, et successivement annoncé chez la princesse : M. le baron d’Erfeuil, que le prince trouvait aussi beau que bête ; le comte d’Hervilliers, espèce de colosse à voix d’airain, qui se fait prier de chanter des bergerades, et enfin M. Dumolard, l’énorme frère de Mme Wilson.

La princesse m’a sonné pour m’ordonner d’apporter du bois, peu de temps après l’arrivée du dernier visiteur ; j’ai été étonné de trouver la conversation fort animée, et de voir Régina, la joue légèrement colorée, parler avec animation d’une chose parfaitement futile, autant que j’en ai pu juger.

Redoutant sans doute la solitude, elle voulait s’étourdir ou tuer le temps jusqu’au lendemain, jour où elle croyait avoir une entrevue, si grave pour elle, avec le capitaine Just. Je ne me trompais pas : au bout de dix minutes, je fus appelé de nouveau par la sonnette de la princesse ; j’allais entr’ouvrir les portières, lorsque j’ai entendu le beau d’Erfeuil dire, du bout des lèvres :

— En vérité, princesse, vous êtes charmante d’accepter si gracieusement cet impromptu de petit spectacle et de souper.

— J’accepte, — dit la princesse, — mais à condition que Mme Wilson pourra venir avec moi, car M. de Montbar ne dîne pas ici ce soir.

Au moment où j’entrai, M. Dumolard s’écriait :

— Je réponds de ma sœur, elle n’a rien à faire ce soir ;… je vais la prévenir, elle vous attendra, Madame la princesse, et moi aussi, je serai votre chaperon… à toutes deux. Ah ça ! vous ne voulez donc pas de ma voiture ? J’adore prêter ma voiture, c’est ma spécialité… eh !… eh !…

— Vous êtes trop obligeant, — répondit la princesse en souriant — et elle me dit :

— Vous demanderez ma voiture pour six heures et demie.

Au moment où je sortais, le beau d’Erfeuil disait à la princesse :

— C’est bête comme je ne sais quoi, les mélodrames, mais c’est égal, j’aime à tout voir… moi.

Et le beau jeune homme sourit d’un air malicieux.

— Moi, j’aime, au contraire, à arriver à la moitié, c’est bien plus drôle, — dit le gros M. Dumolard ; — ça fait l’effet d’une charade, on cherche le mot jusqu’à la fin, et…

Malheureusement, m’éloignant de plus en plus, je perdis la fin de cette belle réflexion.

— C’est singulier, — ai-je pensé en me retirant, — il me semble que je trouverais autre chose à dire, si j’avais l’honneur d’être admis dans le salon de Mme de Montbar.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La princesse est rentrée sur les une heure du matin ; sa physionomie n’était pas triste, abattue, ainsi que je l’avais vue plusieurs fois au retour du bal ; elle était pensive, réfléchie, presque austère.

Plus de doute : en acceptant cette partie de spectacle, ce souper improvisé, Régina avait cherché une distraction forcée à des pensées graves, alarmantes peut-être pour elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un pressentiment m’avait dit hier que le capitaine Just viendrait aujourd’hui ; je ne me suis pas trompé.

Ce matin, après que je lui ai eu servi le thé, Régina m’a dit, de l’air le plus naturel du monde :

— Vous avertirez à la porte que je ne suis chez moi que pour M. d’Erfeuil… M. Dumolard… ou M. d’Hervilliers, s’ils se présentaient.

J’étais stupéfait de cet ordre ; au moment où je me retirais, la princesse ajouta :

— J’y serai aussi pour M. Just Clément… si… par hasard il venait.

Alors, je compris tout.

Régina a eu la même pensée que moi, elle est sûre que Just viendra ; et afin de le voir seule à seul, elle a fait fermer sa porte à tout le monde, sauf à trois personnes qui, étant venues hier, ne doivent certainement pas revenir aujourd’hui.

Je devinai enfin que Just, par un scrupule d’une délicatesse exquise, n’avait pas voulu demander à Régina de le recevoir, comme par le passé, à une heure particulière… Par cela même que Régina lui devait beaucoup, depuis le duel, il craignait sans doute de solliciter d’elle la moindre préférence…

Vers les deux heures, j’ai entendu s’arrêter extérieurement à la porte de l’hôtel un modeste fiacre, probablement, car les carrosses bourgeois entraient seuls dans la cour, M. Romarin, le portier, se montrant inflexible sur cette consigne.

Je me suis rapproché de l’une des fenêtres du salon d’attente, et, soulevant un peu les rideaux, j’ai vu le capitaine traverser la cour, après s’être informé sans doute à la loge, si la princesse était chez elle.

— Bonjour, Martin, — m’a-t-il dit cordialement en entrant. — Bonjour, mon ami… Madame la princesse peut-elle me recevoir ?

— Oui, Monsieur…

Et je l’ai précédé dans le salon qui sépare la pièce où je me tiens d’habitude, du parloir de Régina. J’ai ouvert l’un des rideaux de la portière, et j’ai annoncé à ma maîtresse :

— Monsieur le capitaine Just !

Régina était assise… Elle a rougi un peu, s’est tournée vers Just à qui elle a tendu vivement la main en lui disant d’une voix pénétrée :

— Je suis heureuse de vous revoir, Monsieur Just.

Laissant retomber le pan de la portière… je me suis éloigné, — le cœur brisé, traversant lentement le salon d’où j’aurais pu écouter… mais je n’en ai pas eu la pensée… j’aurais trop souffert…

Je suis allé tristement m’asseoir devant la table où je reste ordinairement, et j’ai caché ma figure dans mes mains.

— Que se disent-ils ? — pensai-je avec amertume.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Just, avec un tact parfait, avait évité l’écueil du bras en écharpe, ridicule présumé sur lequel le prince s’était si fort égayé d’avance ; un peu de gêne dans l’articulation, qui se trahit à la manière dont le capitaine tenait son chapeau à la main, telle était la seule trace apparente de sa blessure ; il ne m’a peut-être jamais paru plus beau qu’aujourd’hui, de cette beauté à la fois mâle et douce qui le distingue ; ses cheveux courts et châtains comme ses sourcils, ses yeux bleus, grands et bien fendus, son front large, intelligent, glorieusement cicatrisé, son teint hâlé, sa moustache presque blonde, son sourire gracieux et fin, son menton prononcé donnent à ses traits un rare caractère de franchise et d’énergie ; beaucoup plus grand que le prince, — sa démarche, sans avoir la raideur militaire, a ce je ne sais quoi de ferme, de contenu, que donne l’habitude de porter l’uniforme, contraste frappant avec l’espèce de laisser-aller, non sans élégance d’ailleurs, particulier à la tournure de M. de Montbar et des hommes à la mode que reçoit Régina ; le même contraste existait entre la mise luxueuse, recherchée du prince, et la sévérité de l’habillement de Just. Cette sévérité néanmoins n’excluait pas l’élégance ; sa redingote noire, croisée et boutonnée jusqu’au ruban rouge qu’il porte, était courte et avantageait parfaitement sa taille, que la robuste ampleur des épaules faisait paraître plus mince et plus élégant encore ; son pantalon d’un gris de deuil, s’arrondissait sur un pied aussi remarquablement petit pour la haute stature du capitaine, que l’était sa main soigneusement gantée de noir.

En un mot le prince et lui, jeunes tous deux, beaux tous deux, différaient aussi bien moralement que physiquement. Ainsi, à la physionomie de M. de Montbar, calme, reposée, presque indolente, quoique un peu hautaine, à son altitude aisée, insoucieuse, l’on devinait l’élégant oisif, dont la vie se passait facile, heureuse, indépendante, sans lutte, sans soucis, sans devoirs austères, tandis que l’attitude presque rigide du capitaine Just, ses traits virils, déjà fortement accentués par les fatigues et les dangers de la guerre, par de profondes méditations, annonçaient au contraire des habitudes de travail, de devoir, de subordination, et par cela même de sévère autorité…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chose étrange… une comparaison étudiée entre l’extérieur et le mérite de Just et du prince… telles ont été pourtant les idées qui d’abord m’ont absorbé durant l’entrevue de Régina et de Just ; puis elles ont amené la comparaison la plus humiliante, la plus jalouse, la plus douloureuse entre moi et ces deux hommes qui, à tant de titres, allaient peut-être se disputer le cœur de Régina, tandis que moi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Que j’ai souffert, mon Dieu ! pendant cette entrevue !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À trois heures et demie ils se sont séparés.

Je m’étais préparé à de grands efforts d’observation, de perspicacité, afin de tâcher de deviner sous quelle impression Just se trouvait en quittant Régina… J’aurais dû m’épargner ces préparatifs de pénétration : les hommes de la trempe du capitaine cherchent ou parviennent rarement à cacher leur émotion… Lorsqu’il sortit de chez Régina, ses traits étaient altérés, il semblait encore sous l’empire d’une commisération profonde, douloureuse, et il ne put retenir un soupir en me disant :

— Adieu… Martin.

Il y accentua si particulièrement ce mot adieu, que je ne pus m’empêcher de lui répondre avec l’espèce de familiarité qu’autorisait mon séjour d’autrefois dans la maison de son père :

— Mais, au moins, à bientôt, je l’espère, Monsieur Just.

Il secoua tristement la tête et me répondit :

— Non pas à bientôt…

— Comment donc, Monsieur Just ?

— Je pars demain pour rejoindre mon régiment à Metz.

— Quoi ?… sitôt, Monsieur Just ?

— Oui… Mais, dites-moi, Martin ; vous savez que vous pouvez compter sur moi comme vous pouviez compter sur mon pauvre père, dans quelque position où vous vous trouviez, n’oubliez pas cela.

— Je me rappellerai toujours les bontés de M. votre père, et les vôtres, Monsieur Just.

— D’ailleurs, vous vous trouvez à merveille ici, n’est-ce pas ? — me demanda-t-il.

— Oui, Monsieur Just… je me trouve très-bien.

— Je le crois, vous avez d’excellents maîtres. À propos, — reprit-il, — savez-vous si M. de Montbar est chez lui ?

— Non, Monsieur Just, je l’ai vu sortir en voiture.

— Eh bien ! — me dit-il en tirant péniblement un petit portefeuille de sa poche, sa blessure lui étant sans doute encore douloureuse, — vous remettrez, je vous prie, chez M. de Montbar cette carte, — et il corna un de ses angles, — en lui faisant dire que j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas pu avoir l’honneur de prendre congé de lui.

— Je n’y manquerai pas, Monsieur Just, — lui dis-je en prenant la carte.

— Allons, Martin, — me dit affectueusement le capitaine, — adieu, mon ami…

Je me suis approché de la fenêtre, je l’ai vu traverser lentement la cour, et, pendant un moment où il attendit qu’on lui tirât le cordon, il s’est retourné, cherchant sans doute du regard la fenêtre de Régina, puis… la porte s’est ouverte et refermée sur lui. Je suis certain que le retentissement sonore de cette porte a eu un douloureux écho dans le cœur de Régina.

Ma première impression en apprenant le départ de Just, a été une joie égoïste, cruelle… Le jour était très-sombre, quatre heures allaient sonner, l’heure à laquelle je portais ordinairement de la lumière chez la princesse… D’abord j’ai hésité, sentant que Régina devait avoir besoin d’être seule, que celle demi-obscurité devait être d’accord avec la mélancolie de ses pensées ;… j’étais certain qu’en ce moment ma présence lui serait aussi importune qu’une soudaine clarté… mais, cédant à ma curiosité méchante, que je voulus me déguiser à moi-même en l’attribuant à l’intérêt que m’inspirait Régina, j’allai prendre la lampe de porcelaine que je lui portais habituellement, j’ouvris avec précaution la porte du premier salon, dont le bruit eût attiré son attention, et mes pas s’amortissant sur le tapis, j’avais soulevé la portière avant que Régina se fût doutée de mon approche.

À l’éblouissante clarté qui pénétra subitement dans son parloir… je vis Régina étendue dans son fauteuil, la figure inondée de larmes… Mais aussitôt elle se retourna brusquement du côté de la cheminée, afin sans doute de me cacher ses pleurs, et elle me dit d’une voix irritée :

— Cette lumière est insupportable… Qui vous a sonné ?…

— Il est l’heure où j’apporte toujours la lampe de Madame la princesse, et…

— Il suffit… Remportez-la… Vous l’apporterez quand je la demanderai.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




CHAPITRE VIII.


journal de martin (Suite).


6 mars 18…

. . . . . Me voici de retour de ce court voyage entrepris par Régina pour se rendre, selon sa coutume, au tombeau de sa mère, le jour anniversaire de sa mort.

Juliette et moi nous avons accompagné la princesse. La voiture a passé devant la croix de pierre où autrefois je retrouvai le petit châle ensanglanté de Basquine après notre séparation.

Quelle émotion, en rentrant dans ce village où s’était passée ma première jeunesse, auprès de Claude Gérard !… Que de souvenirs à la vue de cet humble cimetière où, pour la première fois, j’ai vu Régina tout enfant !

Quelle destinée est la mienne ! Revenir là… avec elle… après tant d’années !!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les herbes parasites avaient envahie la pierre tumulaire ; le vent avait renversé le petit abri jadis élevé par moi, afin de préserver Régina des injures du temps, lorsqu’elle venait prier… Elle s’est montrée douloureusement affligée de tant d’incurie, et aussi surprise qu’irritée de voir ses intentions si mal exécutées depuis trois ans, tandis qu’auparavant, a-t-elle dit, la tombe de sa mère avait été toujours entourée de soins pieux, garnie de fleurs et d’arbustes.

Hélas ! Régina devait toujours ignorer qu’auparavant… c’était moi qui me chargeais avec amour de ce religieux devoir…

Elle m’a envoyé chez le curé porter ses plaintes, car elle avait accepté toutes les conditions relatives à l’entretien du tombeau de sa mère. L’ancien ennemi acharné de Claude Gérard ne m’a pas reconnu ; il s’est mal excusé, me donnant cette singulière raison : « — qu’il n’avait plus, comme par le passé, d’instituteur à ses ordres pour soigner le cimetière, une école de frères ayant remplacé l’école communale depuis dix-huit mois. »

Le prêtre en était arrivé à ses fins… l’instituteur du pays, l’homme de la France, avait été chassé… les mystérieux instruments de Rome s’étaient aussi emparés de l’éducation de cette pauvre commune.

Régina m’avait ordonné d’offrir de doubler, de quadrupler la somme qu’elle payait annuellement, à condition que cette tombe serait désormais entretenue avec le plus grand soin ; le curé y a mis de la conscience : il s’est fait payer le double de la somme ordinaire… et d’avance ; les plus belles promesses ne lui ont pas coûté… Elles seront vaines… une main mercenaire ne fera jamais ce que j’ai fait pendant tant d’années.

Nous voici de retour. Deux lettres du capitaine Just attendaient la princesse, car ils entretiennent une correspondance suivie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


20 avril 18…

Joies du ciel !.. je suis, je l’espère, sur la voie de la réhabilitation de la mère de Régina…

Ces lettres soustraites à la tombe, j’ai pu enfin les lire en partie, grâce à mes études solitaires et opiniâtres de la langue allemande, que j’ai reprises avec ardeur depuis mon entrée à l’hôtel de Montbar… Je devine, je pressens une partie de la vérité, encore à demi enveloppée de mystère…

Si je ne me trompe pas, de quel héroïque, de quel sublime dévoûment à l’amitié a été capable la courageuse mère de Régina !…


12 mai 18…

Les absences nocturnes du prince deviennent de plus en plus fréquentes ; après bien des nuits entièrement et vainement passées à la fenêtre d’une pièce inhabitée, d’où l’on découvre l’allée qui conduit à la petite porte du jardin, deux fois j’ai vu rentrer le prince, enveloppé d’un manteau ; le bon vieux Louis, qui va sans doute l’attendre à un endroit convenu, le soutenait. M. de Montbar gagne ensuite son appartement par une orangerie et un couloir où aboutit un escalier dérobé qui monte à la chambre de Louis, chambre contiguë au cabinet de toilette de son maître.

Depuis deux mois la santé de M. de Montbar semble s’altérer, peut-être par suite de ses dégradants excès ; il dîne maintenant rarement avec la princesse, prétextant des indispositions assez fréquentes pour se faire servir chez lui ; il est sombre, taciturne, il se néglige,… lui naguère si recherché dans sa toilette.

La correspondance de la princesse et du capitaine Just continue toujours. Ce matin encore, j’ai porté une lettre de Régina, qu’elle lui adressait à son régiment.

Long-temps j’ai tenu cette lettre entre mes mains, la contemplant avec un douloureux serrement de cœur et une amère curiosité. Un moment j’ai été sur le point de commettre un infâme abus de confiance… Heureusement j’ai résisté.

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Il n’importe… je sais qu’ils s’aiment… ils s’aiment… Oh ! que j’ai souffert… oh ! que je souffre à cette pensée !…

…… Allons ! courage, courage, pauvre cœur endolori ! le dénoûment de la passion de Régina approche, quel qu’il soit, cet événement sera décisif pour l’avenir de la princesse. Lors de cette crise… la plus grave de sa vie peut-être… je pourrai peut-être lui être utile encore ; une fois sa destinée fixée, j’aurai accompli mon devoir.


10 juin 18…

J’ai fait ce matin une rencontre qui m’a bien ému, car elle m’a rejeté loin dans le passé…

Je longeais le quai d’Orsay, assez désert à ce moment ; un homme pâle, maigre, à barbe inculte et d’une laideur singulière, vêtu de guenilles, mais ayant l’air doux et craintif, m’a tendu la main en tremblant ; il avait de grosses larmes dans les yeux, et il m’a dit tout bas d’une voix étouffée :

— Monsieur… Monsieur… pitié, s’il vous plaît…

Depuis que j’ai éprouvé les angoisses de l’homme timide et honnête réduit à tendre la main, je ne suis jamais indifférent à ces tristes requêtes : j’ai cherché dans ma poche une petite pièce de monnaie, et comme je la mettais dans la main de ce pauvre homme, en le regardant de plus près, sa laideur remarquable, et surtout ridicule, m’a fait tressaillir… Mille souvenirs se sont éveillés dans mon esprit… et je me suis écrié :

Léonidas Requin

C’était lui… Pauvre Léonidas ! quelle joie. Il a vu en moi un sauveur, je lui ai donné bien peu, mais du moins de quoi payer une huitaine d’un petit cabinet garni et être à l’abri de la faim durant ce temps ; j’ai quelques hardes qui le vêtiront convenablement, et je tâcherai d’intéresser à son sort Mme Astarté, la toute puissante femme de chambre de la ministresse.

« — Après avoir été homme-poisson, et vécu aussi misérablement que je viens de te le raconter brièvement, mon bon Martin, — m’a dit Léonidas, après un assez long entretien, — tu sens bien que j’accepterai quelque position que ce soit, pourvu qu’elle me donne un toit, un habit et du pain. »

Et quand je lui ai parlé d’une place de garçon de bureau, peut-être même d’huissier, le digne lauréat universitaire a souri mélancoliquement d’un air de doute, et m’a dit :

— Pourquoi pas grand-maître de l’Université, tout de suite ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis allé au ministère de la justice, Astarté n’y était pas ; j’y retournerai ; il faut absolument qu’elle place Léonidas.


17 juin 18…

Parmi les journaux que l’on reçoit à l’hôtel, la princesse lit communément le Journal des Débats. Tantôt, après le départ de Régina, j’ai trouvé cette feuille chez elle ; une demi-colonne environ, enlevée au moyen de ciseaux, manquait au journal. Assez surpris de cette circonstance, et sortant pour quelques commissions de la princesse, je suis entré dans un cabinet de lecture, j’ai demandé les Débats du jour, et voici ce que j’ai lu et copié à l’endroit que Régina avait enlevé de l’exemplaire de l’hôtel :

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« On lit dans un journal cette notice, que nous nous empressons de reproduire :

» On n’a pas oublié cet héroïque fait d’armes qui, en 1831, a eu tant de retentissement dans notre armée d’Afrique : un lieutenant du 1er régiment du génie, détaché avec vingt-cinq soldats dans un marabout, a résisté avec une incroyable intrépidité pendant deux jours et une nuit à l’attaque de deux ou trois cent kabyles : deux fois l’assaut a été tenté, deux fois il a été repoussé par l’héroïque lieutenant, à la tête de sa petite troupe, électrisée par son audace et par son exemple ; quoique blessé d’un coup de sabre au front et d’une balle à l’épaule, l’intrépide officier s’est retiré le dernier de la muraille, comme il s’y était élancé le premier. Lors de cet engagement, six soldats furent tués, trois autres assez grièvement blessés ; le soir du second jour, munitions et vivres manquaient aux assiégés ; la nuit venue, les Arabes allumèrent leurs feux et campèrent ainsi que la veille autour du marabout, comptant réduire cette poignée de soldats par la famine. Le lieutenant, décidé à faire une sortie et à tenter une trouée à travers les Arabes, réunit ses soldats, leur fait jurer de ne pas abandonner les trois blessés qui eussent été impitoyablement massacrés ; il électrise enfin tellement sa petite troupe que, sur le minuit, la sortie eut lieu, ce fut un terrible engagement à l’arme blanche ; mais grâce à l’épaisseur des ténèbres, au courage prodigieux des soldats du génie dont cinq tombèrent encore, les onze soldats restant et leur officier traversèrent le camp, et sauvèrent deux blessés sur trois qu’ils avaient emportés ; pendant la nuit qui protégea leur fuite, le lieutenant se relaya avec les soldats pour porter à son tour un sergent auquel il était fort attaché… Au point du jour, la petite troupe se rallia, s’attendant à être poursuivie et entourée ; heureusement elle rencontra deux bataillons d’infanterie, se rendant à Oran. Cet intrépide officier se nommait Just Clément ; déjà décoré sur le champ de bataille, pour une action d’éclat, il a été nommé capitaine pour ce nouveau fait d’armes.

» Mais M. le capitaine Just Clément, fils de l’illustre docteur Clément, n’est pas seulement un soldat intrépide, c’est encore un savant de premier ordre. Il a été nommé l’an passé membre de l’Académie des sciences à la majorité, dans la section de mathématiques ; il vient, nous assure-t-on, de faire une magnifique découverte, qui mettrait désormais les ouvriers des mines à l’abri de l’un des plus grands dangers qu’ils puissent courir dans leurs périlleux travaux ; il est, on le voit, bien peu de carrières aussi noblement remplies que celle de M. le capitaine Clément. Non content d’avoir plusieurs fois versé son sang sur le champ de bataille, d’être, quoique bien jeune encore, un des plus illustres représentants de la science, il vient de gagner un nouveau titre à l’intérêt public par une découverte qui doit préserver d’un danger redoutable des milliers d’ouvriers déjà voués à l’existence la plus dure et la plus laborieuse. »

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Je compris avec quelle joie, avec quel orgueil, Régina avait dû lire ces lignes si flatteuses pour Just.

