Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/Texte complet

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Volume VIII


CHAPITRE I.


journal de martin (Suite).


Je touchais enfin à ce but poursuivi depuis si long-temps. Malgré moi, une sorte de rapide hallucination me présentait toutes les phases de mon amour, depuis ma première rencontre avec Régina dans la forêt de Chantilly… jusqu’à aujourd’hui ; en résumant ainsi l’active influence qu’il m’avait été donné d’exercer, sur la vie de cette belle jeune femme si hautement placée, j’ai songé avec une sorte de frayeur que ces joies si pures que je goûte à cette heure, j’avais été sur le point, dans ma sauvage ardeur sensuelle, de les sacrifier à une violence infâme qui m’eût conduit à l’ignominie ou au suicide.

Mais combien j’ai eu à lutter, à souffrir… combien, hélas ! j’aurai à souffrir encore… car j’aime toujours Régina… je l’aime plus passionnément que jamais… Oh ! cet amour ne finira qu’avec ma vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Soudain la sonnette de la princesse a violemment retenti, j’ai couru au parloir ; au moment où j’allais y entrer, j’ai entendu ces mots dits par Régina à son mari avec entraînement :

— Ah ! Georges ! le dévoûment de ma vie tout entière ne m’acquittera jamais envers vous !

J’ai craint, en entrant aussitôt, de laisser deviner mon émotion, car ces paroles de Régina, ou plutôt le sentiment d’ineffable reconnaissance qu’elles exprimaient, n’était-ce pas au vengeur de la mémoire de sa mère et par conséquent à moi… qu’ils s’adressaient ? Je suis donc resté une seconde derrière les rideaux des portières, puis les soulevant à demi :

— Madame la princesse a sonné ?

— Oui… attendez… — m’a-t-elle dit vivement, en ployant en hâte une lettre qu’elle venait d’écrire. Les joues de Régina étaient colorées, ses yeux, humides de larmes, brillaient d’une joie radieuse.

Le prince, debout devant la cheminée, et extrêmement pâle, se trouvait sous l’empire d’une émotion telle, que je remarquai le tremblement involontaire dont toute sa personne était agitée ; pourtant, malgré ces tressaillements, malgré cette pâleur, un bonheur contenu se lisait sur ses traits… Il espérait… sans doute.

Régina, finissant de cacheter une lettre qu’elle venait d’écrire, m’a dit d’une voix pour ainsi dire palpitante de joie :

— Cette lettre… chez mon père… à l’instant et à lui-même, entendez-vous ? à lui-même. Ma voiture est attelée… prenez-la… pour être plus tôt arrivé… Ne perdez pas une minute,… pas une seconde…

— Je ferai observer à Madame la princesse…

— Quoi ? — me dit-elle impatiemment.

— Que peut-être M. Melchior ne voudra pas me laisser arriver jusqu’à M. le baron…

— C’est vrai — dit Régina, en se retournant vers son mari — vous le voyez bien, il vaut mieux que j’y aille moi-même. Faites vite avancer ma voiture, — me dit-elle.

— Je vous assure — dit le prince — que, dans l’état de faiblesse où est votre père, votre présence inattendue, et surtout… dans cette circonstance — ajouta-t-il en appuyant sur ce mot — peut lui causer la plus dangereuse révolution. Votre lettre, au contraire, le préparera à votre visite,… et cela vaudra infiniment mieux pour lui… croyez-moi.

— Vous avez peut-être raison… Mais pourtant si Melchior, et vous connaissez cet homme, ne veut pas laisser arriver Martin auprès de mon père ?

— J’irais bien moi-même — dit le prince en réfléchissant, — mais l’inconvénient serait le même… Je m’y résoudrai pourtant si votre lettre ne peut être remise entre les mains de votre père. Mais il me paraît impossible qu’elle ne le soit pas. — Puis, s’adressant à moi, M. de Montbar me dit impérativement :

— Il faut que vous remettiez cette lettre entre les mains de M. de Noirlieu, entendez-vous ?… il le faut

— Prince… je tâcherai, — dis-je humblement.

— Il ne s’agit pas de tâcher, — reprit le prince avec hauteur, — il faut que cela soit. Vous insisterez auprès de Melchior ; vous exigerez, en lui disant que vous avez l’ordre de Mme de Montbar… et à moins que vous ne soyez d’une maladresse sans pareille…

— Prince… ce ne sera pas ma faute si je ne…

— Assez… — me dit durement M. de Montbar.

— Partez vite, Martin, et faites tout votre possible, — m’a dit la princesse avec bonté, trouvant sans doute le prince bien sévère pour moi. — D’une façon ou d’une autre, revenez ici en toute hâte. Et je vous l’ai dit, prenez ma voiture.

— Oui, Madame la princesse.

— Et montez-y convenablement, — ajouta le prince.

Et comme je le regardais, ébahi de cette recommandation, il haussa les épaules et me tourna le dos.

À peine étais-je sorti du parloir que j’entendis M. de Montbar dire à Régina, en parlant évidemment de moi :

— Mais il est stupide !

— Ce n’est pas un aigle… mais il est probe et zélé — a répondu ma maîtresse.

La dureté du prince à mon égard n’avait pas été au-delà des bornes d’une de ces réprimandes, un peu trop sévères peut-être, que l’on adresse journellement à mes pareils ; mais le cœur de l’homme est ainsi fait, ou plutôt l’habitude de la réflexion et de l’observation était portée chez moi à un tel point, que j’eus d’abord un vif ressentiment des hautaines paroles de M. de Montbar, et, bien plus, d’un point de départ aussi puéril en apparence, j’arrivai d’induction en induction à me demander, si le prince était vraiment digne de la généreuse commisération et de l’affectueux intérêt dont je lui avais donné tant de preuves pendant la nuit, s’il méritait enfin le service immense que je lui avais rendu en lui confiant les papiers de famille, qui avaient déjà eu tant d’influence sur ses relations avec la princesse.

Je me demandai cela, non pas parce que M. de Montbar m’avait traité durement et trouvé stupide, non pas parce qu’au moment de son entrevue avec Régina, entrevue capitale pour lui (ceci m’est alors aussi revenu à l’esprit), il avait pu songer à me reprocher rudement l’inconvenance de mon tablier du matin, mais parce qu’un homme aussi heureux que me semblait l’être M. de Montbar, après avoir entendu la princesse lui dire que le dévoûment de sa vie entière ne suffirait pas à s’acquitter envers lui, devait, selon moi, dans un pareil moment, ne trouver, même pour ses serviteurs en faute, que des paroles d’indulgence, de bonté… car ceux-là chez qui le bonheur n’éveille pas des sentiments remplis de mansuétude, ceux-là ne sont pas complètement dignes d’être heureux.

En réfléchissant à ce jugement que je portais sur M. de Montbar, je me demandai encore si, malgré moi, et à mon insu, je n’obéissais pas à un ressentiment d’amour-propre blessé, si ma susceptibilité n’aurait pas été irritée par la dure réprimande du prince.

En vain je me suis interrogé sévèrement à ce sujet : la dureté de M. de Montbar, en tant que symptôme et en m’isolant complètement, m’a laissé une impression mauvaise sur la bonté de son cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Toutes ces pensées me sont venues en moins de temps qu’il ne m’en faut pour les écrire ; je descendais de ma chambre où j’étais allé me vêtir convenablement (ainsi que disait le prince) pour me rendre chez M. de Noirlieu, lorsque je rencontrai le bon vieux Louis, tout joyeux de la joie que son maître n’avait pas sans doute cachée devant lui ; la rencontre venait à propos, car je me trouvais très-embarrassé au sujet de la recommandation du prince qui m’avait dit de monter convenablement dans la voiture de sa femme.

— Monsieur Louis, — lui dis-je, — j’ai à vous demander vite un conseil.

— De quoi s’agit-il, mon cher ami ?

— Mme la princesse m’envoie chez son père avec une lettre si pressée, si importante, à ce qu’il paraît, que j’ai ordre de prendre la berline de Madame. Dois-je monter derrière ? à côté du cocher ? ou dedans ?…

— Dedans, mon cher ami, dedans, — me répondit le vieux Louis d’un air capable, — car vous n’êtes pas de livrée, vous êtes chargé d’une commission très-importante… C’est comme lorsque le prince m’a envoyé porter la corbeille de mariage chez Mlle de Noirlieu… je suis monté avec le coffret de diamants dans la berline attelée en gala… Mais, bien entendu, selon le respect que l’on doit à ses maîtres, je ne me suis assis que sur le devant de la berline, tandis que les autres présents suivaient dans le coupé aussi attelé en gala… c’est donc dedans, mon cher ami… qu’il faut monter.

— Merci, Monsieur Louis.

J’allais courir aux écuries, lorsque le formaliste vieillard me retint par le bras et me dit en paraissant attacher la plus grande importance à cette recommandation :

— Et surtout, je vous le répète, ne vous asseyez que sur le devant de la voiture, sans cela vous prendriez une liberté impardonnable…

— Soyez tranquille, Monsieur Louis ; maintenant que vous m’avez averti, je suis incapable d’un pareil manque de respect.

J’avais déjà descendu quatre marches, lorsque le vieux Louis me rappela d’un air effaré en s’écriant :

— Martin… écoutez donc !… Ah ! mon Dieu, j’avais encore oublié cela…

— Quoi donc, Monsieur Louis ?

— Et surtout… surtout… recommandez bien à maître Johnson (c’était le premier cocher du prince), recommandez-lui bien, s’il l’oubliait ce que je ne crois pas, il a servi dans de trop bonnes maisons pour cela, de lever, lorsque vous serez monté, les persiennes de la voiture par-dessus les glaces des portières, absolument comme lorsqu’il revient à vide.

— Et pourquoi donc cela, Monsieur Louis ? — repris-je, curieux de savoir la cause de cette autre coutume d’étiquette sans doute.

— Parce que, lorsque l’on voit levées les persiennes d’une voiture, et qu’il n’y a pas de valet de pied derrière, cela signifie que les maîtres ne sont pas dans le carrosse. Comprenez-vous… l’importance de la chose ?

— Certainement, Monsieur Louis, et je ne l’oublierai pas, — dis-je en descendant rapidement l’escalier, pendant que, penché sur la rampe et faisant de ses deux mains un porte-voix, Louis me répétait à demi-voix ;

— Et surtout… asseyez-vous sur le devant.

— Oui, Monsieur Louis, — lui dis-je aussi à demi-voix, et je me dirigeai vers les écuries.

La berline était attelée, les palefreniers veillaient à la tête des chevaux, car M. le premier cocher n’attelait jamais lui-même, et ne montait sur son siège qu’au dernier moment. Du reste, M. Johnson, en véritable cocher anglais, était, ainsi que l’avait prévu le vieux Louis, scrupuleux observateur de l’étiquette ; je n’eus besoin de lui faire aucune recommandation, car, apprenant que je montais dans la berline, il ordonna aussitôt à l’un de ses gens d’écurie de lever les persiennes. Ceci fait, l’un des palefreniers lui remit son fouet, l’autre les guides, jusqu’alors repliées sur l’une des sellettes des harnais, et l’important personnage, presque aussi gros que M. Dumolard, et dont la large face rubiconde était encadrée d’une perruque blanche à boudins, monta pesamment sur son siège, et nous partîmes pour le faubourg du Roule, où demeurait M. de Noirlieu.

Du reste, fidèle à mon devoir je m’assis consciencieusement sur le devant de cette voiture vide ; malgré mes préoccupations je n’ai pu m’empêcher de sourire en songeant au déploiement de toutes les formalités domestiques à propos de ma montée dans la voiture de la princesse, et comme point de comparaison extrême, je me suis rappelé le docteur Clément, cet homme si grand par le cœur et par la pensée, ce millionnaire sublime me faisant, au sortir de l’Hôtel-Dieu, asseoir à ses côtés dans son fiacre, et avec quelle respectueuse émotion je pris place près de lui.

Et c’est pourtant dans la minutieuse observance d’une foule de coutumes oiseuses, de distinctions puériles, dont j’avais fait l’apprentissage pendant mon séjour à l’hôtel de Montbar, que beaucoup de gens, et même de très-bons esprits, voient ce qu’ils appellent les bases de la hiérarchie sociale… les conditions indispensables du respect des petits envers les grands… C’est une grave erreur, j’ai mille fois entendu avec quelle suprême insolence, avec quelle satyrique audace, il était parlé des maîtres les plus inexorables sur l’observance du Code domestique, tandis que d’autres maîtres d’une affabilité familière, savaient pourtant, par le seul ascendant d’un noble et grand caractère, ou d’une haute valeur personnelle, imposer à leurs serviteurs des habitudes de déférence, de respect, absolument égales en la présence ou en l’absence du maître, d’où j’ai conclu encore, d’après mon expérience personnelle, que rien n’est plus faux que le fameux axiome :

Il n’est pas de héros ou de grand homme pour son valet de chambre.

De faux grand homme, de faux héros, soit ; mais la véritable grandeur d’âme ou d’esprit s’impose, au contraire, peut-être davantage encore dans l’intimité domestique. Je n’oublierai jamais avec quelle vénération touchante un simple et honnête garçon, qui était au service de M. le vicomte de Châteaubriant, me parlait de cet homme illustre, aussi admirable par le cœur, par le caractère, que par le génie.

Mon Dieu ! quand nous parlons de M. le vicomte, — me disait ce digne garçon avec une naïveté charmante, — nous en parlons toujours comme s’il nous écoutait ! (Historique.) Hélas ! Mlle Astarté traitait bien autrement son ministre et sa ministresse, qu’ils fussent là ou qu’ils n’y fussent pas.

C’est à dessein, et non sans lutte, que je m’appesantissais sur ces réflexions, sur ces souvenirs, pendant mon trajet de l’hôtel de Montbar chez M. de Noirlieu… Je voulais échapper à des pensées que je ne sentais que trop sourdre en moi, car la voiture où je me trouvais était celle de Régina, et, là encore, j’aspirais ce parfum particulier aux vêtements de ma maîtresse, philtre toujours enivrant… toujours dangereux pour moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous arrivâmes chez M. de Noirlieu, je laissai la voiture à la porte, j’entrai, et, comme toujours, Melchior s’apprêtait à me donner sa courte audience sur le perron du vestibule.

— Monsieur Melchior, — lui ai-je dit, — j’ai une lettre de Mme la princesse à remettre à M. le baron… à lui-même !… ce sont les ordres de ma maîtresse.

Le mulâtre sourit dédaigneusement et haussa les épaules.

— Il ne s’agit pas, Monsieur Melchior, de hausser les épaules, — dis-je en élevant beaucoup la voix, — la commission dont Madame m’a chargé est si importante et si pressée, qu’elle m’a dit de prendre sa voiture.

— Sa voiture ! — dit Melchior très-surpris.

— Oui, j’en descends à l’instant même : elle est à la porte… ainsi conduisez-moi à l’instant auprès de M. le baron, à l’instant.

— Impossible ! — me répondit rudement Melchior.

— Impossible ?…

— M. le baron est souffrant et ne reçoit personne.

— Écoutez-moi bien, Monsieur Melchior, — m’écriai-je impatienté de ce mauvais vouloir, — si à l’instant vous n’obéissez pas… aux ordres de ma maîtresse…

— Eh bien !

— Je vous prends par les deux épaules, comme cela, — et je fis ce que je disais, — je vous fais tourner comme ceci, — et j’agis en même temps que je parlais, — puis j’entre dans la maison en appelant de toutes mes forces M. le baron… il me répondra… et je lui remettrai ma lettre.

Ce disant, je fis en effet pirouetter Melchior, qui, par son âge et sa stature, ne pouvait lutter avec moi, et je m’élançai dans la maison, en criant de toutes mes forces :

— Monsieur le baron ! Monsieur le baron !

— Malheureux ! — dit le mulâtre en courant après moi, — vous tairez-vous ?…

Mais, déjà engagé dans un long corridor, je redoublais mes appels, en prêtant l’oreille de temps à autre. Enfin, j’entendis une voix faible s’écrier :

— Quel est ce bruit ? qui m’appelle ? qu’est-ce que cela ? Melchior… Melchior… où es-tu ?

Je traversai un salon, j’ouvris une porte, je me trouvai en présence de M. de Noirlieu, qui venait de se lever du fauteuil où il était assis.

Le mulâtre, pâle de rage, arrivait derrière moi ; je me hâtai de donner la lettre de la princesse au baron, en lui disant :

— Monsieur le baron… c’est une bonne nouvelle, sans doute, car Madame avait si hâte de vous la donner, qu’elle m’a envoyé dans sa voiture…

Et pendant que M. de Noirlieu décachetait la lettre d’une main tremblante, j’ajoutai :

— Je demande pardon à M. le baron du bruit que j’ai fait pour parvenir jusqu’à lui, mais M. Melchior n’a pas voulu me laisser arriver auprès de M. le baron… et…

M. de Noirlieu ne me laissa pas achever, à peine eut-il lu la lettre de Régina, lettre très-courte sans doute, qu’il pâlit, rougit, trembla, donna enfin les signes de la plus profonde émotion et s’écria d’une voix entrecoupée :

— Mon Dieu… elle dit en être sûre !… une révélation… aujourd’hui !.. je pourrais l’aimer encore… l’aimer toujours. Ah ! c’est trop à la fois… si cela était vrai… Mais non… non… c’est impossible… pourtant elle ne demande qu’à venir… pour me convaincre… pour me prouver…

Et le vieillard, dont les larmes coulèrent, mettant ses deux mains sur son visage, se laissa retomber dans son fauteuil.