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En parcourant machinalement un autre journal, mes yeux tombèrent sur ces lignes, que j’ai aussi transcrites :

« On nous écrit de *** (capitale d’un des États du Nord) :

» Le 8 de ce mois a eu lieu, sur le théâtre de la cour, une représentation dont le souvenir ne s’effacera pas de long-temps de la mémoire de ceux qui ont eu le bonheur d’assister à cette solennité dramatique.

» La célèbre Basquine, cette admirable tragédienne lyrique que nous avons eu le bonheur de pouvoir engager à notre Opéra royal, lorsqu’elle est arrivée d’Italie, la célèbre Basquine vient d’obtenir dans l’Armide, de Gluck, qu’elle a joué en présence de leurs Majestés, de la famille royale et de toute la cour, un de ces triomphes étourdissants qui font époque. Jamais dans ce pays aucun artiste national ou étranger n’a excité une admiration aussi universelle.

» Le Roi, pendant la durée de la représentation, a daigné quitter plusieurs fois sa loge pour aller témoigner à la grande artiste l’admiration qu’elle lui inspirait, et, après le dernier morceau du deuxième acte, notre gracieuse souveraine, cédant à un irrésistible enthousiasme, a jeté son bouquet sur la scène : l’exemple de sa Majesté a été suivi par toutes les dames de la cour, et un monceau de bouquets s’est élevé autour de la célèbre Basquine ; non contente de lui avoir donné cette marque si flatteuse de son auguste admiration, notre glorieuse souveraine a voulu complimenter elle-même la divine cantatrice, et, par un honneur insigne, inouï dans les fastes du théâtre, le Roi a daigné aller chercher Mlle Basquine sur la scène, et l’amener dans la loge du trône, LL. MM., ainsi que LL. AA. les princes et princesses de la famille royale se sont alors empressés de joindre les témoignages de leur enthousiasme à ceux de leurs augustes parents ; enfin, S. M. la Reine a bien voulu détacher de son cou un magnifique collier de pierreries, et l’attacher elle-même au cou de la grande artiste. Celle-ci, par un sentiment de respect et de convenance exquise, a gracieusement fléchi le genou devant notre gracieuse souveraine, en recevant une si haute faveur de sa main royale.

» Cette scène touchante, qui se passait pour ainsi dire à la vue de la salle entière, a été saluée par des acclamations unanimes que l’auguste présence de LL. MM. n’a pu contenir, et qui s’adressaient d’ailleurs non moins à l’inimitable artiste qu’à LL. MM., qui daignaient donner au talent, au génie, une marque insigne de leur royale admiration. »

» Il est inutile de dire que le plus grand monde de notre capitale se dispute les rares et précieux moments dont peut disposer en sa faveur l’illustre cantatrice : les plus grandes dames, les plus grands seigneurs s’empressent d’ouvrir leurs salons à la grande artiste, qui d’ailleurs sait joindre au génie, à la grâce et à une éblouissante beauté, la meilleure éducation, les manières les plus distinguées, et surtout empreintes d’un mélange de réserve et de dignité, qui prouve à la fois que l’illustre artiste a la conscience de ce qui est dû à son génie, et le sentiment de ce qu’elle doit aux personnes éminentes qui lui prodiguent tant de marques de leur sympathie et de leur admiration. »

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Ainsi Basquine, à force de travail, d’opiniâtreté, de foi dans le génie qu’elle sentait en elle, était parvenue en peu d’années à ce but poursuivi avec une indomptable énergie, à travers des misères, des dégoûts, des obstacles de toute sorte.

Mon cœur a bondi de joie, mes yeux se sont mouillés de larmes en lisant ces lignes… qui disaient la gloire retentissante, la renommée européenne, de ma petite compagne d’enfance… de Basquine, la pauvre fille du charron, de Basquine la saltimbanque, la vagabonde, la chanteuse des rues…

Partir de si bas, mon Dieu, et arriver si haut… Et cela seule, toute seule, la pauvre abandonnée… seule… Et le cœur flétri… corrompu… le cœur mort… qu’elle n’avait pas encore seize ans.

À cette réflexion ma joie s’est glacée malgré moi, mon cœur s’est serré. Hélas ! au milieu des enivrements de la gloire, au milieu de ces caresses royales, Basquine peut-être n’est pas heureuse… cette grâce, cet esprit, cette beauté, ce génie, cette renommée qui à cette heure retentit en Europe, ne devait être pour Basquine, disait-elle, — que des armes terribles pour accomplir sa vengeance à elle qui avait d’effrayantes représailles à exercer.

Si telle était toujours la secrète pensée de Basquine, la malheureuse enfant devait traîner une vie misérable, malgré l’éclat de ses triomphes. Hélas ! les pensées de vengeance… la vengeance, même satisfaite, ne laissent au cœur que tristesse et amertume…

Serait-il donc possible, mon Dieu, que la dégradation précoce où l’abandon et la misère ont jeté Basquine, ait fatalement flétri dans son germe une des existences les plus belles, les plus glorieuses qu’une femme puisse rêver ?

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Du moins je sais où est Basquine ; je pourrai lui écrire.

À la suite de cette notice sur Basquine, on lisait dans le même journal :

« À propos de ce juste hommage rendu, à l’étranger, à l’une de nos plus célèbres artistes, nous sommes heureux de pouvoir annoncer au public un nouveau volume de poésies de M. Balthazar Roger, qui le premier a chanté Mlle Basquine. Nous ne doutons pas du succès et du retentissement de ce nouvel ouvrage de M. Balthazar Roger dont la place est désormais marquée parmi nos poètes les plus illustres. »

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18 juin 18…

Quel est ce mystère ? depuis deux mois le prince reste presque continuellement enfermé chez lui ; un homme de quarante ans environ, à l’air grave, vient chaque matin, reste seul avec M. de Montbar pendant deux heures, et revient encore dans l’après-midi.

Plusieurs caisses de livres sont arrivées à l’hôtel. Le vieux Louis, naguères soucieux, accablé, paraît de plus en plus gai, le prince lui même semble calme, réfléchi, il sort rarement ; sa vie semble occupée, studieuse ; il vient quelquefois chez la princesse dans la matinée, mais la même froideur semble exister dans leurs rapports.

On a retiré du grand salon de réception, où il était exposé avec d’autres tableaux de famille, et l’on a transporté dans le cabinet du prince le portrait du maréchal prince de Montbar, à la fois homme de guerre et homme d’État, l’un des personnages les plus éminents, les plus justement célèbres de son siècle, et dont l’influence a été heureuse et grande sur les affaires publiques de ce temps-là.

Pourquoi le prince a-t-il fait transporter dans son cabinet le portrait de son illustre aïeul ? Est-ce pour s’inspirer de son exemple ? Comprendrait-il enfin le néant de la vie qu’il traîne ? quels changements cette nouvelle phase dans l’existence du prince apporterait-elle dans ses relations avec Régina ? Est-ce par un ressentiment de jalousie contre le capitaine Just, dont les travaux ont été dernièrement signalés à l’attention publique, que le prince a enfin conscience de sa nullité et de la position qu’il pourrait, qu’il devrait occuper dans le monde ?

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Ceci doit être pour moi l’objet de graves réflexions.

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— Que fait donc le prince, ainsi enfermé chez lui presque tout le jour ? — ai-je dit à Louis.

Le vieillard a secoué la tête d’un air satisfait et mystérieux, et m’a répondu :

— Il travaille…


19 juin 18…

Grâce à Dieu, le pauvre Léonidas Requin est désormais à l’abri du besoin ; une place d’huissier était vacante, et sollicitée par des personnages très-influents ; Astarté l’a emporté, cette excellente fille vient de me prévenir de la nomination de Léonidas.


20 août 18…

Plus d’un mois s’est passé depuis que le vieux Louis m’avait paru mystérieusement satisfait des nouvelles occupations de son maître. Le digne serviteur redevient triste, abattu. J’ai aussi remarqué que, depuis peu de temps, cet homme, qui venait chaque jour s’enfermer avec le prince, est venu d’abord moins assidûment, puis enfin ses visites ont complètement cessé depuis huit jours environ.

Le prince a repris son train de vie d’autrefois ; il reçoit très-souvent plusieurs de ses amis à déjeûner chez lui, le matin ; cela dure jusqu’à deux ou trois heures. Ces jours-là, M. de Montbar ne dîne pas à l’hôtel, et il ne rentre que fort tard dans la nuit. Il reste maintenant plusieurs jours sans entrer chez Régina ; ses excursions nocturnes redeviennent plus fréquentes que par le passé…

Je m’étais trompé.


22 août 18…

Tantôt je suis allé voir la vieille Suzon, la nourrice du capitaine Just. Il doit arriver bientôt… elle me l’a dit, il va passer un semestre à Paris.

Du courage, mon Dieu ! du courage…

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23 août 18…

Ce matin j’ai apporté à la princesse une lettre timbrée de Metz.

À midi, lorsque je lui ai servi le thé, elle m’a dit :

— Après-demain, vous veillerez à ce que toutes les fleurs de mon salon soient renouvelées dans la matinée.

J’ai compris, elle l’attend après-demain.


24 août 18..

Le prince est parti pour sa terre de Montbar à quatre heures du matin ; hier il n’a pas dîné à l’hôtel, il s’en va donc sans avoir fait ses adieux à Régina.

Ce brusque départ, la veille de l’arrivée du capitaine Just ?…

Cela est étrange.

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25 août 18..

Je dis comme autrefois disait Basquine : Il est des fatalités étranges.

Aujourd’hui a eu lieu l’entrevue de Régina et du capitaine Just, après plusieurs mois d’absence.

Voici ce qui m’est arrivé ce matin :

Il faisait un temps magnifique, un temps d’été capable de mettre la joie aux cœurs les plus tristes ;… pourtant ce soleil m’a semble terne, ce ciel, d’un bleu si riant, m’a semblé gris… j’ai pressenti une journée cruelle à passer.

Je suis entré à sept heures du matin dans l’appartement de la princesse ; à ma grande surprise je l’ai trouvée dans son parloir, habillée, prête à sortir.

Jamais peut-être Régina ne m’a paru plus jolie ; sa fraîcheur rosée défiait l’éclatante lumière du soleil qui éclairait en plein ce visage radieux d’amour et d’espérance ! ce teint pur, transparent, uni comme une glace, où l’on ne voit pas le moindre pli, n’offrait pas la moindre tache, la gerçure la plus légère ; les rayons vermeils le pénétraient, le doraient et rendaient son éclat plus éblouissant encore.

Ma maîtresse était vêtue avec une simplicité toute matinale, d’une robe d’étoffe d’été fond blanc à mille raies bleues ; un petit chapeau de paille doublé de taffetas rose laissait voir les épais et noirs bandeaux de ses cheveux ; au moment où je suis entré, elle s’enveloppait d’un léger schall de crêpe de Chine blanc. En se cambrant en arrière, et en se tournant à demi pour ramener cette écharpe sur ses épaules, ce mouvement donna à sa taille un charme si voluptueux… que je ne pus en détourner les yeux, malgré ma résolution de fuir désormais ces dangereux enivrements.

— Je vais moi-même choisir les fleurs chez la fleuriste, — m’a dit Régina, — elle ne m’enverrait pas ce que je désire ;… si on les apporte avant mon retour… vous m’attendrez pour les arranger…

— Oui, Madame la princesse.

Et je la précédai pour lui ouvrir la porte de l’appartement qui donnait sur le grand escalier.

Je l’ai vu descendre vive… légère… ailée… si je puis dire… car ses petits pieds chaussés de brodequins noirs posaient à peine sur les larges degrés de marbre.

— Peut-être, — me suis-je dit en tressaillant, — elle court à un rendez-vous que lui a donné le capitaine pour le jour de son arrivée.

À cette pensée, il m’a semblé qu’une main de fer me broyait le cœur… et, pour accroître cette torture, mon imagination m’a retracé toutes les folles ardeurs de ce rendez-vous…

Il est des fatalités étranges, comme disait Basquine…

J’étais sous le terrible charme de cette vision, elle exaspérait tout ce que j’avais d’amour, de haine, de jalousie dans le cœur, lorsque j’entendis Mlle Juliette m’appeler et me dire ;

— Martin… voulez-vous être bien aimable ? c’est de venir m’aider à faire la chambre à coucher de Madame…

— Certainement, — lui dis-je.

Et je suivis Mlle Juliette, avec cette résolution que l’on met souvent à pousser à bout son mauvais sort.

Je n’étais jamais jusqu’alors entré dans la chambre à coucher de ma maîtresse… et c’est aujourd’hui… aujourd’hui, que j’y suis entré pour la première fois…

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Je n’étais jamais entré dans la chambre de la princesse, parce que, grâce à un sentiment de réserve très-rare, même parmi les personnes les mieux élevées et du plus grand monde, Régina tenait expressément à ce que ses femmes seules fissent le service de sa chambre à coucher, et y apportassent même le bois de sa cheminée. Elle veillait elle-même à ce que ces ordres fussent rigoureusement suivis, car, sauf sa visite matinale à la prétendue femme paralytique et sa sortie d’aujourd’hui, je n’ai jamais vu ma maîtresse quitter l’hôtel avant une ou deux heures.

Je suis donc entré avec Mlle Juliette dans cette chambre, dont j’avais vu quelquefois l’intérieur se réfléchir dans le miroir du salon de tableaux… Rien de plus simple et conséquemment de meilleur goût ; elle est tendue d’étoffe de cachemire orange clair, rehaussé de câbles de soie bleue ; le bois du lit disparaît sous une ouate épaisse, recouverte d’étoffe pareille à la tenture ; les rideaux seuls sont de mousseline blanche brodée, ainsi que les doubles rideaux des fenêtres ; les meubles, de bois des îles, sont incrustés de marqueterie de couleurs variées ; le cabinet de toilette et de bains est tendu en ancienne étoffe perse, fond gris, à gros bouquets de roses ; la baignoire est de marbre blanc, assez éloignée du mur ; un épais tapis, à palmettes variées, couvre le plancher de ces pièces.

D’abord, je me suis félicité de n’être pas entré seul dans cette chambre : j’aurais craint pour moi ces entraînements insensés, dont le parloir de ma maîtresse est si souvent le théâtre ; bientôt je m’aperçus qu’il eût mieux valu pour moi être seul… qu’en compagnie de Mlle Juliette, car son langage indiscrètement ingénu, suite de ses habitudes et de ses fonctions de femme de chambre, me fit connaître un nouveau tourment : celui-là je devais le subir, le visage insouciant.

— Vous êtes vraiment bien aimable de m’aider, Martin, — m’a dit Mlle Juliette, — le coup de main que vous allez me donner va joliment m’avancer, car c’est aujourd’hui le jour de la blanchisseuse, je comptais écrire mon linge ce matin de bonne heure, mais Madame m’a sonnée si tôt… à cinq heures, vous jugez… je dormais encore.

— C’est bien tôt, en effet.

— Voyons, commençons d’abord par changer les taies d’oreillers et les draps, car vous ne savez peut-être pas que Madame a la manie d’avoir son lit blanc et frais tous les jours, — me dit Mlle Juliette en me donnant un des oreillers à dégager de son enveloppe de batiste garnie de dentelles, tandis qu’elle dégageait l’autre tout en parlant.

— Vraiment ? — lui dis-je en touchant d’une main tremblante ce fin tissu où avait reposé la tôle de ma belle maîtresse.

— Mon Dieu ! oui, — reprit Mlle Juliette, — Madame veut qu’on lui mette des draps blancs tous les jours ; au fait ça n’a rien d’étonnant, on change bien de chemises tous les jours, n’est-ce pas, Martin ?

— Sans doute.

— Et puis, de cette manière-là, Madame est sûre que son lit n’est pas fait à l’anglaise ?

— Comment ?… à l’anglaise ?

— Vous ne savez pas ça ? nous appelons faire un lit à l’anglaise quand on ne se donne pas la peine d’ôter les draps de dessus le matelas.

— Ah ! je comprends.

— Mais alors, ça fait des bourrelets terribles dans le lit, et Madame a la peau si sensible, si fine, qu’elle se marque même au plus petit pli de sa chemise de batiste sous son corset. À propos… de chemise, donnez-moi la sienne de cette nuit,… là… sur le pied du lit. Je vais la mettre avec les taies d’oreiller.

Je fis ce que me demandait Mlle Juliette.

Mais lorsque j’eus pris cette toile légère et douce, toute parfumée de la senteur d’iris et de verveine, particulier à Régina, mes deux mains se crispèrent soudain par un mouvement involontaire et si passionné, que la femme de chambre me dit en riant :

— Mais donnez donc, Martin, comme vous la tenez, cette chemise !

— C’est que… je craignais de… la laisser tomber, — dis-je en balbutiant.

Heureusement Mlle Juliette partit d’un éclat de rire et me dit sans remarquer mon trouble :

— Ah çà ! est-ce que vous croyez que ça se casse comme du verre ?

— Vous avez raison… mais… c’était à cause des dentelles.

— Les dentelles ne sont pas plus fragiles ; vous autres hommes vous ne connaissez rien à cela ; maintenant, ôtez les draps du lit pendant que je vais déplier les blancs.

Et d’une main agitée je touchai la couverture de soie et les draps de ma maîtresse… Pourtant… malgré l’âcre volupté que j’éprouvais… découvrir ce chaste lit me parut une action indigne, sacrilège… ma main hésita… mais Juliette me dit :

— Vite, vite, Martin… dépêchons-nous.

Alors j’ai enlevé la couverture… Sur l’épaisseur un peu ferme du matelas recouvert de taffetas orange, de légères dépressions indiquaient la place naguère occupée par ma maîtresse… je tournais le dos à Mlle Juliette… en retirant le drap, j’y ai attaché mes lèvres… mes genoux ont failli se dérober sous moi.

— Allons, voilà les draps dépliés, — me dit ma compagne, — retournez bien à fond les matelas, s’il vous plaît, Martin, et puis nous étendrons les draps.

Puis, Mlle Juliette ajouta avec un soupir de commisération :

— Ah ! pauvre femme !

— À qui en avez-vous, Mademoiselle Juliette ?

— Tiens… je parle de Madame… Vous croyez que, belle, jeune… et… et… enfin pleine de santé comme elle est, ça doit lui être agréable de dormir comme ça seule depuis si long-temps…

— Ah !… je ne savais pas…

— C’est pourtant assez facile à voir que le prince est de plus en plus mal avec Madame… Voilà plus d’un an que la porte de communication avec l’appartement de Monsieur est verrouillée… et rouillée, allez…

— J’ignorais cela… vous concevez…

— Oh ! mais, nous autres, nous savons bien des choses… Aussi, Martin, je vous jure que je peux bien dire, en parlant de Madame :… pauvre femme !

Cette conversation… dans cette chambre, auprès de ce lit, me faisait un mal affreux.

Espérant y couper court, je dis à Mlle Juliette :

— Voici le lit terminé… avez-vous encore besoin de moi ?

— Je crois bien… et vider la baignoire, donc ! La soupape est dérangée ; il faut tenir le cordon à la main pour que l’eau s’écoule tout-à-fait, c’est ce qui me ferait perdre le plus de temps.

— Madame est sortie de si bonne heure, que je ne croyais pas…

— Qu’elle eût pris son bain ? Ah ! bien oui, comptez qu’elle y manque jamais… D’ailleurs, dans ce temps-ci, il est bientôt prêt, son bain ; Madame le prend froid… Aussi, allez, quand je la sors de cette eau parfumée de verveine pour lui jeter sur les épaules de la poudre d’iris… Madame a la peau si fraîche, malgré la chaleur… mais si fraîche et si ferme, qu’on dirait que l’on touche du marbre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! femmes !… femmes ! jeunes et belles ! que vous soyez chastes ou amoureuses de votre mari ou de votre amant… plus vous serez chastes, plus vous serez amoureuses, plus votre chambre à coucher doit être impénétrable à tout serviteur, sinon… le plus modeste comme le plus grossier souillera malgré lui de ses regards, de ses pensées, de ses désirs, ce sanctuaire pudique et sacré. À ce seul soupçon, ne deviendrez-vous pas pourpres de confusion devant cet homme ?… oh ! vous ne savez pas quels égarements terribles peut causer votre insouciance de cette réserve.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le souvenir de ce qui s’était passé dans la chambre à coucher de Régina avait laissé en moi tant de jalousie douloureuse, d’envie, de haine contre le bonheur du capitaine Just, que, pour la première fois, une tentation infernale m’a traversé l’esprit…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette pensée infâme ne me serait jamais venue, je crois, sans le rapprochement fatal de l’arrivée du capitaine Just, le jour même où l’ardeur sensuelle de mon fol amour venait d’être exaltée jusqu’au vertige par une de ces conséquences de ma domesticité, auxquelles pourtant je tâchais toujours d’échapper… sachant combien alors ma raison se bouleversait.

Le capitaine Just est arrivé à deux heures, l’air si profondément heureux que mes soupçons au sujet du rendez-vous du matin, devinrent pour moi une cruelle certitude… et pourtant je dois le dire, je me trompais, je l’ai su plus tard, Régina était pure.

— Bonjour Martin, — m’a dit affectueusement le capitaine, — je suis aise de vous revoir…

Le bonheur rend si familier, si cordial, pensai-je.

Et je repris tout haut :

— Vous êtes bien bon, Monsieur Just.

— Mais je vous trouve pâle, changé, Martin, est-ce que vous avez été malade depuis mon départ ?

— Non, Monsieur Just… je me porte bien ; mais, voyez, il y a des jours comme cela… où l’on a moins bon visage.

— Et vous vous plaisez toujours ici, j’espère ?

— Oui, Monsieur Just.

— Tant mieux… la princesse est chez elle ?

— Oui, Monsieur Just.

Non, m’était venu aux lèvres ; c’était stupide… mais le bonheur de cet homme me révoltait.

J’ai précédé le capitaine ; je l’ai annoncé à Régina.

Il a marché vivement vers elle. Elle lui a tendu la main ; puis, me voyant rester immobile auprès de la portière que je venais de soulever, elle m’a regarde d’un air surpris et m’a dit :

— C’est bien…

Just s’est aussi retourné vers moi…

J’ai senti combien ma persistance à demeurer là était absurde ; je me suis retiré, l’envie et la rage au cœur.

Soudain la voix de la princesse m’a rappelé.

— Martin, relevez cette portière ; il fait si chaud, que l’air du salon entrera ici.

J’ai obéi avec un dépit concentré, car je me proposais, quoi qu’il pût en arriver, de rester dans le salon et d’écouter à travers la portière, afin de ne plus avoir aucun doute… — Les premiers mots d’un tête-à-tête qui suit un rendez-vous sont tellement significatifs ! — avais-je pensé ; mais l’ordre de la princesse rendait mon espionnage impossible, la pièce où je me tenais d’habitude étant séparée du parloir par un très-grand salon.

Je trouvai sur ma table deux lettres pour la princesse, apportées sans doute par le concierge pendant mon absence du salon d’attente ; je pris ces lettres avec une joie méchante. — Je pourrai du moins deux fois, — me dis-je, — interrompre leur doux entretien…

Je me réjouis d’abord en songeant que les portières étaient relevées, et que Just et Régina, sachant que je pouvais entrer d’un moment à l’autre, devaient souffrir de la gêne ainsi imposée à leurs épanchements ; mais je réfléchis que, pour deux amants, cette gêne même avait un charme irritant ; alors ma funeste tentation m’est revenue à l’esprit… En vain j’ai voulu la fuir… elle m’a dominé… Alors je l’ai analysée, pesée, envisagée sous tous ses aspects avec le sang-froid de l’homme qui médite le suicide… Puis, me révoltant de nouveau contre cette idée affreuse, je me suis levé ; j’ai marché, tâchant de calmer mon agitation… J’ai regardé la pendule. Ils étaient ensemble depuis une heure ! — Allons, — dis-je en prenant une des lettres récemment apportées : — Je vais les contrarier…

Et sans réfléchir que ma pâleur, que mon émotion pouvaient me trahir, j’entrai brusquement dans le salon, tenant la lettre à la main.

Il m’a semblé entendre un brusque et léger mouvement, car la porte du parloir se trouvant en face de la fenêtre, je ne pouvais, en traversant le salon, apercevoir Just et Régina dans le renfoncement où ils se tenaient ; lorsque j’entrai, Régina était dans un fauteuil, et lui assis près d’elle sur une petite chaise basse. Les joues de ma maîtresse étaient légèrement colorées… Lui, je ne le voyais que de dos.

— Que voulez-vous ? — m’a dit la princesse avec une impatience contenue.

— C’est une lettre qu’on vient d’apporter pour Madame…

Et je la lui ai présentée de la main à la main, ayant dans mon trouble oublié de mettre, selon l’usage, cette lettre sur un plateau. Régina ne m’a fait aucune observation sur mon oubli ; mais j’ai remarqué sa répugnance presque imperceptible lorsqu’elle a pris cette lettre de ma main ; puis elle m’a dit avec un accent significatif : — C’est bon…

— Il n’y a pas de réponse, Madame la princesse ?

— Non, — m’a-t-elle répondu avec une impatience croissante, — cela suffit…

Maladroit valet, vous ne deviez pas venir, mais ne revenez plus, pensait-elle sans doute.

Toucher ma main… la main d’un laquais la répugne, me dis-je en ressentant avec amertume cette humiliation qui, un autre jour, m’eût été sans doute indifférente…

Alors la tentation infâme m’est revenue à la pensée plus pressante que jamais.

— Comme je serais vengé de tout ce que j’ai souffert !!… — me suis-je dit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me suis souvenu de cette conversation lors du thé chez Mlle Juliette, dans laquelle Astarté, parlant des remarques faciles aux valets de chambres, disait qu’ils pouvaient parfois tirer de significatives inductions des mains gantées en entrant et dégantées en sortant ; j’avais remarqué que le capitaine, portant encore son demi-deuil, était ganté de gris ; en apportant la première lettre afin de méchamment interrompre l’amoureux entretien de Just et de Régina, toute mon attention s’étant concentrée sur ma maîtresse, je n’avais pas observé si lui s’était déganté.

Un quart-d’heure s’était à peine passé depuis ma fâcheuse interruption, je mis la seconde lettre sur un plateau ; cette fois j’entrai de nouveau.

— Qu’est-ce donc encore ? — m’a dit sévèrement Régina.

— Une lettre pour Madame…

— Vous m’apporterez mes lettres quand je vous sonnerai… — a-t-elle ajouté d’un ton sec et dur, sans prendre la lettre que j’apportais.

Je sortis en balbutiant une excuse ; les mains du capitaine Just, aussi blanches que celles de Régina, n’étaient plus gantées.

Elle ne répugne pas à presser les mains de Just dans les siennes, — ai-je pensé.

En vérité, qu’à cette heure j’écris de sang-froid ces choses puérilement odieuses, je suis à concevoir encore de quel vertige je devais être frappé dans cette funeste journée… je me le demande ?… et pourtant je le sais, mais je n’ose me l’avouer, hélas ! les ferments d’une ardeur coupable, honteuse, long-temps combattue, mais exaltée par la fatale scène du matin, bouillonnaient en moi et obscurcissaient ma raison.

Et ma maîtresse ignorait cela ? ne pouvait pas se douter de cela ? — Un laquais aimer une femme jeune et charmante auprès de laquelle il vit sans cesse dans une intimité forcée ? Est-ce que c’est possible ? Est-ce que ces gens-là ont un cœur, des sens… quand ça aime, ça n’aime, que ses pareilles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le capitaine Just est parti à cinq heures moins un quart, ils sont restés près de trois heures ensemble. Il n’importe à Régina, le prince est absent.

Elle a demandé sa voiture pour huit heures, afin d’aller se promener le soir aux Champs-Élysées selon son habitude. Elle y verra sans doute son amant ; elle m’a dit après dîner :

— Soyez ici à onze heures, jusque-là disposez de votre soirée si vous le voulez… et une autre fois, ne m’apportez donc jamais mes lettres, qu’après le départ des personnes qui sont chez moi.

— Oui, Madame la princesse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Poursuivi par la terrible tentation, j’ai voulu sortir, espérant que la marche, que le grand air, que la lassitude calmeraient mes esprits.




CHAPITRE IX.


journal de martin (Suite).


La soirée était magnifique ; je suis allé aux Tuileries, sous les grands marronniers qui entourent un parterre oblong tout planté de roses et de résédas.

La solitude, l’ombre épaisse de ces beaux arbres, la senteur des fleurs, la tiédeur de l’air, la vue de quelques couples amoureux se promenant lentement dans cette partie déserte et sombre du jardin, tout ce qui m’entourait enfin me ramenait aux pensées que je voulais fuir…

J’ai quitté les Tuileries, et suivi les quais et le bord de la Seine au long du Cours-la-Reine

La fatalité me poursuivait…

La nuit était venue… douce, splendide, étoilée….

À chaque pas, je ne vis encore de ce côté que des scènes d’amour…

Sur la berge de la rivière, des ouvriers et des grisettes allaient et venaient les bras entrelacés, tandis que d’autres causaient assis sur le gazon de la rive.

Je gagnai les obscures allées du Cours-la-Reine.

Là, presque chaque banc recevait un couple que je distinguais à peine par la blancheur de la robe des femmes… de vagues bruits de baisers, de soupirs, des mots dits tout bas, venaient encore me poursuivre… Tout dans cette fatale soirée ne respirait que tendresse, plaisir et volupté…

Je m’éloignai de ces lieux trop dangereux pour moi ; et voulant encore échapper à ces tableaux qui embrasaient mon sang, j’ai traversé la place de la Concorde et suivi la rue Saint-Honoré…

La lune alors brillait au ciel ; les fenêtres de beaucoup de maisons étaient ouvertes, et à plus d’un balcon obscur, tandis que l’intérieur de l’appartement était lumineux, je vis, à la clarté de la lune, qui les éclairait doucement, des hommes et des femmes, accoudés sur les rampes de fer, causer de si près… de si près… que leurs chevelures se confondaient…

Que dirai-je ? mon Dieu !… ces pauvres malheureuses créatures, que le vice jette à la nuit sur les trottoirs, et dont la vue est ordinairement si révoltante pour moi, venaient encore, par leur figure provoquante, par leur démarche lascive… attiser le feu dont j’étais consumé.

Ma tête s’égara de plus en plus… De ce moment la tentation maudite dont j’étais obsédé depuis le matin, s’empara complètement de moi…

Je suis entré dans une boutique, j’ai acheté une bouteille d’eau-de-vie, et je suis rentré à l’hôtel.

Il était dix heures et demie ; j’ai caché la bouteille d’eau-de-vie dans un coin de la pièce où je me tiens d’habitude, et j’ai attendu le retour de la princesse.

À onze heures un quart, elle est rentrée.

Lorsque je lui ai eu ouvert la porte, elle m’a dit :

— Vous pouvez vous retirer, je n’ai plus besoin de vous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me suis retiré, en effet.

J’ai, selon la coutume, éteint les lumières du parloir du salon et de la pièce d’attente, dont j’ai ouvert et refermé la porte avec bruit, comme si je sortais ; mais, au lieu de sortir, je suis resté dans l’appartement, dont j’ai intérieurement fermé la porte à double tour, puis, blotti dans l’ombre… j’ai attendu que minuit eût sonné.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Énumérer les pensées qui m’ont agité pendant cette heure d’attente et d’orage, m’est impossible… Autant nombrer les flots d’un torrent.

La seule idée fixe, ardente, qui, brûlant en moi d’un feu sombre, domina toutes les autres, fut celle-ci :

— Régina va être à moi… par surprise et par force !

C’était un crime infâme ! je le sais, un crime plus infâme encore que celui que le comte Duriveau avait voulu commettre. Je l’avoue… car ma maîtresse dormait paisible, confiante sous ma garde… sous ma garde à moi, que mon bienfaiteur avait placé près d’elle, comme un serviteur dévoué, comme un gardien tutélaire…

Oui, ce crime était infâme, mais j’étais ivre, mais j’étais fou, mais j’étais poussé par les sauvages appétits de la bête fauve.

Et pour que cette infamie fût complète dans son horreur… je trouvais moyen de la justifier à l’aide de je ne sais quelle féroce hypocrisie.

— « Aucun de ceux que Régina aime ou qu’elle a aimés, — me disais-je, — n’a fait pour elle ce que j’ai fait, moi ! et lorsque, dans la stupeur et l’épouvante où va la jeter mon attentat, elle sera là, brisée, suppliante, je lui dirai :

— « Voilà dix ans que je vous aime, entendez-vous ! et je l’ai prouvé quoique vous l’ignoriez… Sachez-le donc, à la fin !

» Vous aviez un culte pour le tombeau de votre mère… pendant dix ans, j’ai soigné religieusement ce tombeau.

» Vous alliez devenir la femme… la victime d’un homme indigne, j’ai démasqué cet homme.

» Vous alliez tomber dans un horrible guet-apens, je vous ai envoyé un libérateur.

» La réhabilitation de la mémoire de votre mère vous rendrait le cœur de votre père, vous remplirait l’âme de bonheur et d’orgueil ; cette réhabilitation est entre mes mains.

» Avez-vous quelques scrupules de tromper votre mari ? je mettrai votre conscience en repos, en vous prouvant que votre prince vous a quittée pour se plonger dans une fange immonde.

» Vous aimez votre amant. Qu’a-t-il fait ? il s’est battu pour vous ? Eh ! voilà dix ans, moi, que je lutte pour vous, que je lutte seul et du fond de mon obscurité ; si l’homme que j’ai démasqué pour vous sauver de lui, ne m’avait pas traversé le cou d’une balle et rendu aveugle pendant un an, vous n’auriez pas non plus épousé votre prince.

» Voilà ce que j’ai souffert et fait pour vous, moi ; mais l’heure est venue où la conscience de mon dévoûment ignoré ne me suffit plus. Orgueilleuse princesse… vous n’aimerez jamais un laquais, vous ne le pouvez pas, je le sais, quoiqu’il l’ait mérité à force de sacrifices et d’amour. Eh bien ! le laquais pourtant vous possédera, et après il se tuera… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, pendant cette heure maudite, j’ai pensé tout cela sincèrement.

Minuit a sonné.

Voulant étourdir un dernier remords, j’ai vidé d’un trait le quart de la bouteille d’eau-de-vie, et je me suis dirigé vers la chambre à coucher de Régina, la tête perdue, mais le pas assuré, la main ferme, l’oreille au guet, l’œil alerte.

La lune jetait de grands rayons lumineux dans le salon, dans le parloir et dans la galerie de tableaux.

Cela m’a éclairé jusqu’à la chambre à coucher.

J’ai écouté, je n’ai rien entendu… rien…

Si Régina était éveillée, j’étais perdu… Elle pouvait saisir le cordon de la sonnette… J’ai regretté de ne pas l’avoir coupé le soir…

Si, en ouvrant la porte, je réveillais Régina… j’étais encore perdu…

Un moment j’ai hésité de nouveau… puis, entraîné par d’enivrants souvenirs, résolu de mourir… j’ai donné à la serrure un seul tour de clé rapide et net.

Les battements de mon cœur se sont arrêtés ; j’ai écouté… rien… pas le moindre bruit…

Alors j’ai doucement ouvert la porte.

La chambre était éclairée par une lampe d’albâtre placée sur la cheminée.

Régina dormait.

Elle dormait si profondément que, grâce à l’épaisseur des tapis, j’ai pu m’approcher assez près de son lit pour entendre son souffle doux et paisible…

La nuit était étouffante… Régina, ses grands cheveux noirs dénoués, dormait dans un désordre qui m’ôta le peu de raison qui me restait… Au moment de me jeter sur ma proie, j’ai machinalement regardé de côté et d’autre d’un œil oblique, comme si j’avais craint qu’il n’y eût quelqu’un là, quoique je fusse sûr d’être seul… Dans ce mouvement de tête, mes yeux se sont arrêtés soudain sur le miroir de la cheminée, assez vivement éclairé par la lampe d’albâtre…

Dans cette glace, j’ai vu une figure livide, dont l’expression était si hideuse, si féroce que, dans mon épouvante, augmentée du délire de mon imagination, je suis resté pétrifié… fasciné devant cette effroyable vision… puis ma raison s’est réveillée…

Cette figure livide, qui m’épouvantait… c’était la mienne.

Expliquer maintenant comment un éclair de raison a suffi pour illuminer l’abîme où j’allais tomber et m’en montrer l’horreur… expliquer par quel phénomène j’ai brusquement reculé devant l’assouvissement des plus exécrables passions, en les voyant éclater sur mon visage, en traits hideux, en voyant pour ainsi dire écrit sur ma face, l’infamie de l’acte que j’allais commettre… expliquer enfin comment ce dicton vulgaire : — si vous vous voyiez… vous vous feriez peur, — a décidé de mon sort et de celui de Régina dans ce moment suprême… Expliquer tout cela, m’est impossible… car, à cette heure encore, cette révolution subite dans mes esprits est inexplicable pour moi.

Ce dont je me souviens seulement, c’est qu’à ma sauvage audace succéda une si grande terreur d’être surpris là par Régina que, presque défaillant, j’eus à peine la force de quitter la chambre, de refermer doucement la porte et de gagner le parloir où je tombai sans connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand je revins à moi… les premières lueurs du soleil si matinal en cette saison, empourpraient la cime des grands arbres du jardin ; il devait être trois heures du matin…

Le plus profond silence régnait toujours dans l’appartement.

Je me suis hâté d’en sortir, j’ai ouvert et refermé doucement la porte extérieure, tout dormait encore dans la maison. J’ai regagné ma chambre sans bruit et sans rencontre ; une fois chez moi, je me suis jeté sur mon lit en fondant en larmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’épreuve a été terrible, mais décisive…

Tout ce qu’il y avait d’impur, de coupable dans mon amour pour Régina, a disparu pendant cette nuit fatale.

L’ardeur de ces bouillonnements impétueux a dégagé l’or de ses scories… À jamais enfoui dans mon cœur, ce divin amour y restera désormais inaltérable et pur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque j’ai servi, le matin, le thé de Régina, elle m’a dit :

— Martin… vous n’avez pas entendu de bruit cette nuit dans l’hôtel ?

— Non, Madame la princesse.

— C’est singulier, — a-t-elle ajouté, — il m’avait semblé entendre, vers les trois heures du matin, fermer la porte de l’appartement qui donne sur le grand escalier.

— Je ne me suis aperçu de rien, Madame la princesse, j’ai trouvé ce matin la porte de l’antichambre fermée comme je l’avais fermée hier soir.

— Alors je me serai trompé ; du reste, vous emportez toujours la clé avec vous, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame la princesse.

— C’est plus prudent, ne l’oubliez jamais.

— Non, Madame la princesse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


30 août 18…

Régina aime passionnément Just, mais elle n’est pas coupable ;… j’en ai acquis aujourd’hui la certitude… Ce rendez-vous du matin, auquel je croyais, n’existait que dans mon imagination ; elle a emmené sa fleuriste avec elle en fiacre pour parcourir diverses serres renommées, et y moissonner les plus belles fleurs ; elle est arrivée chez sa fleuriste à huit heures et demie du matin, et l’a ramenée à sa boutique à onze heures. Une demi-heure après, la princesse était à l’hôtel.

J’ai été profondément heureux de reconnaître mon erreur ; dans ce bonheur il n’est pas entré la moindre satisfaction jalouse…

La journée et la nuit d’avant-hier me rendent trop honteux envers moi-même… J’ai trop à expier pour ne pas désormais employer toutes les forces de ma volonté à dompter ce qui s’éveillerait encore en moi de coupable ou de mauvais.

À cette heure, j’en suis convaincu, un retour de Madame de Montbar vers le prince est aussi impossible qu’un retour de lui vers sa femme. Régina est entraînée sur la pente de la passion… sa destinée s’accomplira. Elle a trop de fierté pour accepter une vie de fourberie et de déloyauté ; à un jour donné… elle fuira avec Just,… j’en suis certain. Je suis certain aussi… qu’elle trouvera le bonheur dans cet amour. Just est capable d’inspirer et de se montrer digne d’un sacrifice tel que celui que Régina lui fera nécessairement.

J’attendrai… quoique Régina soit envers moi de la plus extrême réserve sur tout ce qui touche le capitaine Just, une fois arrivée à l’extrémité que je prévois, la princesse aura besoin de moi… Jusqu’alors je veillerai… sur elle… et sur lui.

Si quelque danger les menace, je saurai le prévenir…

Régina pourra d’ailleurs peut-être se passer de mon dévoûment ; dès que je la saurai tout-à-fait sous la protection du loyal et généreux amour de Just, tranquille alors sur l’avenir de ma maîtresse, ma mission sera accomplie… je retournerai auprès de Claude Gérard.


29 septembre 18…

J’ai interrompu depuis long-temps ce journal… À quoi bon ?… ils s’aiment, la passion les enivre, les emporte. Ils vivent pour eux seuls…

Régina porte le front trop haut et trop superbe pour être coupable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le prince est toujours absent ; il a quitté sa terre pour faire un voyage aux Pyrénées ; on ne l’attend pas avant le mois de novembre.

Heureusement, toutes les personnes de la société de la princesse sont à la campagne ; ma discrétion est à l’épreuve ; nul, je le crois, n’a pénétré l’amour de Régina ; Just ne vient à l’hôtel que deux ou trois fois par semaine, ainsi que l’autorisent des relations amicales. Les autres jours, profitant de cette magnifique saison, Régina et lui se retrouvent dans des jardins peu fréquentés, au Luxembourg, au Jardin-des-Plantes, au parc de Monceau, d’autres fois au bois de Boulogne, souvent aussi au Musée… Je le sais, j’ai plusieurs fois suivi Régina ; pour justifier ses fréquentes et longues absences, elle a prétexté d’un portrait pour lequel elle donne séance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


5 décembre 18…

Depuis quelques jours Régina perd de sa sérénité passée ; je l’ai souvent surprise triste, préoccupée, profondément abattue ; mais, à la vue de Just, ses traits s’épanouissent et redeviennent souriants, radieux.

Le prince, au retour de son voyage des Pyrénées, est allé passer un mois à la terre du marquis d’Hervieux… Nul doute que l’arrivée de M. de Montbar, que l’on attend vers la fin du mois, ne cause les anxiétés de la princesse. Elle prévoit que le moment de prendre un parti décisif approche. J’ai d’ailleurs entendu quelques paroles bien significatives qu’elle disait à Just ; ces paroles, les voici :

Tout… ou rien… toujours… ou jamais !

Je connais la décision du caractère de Régina, l’avenir et le passé de son amour sont dans ces mots-là.


19 décembre 18…

Mme Wilson qui était, je crois, à demi confidente de l’amour de la princesse, est retenue à la campagne par une grave maladie de sa fille Raphaële ; la correspondance de ma maîtresse avec Mme Wilson devient de plus en plus fréquente.


20 janvier 18…

Le prince est arrivé depuis plusieurs jours ; chose incompréhensible pour moi, il est absolument le même pour Régina qu’avant son départ, poli, mais railleur et froid, il évite seulement avec une affectation marquée toutes les occasions de parler du capitaine Just.

Le retour du prince a eu au contraire une visible influence sur Régina ; sa préoccupation, sa tristesse, son agitation sont devenues extrêmes. Une crise est imminente, elle le sent, de grands événements domestiques se préparent ici.

Je redouble de surveillance… Régina ne se confie pas à moi… c’est à moi d’agir au besoin sans elle et pour elle.


2 février 18..

Je suis effrayé de la puissance que j’ai à cette heure entre les mains…

Hier soir, après des efforts de pénétration incroyables, des démarches inouïes, j’ai enfin obtenu la dernière preuve dont j’avais besoin pour rendre la réhabilitation de la mémoire de la mère de Régina évidente, palpable, flagrante.

Cette femme est morte martyr du plus admirable dévoûment dont l’amitié ait jamais été capable… Jamais la religion du serment, de la promesse jurée, ne s’est montrée plus héroïque.

Les preuves de ce que je dis, je les ai là, devant moi, sur cette table…

J’ai touché ce but poursuivi par moi depuis si long-temps, et, au lieu d’une joie céleste, c’est de la frayeur que je ressens.

Inspirez-moi, mon Dieu ! car du secret que je tiens, peut dépendre la destinée de trois personnes, de Régina, — de Just, — de M. de Montbar.

Et voici comment :

Avant-hier et hier Régina a été plus inquiète, plus absorbée que jamais.

Après une assez courte entrevue avec son mari, elle a écrit une grande partie de la journée ; cependant, elle ne m’a donné aucune lettre à porter.