— Monsieur le baron… qu’avez-vous ?… — s’écria Melchior, en courant à son maître.

Et il ajouta, en me jetant un regard furieux :

— Voyez-vous, misérable, ce que vous avez fait…

— Je crois qu’il n’y a pas de mal, Monsieur Melchior, — lui dis-je, — au contraire…

En effet, cette première émotion passée, le vieillard, se levant droit, la démarche ferme, au lieu d’être affaissé par le chagrin ainsi que je l’avais vu jusqu’alors, dit à Melchior :

— Vite… mon chapeau… et un manteau.

— Comment ! — dit Melchior stupéfait, — M. le baron… veut…

Et, sans lui répondre, M. de Noirlieu me dit :

— La voiture de ma fille… — et il s’arrêta un moment sur le mot comme s’il éprouvait un bonheur extrême à le prononcer.

— La voiture de ma fille est là ? — reprit-il.

— Oui, Monsieur le baron.

— Et ma fille… est chez elle ?

— Oui, Monsieur le baron.

— Elle n’y serait pas, d’ailleurs, que je l’attendrais, — se dit-il à lui-même… Allons…

Puis se retournant vers Melchior :

— Eh bien ! ce chapeau ? ce manteau ?

— Comment ! — dit le mulâtre, — Monsieur le baron est en robe de chambre, et il veut…

— J’ai bien le temps de m’habiller ! — répondit le vieillard. — Voyons, vite, un chapeau… un manteau.

— Mais, Monsieur le baron, — dit le mulâtre, — ce n’est pas sérieusement que…

— M’avez-vous entendu ? — dit le baron en se redressant et d’une voix si résolue, si impérieuse, que le mulâtre sentit qu’il eût été pour lui dangereux d’insister plus long-temps.

— Vous m’apporterez ce que je vous demande dans la voiture, — dit le vieillard à Melchior. — Je ne veux pas perdre une seconde.

Et il marcha devant moi d’un pas si alerte, si assuré, que j’avais peine à le suivre. Il descendit le perron avec une légèreté juvénile ; Melchior arriva tout essoufflé, le manteau sur le bras et le chapeau à la main, au moment où le baron, peu soucieux d’être nu-tête et vêtu d’une redingote de flanelle grise, allait sortir dans la rue. À peine il donna à Melchior le temps de lui jeter le manteau sur les épaules. J’ouvris la portière, il s’élança dans la voiture, et me dit :

— Vite… vite… à l’hôtel.

M. de Noirlieu avait compté sans l’étiquette.

M. le premier cocher était resté sur son siège dans une immobilité automatique, ses guides dans sa main gauche, le manche de son fouet appuyé sur son genou droit.

— Vite à l’hôtel, — lui dis-je.

Mais M. Johnson, maintenant toujours ses chevaux en place, et regardant toujours devant lui, me répondit, impassible, avec son flegme britannique, sans même tourner la tête de mon côté :

— Bas les persiennes…

— Mais, Monsieur Johnson…

— Bas les persiennes… pour le gentleman, — me répondit-il, sans plus bouger qu’un homme de cire.

Je compris alors que M. de Noirlieu me remplaçant dans la berline, l’étiquette voulait que les persiennes, levées pour moi, fussent baissées pour un gentleman, comme disait M. Johnson ; aussi, à la cruelle impatience du baron, je rouvris la portière pour accomplir la formalité voulue, en suite de quoi la voiture partit subitement comme par la détente d’un ressort ; je montai cette fois modestement derrière… après avoir recommandé au cocher d’aller très-vite, recommandation accueillie d’ailleurs par M. Johnson avec une souveraine indifférence ; il craignait avant tout de désunir, en la pressant, l’allure lente, régulière, admirablement cadencée de ses grands et magnifiques carrossiers ; d’ailleurs, ce précieux cocher savait sans doute ce que j’avais entendu souvent dire à l’hôtel : — « Que rien ne sentait plus son bourgeois, son homme de Bourse ou de négoce, qu’une voiture qui, brûlant le pavé, avait ainsi l’air de courir les affaires, le bon goût voulant au contraire que l’homme de loisir n’eût jamais l’air pressé… »

M. de Noirlieu, dans sa dévorante impatience d’arriver auprès de sa fille, dut maudire l’inexorable savoir-vivre de M. Johnson, car, nous mîmes plus d’une demi-heure à nous rendre du faubourg du Roule à l’hôtel Montbar.

Enfin, la voiture entra dans la cour ; j’ouvris la portière à M. de Noirlieu, il monta si rapidement l’escalier, que j’eus à peine le temps de le rejoindre, et de le précéder chez la princesse. J’arrivai cependant encore à temps pour pouvoir annoncer avec un sentiment de glorieux bonheur :

— M. le baron de Noirlieu.

— Mon père… — s’écria Régina en voyant entrer M. de Noirlieu, — et elle se jetait dans ses bras au moment où j’ai laissé retomber les rideaux de portières.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure environ après l’arrivée de M. de Noirlieu, le prince est sorti de chez Régina, l’air pensif, presque satisfait ; il m’a dit, et il a eu de la peine à me dissimuler l’espèce de joie triomphante qu’il ressentait sans doute en me donnant cet ordre :

— Mme de Montbar n’y est pour personne, excepté pour le capitaine Clément.

Et le prince a quitté l’appartement.

Sachant sans doute par Régina que Just allait venir, peut-être M. de Montbar attendait-il d’elle un sacrifice héroïque. Peut-être dans l’entraînement de sa reconnaissance lui avait-elle déjà promis de rompre avec Just. Enfin avait-il dû venir aujourd’hui et à cette heure ? ou bien la princesse lui avait-elle écrit pendant mon absence ? Je l’ignore encore. Peut-être allait-elle demander à Just de s’éloigner pendant quelque temps…

À cette pensée, je me suis senti saisi d’une grande compassion pour Just… qu’un coup imprévu allait si cruellement frapper. Je me suis presque reproché d’avoir agi ainsi que j’avais fait… mais la conscience d’avoir accompli un devoir m’a rassuré… car si le prince parvient à regagner le cœur de sa femme, à bonheur égal… Régina, du caractère dont je la sais, vivra plus heureuse avec son mari qu’avec son amant, parce qu’elle pourra porter, le front haut, ce bonheur légitime.

Vers les cinq heures, M. de Noirlieu est sorti, accompagné de la princesse, qui ne l’a quitté qu’au bas du perron. La sérénité qui brillait dans les traits du vieillard, me disait assez qu’il avait trouvé irrécusables, ainsi qu’elles l’étaient, les preuves de l’innocence de Mme de Noirlieu.

En remontant chez elle, Régina m’a dit :

— Je n’y suis absolument que pour M. Just Clément ; mettez de la lumière chez moi, il est inutile que vous me préveniez pour le dîner, Mlle Juliette me servira, si plus tard j’ai besoin de quelque chose ; dès que M. Just Clément sera arrivé, vous me l’annoncerez, et…

— Oui, Madame la princesse.

À six heures moins un quart, le capitaine est arrivé ; il pressentait quelque grave événement, car il m’a dit en entrant, d’un air alarmé :

— Est-ce qu’il est arrivé quelque chose à la princesse ?

— Non, Monsieur Just… rien que je sache…

— Je respire,… — a-t-il dit à demi voix, et son visage s’est éclairci.

Pauvre Just !… ai-je pensé.

— Voulez-vous m’annoncer chez la princesse, — m’a-t-il dit.

— Oui, Monsieur Just.

Et je l’ai introduit dans le parloir.

J’étais décidé, quoi qu’il pût m’en arriver, à écouter cette fois l’entretien de Just et de Régina, non par une basse curiosité, mais parce que, dans leur intérêt même, il m’était nécessaire de savoir leur résolution.

J’avais heureusement une excuse et un prétexte dans le cas où mon indiscrétion eût été surprise ; c’était de paraître apporter seulement alors de la lumière dans le premier salon.

Dès que Just fut entré, j’allai donc vite chercher une lampe que je plaçai à ma portée, sur une console, prêt à la prendre en main au besoin, comme si j’arrivais seulement à l’instant. En me tenant d’ailleurs au milieu de cette pièce, je pus facilement tout entendre… L’épaisseur des portières voilait à peine la voix de Just et de Régina.




CHAPITRE II.


journal de martin (Suite).


Régina était restée quelques moments silencieuse ; lorsque je rentrai dans le premier salon, j’entendis Just dire à la princesse avec anxiété :

— Régina, mon Dieu, qu’avez-vous donc ? Après votre billet… si laconique… cette pâleur… ce silence…

— Just… écoutez-moi… Ce matin… on m’a remis entre les mains la preuve de l’innocence de ma mère…

— Vrai ?… — s’écria Just dans une sorte de transport.

Puis il ajouta, d’une voix émue :

— Tenez, je crois que je ressens cela… aussi profondément que vous… Vous devez être si heureuse… Mais ce bonheur a quelque chose de si saint, de si austère… que maintenant je comprends votre émotion…

— Les preuves de l’innocence de ma mère étaient si évidentes, — reprit Régina d’une voix de plus en plus altérée, — qu’il y a quelques instants encore mon père était ici plus tendre qu’il ne l’a jamais été… il me parlait de ma mère avec des larmes d’admiration.

— Enfin, voilà donc vos derniers chagrins oubliés…

— Just… de grâce… écoutez encore… celui-là… qui a ainsi vengé la mémoire de ma mère… celui-là qui… mérite de ma part… une reconnaissance…

— Éternelle… inaltérable !… — s’écria Just, — car je sais aussi, moi, ce que vous avez souffert : combien de fois la perte de l’affection de votre père, le souvenir de l’outrage qui pesait sur la mémoire de votre mère n’ont-ils pas attristé les joies les plus pures de notre amour ! aussi votre reconnaissance, Régina… je veux la partager… Ce n’est pas à vous seule d’acquitter cette dette sacrée… Je veux…

— Arrêtez ! — s’écria Régina. — Oh ! mon Dieu !… on dirait d’un piège que j’ai tendu à sa générosité… — ajouta-t-elle en tremblant.

— Un piège ?… à ma générosité !!

— Savez-vous quel est celui à qui je dois cette reconnaissance inaltérable que vous voulez partager ?

— Achevez…

— Du courage… mon Dieu !… c’est…

— C’est ?…

— Mon mari.

Il y eut un moment de nouveau et profond silence, pendant lequel il me sembla entendre les pleurs étouffés de Régina.

— C’est votre mari… eh bien ! — reprit Just d’une voix étonnée, — pourquoi ces larmes ? pourquoi ces craintes, Régina ?… Pourquoi m’avoir interrompu ?… Je vous le dis encore, ce n’est pas à vous seule d’acquitter cette dette sacrée envers celui à qui vous devez… le jour le plus heureux, le plus beau peut-être de votre vie… Pourquoi donc, moi qui ai partagé vos joies, vos peines, ne partagerai-je pas aussi votre reconnaissance pour M. de Montbar ?

— Pourquoi ? — s’écria Régina, voyant sans doute avec frayeur combien Just se doutait peu de ce qu’elle avait à lui apprendre, — pourquoi ? parce qu’il est, hélas ! des choses que vous ne soupçonnez pas…

— De grâce… parlez… Régina.

— Depuis le retour de mon mari, vous le savez, ma position était devenue intolérable… Dissimuler mon amour pour vous… quand cet amour remplissait mon cœur… ma vie… je ne le pouvais plus… il m’est aussi impossible de cacher ce qui est vrai, que de dire ce qui est faux… aussi j’ai franchement avoué à mon mari, qu’au point où en étaient venus mes rapports avec lui, depuis un an, une séparation sans bruit, sans scandale, ainsi qu’il convenait à des gens comme nous, était nécessaire… inévitable.

— Ce projet, nous en avions souvent causé… mais pourquoi ne m’avoir pas averti ?…

— Eh ! mon Dieu ! à quoi bon vous tourmenter de ces pénibles discussions. Je ne voulais vous en parler que pour vous dire… tout est arrangé… nous sommes libres…

— Cette séparation ? — dit Just sans cacher son anxiété, — il s’y refuse ?

— Il a été admirable de générosité, — reprit Régina avec une sorte d’accablement ; — il ne veut pas que la reconnaissance qu’il a droit d’attendre de moi influe en rien sur ma résolution de me séparer de lui… Si j’y persiste… demain il part pour l’Italie… et me rend ma liberté… se confiant, pour le ménagement des convenances, à ma délicatesse… à la vôtre, Just… il l’a dit…

— Cette conduite est digne et noble… je l’avoue, — dit Just avec émotion, — mais alors…

— Mais alors n’est-ce pas, — s’écria Régina, — il est inexplicable que je ne vous dise pas : Nous sommes libres, réalisons ce rêve… si beau… si éblouissant que nous osions à peine y arrêter nos yeux ? Qui nous retient ? mon mari me rend ma liberté… j’ai retrouvé la tendresse de mon père… la mémoire de ma mère est vengée… Just… mon bien aimé… je suis enfin à vous… à toujours… à tout jamais !!…

— Régina… vous m’effrayez, est-ce du délire ?… mon Dieu !…

— Non, ce n’est pas du délire… mon mari m’aime… comprenez-vous maintenant ?

— Il vous aime ! — dit Just comme s’il n’avait pu croire à ce qu’il entendait.

— Oui… il m’a toujours aimée, toujours passionnément aimée…

— Lui ! — s’écria Just avec une expression de doute amer.

— Ah ! j’ai fait tout au monde pour ne pas le croire… allez !… — s’écria Régina — mais comment résister à ses larmes, à ses aveux… écrasants pour lui… et pourtant… touchants à force de franchise et de repentir… comment ne pas croire à son accablement, à son désespoir si vrai… à sa résignation si navrante, comment ne pas croire ?.. Eh ! mon Dieu, Just ! à quoi bon vous dire tout cela… il fallait bien qu’il fût sincère… Je tremblai d’être convaincue et je le suis…

Il y eut un nouveau silence…

Just reprit le premier la parole.

— Et qu’exige M. de Montbar ?

— Il n’exige rien… il ne demande rien… il supplie… voilà tout… Oui… après le service immense qu’il m’a rendu… oui, après m’avoir convaincue, prouvé qu’il m’a tendrement aimée… il implore… hélas ! c’est là sa force…

— Et que vous demande-t-il ? — reprit Just d’une voix altérée.

— Il me supplie… de me laisser aimer, de lui laisser l’espoir… de regagner mon amour… « Si cette dernière tentative est vaine, — m’a-t-il dit, — eh bien… mon sort s’accomplira… vous n’entendrez jamais parler de moi… et vous userez alors de cette liberté que je vous rends aujourd’hui ; car, entendez-moi bien, Régina — a-t-il ajouté, — quoi qu’il arrive, quoi que vous décidiez… vous êtes libre..... absolument libre… je ne vous demande rien au nom de mes droits… Je les ai perdus… Si j’ose, une dernière fois, vous implorer, c’est au nom de mon amour… c’est au nom de ce que j’ai souffert, de ce que je souffre… » — Voilà ce qu’il m’a dit, et tout cela… je le crois… Je n’ai rien promis… mais j’ai juré à mon mari que je n’oublierais jamais les devoirs que ma reconnaissance m’imposait. Maintenant, Just, c’est à vous que je m’adresse : que faut-il faire ? que voulez-vous que nous fassions ?

— Régina… — lui dit Just avec un accent passionné, — Régina… m’aimes-tu ?

— Vous me le demandez ? — répondit Mme de Montbar avec une naïveté de sentiment inexprimable.

— Alors, — reprit Just presque tout bas et d’une voix palpitante de passion, — alors, pas de folle générosité… accepte la liberté que l’on t’offre… le bonheur… l’avenir est à nous… tout un long avenir d’amour… entends-tu, Régina… d’un amour non plus contenu par le devoir comme le nôtre a dû l’être jusqu’ici… mais d’un amour libre, ardent… fou !

— Oh ! ne me parlez pas ainsi… ne me regardez pas ainsi… vous me brisez, vous me rendez lâche… Hélas ! j’ai besoin de tout mon courage… quand je songe…

— Et moi, je ne veux pas que tu songes à autre chose qu’à notre amour,… ma Régina… — dit Just, avec un redoublement d’ardeur. — Je veux qu’en attendant ce moment si prochain et si doux tu trouves comme moi ton délice et ton tourment dans cette pensée enivrante… bientôt nous serons libres

— Assez !… oh ! assez… Ayez donc pitié de moi, — murmura la princesse.

Just, impitoyable, continua d’une voix à la fois si tendre, si pénétrante que, malgré moi, je tressaillis encore de jalousie et de douleur.

— N’est-ce pas ? ma Régina… tu comprends… tu sens tout ce qu’il y a dans ces mots : nous sommes libres ?… Libres… c’est être près de toi… là… toujours là… mon ange adoré… libres !! c’est cette vie d’amour… d’art, de poésie, de noble travail, d’actions généreuses de douce obscurité que nous avons tant rêvée… car tu sais… nous le disions : dans l’amour tout se trouve… depuis l’embrasement des sens, jusqu’aux plus suaves, aux plus nobles jouissances de l’âme… de l’esprit et du cœur… libres… mon ange, c’est la vie avec toi, à toi, pour toi… par toi… libres… c’est pouvoir à chaque instant du jour baiser tes mains, ton cou, tes yeux, tes cheveux…

— Oh ! tais-toi… tais-toi… tu me brûles… — balbutia Régina d’une voix expirante. — Tais-toi…

Et il me sembla que, mettant sa main suppliante sur les lèvres de Just, elle tâchait d’étouffer ainsi les paroles de son amant.

— Eh bien ! non, non… je ne te parlerai plus de cela… — reprit Just d’une voix aussi tremblante, aussi basse que celle de Régina, — non… je ne parlerai plus de cela… car moi aussi… cela me dévore… cela me tue… Eh bien !… quand nous serons libres… après ces voluptueux enivrements dont la pensée seule nous bouleverse… nous nous reposerons dans les doux épanchements de deux âmes pleines de fraîcheur et de sérénité… Oh ! viens… viens, Régina, viens… nous ne serons pas entourés de ces splendeurs qui souvent te pèsent… Mais nous serons riches de bonheur ! Oh ! mais riches… à rendre heureux tout un monde… Et si un jour tu as quelques ressouvenirs de ton opulence passée… tu diras un mot… mon travail, mon intelligence te créeront des trésors… mais purs ceux-là comme la source où je les aurai puisés… mais glorieux ceux-là et pour moi et pour toi… Oh ! viens, mon ange… viens, te dis-je… nous ne nous appartenons plus… tu es à moi… comme je suis à toi !

— Grâce… Just… grâce… mais pensez donc… mon Dieu !

— À quoi ? voyons ? pauvre généreuse… ton mari a vengé la mémoire de ta mère. C’est bien,… c’est beau… il a fait son devoir d’homme d’honneur. J’ai été le premier à te le dire : tu ne serais pas seule à être reconnaissante envers lui ; mais qu’est-ce que cela fait à notre amour ?

— Mais il m’aime… mais il souffre ! mais il est malheureux… lui !

— Je t’aime ! — s’écria Just, — je t’aime ! Comment ? pendant une année il t’a délaissée, il t’a accablée de ses froids dédains, il t’a incurablement blessée au cœur… toi qu’il aurait dû bénir… adorer à genoux… et un jour, voyant que, par sa faute, il a perdu cette noble et vaillante affection, dont tu lui as donné tant de preuves, il lui prend la fantaisie de venir te dire qu’il t’aime encore ? et tu le croirais ?

— Il dit vrai, Just… je vous le jure… par ma mère, il dit vrai… S’il m’était permis de vous confier… son secret… vous verriez que, inexplicable en apparence, ce malheureux amour… n’est que trop réel…

— Et mon amour à moi ? n’est-il pas réel aussi ? n’ai-je pas aussi bien souffert, l’as-tu oublié ? ce départ si déchirant que tu m’as imposé ? je m’y suis résigné… tu m’as dit : reviens… je suis revenu… Plus tard, lorsque tous deux nous avons si souvent eu à lutter contre les entraînements de notre passion, combien de fois ne m’as-tu pas dit d’une voix mourante, lorsque éperdu, brisé, pleurant, je tombais à tes pieds : — Oh ! mon Just, c’est généreux à toi, d’écouter ma prière, de me respecter, — disais-tu. — Car, hélas ! je t’adore, je suis sans force. — Je ne peux que te dire : Grâce…

— Oui !… oh oui ! vous avez été bon, vous avez été noble, courageux comme toujours.

— J’ai été bon, noble, courageux, parce que je savais qu’une faute te causerait des remords… si affreux que mon amour même serait peut-être impuissant à les calmer… voilà ce qui m’a donné force et courage… Mais, à cette heure, nous pouvons être libres, heureux… sans remords pour toi ! Mordieu ! je ne jette pas ainsi mon bonheur au vent ! Tant pis… L’amour pour tous ! chacun pour son cœur !… tu m’as rendu d’un égoïsme féroce en amour, et puisque ton mari te rend ta liberté…

— Mais c’est sa générosité qui m’accable.

— Sa générosité ?… ah ! pardieu ! elle est grande ! Que pourrait-il donc faire ?… Voyons ? tu ne l’aimes plus… heureusement, devant cela, tombent ces contrats, ces chaînes prétendues indissolubles. Est-ce au nom de la loi qu’il viendra t’imposer son amour ?… se battra-t-il avec moi ?… Eh bien, après ?… qu’il me tue ou que je le tue ?

— Oh ! Just ! pas de ces idées… c’est horrible !

— Enfin, un duel heureux ou malheureux pour lui, changera-t-il sa position ? Il te demande de lui laisser essayer de regagner ton cœur… Quant à cela, je ne peux que te dire encore : M’aimes-tu ?

— Si je t’aime…

— Alors… à quoi bon cette tentative ?… Est-ce qu’il ne sait pas que tu n’auras jamais l’indignité de lui dire : — Essayez de vous faire aimer, — bien certaine d’avance qu’il n’y parviendra pas.

— Eh ! mon Dieu… — s’écria Régina avec un accent d’angoisse inexprimable, — est-ce que j’éprouverais ces déchirements affreux ! Si je savais que faire ? Si, comme vous, je pouvais prendre résolument un parti… Ça vous est bien facile, à vous… Mais moi je ne le peux pas… comme cela… tout de suite… Surtout quand je songe à…

— Régina, dit Just d’un ton de surprise amère. — Vous hésitez…

— Mon Dieu, — s’écria la pauvre créature que j’entendis fondre en larmes, — ne me parlez pas ainsi, ne me regardez pas ainsi… Vous savez bien que je vous aime… Oui, Just, je vous aime éperdument ; mon seul rêve serait de passer mes jours près de vous, toute à vous. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de penser qu’il m’aime aussi, lui… qu’il a bien souffert… qu’il souffre toujours… Il ne peut pas invoquer ses droits pour se faire aimer… je le sais bien… mais enfin ces droits, il pourrait en abuser, me rendre la vie insupportable… en me séparant à jamais de vous, ou me forcer à un scandale… qui maintenant m’épouvante… malgré mon amour pour vous… Enfin… Just… est-ce vrai cela ? ne pourrait-il pas nous faire bien du mal ?

— Beaucoup de mal… — répondit Just d’une voix sourde, — mais le mal… appelle le mal.

— Mon Dieu, que je suis malheureuse, — s’écria Régina d’un ton déchirant, — vous ne voulez rien entendre non plus ; vous ne voulez pas voir la position où je suis envers lui, qui vient de venger la mémoire de ma mère, et qui se montre envers nous d’une admirable générosité… Il ne faut pourtant pas non plus être injuste et impitoyable pour ceux qui souffrent et qui se repentent !

Et j’entendis Régina éclater en sanglots.

Après quelques instants de silence, pendant lesquels dut s’opérer un changement presque complet dans les sentiments de Just, il reprit d’une voix douce et triste :

— Vous avez raison, Régina… il ne faut pas être injuste… impitoyable pour ceux qui aiment… qui se repentent et qui souffrent cruellement de n’être plus aimés…

— Que dites-vous ?

— La vérité… Régina… Un moment le fatal égoïsme de la passion m’a aveuglé… je vous ai dit : ne pensons qu’à nous… servons-nous de la générosité de votre mari, puis, désormais heureux, oublions-le dans son désespoir. Je vous ai dit cela… Régina… c’était mal… c’était lâche…

— Oh ! vous êtes ce qu’il y a de meilleur, ce qu’il y a de plus noble au monde…

— Je vous aime, Régina, voilà tout ; je veux que toujours nous soyons dignes l’un de l’autre… Tout-à-l’heure… brisée, déchirée par une de ces luttes affreuses auxquelles les grands cœurs sont seuls exposés… vous êtes venue à moi dans vos irrésolutions, dans vos angoisses, dans vos terreurs. Pauvre femme… et à moi, que vous croyez généreux et fort… vous, vous m’avez demandé, que faut-il faire ?

— Oui… Just… parlez… et quoi que vous ordonniez, j’obéirai ; dites : que faut-il faire ?

— Ce n’est pas moi qui vais vous le dire, Régina,… c’est mon père — reprit Just d’une voix profondément émue ; il m’a souvent répété dans son langage simple et austère : — « Mon enfant… je n’admets pas l’indécision dans les graves questions de la vie ; un seul parti est à prendre, celui du devoir… Quant aux conséquences, tôt ou tard, le bien engendre le bienSouvent on est dupe de son bon cœur, disent les sots et les méchants, c’est faux. — Quand une loyale et bonne action a-t-elle été funeste à son auteur ? jamais. — Peu importe l’ingratitude, le bien se fait pour le bien, — celui à qui vous donnez votre manteau aura-t-il moins chaud, parce qu’il sera ingrat ? Non — le bien est fait, songez à un autre. — Si l’on ne baise pas la main qui donne… jamais, du moins, on ne la déchire, sinon les fous, les enragés. Faut-il juger l’humanité au point de vue des fous et des enragés ? Un proverbe dit : Fais ce que dois… C’est juste, le proverbe ajoute : advienne que pourra… Cette invocation au hasard est indigne. — Fais ce que dois, le bien adviendra, voilà le vrai. »

— Oui… il me semble entendre votre bon et noble père, — dit la princesse, — voilà ses sentiments, voilà ses paroles…

— Eh bien ! Régina, à ces enseignements nous ne faillirons pas ; nous dirons, comme mon père, un parti seul est à prendre, celui du devoir… Faisons ce que devons… le bien adviendra. Vous devez à votre mari une reconnaissance éternelle ; il vous a persuadée de son amour… il souffre, il se résigne, il se repent, il vous demande comme grâce suprême de permettre qu’à force de dévoûment il tente de regagner votre cœur… Régina… vous n’hésiterez pas…

— Just… oh ! mon Dieu !… — dit la princesse d’une voix tremblante, — je ne sais… mais maintenant… j’ai peur… cette épreuve m’épouvante…

— Elle doit vous effrayer, Régina, car elle m’effraie aussi pour mon amour… sans cela… cette épreuve, je ne vous la conseillerais pas.

— Que dites-vous ?

— Si cette épreuve était par vous résolue d’avance, je vous l’ai dit, Régina, souffrir qu’elle fût tentée, serait une indigne hypocrisie.

— Mon Dieu… mais vous croyez donc que je puis l’aimer encore d’amour, lui ?

— En disant oui… je me tromperais peut-être, Régina… en disant non, je pourrais me tromper encore… Qu’adviendra-t-il de cette épreuve, de ce devoir accompli ?…

— Hélas… vous l’ignorez comme moi… et, je vous le dis… à cette heure ce doute m’épouvante.

— Quoi qu’il arrive de cette épreuve… il en adviendra le bien, comme disait mon père.

— Le bien ?

— Ou vous m’aimerez toujours, Régina, et cette épreuve aura, par sa générosité même, affermi, consacré notre amour, ou… votre mari aura regagné votre cœur… et votre bonheur… le sien… seront assurés…

— Mais vous… mon Dieu ! mais vous ?

— Ma part sera belle encore, Régina…… oui…… belle, grande… et consolante. Ce bonheur dont vous jouirez, lui et vous… n’y aurai-je pas contribué par mon sacrifice ? N’est-ce donc rien que cela ?

— Et moi ! — s’écria Régina, cédant à une nouvelle angoisse à la pensée de perdre l’amour de Just. — Et, moi, je ne veux plus de cette épreuve, je vous dis qu’elle m’épouvante : je me suis crue forte, généreuse, eh bien ! je ne le suis pas… voilà tout. Mon mari m’offre ma liberté… j’accepte ! Et, d’ailleurs, n’avez-vous pas fait pour moi autant que lui ? n’avez-vous pas été blessé pour moi, dans un duel terrible où vous m’avez sauvé l’honneur… la vie ?… car je me serais tuée si j’avais été victime de l’infâme dont vous m’avez vengée…

— Régina… écoutez-moi…

— Non, non, — s’écria la princesse avec un redoublement d’exaltation. — Après tout, je t’aime… toi… je n’aime que toi ; tu es la seule espérance qui me reste au monde… Tu es venu à moi quand j’étais si malheureuse… Tu m’as consolée ; sans toi, je serais morte… Je ne veux pas risquer de te perdre à présent ! Il ne faut pas être égoïstes, dis-tu… je le veux bien… Mais il ne faut pourtant pas non plus se suicider, quand votre mort ne sert à personne.

— Régina… je vous en conjure…

— Je me connais bien… peut-être… Je te dis qu’il me sera impossible d’aimer mon mari maintenant… Je prendrai tout sur moi… C’est à moi qu’il offre la liberté… ce sera moi seule qui accepterai.

— Je vous conjure…

— N’attends jamais cela de moi ; tu diras, si tu veux, que je suis lâche, égoïste, impitoyable… Eh bien ! il faudra que tu m’aimes ainsi… Tant pis… chacun pour son cœur… tu l’as dit… et…

Un violent coup de sonnette ayant retenti à la porte extérieure de l’appartement de la princesse, je ne pus entendre ses dernières paroles. Je courus ouvrir. C’était M. de Noirlieu, père de Régina.




CHAPITRE III.


journal de martin (Suite).


Régina ne devait pas s’attendre à cette nouvelle visite de son père, en ce moment surtout bien inopportune.

Mais que faire ?

Dire ma maîtresse absente ?…

Mensonge inutile… M. de Noirlieu l’eût attendue… car, je n’en pouvais douter, à l’expression de bonheur impatient, je dirais presque de bonheur avide, que je lus sur les traits du vieillard, je devinai que sa tendresse paternelle n’avait pas été assouvie par la visite du matin.

— Ma fille… est chez elle ? — me demanda M. de Noirlieu.

— Oui, Monsieur le baron, — ai-je répondu, réfléchissant que la moindre hésitation de ma part, jointe à la présence assez étrange de Just chez la princesse à une pareille heure (il était près de huit heures du soir) pouvaient donner à M. de Noirlieu de fâcheux soupçons.

Ouvrant donc aussi bruyamment que possible la porte du premier salon, afin d’éveiller l’attention de Régina, j’ai précédé le baron, et avant d’arriver au parloir, j’ai toussé plusieurs fois.

Grâce à ces précautions, lorsque j’ai soulevé les portières, j’ai trouvé Régina et Just en apparence calmes, contenus.

La princesse m’a dit vivement, d’une voix sévère :

— Je vous avais défendu de…

— M. le baron de Noirlieu… — me suis-je hâté de répondre en interrompant Régina.

— Mon père !… — s’est-elle écrié.

Puis elle a dit tout bas à Just :

— Nous l’avions oublié… Ah ! c’est notre punition…

Au moment où la princesse disait ces derniers mots, M. de Noirlieu entra.

Il s’avança d’abord vers sa fille, l’embrassa tendrement à plusieurs reprises, et lui dit :

— Mon enfant… c’est encore moi. Que veux-tu ! je ne t’ai vue que deux heures ce matin.

M. de Noirlieu s’interrompit, et remarquant seulement alors la présence de Just, il fit un mouvement de surprise :

Régina lui dit d’une voix assez tranquille :

— Mon père… M. Just Clément…

Just s’inclina devant M. de Noirlieu.

Celui-ci reprit avec beaucoup d’affabilité :

— Je suis doublement heureux, Monsieur, d’avoir l’honneur de vous rencontrer chez ma fille, car j’ai bien souvent entendu prononcer votre nom avec toute la considération qu’il mérite. M. votre père était un des hommes que nous aimions… que nous estimions le plus au monde.

— C’est au bon souvenir que vous avez bien voulu, Monsieur, conserver de mon père, que j’attribue un accueil si obligeant, et dont je voudrais seulement être plus digne, — répondit Just avec déférence à M. de Noirlieu.

Puis le capitaine fit sans doute un pas pour se retirer discrètement, car j’entendis Régina lui dire d’une voix légèrement altérée malgré la contrainte que s’imposait la malheureuse femme :

À bientôt… j’espère, Monsieur Clément !

Il y avait dans l’accent de Régina, en prononçant ce seul mot : — À bientôt… — le seul qu’elle pût dire en présence de son père… quelque chose de si suppliant, de si navrant… que les larmes me sont venues aux yeux.

Sans doute Just répondit à la princesse en s’inclinant respectueusement, car aucune parole n’était venue jusqu’à moi lorsque le capitaine sortit du parloir.

Presque au même instant j’entendis M. de Noirlieu dire à sa fille en parlant du capitaine Clément :

— Il est charmant.

Just passa rapidement devant moi, sans doute si absorbé qu’il ne m’aperçut pas.

Je le suivis.

Une fois dans le salon d’attente, il s’arrêta, ayant l’air de chercher quelqu’un du regard.

Au bruit que je fis en fermant la porte, il se retourna vers moi, et me dit :

— Ah ! vous voilà, Martin… je vous cherchais.

Puis, après un instant de silence :

— Dites-moi, avez-vous là de quoi écrire un mot ?… J’ai oublié… de donner à Mme de Montbar… une adresse qu’elle m’avait demandée… et, de crainte d’être indiscret, je ne voudrais pas retourner chez elle… M. de Noirlieu étant là…

— Voilà ce qu’il vous faut pour écrire, Monsieur Just, — lui dis-je.

Et je lui montrai sur ma table du papier, de l’encre et des plumes destinés aux personnes qui venaient quelquefois s’écrire chez la princesse sur un registre destiné à cet usage.