Étant entré dans son parloir, pour apporter du bois, je l’ai vue jeter dans la cheminée plusieurs papiers déchirés et froissés ; en avivant le feu, j’ai trouvé moyen de pousser de côté, sous des cendres, plusieurs fragments de papier écrits de sa main et froissés en boule ; elle ne s’est aperçue de rien. Lorsqu’elle est sortie je suis venu en hâte, j’ai pu retirer les papiers, à demi brûlés, j’y ai trouvé les passages d’une lettre ou d’un brouillon de lettre adressée à Mme Wilson, alors absente de Paris.

Ces fragments d’une lettre de la princesse à Mme Wilson, les voici :

— « .   .   . Je viens d’avoir une explication avec mon mari : il sait tout.   .   .   .   .   du reste, je l’ai trouvé.   .   .   .   .   .   .   . Avant trois jours tout doit être décidé.   . Jugez si j’aurais eu besoin de vous voir, de me consulter avec vous ! J’ai la tête perdue ;… mais, je le sais, vous ne pouvez quitter votre pauvre enfant et venir à Paris.   .   .   .   . Aussi je.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

» Ma perplexité est affreuse ; fuir avec Just, lui consacrer ma vie, accepter le sacrifice de la sienne, nous retirer dans quelque retraite obscure pour y vivre et y mourir heureux, ignorés, oubliés : ce serait le ciel… Just est le seul au monde à qui je confierais ainsi ma destinée..... Pourquoi hésiter alors ? me direz-vous.

» Voici pourquoi j’hésite :

» La mémoire de ma mère est encore à cette heure outrageusement calomniée..... À son lit de mort elle m’a dit : Je meurs innocente… Elle est donc innocente ;… je le crois, je le sais, je le sens, mais ces preuves de réhabilitation, que deux fois j’ai espéré de découvrir, m’ont échappé jusqu’ici ;… aux yeux du monde, aux yeux de mon père, dont la vie s’éteint au milieu d’une lutte cruelle entre le souvenir de sa tendresse pour moi et l’aversion que je lui inspire, depuis qu’il croit que je ne suis pas sa fille aux yeux du monde ; aux yeux de mon père, vous dis-je, ma mère a été coupable… l’éclat de ma fuite avec Just fera prononcer une parole terrible : Telle mère, telle fille. Ma faute serait un nouvel outrage dont on accablera la mémoire de ma mère… Me comprenez-vous ?…

» Et ce n’est pas tout encore, oh ! mon amie, quel abîme que le cœur !…

» J’aime Just… oui, je l’aime tendrement, noblement, je vous le dis, le front haut, car cet amour est pur encore, et le jour où il aurait cessé de l’être, j’aurais pour jamais quitté M. de Montbar.

» Écoutez ma confession, mon amie, je vous dirai tout, sincèrement, sans honte, sans orgueil, comme je l’aurais dit à ma mère. — J’ai aimé trois fois — c’est beaucoup ; — ce n’est pas ma faute ! — Si le premier homme que j’ai aimé, l’avait voulu, l’avait mérité… je n’aurais jamais eu qu’un amour au monde.

» Ce premier attachement a daté de l’enfance…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Aussi tout ce qui se rapportait à cet indigne amour, ce n’était pas même une chose passée… oubliée… c’était le néant… cela n’avait pas existé.

» Libre… alors, j’ai aimé mon mari, comme il ne m’est plus permis d’aimer, parce que, même dans mon amour pour Just, il y a un côté de déloyauté forcée par ma position, qui m’humilie, et puis enfin, parce qu’il y a pour moi quelque chose de triste, de honteux à répéter à Just, sincèrement il est vrai, presque les mêmes mots, les mêmes assurances d’affection que déjà j’ai dites à un autre… sincèrement aussi… Car, hélas ! l’amour n’a qu’un langage… Et puis mon amour pour Just est né au milieu des larmes, au milieu de chagrins affreux ; la racine en est amère, les fruits sont amers aussi ;… mais il n’importe, je n’ai plus le choix, mieux vaut pour moi cet amour mêlé de regrets, de remords et d’amertume, que cette vie morne, solitaire, désolée, qui a été si long-temps la mienne… et qui, sans vous, sans votre tendre amitié, ne se fût pas prolongée long-temps.   .   .   .   .   .   .   .

» .   .   .   .   . Nous étions mariés depuis six mois, mon bonheur n’avait jamais été plus grand. Mon premier soupçon a été éveillé par une lettre anonyme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» .   .   .   .   .   . Et voici ce que je dis à M. de Montbar : — Georges, depuis un mois vous avez passé trois nuits hors de l’hôtel ; ne cherchez pas à le nier… chacun de ces trois soirs vous m’avez quittée pour vous retirer chez vous, prétextant une légère indisposition… Une heure après, vous sortiez par la petite porte du jardin, et vous rentriez un peu avant le jour, en passant par l’orangerie et la chambre de Louis. Vous le voyez, je suis bien instruite ; je ne vous demande qu’une chose, Georges, — ajoutai-je en fondant en larmes, — c’est de vous entendre vous justifier… Je sais que les apparences les plus fâcheuses trompent souvent… Et quoiqu’il me paraisse presque impossible de ne pas expliquer votre conduite d’une manière accablante pour moi… tout ce que vous me direz, Georges, je le croirai… j’ai tant besoin d’être rassurée…

» À ces paroles si indulgentes, mais qui lui prouvaient que je savais tout, mon mari, un moment atterré, anéanti… a répondu bientôt par des paroles de hauteur amère et de dédaigneuse supériorité ; bien plus…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» .   .   .   .   . De ce jour, à jamais blessée dans mon amour, dans ma dignité, dans ma foi profonde en mon mari, un mur de glace s’est élevé entre nous, et je suis tombée dans le désespoir dont vous m’avez sauvée…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» .   .   .   .   . J’avais vers mon mari des retours d’affection involontaires que je lui cachais, et dont ma fierté se révoltait…

» Un jour… lui aussi de son côté… Mais alors il était trop tard.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . Cette considération relative à la mémoire de ma mère me fait donc seule hésiter… J’ai tout pesé… j’ai bien réfléchi… À cette heure, une autre affection remplit mon cœur… à cette affection, je suis sur le point de tout sacrifier… et pourtant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces fragments sont pour moi significatifs.

Cette hésitation qui, chez Régina, tient à la crainte de voir sa faute rejaillir encore sur la mémoire de sa mère déjà si outragée… cette hésitation, je peux d’un mot la faire cesser, en envoyant à Just, sans qu’il sache d’où elles viennent, toutes les pièces qui prouvent l’innocence de la mère de Régina.

Quant aux vagues regrets ou remords que pouvaient causer à la princesse sa séparation de M. de Montbar, je peux encore la rassurer, et donner demain à Just… les moyens de s’assurer par lui-même, et pour le repos de Régina et pour la tranquillité de sa conscience à lui, que le prince ne mérite ni pitié, ni respect, ni regrets ; car ses goûts de crapule, loin de s’affaiblir, semblent s’accroître.

Voici ce que ce matin, par un hasard étrange, j’ai entendu dire au prince ; il s’adressait à Louis, son vieux serviteur :

— Tu entends bien… un costume de Pierrot en toile à matelas… tout ce qu’il y a de plus laid… tu l’achèteras…

— Mais, prince, vous ne mettrez pas…

— Est-ce que je ne serai pas habillé là-dessous ?

— À la bonne heure — dit Louis en soupirant — et il faudra porter cela ?

— Là-bas… rue du Dauphin, au no 3.

— Et quand ? et à quelle heure, prince ?

— Demain… que ce soit là-bas avant huit heures du soir. C’est tout ce qu’il faut… Tu diras au portier d’allumer du feu.

— Ainsi… prince… — dit le vieux Louis d’un ton de reproche — encore ?…

Je n’ai pu malheureusement entendre la fin de l’entretien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je peux donc demain, dans la nuit, rendre Just témoin de quelque ignoble et nouvelle orgie, en lui donnant les renseignements que je possède.

Régina hésiterait-elle alors à fuir ?

Devoir à Just la réhabilitation de la mémoire de sa mère ! À quelle exaltation la reconnaissance de Régina n’atteindra-t-elle pas alors ? Et une fois certaine de l’indignité de son mari, qui pourrait retenir la princesse ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! je le sens… la responsabilité que je vais prendre est effrayante…

Tout pour moi doit se résumer par ces mots :

« En mon âme et conscience suis-je certain, autant que la certitude en donne à l’homme, suis-je certain que Régina sera heureuse avec Just ? »


3 février 18..

Ce que je viens de voir et d’apprendre bouleverse mes résolutions et me jette dans une incroyable perplexité.

Tantôt, sur le midi, ma maîtresse m’a remis une grande enveloppe cachetée et m’a dit :

— Portez cela à M. de Montbar… et vous attendrez.

Je me suis rendu à l’appartement du prince, assez éloigné de celui de sa femme ; n’ayant pas trouvé le vieux Louis dans une première pièce où il se tient d’ordinaire, et qui précède la bibliothèque, j’ai traversé cette grande salle, il n’y avait personne encore, et j’ai frappé doucement à la porte du cabinet du prince, alors entrebâillée.

Entre… — m’a répondu la voix de M. de Montbar, et sans réfléchir alors qu’il ne me tutoyait pas, j’ai poussé légèrement un des ventaux de la porte.

Par la disposition des lieux, je voyais le prince de profil, assis devant un bureau, le menton appuyé dans ses mains ; il semblait contempler avec une attention profonde et douloureuse un magnifique portrait de Régina, peint peu de temps après son mariage. L’expression de la figure du prince, sur laquelle je vis la trace de larmes récentes, était si désolée, si navrée, si touchante que, tout d’abord, j’ai ressenti, malgré moi, autant d’intérêt que de pitié pour cet homme, dont je n’avais jamais soupçonné le malheur ; une pensée rapide comme l’éclair m’a traversé l’esprit… Sans doute le prince adorait toujours sa femme, et peut-être il cachait cet amour par orgueil.

Effrayé de l’espèce de secret que je venais de surprendre, j’ai seulement alors songé que le prince m’ayant dit : — Entre, — avait cru s’adresser à Louis, à qui il ne cachait sans doute aucune de ses impressions.

Heureusement j’étais resté sur le seuil de la porte entr’ouverte, et le prince était tellement absorbé, qu’il ne paraissait pas même s’apercevoir de ma présence.

Me reculant alors d’un pas en arrière, dans l’espoir de n’avoir pas été vu, je me suis retiré à l’abri de la porte entrebâillée et j’ai frappé de nouveau et plus fort.

— Mais entre donc… Louis, — m’a dit M. de Montbar.

— Prince… ce n’est pas Louis, — ai-je répondu sans paraître.

— Qui donc est là ? — dit brusquement M. de Montbar que j’entendis se lever et s’approcher de la porte, qu’il ouvrit entièrement.

— Que voulez-vous, — me dit-il d’un air dur et contrarié.

— Prince, voici un papier de la part de Mme la princesse. Elle m’a ordonné d’attendre…

Et j’ai remis l’enveloppe à mon maître.

— C’est bon… — m’a-t-il dit. — Attendez dans la bibliothèque.

Quelques minutes après, il m’a remis la grosse enveloppe en me disant :

— Reportez cela à Mme de Montbar.

Tout pensif, je suis retourné vers la princesse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, la profonde et douloureuse émotion du prince, en contemplant le portrait de sa femme, renverse toutes mes idées !… il l’aime encore… il l’a toujours passionnément aimée. Mais alors comment expliquer ces retours à des habitudes dépravées, ignobles ? Non, non, cette adoration tardive n’est qu’un caprice, qu’une fantaisie de souvenirs… Un tel homme est à jamais incapable d’assurer le bonheur de Régina… le passé ne le prouve que trop.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce que je viens d’apprendre dans un moment d’expansion du vieux Louis, me rejette dans le doute.

Je n’ai qu’un moyen de m’assurer par moi-même de la vérité : demain je verrai le prince, je lui parlerai, et il faudra bien que je sache le fond de sa pensée.

Ensuite je déciderai entre lui et Just.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


4 février, cinq heures du matin.

C’en est fait.

Après sévère et impartial examen de mes impressions pendant cette nuit étrange, je me suis inspiré de la connaissance que j’ai du caractère de Régina, — de Just — et du prince.

J’ai tout loyalement pesé au tribunal de ma conscience… et j’ai pris une résolution dernière.

Que la destinée de Régina, de Just et du prince s’accomplisse donc aujourd’hui…

Avant ce soir, tout sera décidé entre eux.

Dieu connaît mes intentions… il sait si elles ont été pures, loyales, désintéressés ; il m’absoudra, si je me suis trompé dans le bien que j’ai voulu faire…

Voilà ce qui s’est passé.

Hier, j’ai dit à Régina :

— J’aurais une demande à faire à Madame la princesse.

— Qu’est-ce, Martin ?

— Si Madame n’avait pas besoin de moi, elle serait bien bonne de m’accorder ma soirée… qui se prolongera peut-être assez tard…

La princesse m’a regardé, assez surprise, puis elle a paru se souvenir de quelque chose, et m’a répondu en souriant :

— Ah ! je comprends, nous sommes dans le carnaval… Allez… allez… amusez-vous bien, et surtout pas d’excès, — a-t-elle ajouté, — je vous dis cela, Martin, parce que vous êtes un bon serviteur, fort rangé, fort tranquille… et que souvent il ne faut malheureusement qu’une occasion pour changer les meilleures habitudes.

— Madame la princesse peut être rassurée à ce sujet…

— Bien… allez…

Et je sortis.

Chose bizarre… c’était du sort de ma maîtresse que j’allais décider pendant cette soirée de liberté qu’elle m’accordait.

J’avais su par le vieux Louis que le prince ne dînait pas à l’hôtel ; il ne me restait plus qu’à aller l’attendre le soir rue du Dauphin, puis de le suivre où il irait.

La nuit venue, je me suis rendu chez un costumier de la rue Saint-Honoré, où j’ai acheté un costume de Pierrot à carreaux bleus et blancs, comme celui du prince, puis (ces détails à cette heure me semblent puérils et ridicules, mais tout était perdu si le prince, mon maître, me reconnaissait)… puis chez un marchand de couleurs fines, je me suis muni d’une petite vessie de blanc de céruse, d’une de vermillon, d’une de noir d’ivoire, et enfin d’un pinceau et d’une bouteille d’huile siccative, grâce à laquelle la peinture sèche à l’instant qu’elle est employée.

Je me suis alors rendu chez mon brave ami Jérôme, le cocher de fiacre, que je n’ai jamais négligé, et à qui j’avais écrit la veille que je le priais de se mettre lui et sa voiture à ma disposition, depuis six heures du soir jusqu’à six heures du matin.

Un masque de diable vert et un autre orné d’un nez en trompe d’éléphant, achetés chez le costumier, devaient faire la joie des deux enfants de Jérôme.

Je ne trouvai chez lui que sa bonne et honnête ménagère.

— Ah ! bonjour, monsieur Martin, — me dit-elle, — il faudra que vous attendiez mon homme ; il vous avait promis d’être ici à six heures, mais, pendant les jours gras, vous savez, un fiacre ne s’appartient pas.

— Je n’aurai besoin de lui à la rigueur que sur les huit heures, ainsi nous avons le temps.

— Oh ! il ne manquera pas ; pour vous, il mettrait plutôt ses pratiques au milieu de la rue…

— En attendant, ma bonne madame Jérôme, permettez-moi d’aller me déguiser dans ce cabinet, et surtout, quand Jérôme reviendra, ne lui dites pas que c’est moi qui suis là ; je veux voir s’il me reconnaîtra.

— Soyez tranquille, monsieur Martin, ça va être très-amusant… Quel bonheur !

Au moyen d’un miroir, éclairé par une chandelle, retiré dans un cabinet dépendant du petit logis de Jérôme, j’endossai d’abord les habits de Pierrot par-dessus les miens, déjà fort amples, ce qui me fit paraître beaucoup plus gros, et par conséquent beaucoup plus petit que je ne le suis, puis, à l’aide des couleurs rouge, blanche et noire et de l’huile siccative, je me tatouai le visage d’une telle manière qu’il devait être absolument impossible de me reconnaître, et de démêler mes traits sous ces dessins bizarres de couleurs éclatantes ; de plus, j’avais relevé mes cheveux sous un serre-tête, et solidement assujéti sur ma tête une énorme perruque grise, longue, touffue, sur laquelle je plantai mon chapeau de Pierrot.

Je n’oublierai jamais l’émotion singulière que j’ai ressenti durant ces préparatifs si burlesques en eux-mêmes et cependant faits par moi d’une façon sérieuse, réfléchie, en songeant que ce déguisement allait me mettre à même d’accomplir un projet d’une extrême gravité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




CHAPITRE X.


journal de martin (Suite).


Mon déguisement complet, je sortis du cabinet.

À ma vue les enfants poussèrent des cris d’épouvante d’un excellent augure. Quant à la ménagère de Jérôme, elle resta si stupéfaite qu’elle ne put que me dire en balbutiant :

— Ah ! mon Dieu ! Monsieur Martin… ah ! Monsieur Martin… c’est comme si on voyait un monstre, je n’en dormirai pas de la nuit, j’aurai le cauchemar.

Il ne me manquait plus, comme épreuve décisive, que l’impression de Jérôme ; il rentra dans le même moment, et dit à sa femme dès la porte :

— Martin est-il venu ?

— Pas… encore… — dit-elle.

Puis elle ajouta :

— Tiens, Jérôme… regarde donc.

Et elle le tourna de mon côté.

— Ah ! sacredieu ! ah ! qu’est-ce que c’est que ça ! — s’écria Jérôme en reculant d’un pas.

— Bonjour, Jérôme, — dis-je, sans vouloir même déguiser ma voix, — bonjour, mon brave, comment vous portez-vous ?

— Attendez donc… attendez donc, — dit Jérôme en s’approchant de moi, et m’examinant de si près, que je sentis son souffle.

— Voyons, qui diable ça peut-il être ?

— Comment, Jérôme, vous ne me reconnaissez pas, moi ?… un ami ? regardez-moi donc bien.

— Pardieu, je vous regarde d’assez près, mais que le diable m’emporte si je peux m’y retrouver au milieu de ces ronds noirs, de ces lignes blanches et de ces croisillons rouges, ça papillotte… tant qu’on n’y voit que du feu.

— Tenez,… et de profil ?

— De profil ou de face, je donne ma langue aux chiens, — dit Jérôme, — je renonce…

— Vrai ?…

— Oh vrai.

— Mais ma voix ? vous ne reconnaissez pas non plus ma voix ? cherchez bien.

— Que diable voulez-vous que fasse la voix avec une face pareille… ma femme serait fabriquée comme ça, qu’elle me dirait : — c’est moi… ta femme, — que je dirais : — Ça se peut, mais je ne sais pas.

— Eh bien ! c’est moi… Martin, mon brave Jérôme.

— Martin… vous… Allons donc ! vous en feriez deux comme lui pour la corpulence, mon gaillard ; et puis, vous êtes plus petit que lui.

— Je me suis bourré sous mon costume ; voilà pourquoi je vous parais plus gros, et partant plus petit, mon brave Jérôme.

— Voyons donc, voyons donc, — et Jérôme, m’examinant encore attentivement, ajouta : — Supposons que ce soit vous, il faut que je voie un peu si je m’y reconnaîtrai…

Puis, après un nouvel examen :

— Pas davantage, — s’écria-t-il, — vous n’êtes pas Martin ; si vous êtes quelqu’un… vous ne pouvez être qu’un camarade surnommé Tourniquet… Allons, c’est toi, Tourniquet, hein ? avoue-le.

J’étais complètement rassuré ; je devais être méconnaissable aux yeux du prince ; quant à ma voix, comme il ne m’avait pas cent fois adressé la parole depuis que j’étais au service de sa femme, et que je lui avais toujours répondu, comme il convient, presque par monosyllabes, et d’une voix basse et respectueuse, il était impossible aussi qu’il la reconnût.

Je craignis même un instant d’être trop bien déguisé, car Jérôme, s’imaginant que c’était une farce qu’on lui jouait, s’obstinait dans son erreur.

— On me couperait en quatre, — disait-il, avec l’accent d’une profonde conviction, — que je crierais encore : C’est Tourniquet !

Heureusement il me restait un moyen de prouver mon identité : je citai à Jérôme les termes dont je m’étais servi la veille au soir pour le prier de me réserver sa voiture pour le lendemain. Cette preuve fut triomphante, et le brave homme m’adressa les plus sincères compliments sur mon déguisement.

— À la bonne heure ! — s’écria-t-il, — donnez-vous en donc une bonne fois du cancan… du chicard, faites votre Mardi-Gras ! une vie à mort ! hein ! vous allez remplir ma gondole de pierrettes et de débardeuses !

— Ah ! Jérôme, — fit la ménagère.

— Tiens, il a raison, — dit Jérôme, — faut que jeunesse s’amuse… surtout quand elle s’embête !

— Allons, Jérôme, — lui dis-je, — l’heure presse…

— En route, adieu femme, adieu les gamins, — dit le cocher en embrassant sa ménagère et ses enfants.

— À demain matin, Louison, et tiens-moi chaude une crâne soupe à l’oignon… ça restaure après une nuit de février.

Une fois hors de chez lui, je dis à Jérôme :

— Mon brave ami, au risque de perdre dans votre esprit, je dois vous prévenir que je ne me déguise pas pour faire mon Mardi-Gras, mais pour mener à bonne fin une affaire très-importante et très-sérieuse.

— Ah bah ! ah bah ! avec vos enluminures et votre costume de Pierrot, quelque chose de sérieux ?

— De très-sérieux ; je vous dis cela, Jérôme, parce que je puis avoir besoin de vous…

— Vous savez que les amis sont toujours là… Ah çà ! c’est donc quelque chose dans le genre de l’an passé, vous savez… quand j’ai amené le beau grand jeune homme rue du Vieux-Marché avec vous derrière, et qui a ensuite ramené dans ma voiture, une pauvre dame qui ne pouvait pas se soutenir tant elle était faible…

— Oui, mon brave, c’est quelque chose dans ce genre-là… et plus grave encore, si c’est possible… Voilà pourquoi je compte sur vous…

— C’est dit…

Nous étions, en causant ainsi, arrivés au bas de l’escalier de Jérôme.

— Ah çà ! où allons-nous ? — me dit-il.

— Rue du Dauphin… Vous vous arrêterez à quelques pas du no 3, et j’attendrai dans la voiture…

— Bon…

— S’il y a un fiacre à la porte du no 3 ou s’il en vient un plus tard, vous descendrez de votre siège, et, en vous promenant de long en large, vous remarquerez s’il ne sort pas de la maison, pour monter dans ce fiacre, un homme habillé en Pierrot à carreaux bleus…

— Habillé comme vous ?