Just, sans s’asseoir… écrivit quelques mots à la hâte…

Je m’étais éloigné par convenance, mais je l’observais attentivement… j’ai vu une larme… tomber sur le papier…

Just a fermé, le billet avec un pain à cacheter… et sans doute de crainte que je ne visse ses yeux pleins de pleurs, il m’a dit sans se retourner vers moi et en marchant vite vers la porte :

— Vous remettrez, je vous prie, ce billet à la princesse… lorsque M. de Noirlieu sera parti.

Et Just a disparu.

Ce billet… je l’avoue… je l’ai lu…

Le pain à cacheter était encore humide, je n’avais à redouter aucune suite de mon indiscrétion.

Voici ce que Just écrivait :

« Je pars… il le faut… du courage… j’attendrai… Si vous avez à m’écrire, adressez vos lettres chez moi à Paris : elles me parviendront… »

Une grosse larme effaçait à demi, sans le rendre illisible, le mot j’attendrai

Je refermai et recachetai la lettre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les dix heures, M. de Noirlieu est parti.

La princesse a accompagné son père jusqu’à l’escalier ; lorsqu’elle est revenue, je lui ai dit :

— Voilà un mot que M. Just a laissé pour Madame la princesse…

Je lui ai présenté la lettre.

En la prenant, la pauvre femme tremblait si fort, que deux fois sa main a heurté le petit plateau d’argent.

Elle m’a dit alors d’une voix si basse, que je l’ai à peine entendue :

— C’est bien… vous pouvez… vous retirer et fermer… la porte…

Il m’a semblé voir Régina trébucher deux fois, et s’appuyer sur un meuble en traversant le premier salon…

Je ne m’étais pas trompé…

Les portières du parloir s’étaient refermées sur elle depuis une minute au plus, le temps de lire le billet de Just, lorsque j’entendis le bruit d’une chute… je courus…

Régina était tombée sans connaissance à deux pas de sa cheminée, tenant à la main le billet de Just.

Au risque de ce qui pouvait arriver, je jetai vite le billet au feu, craignant l’indiscrétion de Mlle Juliette ; puis je tirai violemment, et à plusieurs reprises, le cordon d’une sonnette.

La femme de chambre de la princesse arriva presque aussitôt.

— Madame se trouve mal — m’écriai-je. — Vite,… Mademoiselle,… du secours ; je vais vous envoyer Mme Félix (c’était l’autre femme de la princesse).

Et, sortant précipitamment, j’ai couru à l’office où était cette femme, qui s’est hâtée d’aller rejoindre Mlle Juliette.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tel a été le dénoûment de ce drame domestique, dont j’ai fait, pour ainsi dire, agir les personnages à mon gré, ou plutôt selon l’inspiration de ma conscience, selon les exigences sacrées du droit et du devoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis remonté chez moi dans un trouble, dans une anxiété inexprimable, surtout ému de la plus douloureuse compassion envers Just… dont la conduite avait été d’autant plus généreuse, que d’abord il avait cédé à ce sentiment d’égoïsme inséparable de l’amour, puisqu’à cet accès de personnalité avait succédé l’austère sentiment du devoir, du sacrifice

Régina aussi m’a profondément touché, parce qu’elle a été vraie, parce qu’elle a été femme.

D’abord, sous l’impression de la reconnaissance qu’elle devait à son mari, dont la conduite venait d’être digne et généreuse, Régina, la première, a parlé à Just de la nécessité d’une séparation ; puis, ressentant les angoisses, les craintes que lui inspirait la pensée d’oublier Just ou de perdre son amour, elle a voulu s’opposer de toutes les forces de sa passion à la résolution qu’elle avait d’abord sollicitée.

Just,… Régina !…

Pauvres chères âmes, victimes de la fatalité de leurs sentiments élevés…

Oh ! qu’il m’a fallu de courage pour résister à la double tentation de calmer leurs scrupules et de satisfaire mon orgueil en paraissant tout-à-coup et leur disant :

« Cette reconnaissance qui, surtout, vous enchaîne tous deux à M. de Montbar,… elle est vaine… il n’y a aucun droit… Moi seul ai réuni les preuves nécessaires à la réhabilitation de la mémoire de Mme de Noirlieu.

» Vous êtes tous deux profondément touchés de la résignation de M. de Montbar qui ne demande qu’à tenter de reconquérir le cœur de sa femme à force de soins et d’amour, puis de s’éloigner à jamais, si cette tentative est vaine.

» C’est moi qui, le suivant au milieu d’une orgie où il allait lâchement étourdir son chagrin dans l’ivresse, lui ai soufflé au cœur ces inspirations à la fois dignes et résignées qui font sa force, comme vous dites tous deux. »

Oh ! mon Dieu !… en parlant ainsi, avec quelles bénédictions j’aurais été accueilli de Just et de Régina ! avec quelle cordiale affection ils m’auraient serré la main ; de quelle voix émue ils m’auraient appelé leur ami peut-être !… Leur ami !… moi, pauvre enfant trouvé… pauvre laquais que je suis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, cela eût été doux à mon cœur et à mon orgueil !… Mais de ce que Just et Régina ignorent ce que j’ai fait pour eux, en suis-je pour cela moins leur ami ?… les ai-je moins conduit autant qu’il a été en moi dans la voie du devoir et de l’honneur ?

Voie souvent bien rude, bien douloureuse. Hélas ! qui le sait mieux que moi ? Oh ! oui, rude, douloureuse comme celle de tout calvaire… Mais une fois arrivé au sommet avec la lourde croix qu’on a long-temps portée… quel regard de mélancolique satisfaction l’on jette au loin… sur ce chemin si péniblement parcouru… et qui garde parfois les traces sanglantes de notre passage !

Ô Claude Gérard, mon maître, mon ami… merci de tes enseignements, de tes exemples… Ils m’ont donné la force et le courage de le gravir… ce cruel calvaire…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, non, cette tentation de tout révéler à Just et à Régina était une pensée mauvaise…

Mon orgueil me rendait injuste… M. de Montbar a souffert aussi lui, cruellement souffert… Si sa douleur a manqué de dignité, n’est-ce pas là une des conséquences de la funeste éducation qu’il a reçue… éducation que trois mots résument :

Orgueil. — Richesse. — Oisiveté.

Si le prince a long-temps cherché des consolations indignes de lui, n’a-t-il pas accueilli avec un empressement, avec une modestie qui l’honorent, les inspirations meilleures que j’ai tâché de lui donner selon mon cœur ? Sa conduite envers sa femme, dont celle-ci a été justement touchée, prouve assez qu’il a noblement compris mes conseils.

Enfin, avant ma rencontre avec lui, n’a-t-il pas obéi à un sentiment de généreuse jalousie en essayant de sortir de cette nullité dont il rougissait, surtout en entendant sans cesse répéter autour de lui le nom glorieux du capitaine Just ?

Malheureusement cette résolution trop tardive n’a pas été encouragée par Régina, pour qui seule sans doute il l’avait tentée ; alors, il est retombé dans ses grossiers enivrements.

Il n’importe ; cette tentative l’honore, le relève ; et plus j’y réfléchis, plus il me semble que j’ai agi avec impartialité envers Just et le prince, avec désintéressement en ce qui me touche ; car, hélas !… c’est en vain que j’ai tâché d’éteindre dans mes larmes solitaires le feu dont malgré moi je suis toujours consumé !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les faits sont accomplis.

Maintenant… à qui appartiendra l’avenir ? à Just… ou au prince ?… Dieu seul le sait.

Mais, quoi qu’il arrive, le bonheur de Régina me semble assuré, — soit avec son mari, — soit avec son amant.

Quant aux entraînements inconsidérés où l’excès ou l’exagération de sa reconnaissance envers M. de Montbar pourrait jeter la princesse… je suis tranquille…

Si M. de Montbar, contre mon attente, contre ses promesses, faiblit devant ses bonnes résolutions, s’il ne se maintient pas à la hauteur de la situation difficile, mais belle et élevée, que je lui ai ménagée, d’un mot je peux briser le piédestal où je l’ai exhaussé aux yeux de Régina ; d’un mot… je peux rejeter le prince, bien plus bas qu’il n’est jamais tombé dans l’esprit et dans l’estime de Régina.

En tous cas, je suis là, je veillerai… j’aviserai.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


20 juin 18…

Plus de quatre mois se sont écoulés depuis que Just, en s’éloignant, a abandonné Régina à ses seules inspirations.

Il m’a été impossible de savoir où s’est retiré Just : la discrétion de la vieille Suzon a été impénétrable.

Tout ce que j’ai pu apprendre d’elle, c’est que Just avait été pendant deux mois entre la vie et la mort, par suite d’une maladie de langueur… depuis peu de temps il est convalescent.

Je n’avais pas oublié que le prince, lors de notre entretien pendant la nuit qui suivit le bal costumé de la barrière, m’avait demandé comme une grâce de pouvoir m’écrire s’il avait besoin de mes conseils ; je l’avais prié de m’adresser ses lettres poste restante à Paris au nom M. Pierre.

La femme du brave Jérôme était allée elle-même, une fois par semaine, au bureau restant, demander s’il n’y avait rien pour M. Pierre.

J’aurais craint, en m’acquittant moi-même de ce soin, d’être épié ou découvert par le prince qui pouvait, malgré sa promesse, faire surveiller et suivre les personnes qui viendraient chercher les lettres de M. Pierre. Dans ce dernier cas, si mes craintes s’étaient réalisées, la femme de Jérôme avait sa leçon faite : elle devait répondre qu’un marquis inconnu, ou plutôt dont elle devait cacher le nom, l’avait chargée de retirer les lettres adressées à M. Pierre.

Le prince m’écrivit souvent et longuement.

Une des dernières lettres que j’ai reçue de lui, et que la femme de Jérôme m’a envoyée hier soir sous enveloppe et par la poste, est pour ainsi dire le résumé de ma correspondance avec le prince ; elle donne une idée sommaire, mais très-sincère, de ses relations avec Régina pendant cette période de quatre mois.

Ces quelques pages remplaceront mon journal habituel.


CHAPITRE IV.


le prince de montbar à m. pierre


«   19 juin 18…

» Il m’a fallu jeter un regard ferme sur le passé avant de vous écrire cette lettre, ami cher et inconnu, en qui j’ai toujours trouvé les conseils d’une âme forte, généreuse et élevée.

» J’ai besoin de vous rappeler en peu de mots les principaux événements de ces quatre mois écoulés… comme un jour.

» Quand on espère, la vie va si vite !

» Lors de ma première entrevue avec ma femme (entrevue qui a suivi notre rencontre pendant cette nuit étrange), je l’ai trouvée, je vous l’ai dit, aussi sincère que remplie de tact, de dignité.

» Si grande que fût sa reconnaissance envers moi… Envers moi… (tandis que c’est vous… vous seul, qui avez droit à ce sentiment !… Je vous assure, du moins, mon ami, et cela presque avec orgueil, que j’ai toujours ressenti une secrète honte lorsque j’entendais Régina me parler de ce qu’elle me devait)… si grande que fût donc sa reconnaissance envers moi, lors de cette première entrevue, Mme de Montbar ne s’est engagée à rien… elle ne m’a rien promis… me disant que dans deux jours elle me rendrait une réponse définitive ; c’était tout simple, elle voulait voir Just et se consulter avec lui.

» Je ne vous ai pas caché, mon ami, combien j’ai été touché de la loyale détermination de M. Just Clément… Son départ a-t-il été arrêté de concert avec Régina ? s’est-il, au contraire, résigné à partir sans l’avertir ? Je ne l’ai jamais su, je ne m’en suis jamais informé. À quoi bon ?

» Seulement je suis certain… parce que Mme de Montbar me l’a dit, que, depuis quatre mois, une seule fois ils se sont écrit…

» Lorsque j’ai revu ma femme pour lui demander ce qu’elle avait décidé, elle m’a répondu simplement ces mots, que je crois entendre encore :

» — L’essai que vous voulez tenter, Georges, réussira-t-il ? je l’ignore… Si je devais juger d’après ce que je ressens à cette heure… je vous dirais franchement que votre tentative sera inutile… Mais qui peut répondre de l’avenir ?… Je suis maintenant sous l’empire d’un amour profond… exalté… dont je n’ai pas à rougir devant vous, parce qu’il a toujours été pur ; autrement l’essai que vous voulez tenter eût été pour vous et pour moi révoltant d’indignité…… Je n’ai donc aucun parti pris, Georges. Je vous le répète, si je m’en crois à ce moment, l’amour que j’éprouve doit être éternel… Mais en admettant que, par je ne sais quel prodige, vous parveniez à rallumer dans mon cœur cette tendre affection dont je vous ai donné tant de preuves… je conserverai toujours un doux souvenir d’une liaison aussi élevée qu’elle m’a été chère… et je reviendrai vers vous pour toujours, cette fois… Car vous savez si, avec mon caractère… les bonheurs légitimes me sont précieux… Faites donc que je vous aime encore, Georges, et si vous accomplissez ce miracle… je vous chérirai doublement de m’avoir, par l’amour, ramené à des devoirs que j’ai méconnus par votre faute…

Telles ont été les premières paroles de Régina.

Le véritable amour a en lui une foi si profonde, qu’entendant ma femme me tenir ce langage… je n’ai pas douté de l’avenir.

» Cependant, mon ami, je vous ai dit avec quelle réflexion, avec quelle prudence je me suis tracé la marche que j’avais à suivre.

» Un empressement trop tendre aurait choqué, blessé peut-être le cœur de Régina. Son amour pour Just devant être d’autant plus ombrageux, d’autant plus en éveil, qu’elle redoutait peut-être de le voir s’affaiblir ; aussi, afin d’endormir ses défiances, je m’étais d’abord montré avec elle plutôt en ami, en frère, qu’en amant.

» J’avais aussi parfaitement compris que, pour ramener son cœur, il fallait autre chose que des protestations d’amour… Convaincre d’un sentiment sincère… rien de plus facile ; mais pour le faire partager !!! que de soins… que d’efforts !

» Ainsi, avant tout, j’ai voulu que ma vie fût aussi dignement occupée qu’elle avait été jusqu’alors oisive et inutile… Cette idée féconde que vous m’avez donnée, mon ami, d’utiliser ma passion de contrastes en m’aventurant encore dans d’horribles lieux, non plus par un sentiment de curiosité stérile, dépravée… mais dans un but profitable… cette idée, je l’ai mise en pratique. Je vous ai souvent écrit l’intérêt saisissant et souvent bien doux pour mon cœur, que j’avais trouvé dans ces excursions ainsi dirigées.

» Je n’oublierai jamais la surprise, l’attendrissement de Mme de Montbar, lorsque je lui ai raconté mon premier succès en ce genre. Avec quelle chaleureuse conviction elle m’a louée :

» — C’est beau… c’est bien, — m’a-t-elle dit d’une voix pénétrée. — Vous voilà digne de votre nom, de votre rang. »

» Les yeux de Régina brillaient ; son visage, toujours si pâle depuis un mois, s’était légèrement coloré ; il m’a semblé qu’en s’arrêtant sur moi, son regard perdait un peu de son amicale et froide placidité.

» Alors, je lui ai dit d’une voix presque timide :

» — Vous êtes contente, Régina ?

» — Oh ! oui… contente et bien heureuse… pour vous.

» — Alors, — ai-je ajouté en hésitant, de crainte d’aller trop vite, — alors, votre main.

» — Oh ! de grand cœur ! — m’a-t-elle répondu avec un mouvement rempli de cordialité,

» Cela m’a semblé une faveur inespérée.

» J’ai pris cette main presque en tremblant… cette main charmante que je couvrais autrefois d’ardents baisers… et je me suis hasardé à la serrer…

» Régina a répondu franchement à mon étreinte… Mais dès que j’ai voulu conserver sa main un instant dans la mienne, je l’ai senti, pour ainsi dire, se refroidir… se glacer…

» J’ai regardé ma femme… elle a baissé les yeux ; son visage, d’abord doucement épanoui, est redevenu triste.

» J’ai compris…

» C’était de l’estime, une vive sympathie qu’elle m’avait voulu témoigner… voilà tout.

» Alors, je lui ai dit, avec une résignation dont elle m’a paru touchée :

» — Rien… encore, Régina ? n’est-ce pas ?

» — Rien… — m’a-t-elle répondu.

» Et deux larmes ont coulé sur ses joues.

» Ce coup a été affreux pour moi… je m’étais trop hâté ; j’avais réveillé ses défiances, qui peut-être commençaient de s’assoupir… L’œuvre de tout un mois était perdue… œuvre de patience, de résignation, de contrainte si difficile, si douloureuse !

» Alors, vous le savez, mon ami, j’ai failli désespérer, j’ai failli renoncer à cette tâche, dont seulement alors j’entrevoyais les difficultés terribles, insurmontables… Heureusement, votre austère amitié est venue à mon secours, cette fois encore j’ai suivi vos conseils.

» — Courage et persévérance, — m’avez-vous écrit. — Non, ce n’est pas là du temps perdu ; vous ne pouviez, au contraire, l’employer plus dignement… Il a été perdu peut-être pour l’amour, mais non pour l’estime et pour la considération où Mme de Montbar doit vous tenir à cette heure, et c’est un grand pas… Non, ce temps n’a pas été non plus perdu pour vous… Les actes utiles, féconds, dont vous pouvez déjà vous glorifier, comparez-les à la stérilité de votre vie passée… Non, ce n’est pas là du temps perdu… et pour finir par une expressive vulgarité : — Si cette première espérance a été déçue, brisée, les morceaux en sont bons. Courage donc et persévérez. »

» Je me suis rendu à vos avis, j’ai persévéré, parce que ma foi en vous était aveugle… En savez-vous la cause ? je vais vous l’avouer.