— Comme moi.

— Et après ?

— Votre voiture suivra celle où il montera, s’arrêtera où elle s’arrêtera, et si vous voyez ce Pierrot en descendre… quelque part, vous me préviendrez.

— C’est entendu ! Seulement, avouez que c’est joliment drôle qu’une affaire si sérieuse, comme vous dites, Martin, se traite entre Pierrots ?

— C’est très-singulier, en effet, mon brave Jérôme ; autre chose de très-important : dans le cas où, plus tard, dans la nuit, vous me verriez revenir et monter dans votre voiture… avec ce Pierrot…

— À carreaux bleus ?

— À carreaux bleus… Ayez surtout soin, je vous en conjure, de ne pas m’appeler Martin… Si mon nom vous échappait, tout serait perdu !!!

— Diable !

— Ce n’est pas tout : afin de mieux dérouter encore… l’autre Pierrot… si, revenant avec lui, nous montions tous deux dans votre voiture, et que je vous dise d’aller à tel endroit, vous me répondrez… vous me répondrez… — Oui, Monsieur le marquis, je suppose.

— Pour que l’autre Pierrot… vous prenne pour un marquis ?

— Justement… Il faut qu’il me prenne pour ce que je ne suis pas.

Jérôme, avant de monter sur son siège, me dit d’un air sérieux, presque ému cette fois :

— Dites donc, mon bon Martin… qui est-ce qui aurait jamais dit tout ça… quand, le premier jour de votre arrivée à Paris, je vous ai trimbalé depuis la rue du Montblanc jusqu’à l’impasse du Renard ?… Je vous parle de ça, parce que c’est comme une idée qui me passe par la tête.

Et Jérôme sauta sur son siège et cria à ses chevaux :

— En route, Lolotte et Lolo.

Jérôme avait raison.

Qui est-ce qui aurait jamais dit cela, le jour où je me trouvai seul à Paris, sans ressources, sans appui, sans connaissances ?

Une remarque plus étrange encore me fut suggérée par la réflexion de Jérôme… Je m’étais servi de sa voiture pour faire mes premières courses dans Paris, et je m’en serai servi sans doute pour les dernières, car si je ne me suis pas trompé… si l’inspiration à laquelle j’ai obéi dans cette circonstance solennelle a été bonne et juste (je le saurai tantôt), j’irai rejoindre Claude Gérard… j’aurai accompli mon devoir, ma tâche aura fini avec mes forces… car elles sont à bout… malgré mes austères résolutions, l’atmosphère où vit Régina est trop brûlante pour moi.   .   .   .

La voiture s’arrêta au commencement de la rue du Dauphin.

Bien enveloppé dans mon manteau, je me penchai en dehors par la glace de la portière ; je vis, ainsi que je m’y étais attendu, un fiacre à la porte de la maison.

Jérôme descendit de son fiacre. Après s’être promené quelque temps sur le trottoir en sifflant entre ses dents, il s’approcha de son confrère avec qui il lia conversation.

Au bout de dix minutes environ, j’entendis une porte-cochère se refermer et la voix du prince s’écrier :

— Holà !… hé, cocher !

Bientôt Jérôme accourut à la portière, et me dit :

— Le Pierrot est encaissé… mais vous vous êtes trompé.

— Comment ?

— Ce Pierrot n’est pas bleu comme vous !

— Il n’est pas bleu ?

— Non… il est gris… eh… eh !

— Vraiment ? — dis-je à Jérôme très-inquiet, car cette ébriété eût cruellement contrarié mes projets.

— Il est gris ? vous en êtes sûr ?

— Ça me fait cet effet-là… mais, en route, voilà le camarade qui démarre… il faut le suivre de près, n’est-ce pas ?

— Ne le quittez pas de vue une seconde, — m’écriai-je ; — si vous le perdiez, tout serait manqué !

— Soyez calme. La palette de sa voiture va servir de mangeoire à mes chevaux.

Jérôme fouetta son attelage et nous partîmes rapidement.

J’étais absorbé dans mes pensées de plus en plus graves à mesure qu’approchait le moment d’agir, lorsque la voiture s’arrêta subitement.

Il y avait un quart-d’heure à peine que nous étions partis de la rue du Dauphin.

— Eh bien ! — dis-je à Jérôme en ouvrant une des glaces de devant — qu’y a-t-il ?

— La voiture de l’autre s’est arrêté devant la boutique d’un liquoriste — me répondit Jérôme à demi-voix. — Bon… voilà le Pierrot qui descend… bon… il entre dans le débit de consolation… bon.

— Je comprends — lui dis-je avec anxiété, redoutant la suite de ces libations.

— En route — me dit Jérôme — il n’a pas été long à siffler ça… le gaillard a l’habitude.

Et nous continuâmes notre route.

Au bout d’un quart-d’heure, nouveau temps d’arrêt.

— Eh bien ! qu’y a-t-il encore ? — demandai-je à Jérôme.

— La voiture de l’autre arrête à une boutique d’épicier…

— Malédiction ! — m’écriai-je.

— Il paraît que ce diable de Pierrot a la pépie, — me dit Jérôme ; — après tout, il a le droit, c’est la maladie des oiseaux.

Puis, une seconde ensuite, Jérôme reprit :

— Le voilà sorti… Il faut qu’il soit breveté pour avaler si vite… En route !

Nous nous étions remis en marche depuis vingt minutes. Je commençais à me rassurer, car j’avais craint de nouvelles stations. Nous étions alors dans la rue du Faubourg-Saint-Martin. Nouvel arrêt.

— Encore !… — dis-je à Jérôme.

— Cette fois-ci, c’est différent, c’est chez un marchand de vin… le Pierrot a soif, il va se rafraîchir ; après l’eau-de-vie et la liqueur… une bouteille, ça repose.

— A-t-il l’air bien ivre ? — demandai-je à Jérôme avec une anxiété croissante.

— Mais, non, pas trop… tenez le voilà qui sort… il salue un passant avec beaucoup de respect… il va encore, ma foi, très-droit, c’est à peine s’il festonne… Bon ! le voilà remballé… En route.

Enfin, nous traversâmes la barrière Saint-Martin ; dix minutes après, la voiture s’arrêta devant une porte éclairée de lampions, placés au-dessus d’un transparent, où je lus écrit en grosses lettres rouges :

AU RENDEZ-VOUS DES TITI,
GRAND BAL PARÉ ET TRAVESTI.
OHÉ ! LES AUTRES, OHÉ !

J’ouvris la portière, je sautai à bas du fiacre, et je dis à Jérôme, en lui montrant de l’autre côté de la rue l’angle d’une ruelle obscure :

— Attends-moi dans cette ruelle, mon cher Jérôme, ne quittez pas votre siège, je vous en supplie… et rappelez-vous ma recommandation.

— Soyez tranquille, Monsieur le Marquis, — me répondit Jérôme à demi-voix, pour me prouver qu’il n’avait rien oublié.

— Mais filez vite… voilà l’autre Pierrot qui prend son billet au bureau.

En effet, à son rang, derrière cinq ou six autres personnes déguisées, l’autre Pierrot, le prince de Montbar… attendait son tour de payer son entrée à un petit guichet gardé par deux gardes municipaux.

Je me mis immédiatement derrière le prince, afin de ne pas le perdre de vue.

Je pris mon billet après M. de Montbar, et je le suivis pas à pas.

Après avoir traversé une sorte d’allée assez longue, de chaque côté de laquelle s’ouvraient des cabinets destinés aux buveurs, nous entrâmes dans une salle immense, éclairée par des lustres garnis de quinquets rares, fumeux, qui ne jetaient qu’une lumière diffuse, et laissaient presque dans l’obscurité une galerie ou tribune exhaussée de six ou sept pieds, qui occupait les deux côtés de ce long parallélogramme. Dans cet espace étaient disposés une grande quantité de tables et de tabourets destinés aux buveurs, qui de cet endroit élevé, pouvaient jouir du coup d’œil du bal costumé.

Je fus un moment abasourdi par le tapage infernal de l’orchestre, uniquement composé d’instruments de cuivre assez retentissants pour dominer le tumulte de cette immense cohue où plus de cinq cents personnes parlaient, chantaient, riaient, criaient, hurlaient, tandis que le plancher, d’où s’élevait une brume poudreuse, tremblait sous les piétinements frénétiques des danseurs.

Je reconnus bientôt à la physionomie sinistre et aux paroles crapuleuses de la plupart des coryphées de ce bal, qu’il devait être surtout fréquenté par cette lie grossière, oisive, dépravée, qui fourmille dans ces grands repaires.

Les costumes étaient presque tous sales, ignobles, hideux, ou d’un cynisme que la licence des jours de carnaval pouvait seule imaginer. J’eus de la peine à surmonter l’espèce de vertige que devaient causer aux nouveaux initiés cette chaleur, ce tumulte, cette odeur nauséabonde et suffocante ; ma figure, si étrangement enluminée, m’attira d’abord force interpellations en langage intraduisible, puis je fus oublié.

M’éloignant quelque peu du prince, je le dépassai, puis je revins sur mes pas afin de le croiser et de l’examiner attentivement.

Malgré ses fréquentes libations, et quoi qu’en eût dit Jérôme, M. de Montbar ne me parut pas gris ; sa démarche était ferme, ses traits pâles, ses yeux rougis et ardents, son sourire amer.

Évidemment pour moi, une pensée triste, profondément triste, dominait le prince malgré lui, au milieu de l’étourdissement, de l’hébétement passager où il cherchait à se plonger.

Je remarquai sur sa physionomie une expression de dégoût, de colère concentrée, lorsque, balloté çà et là par le courant de cette tourbe ignoble, il était brutalement repoussé ou apostrophé en langage des halles.

Un quart-d’heure après notre arrivée, voulant sans doute triompher de ces délicatesses inopportunes, et s’étourdir jusqu’au vertige, M. de Montbar choisit l’occasion d’un galop furieux qui tourbillonnait dans la salle, prit sans façon par la taille une horrible bergère isolée qui se prêta de la meilleure grâce à cet enlèvement, et se précipita, avec sa danseuse, au milieu de la ronde effrayante, en poussant, comme les autres danseurs, des cris forcenés.

D’un saut je fus sur les marches de l’escalier qui conduisait aux galeries latérales.

De là je pus presque toujours suivre le prince du regard ; malgré ses emportements désordonnés, il n’y avait chez lui ni joie, ni enivrement, il me parut possédé d’une sombre frénésie. Au lieu de se colorer par l’animation de cette course furibonde, son visage devenait de plus en plus livide… son sourire de plus en plus contracté…

Ce prince, si incroyablement doué par la nature et par la fortune… cet homme, le mari de la femme la plus adorable qui fût au monde… cet homme, portant un des plus beaux noms de France… cet homme m’apparaissant ainsi emporté dans le torrent d’êtres crapuleux, m’inspira de nouveau une commisération profonde…

Se jeter à corps perdu dans une telle fange pour oublier de grands chagrins, cela me paraissait pire que le suicide.

Le galop était terminé.

Son évolution avait ramené le prince presque au pied de l’escalier où je me tenais. La politesse de céans exigeait sans doute que le danseur fît rafraîchir sa danseuse ; car la repoussante bergère, rouge, suante, haletante, aux bas et à la jupe crottés, s’empara résolument du bras dont le prince venait de l’entourer, et lui dit d’une voix rauque :

— Maintenant que nous avons galopé à mort, mon ami Pierrot, paie-moi un coup de piqueton ? fiston.

Le prince, dont la figure me parut de plus en plus sombre, se dégagea brusquement de la confiante étreinte de la bergère, et lui dit :

— Va-t’en au diable !…

— Je ne te lâche pas comme ça, — dit la hideuse créature en se cramponnant encore au bras du prince.

— Quand nous aurons piqueté… À la bonne heure.

— T’en iras-tu — s’écria le prince furieux, — et il repoussa violemment la bergère, qui trébucha et se mit à accabler d’ignobles injures son ex-danseur.

Puis, avisant dans la foule un turc à figure sinistre et à carrure d’Hercule, la bergère lui parla avec véhémence, et, du geste, lui indiqua le prince. Celui-ci, sans plus s’occuper de cet incident, gravit lentement l’escalier où je me trouvais, et alla s’asseoir dans un coin obscur de la galerie, devant une table isolée, comme toutes celles placées au second rang et n’ayant pas vue sur le bal.

La bergère et le turc que je ne quittais pas des yeux, continuaient de parler à voix basse, et se recrutant bientôt d’autres personnages non moins ignobles qu’eux, ils se perdirent dans la foule en se retournant plusieurs fois pour jeter sur le prince des regards courroucés et menaçants.

J’entendis alors M. de Montbar assis à quelques pas derrière moi, s’adresser au garçon et lui demander :

— Une bouteille d’eau-de-vie.

Puis le prince s’accouda sur la table, laissa retomber son front dans ses deux mains, et resta morne, silencieux.

Pour moi, le moment était venu d’agir, je ne voulais pas laisser le prince s’enivrer, il me paraissait se posséder plus encore que lors de son arrivée au bal, car l’ignoble entraînement auquel il venait de céder, semblait avoir plutôt glacé qu’enflammé ses esprits.




CHAPITRE XI.


journal de martin (Suite).


M’approchant alors de la table devant laquelle le prince s’accoudait, j’ai simulé une pointe d’ivresse, et affecté de prendre le grossier langage des habitués du lieu.

— Ah çà ! mille dieux ! est-ce qu’on boit les uns sans les autres ? — ai-je dit à mon maître en lui frappant familièrement sur l’épaule.

M. de Montbar, relevant brusquement la tête, me regarda avec hauteur d’un air surpris et irrité.

— Eh bien ! après ? — repris-je en le fixant, — je te dis, mon vieux, qu’un homme qui boit seul, me fait de la peine… c’est un célibataire… de bouteille…

— Au fait… tu as raison, — répondit le prince, dont le courroux fit place à une sorte de gaîté factice et amère, — c’est ennuyeux de boire seul… Et d’ailleurs, rien que pour l’affreux tatouage dont tu t’es barbouillé la face… tu mérites qu’on te paie bouteille ; demande un verre… et trinquons.

— À la bonne heure… garçon, un verre.

— Voilà…

— Eh bien ! t’amuses-tu beaucoup ici, toi ? — me dit le prince après une pause, — voyons, es-tu bien gai ?

— Et toi, mon vieux, t’amuses-tu ?

— Pardieu, — reprit le prince, — il faut bien que je m’amuse… puisque je suis ici.

— C’est pas une raison…

— Bah ?

— Tous les jours on va quelque part, et on s’y embête.

— Alors, pourquoi y aller ?

— Pourquoi est-ce qu’on se soûle ? Hein, mon vieux ? C’est pas pour le vin ou l’eau-de-vie, liquides à faire tousser le diable.

— Pourquoi boire, alors ?

— Eh, mille dieux ! pour s’étourdir, pour oublier… ce qui vous scie…

— Ah ! — me dit le prince avec un air de réflexion et de tristesse dont je fus frappé, — ah ! toi, c’est pour t’étourdir… pour oublier… que tu bois ?

— Pardieu ! je traîne le boulet toute la semaine… et le dimanche… quand je bois, je suis roi, comme dit la chanson, et puis… on peut te dire ça, à toi… mon vieux… un ami…

— Un ami ?

— Une connaissance… si tu veux.

— Ah ! tu me connais.

— Comme si je t’avais élevé au biberon.

Le prince haussa les épaules et reprit :

— Eh bien ! voyons… qu’est-ce que tu peux dire à… un ami… puisque je suis ton ami ?

— Mon vieux… j’ai des peines de cœur.

Le prince partit d’un éclat de rire sardonique et reprit :

— Des peines de cœur ? toi ? ça doit être curieux, raconte-moi ça.

— Figure-toi… mon vieux… que j’ai une femme…

— Ah ! diable…

— Eh bien !… mon pauvre vieux… ma femme…

— Ta femme ?

— Elle me fait l’effet de m’enfoncer… de m’abîmer avec un autre…

— Vraiment — dit le prince, et son visage s’assombrit ; soudain, son sourire devint presque douloureux — vraiment, mon pauvre garçon… ta femme… te cause des peines de cœur ?

— Une bien belle femme pourtant !…

— Ce sont toujours celles-là… Et tu es sûr ?

— Trop sûr, mon pauvre vieux… et avec ça… un militaire…

— Un militaire ?

— Un soldat du génie…

Le prince tressaillit, devint pourpre, mais il se contint.

— Un homme superbe… cinq pieds six pouces, et si tu le voyais en uniforme, mon pauvre vieux… en uniforme surtout… il est…

— C’est bon,… me dit brusquement M. de Montbar en frappant sur la table — assez…

— N’est-ce pas, mon vieux… c’est tout de même fichant de se dire… ma femme… une si belle femme… me…

— Eh ! qu’est-ce que cela me fait à moi… ta femme ? — s’écria le prince avec impatience.

— Après ça — continuai-je sans avoir égard à l’interruption de mon maître — faut être juste… ma femme était dans son droit…

— De quoi te plains-tu alors ?

— De quoi je me plains ? mon pauvre vieux ? Mais figure-toi donc… que, malgré son soldat du génie… avec qui elle m’abîme… je l’adore tout de même…

— En ce cas, tu n’es qu’un lâche ! — s’écria mon maître, de plus en plus irrité des singuliers rapprochements qu’il voyait sans doute entre ma position supposée, et la sienne, — tu es un misérable… si tu l’aimes encore…

— Ça t’est bien facile à dire… à toi, mon pauvre vieux… qui ne la connais pas… une si belle femme !

— C’est bien… assez.

— Tiens… ce matin encore… je regardais sa silhouette, tu sais ces profils en papier noir qui coûtent cinq sous… Je l’avais fait faire dans le temps… et je me disais en la regardant et en pensant à son soldat du génie… quel dommage que !…

— Mais, malheureux, lâche ! — s’écria le prince, les dents serrées de rage, — pourquoi ne l’as-tu pas tué, cet homme ? puisqu’il te déshonorait ?

— Tu l’aurais donc tué… toi, vieux ?

— Il ne s’agit pas de moi, — reprit le prince avec hauteur, et en s’emportant malgré lui, — tu pouvais montrer ta jalousie sans crainte d’être écrasé de ridicule… toi.

Puis, comme s’il eût regretté de trahir ainsi les poignantes émotions dont il était torturé, et qui me prouvaient ce que j’avais tant d’intérêt à savoir : qu’il aimait encore passionnément Régina, le prince ajouta avec impatience :

— Et d’ailleurs, tout cela m’est égal… Buvons un verre… et… bonsoir… je suis las d’écouter tes balivernes.

— Ah ! mon vieux, — dis-je au prince d’un ton de reproche, — c’est pas bien… envoyer paître… un ami qui est dans la peine, un ancien ami…

— Il est stupide… — dit le prince en haussant les épaules.

— Traiter ainsi un ami… repris-je en accentuant lentement mes paroles, — un ancien du cabaret des Trois-Tonneaux…

Au souvenir de ce cabaret où il s’était plusieurs fois enivré, le prince ne put cacher un mouvement de surprise inquiète, et me dit :

— Au cabaret des Trois-Tonneaux ?… Tu te trompes… je ne connais pas ce cabaret.

— Allons donc… nous y avons bu vingt fois ensemble… et il y a de ça déjà long-temps.

— Ce n’est pas vrai…

— Écoute,… mon vieux,… je vas bien te prouver la chose… Un soir… dans le mois de décembre… il faisait un temps de chien… tu étais aux Trois-Tonneaux… tu buvais une bouteille d’eau-de-vie.

— Ce n’est pas moi… te dis-je, misérable brute, — s’écria le prince, — tu es ivre.

— C’est un peu fort ! Comme si je ne te connaissais pas ; comme si je ne savais pas ton nom ?

— Ah ! tu sais mon nom ?

— Pardieu… tu t’appelles…

— Je m’appelle ?…

— Georges…

— Pourquoi pas Jean-Louis ou Jean-Pierre ?

— Pourquoi ?… mon vieux ? parce que tu l’appelles Georges… Georges, prince de Montbar.

J’avais prononcé ces derniers mots assez bas, afin d’être entendu de mon maître, mais non des autres buveurs ; aussi, dans sa première stupeur, ne pouvant, ne voulant pas croire à mes paroles, néanmoins me regardant d’un œil hagard et les traits bouleversés, le prince s’écria :

— Qu’as-tu dit ?

— Eh ! pardieu, mon vieux, — repris-je le plus simplement du monde, — je dis que tu t’appelles Georges, prince de Montbar… qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ça ?

— Malheureux ! — s’écria mon maître, et les yeux étincelants de colère, les joues pourpres de honte, il se leva d’un air menaçant.

— Eh bien ! quoi ? mon vieux, te voilà tout sens dessus dessous, parce que je dis que tu es le…

— Te tairas-tu ! — s’écria le prince en regardant autour de lui avec anxiété, dans la crainte que je n’eusse été entendu des autres buveurs ; puis, ayant hâte de quitter cet ignoble lieu, où il se voyait reconnu, mon maître frappa sur la table et cria :

— Garçon…

— Comment ! mon vieux,… tu quittes les amis ?

— Garçon !… — s’écria le prince en se levant sans me répondre.

— Mon vieux, tu resteras,… — dis-je au prince en me levant à mon tour, — car si tu abandonnes comme ça un ami dans la peine,… je me jette à ton cou, je m’accroche à toi et je t’appelle par ton nom de prince… aussi haut que tu as appelé le garçon…

Cette menace arrêta et effraya mon maître ; il se rapprocha de la table, me regarda pendant quelques secondes avec une attention courroucée, tâchant sans doute de reconnaître ou de deviner mes traits sous la couche de peinture dont ils étaient couverts ; mais, n’y pouvant parvenir, il me dit en regardant de nouveau autour de lui, avec anxiété :

— Voyons, que veux-tu pour te taire ! misérable !… de l’argent, n’est-ce pas ?

— Je veux m’épancher dans ton cœur, mon pauvre vieux, parler de l’ancien temps… oui, et si tu me refuses cette douceur, je te nomme… j’ameute les Titis, les Débardeurs, et je leur crie : ohé… ohé… les autres !… venez donc voir la curiosité du bal… Ce Pierrot que vous voyez, ce n’est pas un Pierrot,… c’est le…

— Je t’en supplie ! tais-toi, — s’écria mon maître d’une voix presque implorante, car j’avais assez élevé la voix pour que les buveurs voisins se retournassent vers nous. — Il y a vingt louis dans ma bourse, — ajouta le prince à voix basse, — viens dehors… avec moi… ces vingt louis sont à toi…

— Connu… mon vieux… tu ne me les donnerais pas.

— Je te jure !!

— Et puis, vois-tu, — repris-je en affectant une ténacité d’ivrogne, — ton argent ne me donnerait pas un ami… je ne pourrais pas m’épancher… dans ton argent… tandis que… m’épancher… dans un prince… comme toi, dans un vrai prince qui trinque et ribotte… avec le dernier des voyous : avec les premières canailles venues… pas plus fier que ça, je ne peux pas renoncer à ce délice… de m’épancher ; rassois-toi donc et causons de nos bamboches… mon pauvre vieux, ça me fera oublier ma femme… et si tu me refuses de jaser un brin… ohé… les autres…

— Tais-toi… je reste, — s’écria le prince, — puisque je le dis que je resterai… — et il ajouta avec une rage concentrée : — voyons, que veux-tu ? dis vite… et finissons.

— Comment, mille dieux ! finissons ; nous n’avons pas seulement commencé.

— Oh !… — dit le prince en levant les yeux et frappant de ses deux poings sur la table, — quel supplice !…

— Ah çà ! vraiment, vieux, tu ne me reconnais pas ? un ancien… il faut que ça soit ma peinture qui te brouille…

Le prince mordit son mouchoir avec fureur.

— Au fait… tiens… je vas te rappeler quelque chose, mon vieux, qui va tout de suite te remettre sur la voie… C’était un soir, tu buvais bouteille au cabaret des Trois-Tonneaux… tu as renversé de l’eau-de-vie, tu as trempé ton doigt dedans, et sur la toile cirée de la table, tu as écrit un nom…

— Un nom, moi ?

— Eh oui !… le nom de Régina… quoi ?

Le prince bondit sur sa chaise ; puis il resta un moment silencieux, l’œil fixe, dans un accablement pensif ; sans doute il avait gardé un vague souvenir de cette soirée d’ivresse, car, sans oser me démentir, il s’écria, comme écrasé de honte :

— Tais-toi… je te défends de prononcer ce nom…

— Tiens ? et pourquoi donc ça, mon vieux ? Un nom que tu t’amuses à écrire sur la table d’un cabaret… et que même ce soir-là un ivrogne l’a épelé… ce nom… avec des hoquets à faire trembler… R et E… ça fait RE… qu’il disait en faisant le balancier, G et I… ça fait GI…

— Malheureux, — s’écria le prince hors de lui, — mais tu veux donc que…

— Ah ! si tu cries, mon vieux, — lui dis-je en l’interrompant, — je crie aussi fort que toi, moi ! mais ton nom… oh hé ! les Titis ! les…

— Mais c’est l’enfer que cet homme !… quel est-il donc ? — murmura le prince, en tâchant encore de reconnaître mes traits ; voyant la vanité de sa tentative, il dit avec un soupir :

— Impossible… impossible… cette voix ? cet accent ?… je m’y perds…

— C’est drôle, tout de même, que tu ne me reconnaisses pas, mon vieux… Voyons donc si une autre chose me rappellera mieux à toi… Te souviens-tu d’une fameuse nuit passée ensemble… dans un… (et je lui dis le mot à voix basse) de la barrière des Paillassons ? Il y avait avec nous un chiffonnier qui nous faisait crever de rire avec ses histoires… et des femmes, mais des femmes ficelées… Il y en avait une surtout… une grosse blonde… en bonnet de police (un legs d’un invalide), qui avait l’air de te flamber les yeux ; tu te rappelles, on l’appelait la Loque, à cause de sa tenue. Tu en raffolais si fort que, dans ton raffolement, tu lui donnais ce nom que tu avais écrit un jour sur la table du cabaret… et il lui est, pardieu ! resté… à cette fille, mon Dieu oui,… dans l’établissement, on ne l’appelle plus la Loque, on l’appelle Régina.

J’avais frappé un coup terrible, mais juste et nécessaire.

Pour la première fois, j’en suis certain, le prince avait enfin conscience de l’ignominie de ses fréquentations et des indignes conséquences qu’elles devaient avoir. Car, ce dernier trait sous lequel je le laissai un instant anéanti, éperdu, était, sinon vrai, du moins tellement vraisemblable, qu’à l’expression d’angoisse et d’horrible honte que trahit la figure du prince il me sembla qu’il se disait :

— « Ai-je donc pu, dans mon ivresse, prostituer ainsi dans un lieu infâme le nom de la femme qui porte aujourd’hui mon nom ? Pourquoi pas ? j’ai bien écrit Régina sur la table d’un cabaret ! »

À l’accablement où était un moment resté plongé le prince, succéda un tel accès de rage que, me saisissant par le bras d’un côté de la table à l’autre, il me le serra violemment en s’écriant :

— Tu mens !… tu paieras cher cette insolence infâme !!

J’étais d’une force de beaucoup supérieure à celle de M. de Montbar, je le maîtrisai facilement à mon tour, et presque sans bruit, lui serrant le poignet si rudement, que sa main abandonna mon bras.

Soudain un incident imprévu vint donner un nouveau cours, un nouveau caractère à mon entretien avec le prince.

Une rumeur d’abord sourde, puis de plus en plus bruyante, éclata dans le bal ; je tournai les yeux du côté d’où partaient ces murmures croissants ; je vis à vingt pas de nous l’horrible bergère que le prince avait rudement repoussée après avoir dansé avec elle. Cette créature, renforcée d’un assez grand nombre de personnages de sa trempe, vociférait et gesticulait en se dirigeant du côté où nous nous trouvions… Je compris aussitôt le danger dont le prince était menacé ; aussi, réellement effrayé, je m’écriai :

— La femme à qui vous avez refusé à boire, après avoir dansé avec elle, vient de recruter bon nombre de souteneurs… Regardez… ils s’avancent ; soyons sur nos gardes.

— Il ne s’agit pas de cela, — s’écria le prince, furieux, sans vouloir jeter les yeux vers l’endroit que je lui indiquais ; — il faut qu’à l’instant je sache qui tu es, misérable.

Me plaçant alors devant le prince, relevant la tête, changeant subitement de langage, de manières, affectant même les termes et les façons d’un homme du monde, imitation d’autant plus facile pour moi que, doué d’une grande faculté d’observation, j’entendais, je voyais, j’étudiais chaque jour à l’hôtel de Montbar, depuis plus d’une année, les manières d’être et de dire des gens les plus distingués de Paris, je m’adressai au prince d’une voix ferme, calme et de la plus parfaite mesure.

— J’ai l’honneur de vous répéter, Monsieur — lui dis-je — que l’approche de ces gens-là est menaçante… Nous ne sommes ici que deux hommes de bonne compagnie,… nous risquons d’être écharpés.

La stupeur du prince, en m’entendant m’exprimer de la sorte, fut plus saisissante encore qu’elle ne l’avait été jusqu’alors ; sa colère, sa honte s’élevèrent, pour ainsi dire, en raison même de la position sociale qu’il me supposa ; mais aussi ses violents ressentiments se manifestèrent autrement. Il se sentit sans doute plus à l’aise en croyant avoir affaire à un homme du monde ; aussi, lorsque son émotion lui permit de parler, il me dit d’une voix qu’il tâchait de rendre calme :

— Je ne vous quitterai pas, Monsieur, que je ne sache qui vous êtes… Je comprends tout maintenant, il n’y a pas eu un mot de votre conversation qui n’ait été une insolente épigramme, une allusion outrageante ! Cela demande une réparation terrible. Monsieur… et je l’aurai… Je ne peux pas arracher le masque peint sur votre figure, mais de ce moment je m’attache à vous, et…

Puis, s’interrompant, le prince ajouta avec une dignité parfaite :

— Mais non… non, je n’aurai besoin de descendre à aucune extrémité pénible pour vous et pour moi, Monsieur. Vous êtes un homme de bonne compagnie… m’avez-vous dit… Si cela est… vous n’hésiterez pas à vous nommer, après ce qui vient de se passer entre nous…

— Soyez tranquille, Monsieur, je me conduirai en galant homme… vous saurez tout ce que vous devez savoir… mais vous êtes ici en danger, Monsieur… toute retraite vous est coupée… Regardez derrière vous… (le prince en me parlant, tournait le dos à la salle) nous ne pouvons sortir de ce coupe-gorge qu’avec beaucoup d’énergie… Je dis nous, Monsieur, d’abord parce que deux hommes bien élevés, deux hommes de cœur se doivent soutenir en pareille circonstance… puis la menace même que vous m’avez adressée tout-à-l’heure, Monsieur, me donne maintenant presque le droit de partager votre péril.

— Je vous remercie, Monsieur… j’accepte… Votre langage, vos sentiments même dans cette occasion, me prouvent du moins que ce qui se passera entre nous, plus tard se passera entre gens comme il faut.

— En attendant, Monsieur… — dis-je au prince, et brisant d’un vigoureux coup de pied un tabouret, je donnai ensuite à M. de Montbar un de ces montants de siège cassé, transformés ainsi en bâtons courts et solides, — armez-vous de ceci, surtout n’attaquez pas… mais si l’on vous touche… frappez à tour de bras et visez aux figures…

Pendant que je tenais à M. de Montbar ce langage digne et poli dont il était si surpris, j’avais vu l’orage s’amonceler… L’horrible bergère et une foule de hideux personnages, dignes de soutenir cette créature, s’étaient groupés au pied du seul escalier par lequel il nous fût possible de descendre de la galerie… Trois ou quatre gardes municipaux chargés de maintenir l’ordre, se trouvaient alors fort éloignés ; d’ailleurs ainsi que cela arrive toujours dans des lieux pareils, la majorité de ceux qui les hantent, fort curieuse de rixes et de scandales, oppose aux gens de police une puissante force d’inertie, en se formant en masse compacte long-temps impénétrable ; aussi les représentants de la force publique arrivent-ils presque toujours trop tard pour empêcher des collisions souvent sanglantes.

Un nouvel incident sur lequel je n’avais pas compté, vint augmenter le désordre et porter à son comble l’humiliation du prince…

Nous venions de nous mettre prudemment en défense en haut de l’escalier, pouvant à-peu-près compter sur la neutralité des buveurs de la galerie, gens moins tapageurs que les autres ; ils m’avaient vu briser un tabouret et partager ses débris entre moi et mon compagnon, ils commençaient donc à monter sur les tables pour juger impartialement des coups.

La tempête éclata par une bordée d’injures, qui à ma grande surprise s’adressaient à mon maître, reconnu non pour être le prince de Montbar, mais pour être un gant-jaune, un bien-mis pour parler le langage du lieu. Un Titi, garçon de vingt ans, d’une figure ignoble, placé aux premiers rangs de la foule, criait d’une voix enrouée en désignant le prince :

— Ohé ! les autres, voyez donc ce Pierrot manqué, qui vient agoniser et battre nos femmes ; c’est un malin, un gant-jaune ! je le reconnais…

— Lui ? ce crapaud-là !

— Faut le crever…

— T’en es sûr ? Titi,… c’est un gant-jaune ?

— Eh ! oui, je l’ai vu vingt fois à cheval ou en voiture aux Champs-Élysées, où je ramasse des bouts de cigare.

— Quoi qui y vient faire ici ? ce bien-mis-là.

— Est-ce que nous allons dans leurs bastringues à eux ?

— Ohé ! ce bien-mis ! il vient faire sa tête !

— Parce qu’il a du linge en dessous.

— Ce Monsieur ! il vient s’amuser à voir chahuter la canaille…

— Est-ce que nous sommes tes amusements, eh ! dis donc, filou ?

— Eh ! dis donc, mauvais muffle ?

À ces sales injures, le visage du prince devint pourpre ; ses yeux étincelèrent de rage ; il allait se précipiter tête baissée sur cette foule ; je devinai son mouvement, et le saisissant par le bras :

— Vous êtes perdu si vous quittez le haut de l’escalier… ne bougez pas, regardez-les bien en face… et pas un mot… le sang-froid et le silence imposent toujours…

Le prince suivit mon avis et, en effet, pendant un instant, les vociférations diminuèrent de violence, les assaillants demeurèrent indécis, car notre position, militairement parlant, était excellente ; nous tenions le haut d’un escalier où deux hommes pouvaient à peine monter de front ; nous étions armés de bons bâtons, et nous paraissions à la foule calmes, résolus, prêts à tout.




CHAPITRE XII.


journal de martin (Suite).


Cette suspension d’hostilités dura une minute à peine. L’horrible bergère, s’adressant à ses acolytes, se mit à crier d’une voix aigre et enrouée, qui domina le tumulte :

— Faut-il que vous soyez lâches, de laisser des bien-mis battre et agoniser vos femmes… Oui, y m’a battue… y m’a appelé crapule…

— C’est lui, qui est une crapule.

— Attends donc un peu, — dit un sauvage qui, excité par les cris de cette mégère, monta deux marches de l’escalier, et là s’arrêta un instant, encore indécis, — je vas lui voir sa peau, moi, à ce bien-mis-là.

— C’est un mouchard, — dit un autre.

— Oui, c’est un mouchard, oui… — crièrent plusieurs voix.

— Y ne viendrait pas ici… sans ça…

— À vous le mouchard !

— À bas le mouchard !

— Faut l’effiler ! le mettre en charpie !

— Mais y sont deux… deux bien-mis, — cria une voix, — l’autre Pierrot a pris aussi un bâton de chaise…

— Faut leur enfoncer dans la gueule, leurs bâtons de chaise…

— À vous… à vous ! les gendarmes !…

— Qu’est-ce que ça nous, f…, les gendarmes ? serrez les rangs… — dit l’homme habillé en sauvage, — le temps de casser une pipe, et il n’en restera rien… de ces deux bien-mis

— Soyez prêts, — dis-je tout bas au prince, — le moment est venu, à la première voie de fait, imitez-moi.

— Ah ! Monsieur… dévorer tant d’insultes, — murmura M. de Montbar, livide de fureur, mais plein d’énergie et de courage.

À peine lui avais-je recommandé de se tenir prêt à tout, que le sauvage, gravissant les dernières marches de l’escalier, arriva jusqu’à nous. Je me plaçai devant le prince, et dis au sauvage, en le regardant sans reculer d’une semelle :

— Voyons… touche-moi !

— Tu vas me manger ?

— Touche donc !

— Tiens !!! — me dit cet homme en levant la main sur moi ; mais avant qu’il m’eût atteint, un rude coup de bâton de chaise que je lui assénai entre les deux yeux, le fit rouler au bas de l’escalier.

Cet acte de vigueur intimida un instant les assaillants.

— Tenons bon ici seulement deux ou trois minutes, — dis-je au prince, — et nous sommes sauvés. Je vois là-bas les gendarmes, ils s’efforcent de percer la foule pour venir à notre aide.

Je n’avais pas achevé qu’un Turc et un athlétique débardeur s’élançaient sur l’escalier.

— Tu en veux donc aussi ?… — dis-je au Turc.

— Oui… je veux t’en donner, — et il me frappa…

Je levais mon bâton pour riposter, lorsque le compagnon du Turc se jeta brusquement à genoux, me prit par les jambes, et me fit tomber. Le prince, à son tour, frappa le coup que j’aurais dû porter ; mais ma chute fut le signal d’un assaut général ; au moment où, avec des efforts inouïs, je parvenais à me relever, je vis M. de Montbar renversé, foulé aux pieds, frappé au visage… et le Turc, à genoux sur sa poitrine, lui serrant le cou. Un instant dégagé de mes adversaires, je me jetai sur le Turc, je le saisis aux cheveux, et, le renversant en arrière, je débarrassai ainsi le prince. Il put se mettre alors sur ses genoux et parer au moins de ses deux bras la grêle de coups qu’on lui portait…

Heureusement alors les trois ou quatre gendarmes, témoins éloignés de cette scène, étaient parvenus à grand’peine à faire une trouée à travers la foule. À leur aspect, ainsi que cela arrive toujours, les plus forcenés de nos agresseurs disparurent ; la foule reflua sur elle-même, et il se fit un grand vide autour de l’escalier, théâtre du combat.

Nous avions été si évidemment provoqués, le sang qui coulait du visage du prince témoignait tellement de la brutalité de l’attaque dont nous étions victimes, que les gendarmes, généralement disposés à arrêter battus et battants, lors des rixes fréquentes dans ces lieux perdus, nous engagèrent à quitter le bal par prudence, et protégèrent notre retraite lorsque nous eûmes payé notre écot et le tabouret cassé.

Ce dénoûment me satisfit pleinement. J’avais craint un instant de me voir arrêté avec le prince ; il eût été obligé de donner son nom, et s’il avait fallu à mon tour me nommer… dans quel mortel embarras me serais-je trouvé !

Du reste, je savais ce que j’avais voulu surtout savoir : le prince aimait encore passionnément sa femme ; l’orgueil et la crainte du ridicule l’avaient sans doute empêché d’avouer cette jalousie à Régina et de tenter d’obtenir son pardon ;… M. de Montbar cherchait enfin un étourdissement à ses chagrins dans une dégradation honteuse.

Une seule chose pouvait m’intéresser à lui : la constance de son amour pour Régina… la persistance de ce sentiment me prouvait que son cœur n’était pas complètement perdu ; j’avais d’ailleurs tant souffert… je souffrais encore presque des mêmes peines que, plus que personne, je devais compatir à de pareils chagrins ; mais l’orgueil de M. de Montbar, sa mauvaise honte, l’ignoble diversion qu’il cherchait à ses tourments, ne m’inspiraient qu’une dédaigneuse pitié… Cet homme, même amoureux, ne m’offrait aucune garantie, aucune sécurité pour le bonheur à venir de Régina ; j’avais au contraire une foi extrême dans le caractère, dans l’esprit, dans la valeur personnelle de Just ; aussi, ayant en mon pouvoir le moyen presque certain de lever le dernier scrupule qui empêchait Régina de quitter son mari, et de la décider aussi à confier sa destinée à l’amour de Just… à lui à qui elle devrait la réhabilitation de la mémoire de sa mère… j’étais à-peu-près résolu de faire pencher la balance en faveur du capitaine… Pourtant, songeant à l’extrême responsabilité que je prenais sur moi, je voulus, dans un dernier entretien avec le prince, m’assurer si véritablement il n’y avait plus rien à espérer de lui… pour le bonheur de Régina.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. de Montbar, sorti de la salle sous la protection des gendarmes, demanda un peu d’eau fraîche pour étancher et laver le sang dont sa figure était couverte ; sa physionomie me parut morne, sombre ; sans doute, la scène dans laquelle il venait de jouer un si pénible rôle, lui était doublement odieuse, parce que, moi aussi, j’avais été acteur et témoin, moi qu’il prenait pour un de ses égaux, moi qui déjà possédais quelques secrets dont la divulgation pouvait lui être si pénible.

— Maintenant, Monsieur, — me dit-il, dès que nous fûmes hors du bal, — vous allez, je l’espère, me dire votre nom… Que je sache au moins, — ajouta-t-il avec amertume, — qui je dois remercier du secours inespéré, sans lequel j’étais écharpé par ces misérables. Une fois ma dette de reconnaissance acquittée, Monsieur… — reprit le prince d’une voix altérée, avec une animation croissante, — j’aurai à vous demander compte… des outrages…

— Monsieur, — dis-je au prince, — permettez-moi de vous interrompre… Il n’est pas prudent de rester à la porte du cabaret que nous venons de quitter… il pleut. Je m’étais précautionné d’un fiacre pour toute la nuit… Faites-moi la grâce d’accepter une place dans le cas où vous n’auriez pas vos gens ici… je serais trop heureux de vous descendre à votre porte.

— Monsieur, — s’écria le prince, — ne croyez pas m’échapper… il faut que je sache qui vous êtes, et je le saurai.

— Je vous ferai observer, Monsieur, — lui dis-je, — que je cherche d’autant moins à vous échapper, que je vous prie de me faire l’honneur de monter en voiture avec moi…

— Soit, Monsieur… j’accepte… — dit M. de Montbar.

En quelques minutes, nous avions atteint la petite rue obscure dans laquelle m’attendait Jérôme, endormi sur son siège. Je tremblai qu’ainsi éveillé en sursaut, il n’eût oublié mes recommandations, et qu’il ne me nommât de mon nom de Martin. J’allais prier le prince de monter d’abord dans la voiture, comptant éveiller ensuite Jérôme ; mais M. de Montbar, dans son impatience le secoua rudement, en le tirant par le collet de son carik.

Mon angoisse fut extrême en entendant le digne cocher bâiller, se détirer, et dire enfin encore tout endormi :

— Hein ?… qu’est-ce que c’est ?… voilà ! voilà !

— Allons, Jérôme, mon garçon, dépêchez-vous donc, — lui dis-je à voix haute, — venez donc nous ouvrir la portière, — et j’appuyai sur ce mot nous.

Jérôme se souvint parfaitement de ma recommandation ; car, sautant à bas de son siège, il me dit respectueusement :

— Ah ! mon Dieu ! je vous demande bien pardon… je m’étais endormi, Monsieur le Marquis

— Monsieur le marquis !… Bon, — se dit le prince à demi-voix, en m’entendant donner ce titre par le cocher.

— Voulez-vous avoir la bonté de monter, Monsieur, dis-je au prince au moment où, avec inquiétude, je le vis regarder attentivement le numéro du fiacre : il voulait, sans doute, retenir ce numéro, à l’aide de ce renseignement, retrouver Jérôme, et de lui savoir mon nom, si je continuais de le lui cacher. Ceci, pour moi, était fort grave. Je connaissais la probité, l’attachement de Jérôme ; mais il ignorait combien il m’importait que mon véritable nom restât ignoré du prince, aussi, cédant à des offres considérables, Jérôme pouvait dire simplement que je m’appelais Martin. Malheureusement, il m’était impossible de prévenir alors ce brave homme, et je craignais de ne pouvoir l’avertir avant la fin de la nuit, ignorant quels incidents imprévus allait amener mon entrevue avec le prince.

— Voulez-vous avoir la bonté de monter en voiture, Monsieur, — répétai-je à M. de Montbar.

— Pardon, Monsieur, — me dit-il en passant devant moi.

Je montai après lui.

— Où faut-il conduire M. le marquis ? — me demanda Jérôme au moment de fermer la portière.

— Chez vous, je pense… Monsieur ? — dis-je au prince.

— Soit, chez moi, Monsieur, — me répondit-il après un moment de silence ; — une fois là… je verrai ce que j’aurai à faire.