» Je ne sais quoi me dit qu’il y a… ou qu’il y a eu entre nous une extrême parité de position… je ne vous parle pas de position sociale… cela est tout simple… mais de position de cœur…

» Oui, il plane, pour ainsi dire, au-dessus de tout ce que vous m’écrivez, un sentiment à la fois si noble et si triste, si délicat et si résigné, que je suis certain que vous avez beaucoup aimé, aussi beaucoup souffert.

» De là, je vous le répète, ma foi absolue dans vos avis… j’ai eu raison de l’avoir, car, peu-à-peu, j’ai espéré de nouveau…

» Je ne sais comment le peu de bien que j’avais commencé de faire s’est ébruité ; puis est venu l’incident de cette espèce de factum, écrit par moi dans un moment de chaleureuse indignation contre une inculpation odieuse dont on accablait une pauvre famille vendéenne, dont le chef s’était jadis dévoué pour mon père ; j’ignore quelles sont vos opinions politiques, mon ami ; mais vous avez approuvé, loué même, les sentiments et les termes de ce factum, parce que, m’avez-vous écrit, la conviction et la loyauté sont partout respectables.

» La pauvre famille vendéenne a été sauvée, et l’on m’a accordé en partie l’honneur de cet acquittement. Ceci avait eu dans notre monde un retentissement exagéré ; cela devait être, je me trouvais classé un peu au-dessus des inutiles et des oisifs, on m’accueillait avec une distinction autre que celle que l’on accorde seulement à la naissance ; les hommes éminents de notre parti m’avaient fait, dès cette époque, plusieurs ouvertures des plus flatteuses, et pour mon âge et pour mon peu d’importance réelle. Enfin, nos journaux me signalaient comme un homme d’avenir, pour notre opinion.

» Ces louanges, d’une bienveillance si peu méritée, ne m’aveuglaient pas ; mais elles m’obligeaient à persévérer dans mes bonnes tendances, et elles me prouvaient, du moins, que mes efforts m’étaient généreusement comptés.

» Mme de Montbar s’était aperçue, et m’avait aussi loué de ce changement remarquable dans ma position ; les hommes les plus justement considérés l’avaient félicitée sur la voie où j’entrais si glorieusement, disaient-ils. Son père, qui s’était opposé à notre mariage, et m’avait été long-temps hostile, me comblait de preuves d’affection ; que vous dirai-je ?… aimé… comme autrefois je l’avais été de ma femme ou comme j’espérais l’être encore, j’aurais été le plus heureux des hommes…

» Cependant j’osais à peine m’interroger sur les progrès que je pouvais avoir faits dans son cœur…

» Plus de deux mois s’étaient passés depuis cette tentative trop hâtée, que je me suis si long-temps reprochée. Mme de Montbar se montrait pour moi affectueuse, égale ; elle s’intéressait à mes travaux, me conseillait avec sagesse et discernement, tempérait parfois la fougue de mes opinions. Elle me parlait avec intérêt de l’avenir qui m’était réservé ; des espérances que je pouvais concevoir comme représentant de mon opinion, etc.

» Mais malgré le calme, la tranquillité que Régina affectait, je la surprenais souvent triste, rêveuse ; sa santé s’altérait visiblement, et le sourire avec lequel elle accueillait tout ce que je tentais pour lui plaire avait quelque chose de doucement résigné qui souvent me navrait…

» Son père me disait parfois :

— « Vous êtes excellent pour ma fille ; elle est remplie d’affection pour vous ; votre position se dessine, grandit de jour, et pourtant ces pressentiments de père, qui trompent rarement, me disent qu’il y a quelque chose entre vous. »

» J’ai dû rassurer M. de Noirlieu, et j’ai, je crois, en partie réussi.

» Tel était l’état des choses, mon ami, lors de ma dernière lettre. Si je vous rappelle ces faits, c’est qu’en vous écrivant aujourd’hui, j’ai eu besoin de me les rappeler à moi-même, afin d’embrasser d’un seul coup d’œil ma position présente et passée.

» Par une de ces idées qui ne peuvent venir qu’aux sots aveuglés par une fatuité stupide ou aux gens désespérés qui, comme moi, se rattachent à la plus folle espérance, ou plutôt se créent à eux-mêmes de folles espérances, je m’imaginai un jour que la préoccupation, que la tristesse de Régina, que l’altération croissante de sa santé étaient causés par l’embarras, par l’espèce de honte qu’elle éprouvait à m’avouer, que mon amour, si dédaigné d’abord, regagnait chaque jour dans son cœur la place que j’y avais perdue.

» Selon moi, se joignait à cette transformation des sentiments de Régina une généreuse compassion pour Just, qu’elle me sacrifiait ainsi ; compassion suivie de regrets, de remords même… mais qui cédait au réveil passionné du premier amour de Régina.

» Et puis enfin, comme depuis ma première et malheureuse tentative, je m’étais toujours tenu dans les bornes d’une affection toute amicale envers ma femme, l’occasion de me témoigner du changement de ses sentiments pour moi lui avait manqué, — me disais-je… — De tels aveux en pareille circonstance, et pour elle sur tout, étaient toujours d’une délicatesse extrême.

» Ces interprétations de la conduite de Mme de Montbar, une fois admises par moi, je ne trouvai que trop de raisons de les justifier et de persévérer dans ma croyance ; car, vous me l’avez souvent écrit, mon ami, avec votre inflexible droiture : — le mal et le faux, comme le bien et le vrai, ont leur logique irrésistible, fatale.

» Ainsi, les manières affectueuses, mais toujours réservées, de Régina, la prudence, la discrétion qu’elle montrait dans le choix même de ses expressions lorsqu’elle me parlait de son estime, de son amitié, de sa reconnaissance ; tout cela, selon moi, n’était de sa part que contrainte, apparence, et, à la première circonstance favorable, la réalité devait m’apparaître.

» Après de longues hésitations… d’instinct sans doute et qui auraient dû m’avertir, je me décidai à savoir mon sort… quel qu’il fût, car, je vous avoue cette lâcheté, je ne me sentais plus la force de supporter davantage mon incertaine et pénible position.

» Depuis peu ma femme m’avait paru plus agitée, plus accablée que de coutume, ce que j’attribuais au temps orageux et pesant de tous ces jours-ci, car elle est devenue d’une extrême susceptibilité nerveuse.

» Hier, j’étais entré dans son salon assez brusquement pour qu’elle m’entendît ; elle ne s’est pourtant pas aperçu de rien ; m’approchant alors tout près d’elle… j’ai vu son visage baigné de larmes.

» Je lui ai demandé ce qu’elle avait… elle ne m’a pas répondu… je l’ai appelée… même silence, même distraction… enfin, je lui ai pris la main… au bout d’une seconde elle l’a retirée vivement, m’a regardé avec surprise comme si elle se fût éveillée en sursaut, et m’a demandé si j’étais là depuis long-temps.

» Ces distractions profondes, ces moments de pénible extase ou d’insensibilité complète où elle est maintenant quelquefois plongée… je me les suis ou plutôt j’ai cru me les expliquer… comme le reste.

» — Elle lutte en vain, — me suis-je dit, — contre le sentiment irrésistible qui la ramène à moi et qu’elle craint de s’avouer à elle-même… de m’avouer à moi…

» Le soir donc, par une assez belle soirée, quoique l’atmosphère fût orageux, et étouffant, nous sommes descendus au jardin.

» J’avais demandé que l’on servît le café dans un petit pavillon rustique situé au fond d’un épais quinconce.

» Lors des premiers… des heureux temps de mon mariage, Régina et moi nous éprouvions un plaisir d’enfants ou d’amoureux à fermer en dedans la porte du jardin, et à rester ainsi seuls des journées entières dans ce pavillon.

» Les souvenirs qui se rattachent à ces jours, les plus beaux de ma vie… sont encore pour moi si présents, si vivants… que, dans le courant d’idées auxquelles je me laissais entraîner, il m’a semblé qu’ils devaient avoir sur ma femme la même influence… et qu’ainsi entourée de tout ce qui devait lui rappeler nos enivrements passés… cet aveu que j’espérais si ardemment, lui viendrait presque malgré elle… du cœur aux lèvres…

» Nous sommes entrés dans ce pavillon… Régina s’est assise sur un divan ; elle était vêtue de blanc… et ne paraissait plus que l’ombre d’elle-même. Elle était si pâle… si pâle… que dans la demi-obscurité qui commençait d’envahir le pavillon, son doux et beau visage ne se distinguait pas de la blancheur de ses vêtements.

» Notre conversation ayant langui peu-à-peu, nous étions, presque sans y songer, tombés tous deux dans une rêverie silencieuse depuis plus d’un quart-d’heure.

» Régina ne semblait plus s’apercevoir de ma présence… son regard fixe s’attachait sur la cime des grands arbres du jardin, au-dessus desquels brillaient déjà quelques étoiles ; son sourire me sembla d’une tristesse, d’une amertume profonde… elle se tenait immobile, à demi pliée sur elle-même, et tenait croisées, sur ses genoux, ses mains toujours charmantes, mais cruellement amaigries…

» À cette heure, mon ami, que mon esprit n’est plus troublé par de mensongères visions, et que je me rappelle réellement la physionomie de l’attitude de Madame de Montbar… je puis à peine comprendre la funeste aberration où je suis tombé, car je me disais :

» — Pauvre femme..... j’ai tant fait pour elle qu’elle s’est enfin rendue… Elle n’attend qu’un mot de moi pour me faire un aveu, qui à la fois la charme et la tourmente, car cette pâleur, cet abattement, des émotions trop contenues les causent ; elle détourne ses yeux de moi… de crainte peut-être de céder à l’attraction magnétique de mon regard ; son trouble, sa distraction me disent assez qu’elle lutte une dernière fois, mais en vain, contre les pensées d’amour qui l’assiègent de toute part ; mais la nuit vient… le silence est profond ; nous sommes seuls… seuls… dans le lieu qui lui rappelle tant de souvenirs… Jamais occasion plus opportune ne se présentera pour commencer sur ses lèvres l’aveu qu’elle retient encore…

» Je me suis donc agenouillé aux pieds de ma femme, j’ai pris une de ses mains qu’elle m’a abandonnée sans résistance.

» Cette main brûlante, amaigrie, je l’ai couverte de baisers passionnés… et elle a répondu par une pression convulsive à mon étreinte…

» — Régina ! — me suis-je écrié avec ivresse, — enfin… tu es revenu à moi… tu es ma Régina d’autrefois… tu m’aimes ?…

» — Oh ! oui… Quoi qu’on fasse… je t’aime toujours, je t’aime plus ardemment que jamais… J’en meurs… de cet amour… mais je ne le dis pas… je ne puis pas le dire… je lui dois tantà lui ! C’est égal… va… cette mort est douce… mon Just bien-aimé… Je meurs avec ta pensée…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Un cri déchirant que je poussai involontairement a arraché Mme de Montbar à l’espèce de délire où son esprit s’égarait.

» Elle a paru sortir d’un rêve. Elle a tressailli, s’est redressée brusquement et m’a dit d’un air hagard, en passant ses deux mains sur son front :

» — Est-ce qu’il y a long-temps que nous sommes là… Georges ?

» Les larmes me suffoquaient, heureusement la nuit était presque venue. Ma femme ne s’est pas aperçu que je pleurais ; je lui ai répondu :

» — Oui… il y a assez long-temps… Mais il se fait tard… Voulez-vous rentrer ?

» — Comme vous voudrez, mon ami, — m’a-t-elle répondu doucement sans remarquer l’altération de ma voix.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» J’ai interrompu cette lettre, mon ami ; je souffrais trop pour la continuer.

» Vous savez tout, maintenant… je n’ai qu’un seul parti à prendre… et vous me le conseillerez, j’en suis certain ; c’est de partir demain… de rendre la liberté à Mme de Montbar…

» La malheureuse femme se meurt… et c’est mon aveuglement, c’est ma lâcheté qui la font mourir.

» Demain donc je m’éloignerai.

» Dans l’état où se trouve Mme de Montbar, l’annonce de ce brusque départ lui porterait un coup funeste par l’excès même du bonheur qu’elle ressentirait… je lui écrirai que je fais seulement un voyage de quelques jours ; puis, je lui apprendrai de loin, peu-à-peu et avec ménagements… la bonne nouvelle.

» Heureusement… Régina sera heureuse, malgré mes invincibles ressentiments contre… cet homme. J’ai confiance dans les rares qualités de son cœur… je ne doute pas… je n’ai pas le droit de douter qu’il ne soit pour elle ce qu’il doit être.

» Une dernière fois… adieu et merci… mon ami… oh oui ! merci, car vos sages et affectueux enseignements ont germé dans mon âme, et si, dans la vie douloureuse à laquelle je suis désormais condamné, quelques consolations me sont réservées… je les devrai à l’apprentissage du bien, à l’habitude des idées généreuses, élevées, utiles, à l’aide desquelles j’avais espéré reconquérir le cœur de cette vaillante et généreuse femme, à jamais perdu, et par la faute… pour moi… Oui… par ma faute !!

» La leçon est profitable… mais elle est terrible… Si j’avais commencé comme je finis ;… si, au lieu de perdre ma vie dans une oisiveté dégradante qui m’a pour toujours aliéné le cœur de ma femme, j’avais agi comme j’ai agi depuis, grâce à vos conseils… Régina eût été… serait fière de moi, à cette heure !

» Adieu, mon ami, réponse à l’instant, quoique je la sache d’avance… Vous ne pouvez me conseiller un autre parti que celui que je prends.

G. de M. »




CHAPITRE V.


journal de martin (Suite).


La lecture de la lettre du prince de Montbar m’a fait éprouver un sentiment de profonde commisération pour lui ; mais, en même temps, j’ai songé que sa détermination dans laquelle je devais l’encourager, sauvait peut-être la vie de Régina et assurait à jamais son bonheur et celui de Just.

Ce que le prince venait de me raconter de la touchante et courageuse résignation de Madame de Montbar, sa délicatesse poussée jusqu’à l’héroïsme, en cela que liée à son mari par la reconnaissance, elle n’osait ni réclamer cette liberté qu’il lui avait promise, s’il ne parvenait pas à se faire aimer comme par le passé,… ni lui dire, la pauvre femme, qu’elle aimait toujours Just Clément, qu’elle l’aimait peut-être plus que jamais, en raison même des tourments que lui causait cet amour ; tout cela… je l’avais pressenti, deviné ou vu.

J’avais rempli comme de coutume mon service auprès de ma maîtresse pendant ces quatre mois, et mon habitude d’observation, jointe à l’espèce de prescience que me donnait mon amour, m’avait initié à presque tous les secrets de ce malheureux cœur si cruellement éprouvé…

Je m’étais, d’ailleurs, résolu, dans le cas où cette situation se fût assez prolongée pour me donner des craintes sérieuses pour la vie de Mme de Montbar, je m’étais résolu d’écrire au prince, sous le nom de M. Pierre, que cette vaine épreuve avait assez duré ; si enfin M. de Montbar ne se fût pas rendu à ces conseils, je me serais décidé à lever les scrupules de Régina en la déliant de la reconnaissance qu’elle croyait devoir à son mari.

Dieu soit loué ! je n’ai pas eu besoin de recourir à ces pénibles extrémités. Régina, Just, M. de Montbar, se sont montrés dignes les uns des autres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voici le billet que, ce matin, j’ai reçu du prince en réponse à ma lettre d’hier, dans laquelle je l’engageais à persister dans sa détermination.

« Je n’attendais que votre approbation pour partir, mon ami ; seulement, sans vous consulter, je me suis décidé à un aveu que vous auriez peut-être combattu.

» Je n’ai pas voulu, en m’éloignant, laisser le moindre regret à Mme de Montbar au sujet de la reconnaissance qu’elle a cru si long-temps me devoir.

» Dans ma lettre d’adieu, je lui dis que ce n’est pas à moi… mais à un ami inconnu, qu’elle doit la réhabilitation de la mémoire de sa mère, la dernière grâce qui me reste à implorer — lui ai-je écrit : — c’est de me pardonner d’avoir ainsi abusé d’un sentiment de gratitude auquel je n’avais aucun droit.

» Je n’ai pas en cela cru faillir à la promesse d’honneur que je vous ai faite, mon ami…

» Et d’ailleurs, si j’ai porté une légère atteinte à cette promesse, vous me serez indulgent ; je crois me montrer plus homme d’honneur en agissant ainsi, qu’en observant rigoureusement la lettre de mon engagement envers vous.

» Adieu !… et, malheureusement pour moi, à jamais !… adieu, mon ami, je ne sais quel avenir m’est réservé… j’ignore ce que je puis espérer du temps, ce morne consolateur… Mais à ce moment où je vous écris, je crois… je sens qu’il n’existe pas au monde un homme plus malheureux que moi….

» La seule pensée dont la douceur amère contraste avec le chaos de ressentiments sombres, déchirants, au milieu desquels je me débats, c’est que Régina a été admirablesublime jusqu’à la fin.

» Croyez-moi, mon ami, si je me sens impitoyable envers quelqu’un, ce n’est ni envers elle, ni envers Just, aussi digne, aussi généreux qu’elle… c’est envers moi, moi la seule cause de leurs tourments passés… de mes tourments à venir.