— Rue de l’Université, — dis-je à Jérôme, — je vous arrêterai où il faudra.

La voiture se mit en marche.

— Maintenant, Monsieur le marquis, — me dit vivement le prince, — maintenant que, par l’indiscrétion de ce cocher, je sais du moins votre titre, vous ne me cacherez pas votre nom plus long-temps, je l’espère.

— Monsieur, — lui dis-je, — l’entretien que nous allons avoir est fort grave… fort sérieux…

— Oh ! oui… grave et sérieux, — s’écria-t-il.

— Alors, Monsieur, faites-moi la grâce de m’entendre quelques instants sans m’interrompre, nous perdrions ainsi un temps précieux.

— Parlez, Monsieur.

— Monsieur… vous êtes le plus malheureux des hommes…

— C’est inouï ! — s’écria le prince en bondissant sur sa banquette, — de la pitié ! maintenant ; allons… soit,… Monsieur… j’ai promis de me taire… je boirai le calice jusqu’à la lie.

Puis il reprit avec amertume :

— Inspirer de la pitié !  !

— Non, Monsieur, mais un intérêt sincère…

— Et qui me vaut, Monsieur, l’honneur de votre sincère intérêt ? — me dit le prince d’un ton sardonique et irrité.

— Vos malheurs ! Monsieur.

— Mes malheurs ?… encore ?

— Oui, vos malheurs, Monsieur, et ils sont cruels : vous aimez toujours passionnément Mme de Montbar, vous luttez en vain depuis dix-huit mois contre cet amour ; pour le vaincre vous avez tout tenté… le bien comme le mal, vous ressentez enfin les affreux tourments de la jalousie. Et pourtant hier encore, vous étiez pleurant d’amour et de désespoir devant le portrait de votre femme !

Il y eut sans doute tant d’autorité dans la sincérité de mon accent et dans la vérité des faits que je rappelais au prince, il fut si confondu de me voir instruit de particularités qu’il croyait ignorées de tous, que d’abord sa stupeur ne lui permit pas de me répondre.

— Et c’est parce qu’il vous reste au cœur un ardent et profond amour, — ai-je poursuivi avec une chaleureuse conviction, — que votre position m’intéresse vivement… et croyez-moi, Monsieur, votre position n’est pas désespérée… l’amour vrai… peut enfanter des prodiges… Et déjà, il y a six mois, rougissant enfin de l’oisiveté où votre vie s’était jusqu’alors passée, n’avez-vous pas eu un courageux retour vers une vie digne de vous ? digne de ce glorieux nom dont vous êtes fier… dont vous devez être fier, Monsieur… car votre aïeul… dont vous avez fait porter le portrait chez vous pour vous inspirer de ses grands exemples…

— C’est à devenir fou, — s’écria le prince, presque avec un accent de frayeur ; — je ne sais si je veille où si je rêve… Quel est cet homme ; comment s’est-il…

— Ce soldat illustre, dont vous descendez, Monsieur, — ai-je dit sans m’arrêter à l’interruption du prince, — le maréchal prince de Montbar a laissé un nom glorieux, vénéré ; pendant la guerre, il a héroïquement combattu pour la France… pendant la paix, prenant en main la cause des déshérités, il a réclamé, obtenu pour eux des droits qu’on leur déniait. Cette magnifique carrière de votre aïeul devait être d’un grand enseignement pour vous, Monsieur… Un jour, vous l’avez compris,… un jour, votre noblesse… votre vraie noblesse… celle de l’âme, s’est enfin révoltée contre votre vie stérile, contre ces égarements, au souvenir desquels, ce soir… je vous ai vu écrasé de honte, de douleur, en songeant à ces profanations infâmes que j’ai voulu vous rendre plus frappantes encore, en prenant l’ignoble langage des misérables que vous fréquentiez.

— Mais Monsieur… que je sache enfin si vous êtes un ami ou un ennemi, — s’écria le prince, ému malgré lui ; — si vous êtes un ami, pourquoi ce mystère ?… Et d’ailleurs, Monsieur, — ajouta le prince, honteux de laisser pénétrer ses impressions, — de quel droit me parlez-vous ainsi ? je ne veux pas que…

— Oh ! vous m’entendrez jusqu’au bout, — m’écriai-je. — En vain vous voulez me le cacher ; vous êtes ému, non de mes reproches, je n’ai pas le droit de vous en faire ; mais de la sympathie que je vous témoigne, en homme de cœur, fait pour comprendre, pour honorer la résolution généreuse que vous aviez prise… car cela était beau et bien, et noble à vous, Monsieur, de vouloir reconquérir l’affection de Mme de Montbar, en vous montrant aussi épris d’elle que par le passé, mais ayant de plus que par le passé une valeur morale qui vous replaçait à votre rang. Hélas ! pourquoi n’avez-vous pas persisté dans cette voie généreuse ?… Pourquoi ce découragement funeste ?

— Pourquoi ? — s’écria le prince, entraîné malgré lui, soit par la force même de cette étrange situation, soit par l’émotion que lui causaient mes paroles. — Pourquoi je n’ai pas persisté ? — Puis s’interrompant brusquement : — Mais je suis fou de vous répondre… quel droit avez-vous à mes confidences ? qui êtes-vous enfin, Monsieur, vous qui savez mon passé, les particularités intimes de ma vie, les secrets de mon cœur ? Oui, qui êtes-vous, vous qui voulez m’arracher des confidences que je n’ai faites à personne ? vous qui m’amenez à tâcher de me justifier à vos yeux ? vous que je ne connais pas, qui êtes là… dans l’ombre, à côté de moi ; vous enfin que je n’ai jamais vu que vêtu d’un costume ridicule, et la figure cachée sous un masque grotesque ? Encore une fois, suis-je bien éveillé ? Tout ce qui se passe dans cette nuit funeste, n’est-il pas un rêve ? Que voulez-vous de moi ? quel est votre dessein ? êtes-vous un ennemi, êtes-vous un ami ? répondez, Monsieur ! répondez !

Puis sans me donner le temps de dire une parole, le prince continua avec une sorte d’égarement :

— Après tout, ami, ennemi, que m’importe… vous savez sur moi de tels secrets, Monsieur, qu’il faut que j’aie votre vie ou que vous ayez la mienne… Et maintenant, puisque vous voulez des confidences… une de plus… que m’importe… demain vous les paierez cher !! Merci d’ailleurs, Monsieur, depuis long-temps cachés, ces affreux chagrins m’étouffaient… l’enfer m’envoie un confident !! eh bien ! oui, j’adore toujours ma femme… et elle me méprise… et elle aime un autre homme… oui… pour la ramener à moi, j’ai voulu être meilleur… avoir une vie plus digne… si je n’ai pas persisté dans ses tendances,… c’est que je n’ai été ni soutenu, ni encouragé par la seule personne qui aurait pu m’y faire persévérer… et opérer en moi, si elle l’eût voulu, un changement complet ! Mais il était trop tard… La froideur, le sarcasme ont accueilli mes premières tentatives. Alors la résolution m’a manqué, je suis retombé dans cette vie, dont je sens le néant, et que je tâche de rendre supportable, grâce au contraste des sensations brutales que je cherche dans d’ignobles lieux, vivant aujourd’hui à l’hôtel de Montbar, demain allant m’étourdir dans quelque horrible bouge… Eh bien ! oui, ces alternatives ont eu pour moi une sorte de charme puissant… Et vous qui osez me blâmer, est-ce que vous savez seulement, comment, et par qui, et pourquoi, j’ai été conduit à ces habitudes de dégradation bizarre ?

L’exaltation du prince était extrême ; elle allait toujours croissant ; je le voyais sur la pente d’une confidence qui pouvait avoir beaucoup d’influence sur ma décision ultérieure ; je craignis par un mot imprudent de le rappeler à lui-même ; je gardai donc le silence, il poursuivit avec un redoublement d’amertume :

— Il est si facile d’accuser les gens, quand on ne tient compte ni de l’éducation ni des circonstances. Est-ce que c’est de ma faute à moi, si, orphelin à douze ans, j’ai été élevé par des parents qui étaient restés des gens de 1760 ? À quinze ans je me suis senti une vocation pour l’état militaire. — « Fi donc ! — m’a-t-on répondu, — est-ce qu’un prince de Montbar peut aller s’asseoir sur les bancs d’une école, pêle-mêle avec des bourgeois, et sortir de là pour être commandé par quelque je ne sais qui ? C’est impossible. » Je renonçai donc à l’état militaire. Plus tard, à dix-huit ans, j’eus envie d’entrer dans la diplomatie. Même réponse. — « Les bourgeois ont tout envahi. Est-ce qu’un prince de Montbar peut être l’attaché ou le secrétaire de M. l’ambassadeur je ne sais qui ? Allons donc ! dans ces malheureux temps-ci, un prince de Montbar qui se respecte vit dans ses terres six mois de l’année, voyage pendant deux mois, et habite le reste du temps l’hôtel de Montbar. » Me voilà donc oisif, sans carrière, sans avenir maintenant ! Savez-vous qui m’a achevé ? C’est mon vieil oncle, qui ne tarissait pas sur les bonnes parties que faisaient les grands seigneurs d’autrefois en allant à la Galiotte ou aux Porcherons, déguisés en manants… « C’était charmant, me disait-il, nous quittions notre poudre et notre épée pour endosser le bouracan du dernier gredin, nous trouvions aux Porcherons de fraîches petites commères que nous soufflions à leurs rustauds ; même quelquefois il fallait faire le coup de poings ; on tapageait, on se grisait, on s’encanaillait ; c’était charmant. Après avoir été Jean-Pierre ou Jean-Louis, nous redevenions M. le duc, M. le marquis, et, après avoir chiffonné le jupon d’une grisette, nous chiffonnions la jupe d’une duchesse. Ces contrastes étaient délicieux… » — Eh bien ! — reprit le prince, de plus en plus animé, — que voulez-vous que devienne un enfant de dix-huit ans, élevé ainsi, et maître d’une grande fortune, seul, sans guide, oisif, et ne comprenant malheureusement que trop l’espèce de charme bizarre, ignoble, stupide, soit, mais réel, du contraste de ces deux existences si extrêmes. L’une tout en haut de l’échelle sociale… l’autre tout en bas ? Eh ! mon Dieu ! il finit par se livrer à cette espèce de passion comme d’autres se livrent à la passion du jeu, et c’est ce que j’ai fait, car dans ces contrastes j’ai retrouvé les équivalents de ces alternatives de perte ou de gain qui sont la vie du joueur. Hier, de l’or ; aujourd’hui, la misère… Ainsi de ma passion à moi ! je sortais d’un bouge infect, peuplé de gens patibulaires, avec lesquels je m’étais enivré, et je rentrais chez moi, dans mon hôtel, où m’attendaient de vieux serviteurs respectueux. La nuit… de malheureuses filles en haillons m’avaient tutoyé… je leur avais plu, et le soir dans le monde, ma maîtresse, noble, jeune, charmante, parée de diamants et de fleurs, me disait aussi toi bien bas, à l’abri de son bouquet. Enfin, que vous dirai-je, au milieu de cette fête splendide, où j’étais venu en brillant équipage, au milieu de ce bal où se pressait la plus élégante aristocratie de l’Europe, je pensais, moi qui suis ici, parmi mes pairs, j’étais hier, à cette heure, mes vêtements boueux, attablé dans un affreux repaire avec des chiffonniers et le rebut des filles des rues. — Eh bien ! Monsieur, dites que cette passion est absurde, ignoble, dépravée, dégradante, soit,… mais au moins avouez que, sans l’excuser, on peut la comprendre, l’admettre, comme la passion du jeu… Eh ! Monsieur, si j’avais le goût de la crapule… pour la crapule… j’y passerais ma vie…

Et le prince s’interrompit un moment, tant son émotion était grande.




CHAPITRE XIII.


journal de martin (Suite).


Je le confesse, au mépris que m’avait d’abord inspiré la bassesse des goûts de M. de Montbar, succéda un redoublement de commisération ; je n’excusai pas cette bizarre dépravation ; mais, ainsi qu’il le disait, je la compris ; je compris même, si hideuse qu’elle fût, l’espèce de poésie particulière à de pareils contrastes ; je sentis l’attrait que ces alternatives devaient offrir à un homme dès long-temps blasé, quoique jeune, sur les distractions creuses, monotones d’une opulente oisiveté.

Je me félicitai doublement alors d’avoir pu me ménager cet entretien avec le prince, j’augurai mieux de son avenir, car cette dépravation passée, dont il semblait rougir, n’annonçait pas, ainsi qu’il le disait énergiquement lui-même, le goût de la crapule pour la crapule… Au moins dans ces accès de dégradation, il y avait un profond sentiment de comparaison, sentiment jusqu’alors faussé, vicié, mais qui, cependant, contenait le germe d’une pensée qui, dans son application, pouvait être généreuse et féconde.

— Et n’allez pas me dire, Monsieur — reprit le prince, après un moment de silence causé par sa profonde émotion — n’allez pas me dire que cette passion de contrastes dont je vous parle exclut l’amour,… non… pas plus que la passion du jeu n’exclut l’amour… Les joueurs forcenés ne sont-ils pas souvent aussi passionnément amoureux ?… Vous m’accablez parce que vous m’avez vu écrire un nom doublement sacré pour moi, je le sais, sur la table d’un cabaret… Savez-vous seulement quelle était alors ma pensée ?

— Oui, je le sais maintenant — m’écriai-je — de plus en plus touché de la franchise des aveux du prince. Dès que vous aviez pris les vêtements, l’apparence, le langage, et jusqu’aux vices de ces malheureux, que l’ignorance et la pauvreté dépravent, vous vous plaisiez, par une bizarre fantaisie, à vous croire l’un d’eux. Et pendant cette aberration, complétée souvent par l’ivresse, vous éprouviez le même vertige d’étourdissant bonheur qu’aurait éprouvé l’un des misérables au milieu desquels vous étiez attablé, s’il s’était dit : j’aime et je suis aimé de la plus belle, la plus noble jeune fille qui soit au monde.

— C’est vrai, souvent j’ai éprouvé cela — me dit le prince, de plus en plus surpris.

— Et plus tard, — repris-je, — lorsque cette noble et charmante jeune fille, qui vous aimait avec idolâtrie, est devenue votre femme… toujours poussé par cet étrange besoin de contrastes, vous avez été porter, au milieu des misères et des dégradations de toute sorte, votre bonheur caché, de même que l’homme du conte oriental cachait sous ses haillons un diamant qui eût payé la rançon d’un roi.

— C’est encore vrai, — s’écria le prince, dont l’étonnement allait croissant, mais dont l’irritation amère semblait diminuer à chaque instant, — Comment avez-vous ainsi presque deviné mes impressions ? Encore une fois, Monsieur, je vous le demande, non plus avec menaces… mais presque comme une prière ? Quel intérêt singulier vous amène auprès de moi ? Enfin, qui êtes-vous ?

— Mon nom… vous ne le saurez jamais… Monsieur.

— Jamais ?

— Quoi que vous fassiez…

— C’est ce que nous verrons, — s’écria le prince.

— Vous le verrez… Monsieur… Quant au motif qui m’amène auprès de vous, j’oserais presque dire que, tout-à-l’heure… j’étais un juge…

— Un juge !

— Mais maintenant, croyez-moi, Monsieur, — ajoutai-je d’une voix pénétrée, — c’est un ami… permettez-moi ce mot… un ami sincère qui vous parle… et bientôt des faits vous prouveront que je dis vrai.

— Un juge ?… un ami ? — reprit le prince, — mais continuez, Monsieur, continuez. Ce qui m’arrive est si étrange… je sens que malgré moi votre parole me domine, m’impose tellement que je ne peux plus m’étonner de rien… même d’avoir dans ce bal immonde trouvé en vous d’abord un grossier ivrogne, puis un homme du monde, aux manières parfaites, qui m’a défendu avec autant de courage que de générosité… puis un juge… puis enfin un ami… dites-vous ?… Continuez, Monsieur ; ce qui s’est passé, ce qui se passe entre nous est si en dehors du cours ordinaire de la vie, que je me résigne à tout entendre… à tout supporter… Juge, ami, ennemi… qui que vous soyez, Monsieur, je vous écouterai jusqu’au bout, peut-être le jour rompra-t-il l’espèce de charme sous lequel je me débats en vain pendant cette nuit maudite, alors Monsieur… nous retomberons dans la vie réelle… Et vous aurez de grands comptes à me rendre !! mais jusque-là, je m’abandonne aveuglément à tous les hasards de cette rencontre inouïe… Ah ! c’est une étrange aventure de bal masqué que la nôtre, Monsieur !  !

— Dites une rencontre heureuse, Monsieur, oui, elle le sera pour vous, si vous ne résistez pas à l’instinct qui vous porte à m’écouter, à me croire, car, de ce moment, votre destinée peut changer : devenir aussi belle, aussi élevée, qu’elle a été, jusqu’ici, stérile, ennuyée, malheureuse… Ce passé même… si dégradant, dont vous rougissez à cette heure, aura son influence utile…

— Que voulez-vous dire ?

— Écoutez, Monsieur, je comprends cette passion des contrastes, éclose sous l’influence de dangereux enseignements, développée au sein d’une vie oisive… vous dites vrai, cette passion, on doit l’admettre comme on admet celle du jeu ; mais aussi, on doit la blâmer encore plus sévèrement… que la passion du jeu.

— Plus sévèrement ? Pourquoi ?

— Un joueur ne saurait être qu’un joueur. Que peut-il demander au jeu ? Les détestables émotions du gain ou de la perte. Rien de plus… Tandis que votre passion, Monsieur, pouvait avoir… aura peut-être pour vous les conséquences les plus dignes, les plus utiles…

— Les plus dignes ? les plus utiles ? Expliquez-vous, de grâce…

— Voyons, Monsieur, au lieu d’aller, par un raffinement d’homme blasé, porter dans un bouge vos souvenirs de grand seigneur, et dans votre hôtel vos souvenirs de taverne… cela pour le stérile plaisir du contraste… pourquoi n’avez-vous pas affronté ces lieux infâmes dans un but honorable ?

— Et dans lequel, Monsieur ?

— Dans celui d’étudier par vous-même ces plaies hideuses nées forcément de l’ignorance et de la misère, ces plaies, qu’il vous appartenait, à vous riche et heureux du monde, de connaître, afin d’employer à les guérir les forces immenses dont vous disposez !!

— C’est vrai, — murmura le prince. — Cette idée est grande…

— Oh ! alors, chacune de vos excursions dans ces repaires, devenait un acte de mâle vertu, de haute moralité : arracher à la pauvreté, au vice, à la débauche, au crime, quelques-unes des malheureuses créatures déshéritées que vous rencontriez dans ces repaires ; c’était faire un usage de votre intelligence et de votre fortune… Vous aimez les contrastes, Monsieur, votre passion eût été satisfaite. Seulement, au lieu de la cacher avec honte, vous l’auriez cachée avec orgueil, comme vous cachez vos actions généreuses.

— Monsieur, — reprit le prince d’une voix douce et pénétrée, — vous m’avez dit que vous étiez mon ami. Maintenant je vous crois… et, quoi qu’il advienne de notre rencontre, j’honorerai toujours dans ma pensée l’homme loyal qui a bien voulu me faire entendre ce langage sévère.

— Je vous parle ainsi, Monsieur, certain d’être compris et de vous être utile. Ce n’est pas, croyez-le, pour le vain plaisir de moraliser… Je vous ai soumis cette idée, parce que cette idée réalisée peut vous être d’un secours pratique pour sortir de votre cruelle position…

— Je vous en prie, expliquez-vous, Monsieur.

— Votre intérêt exige que je vous expose votre situation sans ménagements. Vous avez perdu, par votre faute, l’affection si vive, si dévouée de Mme de Montbar.

— Il n’est que trop vrai, — me dit le prince avec un profond soupir.

— Vous aimez cependant encore votre femme avec idolâtrie.

— Oui… avec idolâtrie… Monsieur… avec idolâtrie…

Et il me sembla que des larmes altéraient la voix du prince.

— Mme de Montbar, vous devez le savoir, Monsieur, est incapable d’une trahison ; jamais elle ne descendra à vous tromper. Mais un jour viendra, et il est proche, où elle vous dira : « — Vous avez tué l’amour que j’avais pour vous… depuis long-temps je ne vous aime plus ; je n’ai, jusqu’ici, aucun reproche à me faire ; mais la vie m’est désormais impossible avec vous. Séparons-nous donc sans éclat, sans scandale, et reprenons chacun notre liberté. »

— Ce langage, elle me l’a tenu à-peu-près hier, — dit le prince avec une rage concentrée, — mais demain aussi… je tuerai celui qui m’a ravi le cœur de ma femme. Je serai ridicule aux yeux des gens de bonne compagnie… je le sais… mais il y a trop long-temps que cette lâche appréhension me fait dévorer ma jalousie… La vengeance me sauvera du ridicule.

— Stérile vengeance, Monsieur : si elle s’accomplit, elle changera en haine incurable l’estime que Mme de Montbar peut avoir conservée pour vous.

— Eh bien ! elle et moi nous serons malheureux ; j’aime mieux cela que la vue de son bonheur insolent.

— Ne vaudrait-il pas mieux être heureux… elle et vous ?

— Que voulez-vous dire ?

— Afin de vous montrer, Monsieur, de quelle importance est notre entretien, afin de vous donner, en un mot, une confiance absolue dans mes paroles… une dernière question : Savez-vous de quel prix serait pour Mme de Montbar la preuve matérielle, irrécusable de l’innocence de sa mère ?

— Pour une telle preuve, — s’écria le prince, — Mme de Montbar donnerait la moitié de sa vie.

— Eh bien ! Monsieur, ces preuves… je les possède…

— Vous ?

— Je les ai là !… sur moi !

— Vous, — répéta le prince avec une stupeur croissante.

— Ces preuves, je les ai là, dans ce portefeuille… Maintenant, Monsieur, supposez que ces preuves… je les mette entre vos mains.

— Ces preuves ? entre mes mains, — dit le prince, et il semblait ne pas croire à ce qu’il entendait.

— Oui, — lui dis-je, — entre vos mains ; supposez ensuite qu’armé de cette réhabilitation d’un si grand prix pour Mme de Montbar, vous rentriez tout-à-l’heure à votre hôtel, demain matin vous faites demander à Mme de Montbar à quelle heure elle peut vous recevoir.

— C’est un rêve, — murmurait le prince étourdi, — c’est un rêve !

— Vous pouvez le réaliser, Monsieur. Je poursuis ma supposition : vous vous présentez chez Mme de Montbar, et vous lui dites à-peu-près ceci… ou beaucoup mieux, j’en suis certain : « Madame, je sais le prix que vous attachez à la réhabilitation de la mémoire de votre mère ; cette réhabilitation, la voici : (et vous remettez à Mme de Montbar le portefeuille que je vous ai confié). En vous donnant, Madame, les moyens de prouver l’innocence de votre mère, je n’atténue en rien mes torts passés envers vous ; ils sont grands, je le reconnais ; impardonnables… je le crains, car vous n’en connaissez pas la nature ; vous avez surpris mes absences nocturnes, vous avez cru qu’il s’agissait de quelque infidélité ; non, Madame, c’était pis encore, puisque je n’ai pas osé tenter de me justifier… loin de là, j’ai accueilli vos reproches touchants avec hauteur et dédain… Ce que je n’ai pas osé vous avouer alors, de crainte de m’aliéner votre affection… je puis vous le dire aujourd’hui… Malheureusement je n’ai plus rien à perdre… » — Et alors, Monsieur, vous racontez franchement à Mme de Montbar comme vous me l’avez raconté à moi-même, par quelle fatalité vous avez été poussé à cet étrange passion des contrastes. Mme de Montbar vous plaindra, vous estimera, Monsieur, parce que, dans cet aveu, vous aurez été sincère et digne…

— Cet aveu… à elle… et maintenant, — répondit le prince en réfléchissant.

— C’est, je crois, Monsieur, votre seule chance de salut… après cet aveu… vous lui dites…

Puis m’interrompant de peur de blesser l’amour-propre de M. de Montbar, je repris cordialement :

— Excusez-moi, de grâce, Monsieur, si je parais ainsi vous dicter votre conduite et jusqu’à vos paroles… mais…

— Continuez… continuez, je vous en conjure, — me dit le prince avec une résignation qui me navra, — ma cause serait gagnée… si je sentais, si je parlais comme vous !

— Cette modestie même prouve que sentiment et langage tout cela est en vous, Monsieur ; je continue donc puisque vous le permettez…

— Je vous en supplie.

— Vous dites donc à Madame de Montbar :

— « Après une telle confidence, Madame, je n’ai plus aucune espérance à attendre ; j’ai perdu votre affection, j’ai dû la perdre ; une fausse honte, un mauvais orgueil m’a d’abord fait vous cacher les souffrances que vos froideurs m’ont causées, car je vous ai toujours aimée… je vous aime toujours profondément, Madame, c’est une des fatalités de ma position, il m’est peut-être permis de vous faire cet aveu… à cette heure que nous sommes sur le point de nous séparer ; aussi, à quoi bon vous rappeler mes vaines et tardives tentatives pour reconquérir votre amour… celui que vous aimiez, et il est digne de cet amour, Madame… »

— Il n’est que trop vrai… — murmura le prince avec un accablement douloureux, — ah ! elle ne l’eût pas aimé… sans cela !

— Ne vous désespérez pas d’un pareil choix, Monsieur, — dis-je au prince, — un sentiment élevé sauvegarde une âme généreuse… et d’elle on peut tout attendre… même un sacrifice héroïque.

— Quoi ! — s’écria le prince… — vous espérez…

— L’on doit tout espérer, Monsieur, d’un aussi noble cœur que celui de Mme de Montbar ; vous lui disiez donc : — « En vain j’ai voulu, Madame, sortir de mon oisiveté passée… quelques mots bienveillants de vous m’eussent fait persévérer dans cette voie… mais je ne méritais plus même votre intérêt… vous voyant insensible à ces résolutions meilleures, je suis retombé dans mes habitudes passées, j’ai cherché dans de nouveaux égarements l’oubli de bien cruels chagrins.

» Ce ne sont pas, Madame, des reproches que je vous adresse… ce sont d’amers regrets que je vous exprime… Un mot encore… Je n’ai, je le sais, aucun droit à la faveur que j’ose implorer de vous… Ne voyez dans cette demande qu’une de ces folles espérances comme en ont ceux qui, roulant à l’abîme, font des efforts insensés pour ne pas mourir. Enfin… si vous vouliez, Madame, vous si bonne, si généreuse… si vous vouliez me laisser tenter une dernière fois… de regagner ce cœur que j’ai perdu. »

— Oh ! je vous comprends… je vous comprends, — s’écria le prince attendri et semblant saisi d’un espoir ineffable. — Oui,… je connais Régina, cette résignation la touchera. — « Pour regagner votre cœur, Régina, lui dirai-je, — poursuivit le prince comme s’il se fût adressé à sa femme, — pour regagner votre cœur, que ferai-je ? je l’ignore encore… mais je vous aime tant, Régina, qu’il me semble que je trouverai le moyen de vous persuader tout ce que je vous demande… c’est de me laisser vous aimer… c’est de vous laisser convaincre. Ne vous occupez pas de moi davantage pour cela… Vivez votre vie accoutumée. Oh ! je ne serai pas importun, allez… Seulement, par pitié, ne vous séparez pas encore de moi…assignez-moi un terme… jusque-là, laissez-moi tenter… laissez-moi espérer. »

— Bien ! bien ! — dis-je au prince. — Il est impossible que Mme de Montbar résiste à ce langage si touchant, si résigné.

« — Ne vous engagez à rien envers moi, Régina, — lui dirai-je, poursuivit le prince, — dites-moi seulement : Georges, faites que je vous aime comme autrefois… à force de soins, de dévoûments, d’amour… que sais-je… faites-moi oublier une affection qui m’a consolé des chagrins que vous m’avez causés, et je vous aimerai… et je vous aimerai comme par le passé, voilà la grâce suprême que j’implore, Régina, avec cette promesse de vous… de vous si loyale, si vrai, tout me sera possible,… votre cœur me reviendra… Si pourtant mes tentatives sont vaines… si, après cette dernière épreuve, votre amour reste à jamais perdu pour moi,… eh bien ! Régina, mon sort s’accomplira ;… mais au moins vous aurez été bonne, généreuse,… et cette dernière pensée me consolera dans mon affreux malheur… »

— Ah ! Monsieur, — dis-je au prince, — croyez-moi, un pareil langage, et tout ce que le génie de l’amour vous inspirera, réveillera dans le cœur de Mme de Montbar les souvenirs toujours si puissants d’un premier attachement…

— Je le désire si ardemment,… que je finis par l’espérer, — reprit le prince ; — mais comme cette dernière illusion peut m’être ravie… — « Encore un mot, dirai-je à Régina, le dernier… Quoi que vous décidiez, Madame, dès ce moment vous êtes libre,… ce soir ou demain vous me ferez connaître votre résolution. Si vous me refusez, je confierai à votre délicatesse le soin d’éviter tout ce qui, dans notre séparation, ferait éclat ou scandale… Demain je pars pour l’Italie,… vous ne me reverrez jamais. »

— Allons, courage. Monsieur, — dis-je au prince, — espérez tout d’une conduite si noble, si généreuse…

— Oh, vous serez mon sauveur, je le sens, — me dit le prince avec un accent de gratitude profonde, — mais comment ai-je mérité, mon Dieu ! que vous daigniez venir ainsi à moi ?

— Vous étiez malheureux, Monsieur, et j’ai beaucoup souffert.

À ce moment la voiture s’arrêta.

Jérôme se tourna sur son siège, se pencha vers la glace de devant et me dit :

— Monsieur le marquis, nous voici arrivés, où faut-il vous descendre ?

— Tout-à-l’heure je vous le dirai, — lui ai-je répondu. — Restez là un moment.

— C’est bien, Monsieur le marquis.

Je pris dans ma poche le portefeuille dans lequel se trouvaient les lettres en allemand soustraites au tombeau de la mère de Régina, leur traduction, la médaille, le parchemin où se trouvait tracés une couronne royale et quelques autres pièces, ainsi qu’un résumé clair, succinct, de cette mystérieuse affaire. Et je dis alors au prince :

— Voici, Monsieur… les preuves irrécusables de l’innocence de la mère de Mme de Montbar… Un rapide coup d’œil sur la note qui accompagne ces papiers vous démontrera l’évidence, l’authenticité de ces pièces… Un dernier mot, Monsieur… En retour du service que je m’estime heureux de vous rendre, je vous demande trois promesses d’honneur.

— Lesquelles, Monsieur ?

— La première, de remettre demain ces papiers à Mme de Montbar.

— Je vous le promets sur l’honneur, Monsieur.

— La seconde, de toujours cacher à Mme de Montbar par suite de quels événements vous êtes possesseur de ces papiers de famille…

— Je vous le promets sur l’honneur, Monsieur.

— Enfin, de ne jamais faire la moindre démarche pour savoir qui je suis, et quel intérêt m’a porté à intervenir ainsi dans vos affaires domestiques.

— Je vous le promets sur l’honneur, — reprit le prince, après une légère hésitation.

— Voici ces papiers, Monsieur, — dis-je au prince, et je lui ai remis le portefeuille.

Il le prit d’une main tremblante et ajouta d’un ton pénétré :

— Merci, Monsieur… c’est le bonheur de ma vie… peut-être que je vous devrai, car je sais quelle influence la remise de ces papiers peut avoir sur les résolutions de Mme de Montbar envers moi ; mais votre voix amie et sévère, la seule qui m’ait jamais parlé un langage si élevé… dois-je l’entendre à cette heure pour la dernière fois ?

— Oui, Monsieur…

— De grâce, écoutez-moi, — reprit le prince avec une émotion qui me gagna. — Je vais avoir à accomplir une bien grande tâche… et je serai seul… vous qui avez déjà tant fait pour moi,… vous que je ne connais pas… mais qui êtes pour moi… un génie tutélaire, vous enfin dont les conseils auront, quoi qu’il arrive, une action décisive sur ma destinée… m’abandonnerez-vous ainsi à tous les hasards, à tous les dangers d’une position aussi difficile que la mienne ?

— Monsieur…

— Oh ! je vous le dis à mon tour, vous êtes ému, je le vois, — s’écria le prince, — aussi vous ne laisserez pas votre ouvrage imparfait… dans cette voie honorable, glorieuse, mais nouvelle pour moi, que vous venez de me tracer ; je ne pourrais sans votre appui marcher que d’un pas mal affermi,… et si, malgré ma résolution, je me décourageais ? si de nouvelles difficultés s’élevaient, de qui prendre conseil ? Il n’est pas un de mes amis à qui je puisse confier ce qui m’est arrivé pendant cette nuit étrange, à un frère… même… je ne l’avouerais pas. Et vous m’abandonneriez ?… Non, non, les hommes comme vous sont généreux et compatissants jusqu’au bout. Oh ! n’est-ce pas, n’est-ce pas que je vous verrai encore ?… Et d’avance… je vous le jure sur l’honneur… Jamais je ne me permettrai la moindre question sur les causes extraordinaires qui vous ont amené près de moi ;… mais qu’au moins j’emporte l’assurance de vous revoir…

— Cela est malheureusement pour moi… impossible, Monsieur.

— Ah ! — dit le prince avec un accent de douloureux reproche, — rien ne peut vous toucher.

— Mon émotion vous dit assez, Monsieur, quelle peine me cause le refus que je suis forcé de vous faire… mais si vous le désirez, si vous croyez que, dans un cas grave, mes avis peuvent vous être bons à quelque chose, veuillez m’écrire…

— Vous écrire, — s’écria le prince, — et à quelle adresse ?

À Paris, poste restante… mettez vos lettres au nom de… de… M. Pierre… je suppose, et je vous répondrai…




CHAPITRE XIV.


journal de martin (Suite).


— Vous habitez donc Paris ?

— Quelque lieu que j’habite, Monsieur… vos lettres ainsi adressées… me parviendront. J’enverrai au bureau de poste tous les cinq ou six jours, voilà tout ce que je peux vous permettre, Monsieur.

— Ah ! vous êtes impitoyable !.. — s’écria le prince ; puis il reprit : — Pardon, Monsieur, pardon… de ce mot qui vous dit mon chagrin… Pardon aussi de tout ce qui a pu vous choquer dans notre entretien ; mais vous ferez la part de la singularité de notre rencontre… Je n’insisterai pas, Monsieur ; je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; je n’ai aucun droit à l’inexplicable intérêt que vous m’avez témoigné… Ce que vous avez bien voulu faire pour moi m’impose une éternelle reconnaissance. Tout ce que je regrette, et amèrement, je vous le jure, c’est que vous ne puissiez pas accepter l’offre de mon inaltérable amitié… j’en serais digne pourtant… croyez-moi.

Et comme je ne répondais rien au prince, qui s’était interrompu une seconde, dans l’espoir peut-être que j’accepterais son amitié, il reprit tristement :

— Pardon encore… pour ce dernier regret… mais du moins… votre main, Monsieur… votre loyale main… qu’il me soit permis de la serrer pour la première… et pour la dernière fois.

Et ma main répondit à la cordiale étreinte du prince.....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Exprimer ce qu’à ce moment je ressentis de bonheur glorieux, ineffable, est impossible… moi, pauvre valet de ce prince… l’avoir amené là… par le seul ascendant d’une âme honnête, droite et aimant le bien.

Je l’avoue : pour la première fois de ma vie, je ressentis de l’orgueil et je me dis — Oh ! merci à vous, Claude Gérard, mon ami, mon maître… Merci à vous donc ; les enseignements, les exemples ont épuré mon cœur et m’ont donné quelque force d’âme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Maintenant, Monsieur — dis-je au prince, — adieu… courage… et persévérance.

— Adieu, Monsieur… — me dit-il, — et dans le cas où j’aurais à vous écrire…

— Veuillez adresser votre lettre à M. Pierre, à Paris, poste restante.

— Et vous me répondrez, n’est-ce pas au moins cela ? je vous en conjure.

— Je vous répondrais avec empressement… avec bonheur, Monsieur, soyez en certain.

— Adieu donc, Monsieur, puisqu’il le faut… et pour toujours, adieu.

Puis baissant la glace, il dit à Jérôme :

— Cocher… ouvrez-moi.

— Vous voulez descendre ici ? — lui dis-je.

— Oui, il me semble que l’air… et un peu de marche me feront du bien… Adieu donc, Monsieur, encore votre main.

Et après une dernière et affectueuse étreinte, le prince descendit de voiture, enveloppé de son manteau, et s’éloigna.

Je supposai avec raison qu’il se rendait rue du Dauphin, pour quitter son déguisement.

— Eh bien ! — me dit Jérôme, — êtes-vous content de votre nuit ? dites-moi un peu ça, Monsieur le Marquis ?

— Je suis content… non comme un marquis, mais comme un roi, mon brave Jérôme, — lui dis-je, — maintenant, allons chez vous le plus vite possible ; il faut que j’aie le temps d’ôter mon déguisement, il se fait tard.

— Bientôt trois heures du matin, — me dit Jérôme, après avoir consulté sa montre, et, remontant sur son siège, il me conduisit rapidement chez lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce matin, à cinq heures… (il y a trois heures de cela, au moment où j’écris ces lignes), je suis rentré à l’hôtel de Montbar, après avoir, pour plus de prudence, recommandé à Jérôme de me garder un secret absolu, si jamais qui que ce fût s’informait auprès de lui du Pierrot qu’il avait conduit ; il devait répondre que c’était un marquis dont il voulait cacher le nom.

J’ai regagné ma chambre sans rencontrer personne, et je termine le récit de cette nuit singulière.

Je crois, en mon âme et conscience, avoir justement agi.

Ou le prince parviendra à regagner le cœur de sa femme, et alors Régina sera heureuse selon les lois du monde… et sa position ne sera pas faussée…

Ou Régina ne consentira pas à l’épreuve que lui proposera le prince… et l’amour qu’elle a pour Just l’emportera…

Alors encore, Régina sera heureuse, car si j’ai maintenant foi dans la noble résolution de M. de Montbar, j’ai une foi non moins égale dans l’amour et dans le caractère de Just…

Ou bien enfin, Régina ayant consenti à l’épreuve, les tentatives du prince pour regagner l’affection de sa femme seront impuissantes, et l’amour de Just continuera de remplir le cœur de Régina… Alors encore le bonheur de Régina est assuré.

Maintenant, le prince suivra-t-il mes conseils ? Une fois hors de ma présence, le charme sous lequel je l’ai tenu sera-t-il rompu ? Je l’ignore… Ce soir je le saurai ; mais quoiqu’il arrive… j’ai la parole de M. de Montbar, et j’y puis compter, Régina aura du moins aujourd’hui la preuve de l’innocence de sa mère, et ce jour sera un bien beau jour pour elle.

Oh ! qu’il me tarde d’être à ce soir… pour connaître les événements de cette journée si décisive dans la vie de Régina.


4 février 18..

Il est minuit… me voici seul… cette journée est achevée.

Rassemblons bien mes souvenirs.

Je suis descendu à huit heures pour faire l’appartement de ma maîtresse ; vers les neuf heures, Mlle Juliette est venue me trouver dans le parloir et m’a dit :

— Bonjour, Monsieur Martin, vous prendrez garde de faire du bruit dans la galerie de tableaux.

— Est-ce que Mme la princesse est indisposée ?

— Un peu… elle a été toute la nuit d’une agitation extraordinaire… elle avait les nerfs si agacés… qu’elle m’a sonnée deux fois pour lui préparer de l’eau de fleur d’oranger…

— Hier, pourtant, Madame ne paraissait pas souffrante.

— Elle n’était pas très-bien… elle a passé une partie de la soirée à écrire… et quand elle s’est couchée, elle avait l’air bien abattue. Tenez, Martin, — ajouta tout bas Juliette d’un air mystérieux, — voulez-vous que je vous dise ?…

— Eh bien ?

— Il se passe dans la maison quelque chose…

— Quoi donc ?

— Je n’en sais rien… mais je suis sûre que je ne me trompe pas, et qu’il y a quelque anguille sous roche.

— Mais qui peut vous faire supposer cela ?

— Quand ce ne serait que ce que vient de me dire le vieux Louis ? le prince fait demander à Madame si elle pouvait le recevoir ce matin ; voilà, depuis bien long-temps, la première fois que Monsieur viendra chez Madame le matin… et puis… la tristesse de Madame… ses nerfs agacés… Je vous dis, Martin, qu’il y a quelque chose.

Le prince suit mes conseils, ai-je pensé, curieux de voir ainsi se dérouler peu-à-peu devant moi les événements que j’avais, pour ainsi dire, préparés pendant la nuit.

— Enfin, — dis-je à Juliette, — s’il y a du nouveau, nous verrons bien…

— Nous serons pour cela aux premières loges… Tout ce que je désire, c’est qu’il n’y ait rien de fâcheux pour Madame, elle est si bonne !… Enfin, — me dit Mlle Juliette en se retirant, — faites toujours le moins de bruit possible dans la galerie de tableaux.

— Soyez tranquille, Mademoiselle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À onze heures et demie, la princesse m’a sonné.

Elle n’était pas en robe de chambre, comme à l’ordinaire, mais habillée. Elle portait une robe noire montante, qui faisait ressortir encore l’excessive pâleur de son visage abattu. Elle paraissait très-préoccupée, très-inquiète ; elle m’a dit :

— M. de Montbar viendra tout-à-l’heure chez moi… Excepté pour lui, je n’y suis pour personne, absolument pour personne. Vous entendez ?

— Oui, Madame la princesse.

Et comme je me retirais, elle a ajouté :

— Restez dans le salon d’attente pour veiller à cet ordre, et être là si j’ai besoin de vous.

— Oui, Madame la princesse.

Et je me suis éloigné.

J’avais à peine laissé retomber les portières, que j’entendis Régina s’écrier en se parlant à elle-même :

— Au moins tout va se décider… aujourd’hui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’après l’ordre de ma maîtresse, je suis resté dans le salon, au lieu de monter m’habiller de noir comme d’habitude, et quitter la veste de coutil rayé et le grand tablier blanc à bavolet triangulaire, que je porte pour mon service du matin.

Je me rappelle cette particularité puérile, parce qu’elle a été cause d’une observation que m’a adressée le prince, observation singulière dans la disposition d’esprit où il devait se trouver, mais qui ne m’étonna cependant que médiocrement, sachant sa sévérité pour la tenue des gens de sa maison.

À midi moins un quart on a sonné, j’ai ouvert.

C’était le prince…

Il tenait à la main le portefeuille que je lui avais remis pendant la nuit… Le prince était, comme Régina, d’une pâleur extrême, il me fut facile de lire sur son visage la violence des émotions dont il devait être agité.

— Madame de Montbar est chez elle, — me dit-il avec un accent plus affirmatif qu’interrogatif, — puis jetant les yeux sur mon malheureux tablier il me dit sévèrement :

— Il est incroyable qu’à cette heure vous soyez encore en tablier dans le salon de Mme de Montbar.

— Prince… c’est que… Madame…

— Il suffit,… pas de raisons, allez vous habiller convenablement, me dit le prince avec hauteur en m’interrompant. Puis il ajouta :

— Madame de Montbar est chez elle ?

— Oui, prince…

Et il entra précipitamment dans le premier salon dont il a fermé la porte.

J’ai eu tort de m’étonner de ce que le prince, au moment d’avoir avec sa femme un entretien de la dernière importance, eût pensé à remarquer l’inconvenance de mon costume, car, je puis le dire, presque aussi intéressé que lui dans l’entretien qu’il allait avoir avec la princesse, je n’ai pu résister au singulier plaisir de m’appesantir sur cette idée : — Quel étonnement pour le prince, — ai-je pensé, — s’il savait que ce pauvre valet, auquel il vient de parler avec une si dédaigneuse dureté, est ce même homme à qui ce matin, à trois heures, il demandait presque comme une grâce de lui serrer la main, et auquel il exprimait si amèrement son regret de ne pouvoir nouer avec lui une inaltérable amitié…

Je l’avoue, la joie puérile que m’a causé cette singularité m’a distrait un moment des graves intérêts auxquels j’avais tant de part ; mais bientôt, ramené à des pensées plus sérieuses, j’ai écouté moralement, si cela peut se dire, ce qui se passait dans le parloir entre le prince et sa femme, car matériellement je ne pouvais rien entendre, toute tentative à ce sujet eût été imprudente… Et d’ailleurs… à quoi bon… ne savais-je pas le sujet… presque les termes de cet entretien ?

J’étais là, me disant : À ce moment sans doute Régina doit parcourir ces lettres que j’ai traduites avec tant de peine ; peut-être elle porte ses lèvres à cette petite médaille qui a appartenu à sa mère… peut-être enfin elle lit d’un regard avide le résumé clair et rapide de cette mystérieuse aventure, écrite par moi d’une écriture soigneusement contrefaite.

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Fin du septième volume.