» Une dernière fois, adieu, et merci à vous… mon ami… Sans vos conseils, mon sort eût été mille fois plus misérable, car j’aurais haï, méprisé, poussé peut-être au désespoir deux personnes que j’estime, que j’honore, au contraire, au moment de m’éloigner d’elles, certain de les laisser heureuses et sans remords…

» Vous aviez raison… Il est une sorte de consolation dans un tel sentiment…

» Du courage… l’heure sonne… C’en est donc fait pour jamais… ô mes espérances !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Mon Dieu !… que je souffre !… pitié pour ma faiblesse… Adieu… Plaignez-moi… aimez-moi… Oh ! si dans ce moment terrible… vous vouliez venir à moi… partir avec moi… c’est à genoux… que je vous bénirais ! Votre amitié me serait d’un tel secours !!

» Mais non, c’est impossible, vous ne voudrez pas,… je suis fou… pardon de cette demande, n’avez-vous pas déjà trop fait pour moi !

» Adieu… pour la dernière fois, adieu…

» G. de M. »

3 juillet 18…

Tout est accompli.

Depuis le commencement de la semaine passée, M. de Montbar est parti.

Aujourd’hui, Just et Régina se sont revus pour la première fois.

Ma maîtresse était encore bien pâle, bien amaigrie… mais qu’elle était belle, mon Dieu ! qu’elle était belle de bonheur et d’amour !  !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma tâche est finie… loyalement, courageusement finie, je peux le dire avec orgueil.

Maintenant, que ferai-je ?

Désormais, à quoi serai-je bon à la princesse ?

Mais moi ?… cette habitude d’intimité domestique… si douce, si chère à mon cœur, malgré les tourments dont elle est parfois traversée, pourrai-je la rompre ? vivre loin de Régina ?… ne plus la voir, presqu’à chaque instant du jour ?… m’éloigner… maintenant surtout que la voilà si heureuse ?…

Aurai-je ce courage ? résisterai-je à cette mélancolique satisfaction de me dire, en voyant le bonheur rayonner sur ses traits et sur ceux de Just :

« À cette félicité… j’ai contribué… Ces épreuves douloureuses mais nécessaires à la consécration de leur amour qu’elle devait rendre pur de tout remords, ces épreuves dont ils sont tous deux si glorieusement sortis, je les ai suggérées dans l’intérêt même de leur tendresse, de sa grandeur et de sa dignité. »

Et c’est à ce moment que je quitterais Régina, après avoir eu si long-temps sous les yeux le spectacle désolant de sa tristesse, de ses malheurs !

Non… non… s’il m’est dû quelque récompense… telle sera la mienne… la vue de cette félicité… à laquelle j’ai contribué de toutes les forces de mon dévoûment ignoré… et qui doit l’être toujours.

Non… d’ici à quelque temps… si elle y consent du moins, je ne quitterai pas Régina.

Et si plus tard… cette douce et dangereuse habitude de vivre près de Mme de Montbar s’est tellement incarnée en moi, que je ne puisse plus m’y soustraire ; si, s’accoutumant à me regarder comme un de ces bons et fidèles serviteurs, dont on ne se sépare plus… la princesse me dit quelque jour :

Martin… vous ne me quitterez jamais, n’est-ce pas ?

Comment la refuser ? Le vœu de mon cœur ne sera que trop d’accord avec sa demande…

Et alors ma vie se passera dans une domesticité stérile, égoïste, sans rien qui la relève… car du moins jusqu’ici cette domesticité m’a permis de rendre à Régina des services que je n’aurais pu lui rendre dans une autre condition sociale. Mais ma tâche est accomplie… Mis au-dessus du besoin par la générosité du docteur Clément, ma vie ne peut-elle… ne doit-elle pas avoir un but plus élevé, plus utile… plus profitable à mes frères en humanité, comme disait mon bienfaiteur ?

Pas de faiblesse, je consulterai Claude Gérard… Sa mâle et tendre parole me guidera encore une fois.

Qu’il soit béni du moins ; car c’est à lui que j’ai dû d’appliquer à mon humble condition cette maxime si souvent pratiquée et répétée par lui :

Il n’est pas de position, si infime qu’elle soit, où l’homme de cœur ne puisse faire acte de dignité

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CHAPITRE VI.


la surprise


Ici nous interromprons les Mémoires de Martin, pour rappeler au lecteur de ce livre les faits qui se sont passés en suite de l’arrestation de Bête-Puante (ou plutôt de Claude Gérard, à qui nous restituerons son véritable nom).

Surpris sur le bord de l’étang de la métairie du Grand-Genevrier par le brigadier Beaucadet, embusqué avec quelques-uns de ses hommes, près des ruines du fournil, Claude Gérard et Martin venaient de tomber entre les mains des gendarmes, lorsque le comte et son fils, avertis par Beaucadet, étaient arrivés sur le lieu de l’arrestation, afin de s’assurer qu’un de leurs domestiques devait se trouver à un mystérieux rendez-vous avec Bête-Puante accusé d’avoir tiré un coup de feu sur M. Duriveau.

Nous rappellerons enfin au lecteur qu’ayant reconnu dans Claude Gérard, le braconnier, un homme que deux fois il avait mortellement outragé, le père de Scipion, par une odieuse bravade, s’était plu à donner en présence de Claude Gérard l’ordre de chasser maître Chervin et sa femme de la métairie du Grand-Genevrier.

Cette méchante action accomplie, Scipion et son père, remontant en voiture, étaient revenus au château du Tremblay pendant que les gendarmes emmenaient Claude et Martin.

De retour chez lui, le comte, suivant l’avis de Beaucadet, crut prudent de faire quelques recherches dans la chambre de Martin sur qui de graves soupçons planaient alors.

Ces recherches furent d’abord vaines, mais M. Duriveau, trouvant une malle fermée, s’était cru autorisé à la forcer, et y avait pris un coffret de bois blanc renfermant le cahier manuscrit des Mémoires de Martin, accompagné d’une lettre au roi.

Cette correspondance de son valet de chambre avec un roi, excitant vivement la curiosité de M. Duriveau, il avait emporté le manuscrit des Mémoires dans sa chambre, et s’était mis à les lire alors qu’une heure du matin sonnait à l’horloge du château du Tremblay.

Telles étaient, on le sait, les premières lignes des Mémoires de Martin :

« Je n’ai conservé qu’une idée confuse et incomplète des événements qui ont précédé ma huitième ou ma neuvième année. Cependant, de cet obscur passé déjà si lointain, j’ai gardé la mémoire d’une jeune belle femme dont les doigts agiles faisaient presque continuellement bruire les fuseaux d’un métier à dentelles tout couvert de brillantes épingles de cuivre ; le cliquetis sonore des fuseaux faisait ma joie ; il me semble l’entendre encore ; mais, le soir, cette joie se changeait en admiration ; couché dans mon petit lit, je voyais cette même jeune femme, ouvrière infatigable (ma mère peut-être), travailler à la lueur d’une chandelle dont la vive clarté redoublait d’éclat en traversant une eau limpide renfermée dans un globe de verre ; la vue de ce foyer lumineux me causait une sorte d’éblouissement et d’extase auquel le sommeil seul mettait un terme. »

Lors même que la curiosité de M. Duriveau n’eût pas été excitée par d’autres motifs, les lignes seules que nous venons de rappeler auraient suffi pour attirer vivement son attention sinon son intérêt sur ces Mémoires.

La jeune fille qu’il avait autrefois séduite était une ouvrière en dentelles, comme la jeune femme que Martin croyait être sa mère…

Elle se nommait Perrine Martin… et le valet de chambre dont il lisait les Mémoires se nommait Martin…

Enfin l’âge que celui-ci paraissait avoir, certaines particularités de ressemblance physique, d’abord à peine remarquées par le comte, mais que ces premiers soupçons rappelèrent aussitôt à sa mémoire ; toutes ces circonstances réunies, sans convaincre M. Duriveau que Martin était son fils… lui présentaient cette hypothèse comme possible.

On conçoit dès lors combien de causes excitantes, irritantes avaient attaché le comte à la lecture des Mémoires de Martin.

Puis, au bout de quelques pages, M. Duriveau rencontra les noms de Bamboche et de Basquine, ces deux compagnons d’enfance de Martin.

Bamboche devenu ce meurtrier redoutable que l’on avait traqué la veille dans les bois du comte.

Basquine devenue l’une des plus célèbres artistes de l’époque… femme infernale selon ceux-ci, angélique selon ceux-là, mais doublement infernale selon le comte, car peu de jours s’étaient passés depuis que Scipion avait audacieusement annoncé à son père qu’il eût à regarder Basquine comme le suprême arbitre de son mariage à lui Duriveau avec Mme Wilson ; insolente prétention qui avait amené cette scène déplorable, effrayante, entre le père et le fils ; scène à laquelle avait succédé de part et d’autre une suspension d’hostilités, le comte ayant le lendemain dit à son fils, que, quelque bizarre que fussent ses prétentions à poser Basquine comme arbitre de ce double mariage, du père et du fils… il aviserait

Puis venait, dans les mémoires, la rencontre de Martin au fond de la forêt de Chantilly avec Régina, Scipion et Robert de Mareuil

Quels souvenirs ces noms ne devaient-ils éveiller dans la mémoire de M. Duriveau :

Scipion… son fils…

Robert de Mareuil dont il avait été le rival… lors de ses prétentions à la main de Régina qu’il devait un jour attirer dans un piège horrible… pour se venger de ses dédains…

Venait ensuite l’enfance et la première jeunesse de Martin chez Claude Gérard…

Claude Gérard… encore un nom écrit en lettres sinistres ineffaçables dans la vie du comte…

Là encore reparaissait Régina ; Régina enfant, puis adolescente, puis jeune fille, et grandissant pour ainsi dire aux yeux de Martin à chaque anniversaire de la mort de la baronne de Noirlieu…

C’était ensuite cette pauvre folle que Claude Gérard entourait de ses soins pieux et touchants.

Un pressentiment invincible disait au comte que cette femme folle était Perrine Martin… dont il avait enlevé le cœur à Claude Gérard, pour la séduire, la délaisser ensuite, et lui faire plus tard enlever son enfant, afin de se débarrasser des exigeantes réclamations de cette mère qu’il abandonnait lâchement, la sachant réduite aux faibles ressources d’un travail opiniâtre.

Martin arrivait à Paris…

Encore des noms qui résonnaient dans la mémoire du comte Duriveau :

Régina,

Robert de Mareuil,

le prince de Montbar

Et plus tard cette scène des Funambules, où le comte assistait avec son fils, scène d’où datait, pour ainsi dire, la haine incurable de Basquine contre Scipion et — ceux de sa race oisive et méchante, — avait dit la jeune fille.

Plus tard c’était le séjour de Martin chez le docteur Clément… puis les recommandations du docteur qui, près de mourir, chargeait Martin de veiller sur Régina, qu’il savait menacée de l’implacable vengeance de M. Duriveau…

Les pressentiments du docteur ne l’avaient pas trompé… Martin ne faillissait pas à la mission que son maître mourant lui avait confiée : il envoyait un sauveur à Régina prise au piège tendu par le comte, dans la maison déserte de la rue du Marché-Vieux.

Ce sauveur… c’était Just Clément… qui devait si cruellement châtier l’infâme conduite de M. Duriveau et lui imposer un duel dont les conditions mettaient désormais Régina à l’abri de calomnies infâmes…

Enfin, c’était Mme Wilson, que le comte aimait d’une si ardente, d’une si folle passion, dont il retrouvait encore le nom dans le récit de Martin.

On le voit, ces Mémoires touchaient par tant de points à la vie de M. Duriveau, que cela seul eût suffi à expliquer l’opiniâtre curiosité avec laquelle il poursuivit cette lecture…

Mais lorsqu’il vint à songer que ce malheureux enfant abandonné, voué à tant de misères, à tant de chagrins, à tant de rudes épreuves subies avec résignation, avec courage et dont il devait sortir pur..... lorsque le comte vint enfin à songer, disons-nous, que Martin était sans doute son fils, il se sentit en proie à une frayeur mêlée de honte insupportable à la seule pensée de se trouver face à face avec Martin, dont l’esprit était si droit, le cœur si pur, le caractère si élevé.

Cette honte aurait déjà paru insupportable au comte, lors même que Martin eût encore ignoré le secret de sa naissance… Mais se remémorant quelques particularités de sa première entrevue avec lui, songeant à l’affection qui l’unissait à Claude Gérard, se disant enfin qu’il était peu probable que le hasard seul eût conduit Martin à entrer comme domestique chez lui, le comte éprouvait une nouvelle et plus terrible angoisse… il ne doutait plus que Martin ne fût instruit des liens qui les unissaient…

Ainsi, riche d’une fortune immense, cet homme d’un caractère impitoyable, d’une volonté de fer, d’une dureté, d’une audace sans pareilles, cet homme enfin qui, professant pour tant de nobles sentiments un cynique et indomptable dédain, rougissait, tremblait… à la seule pensée d’affronter le regard d’un pauvre valet… d’un malheureux enfant abandonné.

Mais aussi,… ce valet possesseur de secrets si déshonorants… ce valet avait une belle âme… et ce valet était son fils !




CHAPITRE VII.


la prophétie.


Si insignifiante qu’elle paraisse au premier abord, cette profonde perturbation dans les idées habituelles de M. Duriveau prouvait que la lecture des Mémoires de Martin, sur lesquels le comte réfléchissait ainsi, agissaient déjà puissamment sur son esprit, à son insu peut-être…

Puis, comme cet homme était surtout dominé par un immense orgueil, il finit par subir l’influence de cette autre pensée.

— Ce malheureux enfant trouvé, dont l’âme s’est montrée si haute en tant de circonstances difficiles, effrayantes… ce valet qui correspond familièrement avec un roic’est mon fils

Enfin une comparaison forcée, fatale… rappelait à la mémoire du comte cette scène récente dans laquelle Scipion avait poussé l’audace de la révolte contre le caractère paternel jusqu’à l’excès le plus épouvantable. M. Duriveau ne pouvait non plus s’empêcher d’établir un parallèle entre Scipion et Martin.

Néanmoins ces idées encore vagues, plutôt instinctives que mûrement raisonnées, ne pouvaient avoir immédiatement toute leur puissance d’action : un homme de l’âge et de la trempe de M. Duriveau ne se transforme pas en un jour. La lecture des Mémoires de Martin jetant dans cette âme incroyablement endurcie quelques généreuses semences, les événements à venir pouvaient seuls les développer ou les étouffer…

Ainsi, après avoir un moment songé avec un orgueil involontaire que Martin était son fils… pensée d’une légitime, d’une généreuse fierté… pensée d’un bon orgueil, si cela se peut dire, le comte retomba bientôt dans les ressentiments de l’orgueil le plus détestable, il se révolta contre la haute valeur morale de ce fils dont il s’était un instant félicité ; l’envie, la haine, la colère, la honte lui soufflèrent au cœur les plus mauvaises passions. Dans sa joie cruelle, il se disait qu’au moins Martin était en prison, qu’il y resterait long-temps, car lui, Duriveau, le chargerait de toutes ses forces, userait de toute son influence, et elle était grande, afin de lui faire infliger une condamnation sévère, pour se débarrasser ainsi de la présence d’un misérable qui lui inspirait autant d’aversion que de crainte.

Puis, comme l’homme le plus méchamment perverti (surtout lorsque dans sa jeunesse il a connu des sentiments humains, généreux, et M. Duriveau avait ainsi commencé), comme l’homme le plus méchamment perverti, disons-nous, ne peut, quoi qu’il fasse, fermer tout-à-fait les yeux à l’auguste splendeur des grandes vertus, le comte, après avoir écouté son funeste orgueil qui lui disait de haïr Martin… écoutait sa conscience, son cœur paternel qui lui disait d’estimer, d’aimer ce digne et valeureux enfant.

Alors cette première tempête de détestables passions s’apaisait devant la puissante autorité du juste et du bien… comme les nuages des tourmentes se dissipent à l’éclat du soleil ; le comte subissait de nouveau la douce, la pénétrante influence des rares qualités de Martin… Il admirait cette résignation souvent douloureuse, mais jamais souillée par un seul instant de révolte ou de haine contre sa terrible destinée, contre le père sans entrailles, qui la lui avait faite, cette destinée !!… Jamais, dans ces pénibles confessions, le comte n’avait trouvé une parole de malédiction contre la société marâtre qui l’avait insoucieusement abandonné, lui Martin, dès son enfance, à tous les hasards de l’ignorance, de la misère et du vice…

Non, non, résignation, — sacrifice, — devoir, — ces trois mots disaient la vie de cet infortuné.

Il y eut surtout un moment où M. Duriveau ne put contenir son émotion en lisant ces deux lignes qui semblaient résumer la conduite de Martin envers Régina, Just et le prince de Montbar :

Il n’est pas de position, si infime qu’elle soit, où l’homme de cœur ne puisse faire acte de dignité.

Maxime touchante dont Claude Gérard avait donné à Martin l’enseignement et l’exemple.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où M. Duriveau relisait les lignes précédentes qui terminaient l’épisode de la princesse de Montbar et les Mémoires de Martin, quatre heures sonnaient au château du Tremblay.

La nuit, calme dans la soirée, était devenue orageuse ; la tourmente mugissait au-dehors, les grands arbres du parc, violemment agités par le vent, rendaient un bruissement sourd, prolongé, comme celui de la mer ; on l’entendait de la chambre à coucher de M. Duriveau, située au rez-de-chaussée.

Profondément absorbé, le comte, le coude sur son bureau, la tête dans ses deux mains, poursuivait sa lecture et ses méditations ; telle était sa contention d’esprit, qu’il ne s’aperçut pas d’un léger bruit causé par le grincement de la serrure d’une porte qui donnait dans son cabinet de toilette où aboutissait, on l’a dit, l’escalier de la chambre de Martin.

Au moment où une nouvelle et violente rafale de vent ébranlait les volets extérieurs, la porte, dont le pêne avait légèrement glissé, s’ouvrit…

Mais elle resta entrebâillée.

C’est à peine si M. Duriveau fit attention au bruit de cette porte, qu’il crut entr’ouverte par la violence du vent, car, après avoir un instant tourné la tête de ce côté, le comte retomba dans ses réflexions ; son visage énergique trahissait la lutte des sentiments divers dont son âme était agitée ; mais, à ce moment, l’expression de ses traits semblait annoncer la prédominance des sentiments généreux… Par deux fois, il secoua tristement la tête, tandis qu’un sourire de commisération effleurait ses lèvres, ordinairement altières et dédaigneuses…

Alors la porte jusques-là seulement entrebâillée s’ouvrit toute grande, mais lentement, et sur cette baie noyée d’ombre se dessina la figure de Claude Gérard…

La tête nue du braconnier ruisselait d’eau ainsi que sa casaque de peau de bêtes ; à la fange noire dont son pantalon était couvert, on voyait qu’il venait de traverser des marais et des terrains tourbeux.

Voyant le comte occupé à lire, Claude Gérard par son geste et par sa physionomie, sembla dire :

Je m’y attendais…j’arrive à temps

Alors, il s’approcha de M. Duriveau sans être entendu de lui grâce à l’épaisseur des tapis, et lui posa sa large main sur l’épaule.

Le comte fit un bond sur sa chaise et se retourna brusquement ; mais à l’aspect du braconnier, il resta muet, pétrifié.

Avant qu’il ait pu faire un mouvement… Claude Gérard s’était rapidement emparé du manuscrit des Mémoires de Martin, et avait enfoui ce cahier dans l’une des vastes poches de sa casaque, puis s’adressant au comte, il lui dit d’une voix sévère :

— Martin avait redouté cet abus de confiance, Monsieur… je suis arrivé à temps…

— Vous ici !! — s’écria le comte en sortant enfin de sa stupeur.

Et, se levant brusquement, il courut à sa cheminée et tira violemment le cordon d’une sonnette.

— Cette sonnette ne donne que dans la chambre de Martin… Et il n’y est pas… vous le savez bien… — dit froidement Claude. — Nous sommes seuls ici… volets et portes fermés…

— Tu veux donc m’assassiner ! misérable ! — s’écria le comte en cherchant du regard quelque chose dont il pût se faire une arme.

— Que viens-tu faire ici ?

— Je viens vous dire, Monsieur, — reprit Claude Gérard d’une voix triste et solennelle, — je viens vous dire que Perrine Martin, la mère de votre fils… est morte cette nuit…

— Morte ? elle, la mère de Martin !… — s’écria le comte.

— Morte ! il y a trois heures… — dit Claude Gérard, — ici, dans l’une de vos métairies, où on l’avait transportée…

— Elle était ici, — murmura le comte atterré, — elle est morte… Martin est son fils !… il est donc vrai…

— Oui… Martin est son fils et le vôtre… oui, elle est morte ! — répéta lentement Claude Gérard, comme s’il eût voulu faire entrer ces paroles au fond du cœur de M. Duriveau.

— Non, non, — s’écria celui-ci presque avec égarement, — c’est un rêve, un rêve affreux…

— Si c’est un rêve, Monsieur, — répondit Claude — la cloche des morts qui va sonner à l’aube, vous réveillera…

— Oh ! cette mort… en ce moment… — murmura le comte anéanti, — quand tout le passé vient de m’apparaître…

L’accent, la physionomie de M. Duriveau révélaient alors une douleur et des remords si sincères, que Claude Gérard en eut pitié, et il lui dit d’une voix moins menaçante :

— Au nom de ce passé… au nom de ce que votre fils a souffert… au nom du courage et de la résignation qu’il a montrés… repentez-vous… Il est temps, croyez-moi !

Le comte, à la fois honteux et irrité d’avoir laissé pénétrer son émotion à Claude Gérard, se raidit contre les sentiments généreux auxquels il venait de céder et s’écria :

— Sors d’ici… à l’instant, pas un mot de plus.

— Dieu se lasse à la fin… — reprit Claude Gérard d’une voix plus élevée… — Prenez garde…

— T’en iras-tu, — s’écria le comte exaspéré.

— Écoutez-moi, je vous en conjure, — reprit Claude Gérard d’une voix altérée, — je vous parle sans haine, sans emportement. Il y a dans tout ceci une volonté providentielle… C’est cette nuit… presque à la même heure où expirait votre victime… la mère de Martin… de votre fils… qu’en lisant la vie de ce malheureux enfant… vous appreniez à le connaître, et, j’en suis sûr… à le plaindre, à l’aimer… Je vous dis qu’il y a dans tout ceci autre chose que du hasard… — répéta Claude d’une voix de plus en plus imposante, — oui… et si vous étiez assez aveugle, assez malheureux, assez désespéré, pour ne pas vous abaisser devant ce qu’il y a de mystérieux, de providentiel dans ces événements… prenez garde… un secret pressentiment me dit que vous serez frappé fatalement de quelque coup terrible.

Malgré son orgueil, malgré son endurcissement, le comte tressaillit à ces paroles de Claude Gérard, tant son accent solennel avait d’autorité… et d’ailleurs cet accent n’annonçait ni haine, ni menace, mais plutôt une sorte de commisération pour le comte, tant le braconnier semblait convaincu de sa prophétie.

— Un coup terrible… me frapper ?… — murmura M. Duriveau en jetant un regard défiant et sombre sur le braconnier — ce coup ?… ta haine… le portera sans doute..... tu voudras accomplir ta prophétie.

— Est-ce que vous n’êtes pas en mon pouvoir… à cette heure… et sans secours ?.. — dit Claude Gérard. — Non, — reprit-il tristement, — non, il ne s’agit pas de ma vengeance… si vous vous repentez, elle serait inique et inutile… si vous persévérez dans le mal, alors… je vous le jure par l’éternelle justice de Dieu à laquelle je crois… une voix secrète, irrésistible, me dit que c’est une main… plus puissante qu’une main humaine, qui se chargera de votre punition.

À ces mots, le nom de Basquine sembla luire en traits de feu dans l’esprit troublé du comte… Tandis que cédant à un sentiment, on pourrait dire à une sensation de pitié inexprimable, Claude Gérard tombait aux genoux du comte, et lui disait :

— Tenez… me voilà à genoux… à genoux devant vous… moi… moi… Claude Gérard, pour vous dire à mains jointes, au nom de Martin… au nom de votre autre fils, au nom de vous-même : soyez bon, soyez père… accomplissez les promesses que vous m’avez autrefois faites, lorsque je vous ai laissé une vie que j’avais le droit de vous ôter. Oh ! repentez-vous… amendez-vous… sinon… je vous dis que je crois la main de Dieu prête à s’appesantir sur vous !!

— Et je me laisserais imposer… intimider par tes jongleries, vieux misérable… — s’écria le comte, d’autant plus furieux, qu’un moment malgré lui, il avait été épouvanté des menaces prophétiques de Claude en songeant à Basquine et à l’influence qu’elle avait sur Scipion, influence que la lecture des mémoires de Martin faisait paraître au comte plus effrayante, plus redoutable encore ; mais son indomptable orgueil se révoltant bientôt, il reprit, s’adressant à Claude Gérard :

— Ah ! tu crois avoir affaire à un homme lâche et crédule ? Ah ! tu viens me parler de morte, d’enfant-trouvé… de justice du ciel ? Pardieu ! tu t’adresses bien. Eh bien ! je te dis, moi, Monsieur le prophète, que la justice est pour moi, car la morte est dans sa bière et le bâtard est en prison.

À ces exécrables paroles, Claude Gérard se releva lentement, ne répondit pas un mot, jeta un dernier regard de pitié mêlé d’effroi sur le comte et fit un pas pour sortir.

— Arrête !… — s’écria M. Duriveau en se précipitant sur le braconnier, — si tu as échappé aux gendarmes ainsi que ton complice, tu ne m’échapperas pas, à moi… et le bâtard sera rattrapé… quand je devrais donner mille louis pour sa prise !

Claude Gérard repoussa si rudement M. Duriveau, que celui-ci, perdant l’équilibre, tomba à demi renversé sur son fauteuil pendant que le braconnier fut d’un bond dans le cabinet de toilette, enferma le comte dans sa chambre à coucher en donnant un tour de clé à la porte, puis sautant par la fenêtre qu’il avait prudemment ouverte pour assurer sa retraite, il disparut rapidement à travers les bois du parc.

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Quant à l’apparition inattendue de Claude Gérard dans la chambre de M. Duriveau, elle s’explique ainsi :

Le trajet de la métairie du Grand Genevrier au bourg le plus voisin était long et dangereux, il fallait traverser près de deux lieues de tourbières et de marais presque impraticables pour ceux qui ignoraient les quelques veines de terrain solide qui sillonnaient ce sol marécageux et mouvants.

Beaucadet et ses gendarmes étaient à cheval ; une fois la lune couchée, ils se trouvèrent dans l’obscurité ; la tempête soufflait avec violence, les cavaliers ne pouvaient s’avancer qu’avec une lenteur et une prudence extrême à travers ces marécages, où leurs chevaux enfonçaient parfois jusqu’au ventre.

Les deux prisonniers se trouvaient donc à peine surveillés ; ayant entendu Beaucadet conseiller à M. Duriveau une visite domiciliaire dans le réduit occupé par son valet de chambre, Martin frémit… ses Mémoires pouvaient ainsi tomber entre les mains du comte ; tout bas il fit part de son anxiété à Claude Gérard ; celui-ci avait les mains liées ; mais profitant de l’embarras où se trouvaient les gendarmes, et de l’hésitation de leur marche, embarras nul pour le braconnier depuis long-temps habitué à parcourir toutes les passes de ces marais, et qui, accoutumé d’errer la nuit, était devenu presque nyctalope, Claude Gérard répondit tout bas à Martin :

— Prends mon couteau dans ma poche, coupe mes liens à la première occasion, je réponds du reste.

Cette occasion ne se fit pas attendre ; Beaucadet venait de crier à l’aide en sentant son cheval pour ainsi dire disparaître sous lui au milieu d’une fondrière ; profitant de cet incident qui absorba l’attention des gendarmes, Martin coupa les liens de Claude ; en deux bonds celui-ci atteignit un étroit sentier qu’il connaissait, et il avait disparu au milieu des ténèbres de plus en plus profondes avant que les gendarmes eussent pu seulement se douter de sa fuite.

Claude Gérard s’était dirigé en hâte vers le château du Tremblay. Il devait passer près d’une métairie isolée, où la mère de Martin avait été transportée. Claude, sûr de la discrétion du métayer, car il était bien souvent serviable à ces malheureux, y entra… afin de se rassurer sur l’état de Perrine Martin… Le métayer et sa femme, fondant en larmes, ne voulurent pas laisser Claude Gérard pénétrer dans la pauvre chambre où Perrine avait été transportée… Il comprit.

À ce coup terrible il chancela. Mais se rappelant le devoir impérieux qui l’appelait au château, il poursuivit sa route, franchit aisément la haie du parc, et arriva jusqu’aux bâtiments.

La porte du couloir de service où aboutissait l’escalier de la chambre de Martin, était rarement fermée intérieurement, les domestiques qui s’attardaient dans le village se ménageant toujours ce moyen de rentrer sans bruit au milieu de la nuit. Martin avait, par précaution, remis une double clé de sa chambre à Claude Gérard ; celui-ci put arriver ainsi chez le valet de chambre du comte ; puis à l’aide d’une allumette prise sur la cheminée, le braconnier se procura de la lumière, vit la malle forcée ; la porte de l’escalier conduisant au cabinet de toilette de M. Duriveau était restée ouverte : Claude Gérard devina tout, descendit, colla son œil à la serrure de la porte de la chambre à coucher, et vit le comte occupé à lire.

Après avoir ouvert, ainsi qu’on l’a dit, la fenêtre du cabinet de toilette qui donnait sur le jardin, afin d’assurer sa retraite, Claude Gérard, profitant du bruit de la tempête, fit doucement jouer le pêne de la porte de la chambre du comte, et put s’approcher de celui-ci sans en avoir été entendu.

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Hâtons-nous de dire que l’alarme des métayers chez qui Claude s’était arrêté en se rendant au château du Tremblay, avait été causée par une syncope léthargique, dans laquelle Perrine Martin était restée si long-temps plongée, que ces pauvres gens, croyant à sa mort, avaient fait partager à Claude Gérard cette triste conviction.

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Huit jours après cette entrevue entre Claude et M. Duriveau, d’autres événements se passaient à Paris, dans l’hôtel de Basquine, où nous conduirons le lecteur.




CHAPITRE VIII.


l’hôtel de basquine.


La scène suivante se passe dans un charmant petit hôtel, situé entre cour et jardin, rue Saint-Lazare, habité par Basquine. Une partie du jardin donne sur un terrain vague, occupé par des matériaux de construction.

Il est dix heures du matin, deux personnages qui ont figuré dans les Mémoires de Martin, Leporello et Mlle Astarté s’occupent de réparer le désordre qu’une réception prolongée assez avant dans la nuit, laisse toujours dans un appartement.

Astarté, quoique âgée de quelques années de plus que lorsqu’elle était au service de sa ministresse, à qui elle rendait, disait-elle, la vie si dure, a conservé sa taille élégante, ses belles dents blanches, ses magnifiques cheveux noirs, et son air impertinent et moqueur.

Leporello, l’ancien valet de chambre du baron de Saint-Maurice, a gagné en importance ce qu’il a perdu en jeunesse cavalière ; il a pris de l’embonpoint, sa figure est pleine, vermeille ; il paraît être dans une complète familiarité avec Astarté.

— Ah çà ! ma chère, — lui dit Leporello en interrompant ses soins domestiques pour s’étendre nonchalamment dans un excellent fauteuil, tenant toujours son plumeau à la main. — Causons un peu, que je prenne langue… Arrivé avant-hier de Normandie à ton appel, entré ici hier à ta recommandation, occupé une partie de la nuit à annoncer dans ce salon plus de ducs, de princes, d’ambassadeurs, de marquis, de comtes… et autres gens du plus grand monde, que je n’en ai annoncé dans les meilleures maisons où j’ai servi, je n’ai pas encore eu le temps de causer un peu à fond avec toi.

— C’est vrai, mon pauvre Leporello, — dit Mlle Astarté, en s’étendant à son tour paresseusement sur une causeuse, — les dernières voitures sont parties à trois heures du matin, Madame m’a gardée jusqu’à cinq heures, et je me lève.

— Je suis parbleu bien sûr, — reprit Leporello, — que tu ne m’aurais pas écrit de quitter la maison de la marquise de Mainval pour me faire perdre au change. D’abord ici les gages sont presque doublés, et tu m’as présenté la bourgeoise comme généreuse et peu regardante.

— C’est-à-dire que ça en devient gênant… car, avec des personnes si confiantes… malgré soi, on a scrupule… tandis qu’avec les autres, ma foi !… c’est de bonne guerre !…

— Une actrice généreuse… — dit Leporello, — ce n’est pas étonnant ; elle dépense l’argent comme elle le gagne… et il paraît que Madame… en gagne gros…

— Plus de cent mille francs par an !…

— C’est gentil… Sans compter les accessoires ?

— Comment ?

— Est-ce que parmi ces ducs, ces princes, ces ambassadeurs… il n’y a pas… quelqu’un ? qui ? hein ? — dit Leporello en regardant sa compagne d’un air significatif.

Nix… — fit gravement Astarté.

— Ah bah !… — et après un moment de réflexion, Leporello ajouta — je comprends… elle s’encanaille… c’est souvent comme ça… quelque croc ?… qui la gruge…

Nix… — fit Astarté avec un redoublement de gravité.

— Un acteur alors ?…

Nix.

Nix… nix… nix… Enfin la fameuse Mlle Basquine a au moins un amant, quand le diable y serait ?

— Le diable y est… car elle n’a pas un amant.

— Alors elle en a deux ?… trois ?… onze ?

— Pas un.

— Astarté, ma fille, vous êtes devenue bien invraisemblable dans vos propos.

— Tu sais pourtant bien qu’entre nous, nous ne nous mentons pas.

— Quand c’est inutile.

— Bien entendu, et je n’ai aucun intérêt à te cacher si Madame a des amants ou non.

— Allons, — dit Leporello en soupirant, — il faut te croire.

— Je vais d’ailleurs te mettre au courant de tout. Tu sais que j’ai quitté ma bêtasse de ministresse après l’histoire des radis ?

— Des radis ?

— Comment ? tu ne sais pas ?

— Que je n’en mette jamais un sous ma dent… de radis (et je les adore) si je comprends ce que tu veux dire.

— J’étais donc excédée, fatiguée de ma ministresse, car non contente d’être sotte et crassement bourgeoise, elle était méchante comme un âne rouge, non pas pour moi, un instant ! j’ai bec et ongles ; mais elle était impitoyable pour une jeune nièce qu’elle avait, laide comme un monstre, il est vrai, la pauvre créature, mais si bonne, si douce, que les larmes me venaient aux yeux en voyant les humiliations que, sans jamais se plaindre, elle endurait tous les jours de sa méchante bête de tante ; ça m’a tellement exaspérée, que je me suis dit : je ne resterai pas ici, mais je vengerai cette pauvre fille avant de partir, et je me ferai renvoyer pour quelque chose de très-drôle. Un jour donc j’avais à coiffer ma ministresse pour un bal des Tuileries, je prends à l’office une demi-douzaine de jolis petits radis roses avec leurs feuilles, je les traverse de grandes épingles noires, et tout en coiffant ma ministresse, je vous lui plante, sans qu’elle s’en doute, les petits radis derrière la natte du chignon.

— Astarté, tu es brave comme Cambronne !

— La ministresse avait avec ça deux touffes de marabouts blancs par devant. — Ah ! ma chère petite, — me dit-elle en faisant son gros dos et se mirant dans sa glace, — je suis joliment bien coiffée ce soir, vous vous êtes surpassée. — Le fait est que Madame, avec cette coiffure, me rappelle tout-à-fait Mme la duchesse… — Parole d’honneur, ma petite ? — Foi d’Astarté, Madame, lui dis-je, — mais ce n’est qu’au bal que vous jugerez de l’effet de votre coiffure. — Là-dessus elle part dare dare, et toute seule ; le ministre était malade, j’avais compté là-dessus. Elle arrive au bal des Tuileries au bout d’un quart-d’heure : on faisait queue pour venir la voir, empressement qu’elle attribuait à l’effet de ses marabouts ; aussi, elle se rengorgeait… et d’une force !! j’ai tout su par une de mes amies à qui sa maîtresse a raconté la scène. — Mon Dieu ! Madame, — disait l’un à la ministresse, — que vous avez là une coiffure printanière, jardinière !… je me permettrai même de dire maraîchère ! — Ah ! Monsieur ! — Madame, — disait un autre, — votre coiffure ne sera jamais hors-d’œuvre. — Ah ! Monsieur ! — Mais c’est-à-dire qu’elle est à croquer votre coiffure, — ripostait un troisième. — Ah ! Monsieur, ah ! Monsieur ! — disait la ministresse, en se pâmant de l’effet de ses marabouts. À la fin, l’amie en question, après l’avoir laissée pendant une demi-heure poser ainsi en ravière, l’a avertie qu’on commençait à l’appeler un peu trop la Mère-Radis, et, par ma foi ! le nom lui est resté.

— Astarté, je t’adorais, — dit Leporello avec enthousiasme, — aujourd’hui, je te vénère… mais, malheureuse, c’était un jeu à ne jamais trouver à te replacer.

— Au contraire ! ça m’a remis en vogue dans le faubourg Saint-Germain, où l’on me reprochait de m’être ralliée en servant chez un ministre de juillet ; aussi je n’ai eu qu’à choisir ; je suis entrée chez la comtesse de Cerisy, excellente maison, mais la comtesse est morte… il y a de cela dix-huit mois ; alors le marquis d’Henneville, qui coquettait déjà autour de Mlle Basquine, et qui était tout fier de se faire comme qui dirait son intendant, afin de se rendre nécessaire, a appris, par une de mes amies, femme de chambre de sa femme, que j’étais sans place ; il m’avait vue chez Mme de Cerisy, il m’a présentée ici… Depuis ce temps-là j’y suis restée.

— Je vois son affaire, à ce fin marquis, — reprit Leporello, — il se sera dit : Astarté sera dans mes intérêts, et c’est beaucoup d’avoir la femme de chambre… quand on fait la cour à la maîtresse.

— Ordinairement, oui, mais ça ne lui a servi de rien… et pourtant Dieu sait que de mal il s’est donné autour de Madame, les folies d’argent qu’il a faites pour des choses dont elle n’avait pas seulement l’air de s’apercevoir ; enfin il a quitté sa femme croyant que Madame lui en saurait gré ; non content de ça, il a acheté, et Dieu sait quel prix, car il a voulu l’habiter tout de suite, une maison mitoyenne de celle-ci.

— Et pourquoi faire ?

Pour être là… tout près de Madame.

— Et il n’y avait rien entre eux ?

— Rien.

— Mais c’était un fou !

— Parbleu !! et voilà comme Madame les arrange, mon pauvre Leporello ; note bien encore que le marquis était un homme à la mode, comme ton ancien maître, et, comme lui, jeune, d’une très-jolie figure, brave, aimable… mais son amour pour Madame l’abrutissait. « Enfin, Astarté, — me disait ce pauvre marquis, car j’étais sa confidente, — j’ai fait et je fais pour votre maîtresse ce que, sur cent hommes, dix ne feraient pas pour une maîtresse qui les adorerait : j’ai quitté ma femme, je me suis mis sa famille et la mienne contre moi, tout cela pour prouver à Mlle Basquine que, malgré son indifférence, j’ai rompu avec le monde afin de ne vivre que pour elle… Et cela ne la touche pas. Si elle aimait quelqu’un, je renoncerais à tout espoir, mais elle n’aime personne, j’en suis sûr… J’ai dépensé beaucoup d’argent pour la faire suivre, ou espionner, à l’Opéra, ici, enfin, partout où elle va… et rien… pas l’ombre d’une intrigue… »

— C’est ce que je vous ai toujours répété. Monsieur le marquis, — lui disais-je, — et vous ne vouliez pas me croire. « Mais maintenant je vous crois, — reprenait-il ; — je suis sûr qu’elle n’aime personne. Cela m’empêche de me désespérer, car il faudra bien qu’elle finisse par m’aimer… Il est impossible qu’elle résiste aux sacrifices de toutes sortes que j’ai faits et que je ferai, sans qu’elle ait même besoin de me les imposer, et cela seulement dans l’espoir d’être aimé. » Enfin, je te jure, Leporello, que ce pauvre marquis me déchirait l’âme ; tantôt c’étaient des colères à faire frémir, tantôt des pleurs comme un enfant.

— Et ta maîtresse ?

— Un marbre… pis qu’un marbre… car un marbre ne rit pas…

— Elle riait !…

— Comme elle rit… quelquefois… et alors c’est à vous donner le frisson.

— Ah çà ! mais c’est donc le diable incarné que notre chère maîtresse ?

— J’en ai peur…

— Et ce pauvre marquis ?

— Mort…

— Mort… d’amour ?… allons donc ?

— D’amour… et… d’un coup de pistolet qu’il s’est tiré dans le cœur.

— Astarté, pas de plaisanteries.

— La chose a été étouffée ; on a parlé d’une attaque d’apoplexie foudroyante ; mais le marquis s’est bel et bien tué, à telle enseigne que c’est le comte Duriveau… tu sais ?

— Oui, oui, le maître de Balard et de Mme Gabrielle.

— Justement… Eh bien ! c’est le comte Duriveau, un de ses amis intimes, qui l’a trouvé étendu par terre en allant le voir un matin. Aussi, on dit que le comte Duriveau exècre Madame depuis ce temps-là, et qu’il n’y a pas d’horreurs qu’il n’en dise… ce qui n’empêche pas son fils…

— Le fils du comte Duriveau ?…

— Oui, le vicomte Scipion… Le malheureux est aussi amoureux de Madame que l’a été ce pauvre marquis… et tant d’autres.

— Mais j’ai entendu dire hier ici que le vicomte Scipion devait épouser la fille de Mme Wilson… et que le père et le fils devaient se marier le même jour ?

— C’est vrai ; le vicomte Scipion épouse Mlle Raphaële.

— Et il est amoureux fou ?

— De notre maîtresse…

— Et l’exemple de ce pauvre marquis ne l’arrête point ?

— Au contraire… car tous ces malheureux hommes sont à se dire : — Quel triomphe… de triompher… là où ce pauvre marquis s’est tué de désespoir, et où tant d’autres ont été dédaignés !

— Et le vicomte Scipion n’a pas plus de chance que les autres ?

— Hum !… — fit Astarté d’un air de doute.

— Enfin !… je respire !

— Ne respire pas trop vite, mon pauvre Leporello. Sans doute, Madame soigne le vicomte, elle a même pour lui des attentions que je ne lui ai vues pour personne… Ainsi, depuis qu’il est parti en Sologne pour la terre de son père, Madame lui a écrit trois ou quatre fois par semaine… D’ailleurs, je crois qu’elle l’attend d’un moment à l’autre, puisqu’on dit que le double mariage du père et du fils doit avoir lieu à Paris.

— Et qu’est-ce qu’elle en dit, du vicomte ?

— Rien… et c’est encore à remarquer,… car, lorsqu’il s’agit des autres… tiens, mon pauvre Leporello… je te défierais d’entendre Madame parler pendant dix minutes d’un de ses patients comme elle les appelle… sans…

— Se moquer… d’eux ?

— Non, sans les mépriser… Elle vous a des railleries si dures, si sanglantes, qu’elle vous les marque comme d’un fer rouge…

— Et ces imbéciles d’hommes en raffolent malgré ça ?

— Dis donc à cause de ça… et jusqu’aux rois qui s’en mêlent ou qui s’en sont mêlés.

— Des rois ?

— Oui… dans le Nord, Madame est restée là pendant près de deux ans, comme première chanteuse de l’opéra de la cour… et ma foi, le roi…

— En est devenu amoureux ?

— Amoureux fou… comme les autres ; mais un beau jour, je ne sais ce qui est arrivé, on a dit que lors d’un rendez-vous avec Madame, le roi a couru un grand danger… dont un inconnu l’a sauvé comme par miracle.

— Un danger, dans un rendez-vous ? Ce roi avait donc un rival, alors ?

— Je n’ai jamais bien su la chose, ce n’était pas de mon temps ; le peu que j’ai appris, je le tiens de Juliette… Tu te rappelles bien Juliette, de chez la princesse de Montbar.

— Pardieu… où était Martin… bon garçon, mais taciturne en diable.

— Justement ; Martin avait accompagné la princesse… qui de princesse était devenue simple bourgeoise, vu que, depuis la mort du prince son mari, elle avait tout bourgeoisement épousé M. Just Clément son amant… Eh bien ! Juliette qui, ainsi que Martin, était restée au service de la princesse ou de Mme Clément, si tu l’aimes mieux, l’avait accompagnée dans cette ville du Nord ; c’est pendant leur séjour que s’est passée cette aventure du roi et de Mlle Basquine. Du reste, M. et Mme Clément allaient très-souvent à la cour ; le roi les aimait, dit-on, beaucoup ; toujours est-il qu’après l’aventure dont je te parle, Mlle Basquine, au lieu de finir son engagement, qui était encore de six à huit mois, est revenue en France, et c’est peu de temps après son retour que je suis entrée chez elle… Je te parle de cette histoire de roi pour te faire comprendre que notre maîtresse doit trouver tout simple qu’un marquis se tue pour elle, quand un roi a manqué d’y passer…

— C’est juste… et Martin ?

— Je n’en ai pas entendu parler. Je crois qu’il est resté dans ce pays-là… je n’ai pas su pourquoi il avait quitté ses maîtres.

(Il est inutile de faire remarquer au lecteur qu’Astarté ignorait que Martin, de retour de voyage depuis peu de temps, était entré au service du comte Duriveau.)

— Mais, pour en revenir à notre maîtresse, sais-tu que ça m’a l’air d’une drôle de femme ? Et pourtant, à la voir hier faire les honneurs de sa soirée… on aurait dit d’une duchesse pour les excellentes manières… et puis belle… oh ! belle à éblouir… pourtant…

— Voyons, quoi ?

— Est-ce que Madame est toujours pâle comme ça ?

— Toujours.

— Elle n’a pas l’air de s’en plus mal porter… elle n’en est pas moins belle ; mais c’est singulier… cette pâleur.

— Entre nous, Leporello, — dit Astarté d’un air mystérieux, — moi, je crois que c’est ce qu’elle fume qui lui donne cette pâleur-là ?

— Comment ! elle fume ?… elle aussi ?… Ah çà ! il paraît que c’est décidément la mode… quoique l’odeur du cigare pour une femme… me semble horrible. Enfin, puisque c’est la mode…

— Tu te trompes. Madame ne fume pas de tabac…

— Mais quoi donc ?

— Je n’en sais rien… elle met cela sur une espèce de petite coquille de porcelaine… c’est comme une résine… elle y met le feu et elle aspire la vapeur au moyen d’un long tuyau entouré de fils de soie et d’or.

— Ah çà !… et quel diable de plaisir trouve-t-elle à cela ?

— Ça l’endort…

— Ça l’endort ! et pourquoi cherche-t-elle à s’endormir ?

— Pour se désennuyer.

— Elle s’ennuie ?

— Comme une morte, mon pauvre Leporello, comme une morte !

— Elle… riche, belle, fêtée… entourée… elle s’ennuie !

— À mourir, te dis-je, et quand elle a fumé sa résine, elle reste six ou sept heures étendue sur son canapé les yeux à demi-ouverts, ne bougeant pas plus qu’une statue.

— Qu’est-ce que tu me dis là ? c’est à n’y pas croire !…

— Depuis six mois surtout son ennui empire ; autrefois elle chantait quelquefois des heures entières, et toute seule ; ça paraissait l’amuser, quoique souvent elle s’interrompît pour fondre en larmes… un air surtout… une fois qu’elle se mettait à chanter cet air-là, c’était fini, elle pleurait comme une vraie Madeleine… Mais voilà plus de trois mois qu’elle n’a ouvert son piano, et au lieu de profiter d’un congé de quatre mois qu’elle a, afin d’aller gagner cinquante ou soixante mille francs qu’on lui offre en Angleterre… elle aime mieux rester ici… fumer et dormir.

— Mais enfin, quand elle chante au théâtre… qu’on lui jette des fleurs, des couronnes et qu’on l’appelle à grands cris !

— Écoute, Leporello, tout le monde dit que les cinq dernières fois qu’elle a joué, jamais elle n’avait été ni plus applaudie ni plus belle… eh bien ! au moment de jouer, elle avait l’air encore un peu animée… mais, après son triomphe, en revenant ici, elle serait revenue d’un enterrement qu’elle n’aurait pas été plus sombre et plus morne.

— En vérité, c’est effrayant.

— La dernière fois, l’on a dételé ses chevaux. Tout l’orchestre et je ne sais combien de voitures remplies d’hommes et de femmes du plus grand monde l’ont accompagnée jusqu’ici…

— Elle n’a pas dû être triste au moins, cette fois-là ?

— Il est vrai, c’est la seule fois où je l’ai vue rentrer l’air joyeux.

— À la bonne heure, au moins !

Enfin, — m’a-t-elle dit, — c’est pour la dernière fois

— Comment ! la dernière fois, elle ne veut plus jouer ?

— Il paraît que non…

— Cette année ?

— Non… plus jamais…

— Mais les applaudissements, la gloire ?

— Il faut qu’elle en ait pardessus les yeux ; ou plutôt, je crois qu’elle a un ver rongeur dans le cœur.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que tout ce que tu me dis là m’étonne !

— Elle avait même depuis assez long-temps renoncé à voir du monde ; mais voilà un mois qu’elle s’est mise à recevoir.

— Et si elle est amoureuse du vicomte Scipion, comment arranges-tu cela ?

— Je ne l’arrange pas du tout, je m’y perds, je n’y comprends rien. Depuis qu’elle lui écrit si souvent, depuis qu’elle le soigne, enfin, elle s’endort et paraît plus triste que jamais. Avant-hier, elle m’a effrayée… depuis onze heures du matin jusqu’à près de minuit, elle est restée dans son sommeil les yeux demi ouverts ; seulement, chose que je n’avais jamais vue encore, pendant presque tout le temps de cette espèce d’assoupissement de grosses larmes lui ont coulé des yeux.

— Pauvre femme !

— Il y a bien eu quelque chose qui m’a très-intriguée… Madame a fait louer depuis peu de temps une vieille vilaine maison où personne ne demeure, et située rue du Marché-Vieux… du côté de la barrière d’Enfer. Connais-tu cela ?

— Non ; mais qu’est-ce que Madame fait de cette maison où personne ne demeure ?

— Tu m’en demandes plus que je n’en sais…

Un violent coup de sonnette, retentissant dans l’antichambre, interrompit l’entretien de Leporello et d’Astarté.




CHAPITRE IX.


un ami d’enfance.


Leporello alla ouvrir ; le portier de la maison, la figure bouleversée, dit au valet de chambre :

— Mademoiselle Astarté est-elle là ?

— Pourquoi ?

— Il faut que je lui parle absolument, et tout de suite… — dit le portier. Puis il ajouta, pendant que Leporello allait chercher Astarté :

— Ah ! mon Dieu… j’en suis encore tout saisi.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, Monsieur Durand ? — dit Astarté, en arrivant précipitamment.

— Ah ! Mademoiselle… figurez-vous que tout-à-l’heure on frappe, je tire le cordon, et je vois entrer dans la loge un grand gaillard à barbe brune et à cheveux presque gris, quoiqu’il eût l’air jeune ; du reste pas mal vêtu, si vous voulez, mais une drôle de mine, et avec ça un large bandeau noir sur l’œil gauche. Enfin… une figure… une figure…

— Après, — dit impatiemment Astarté, — après ?

Basquine demeure ici ? — me dit-il d’un ton brusque. — Oui, Mademoiselle Basquine demeure ici, Monsieur, — ai-je dit à ce malotru, pour lui faire comprendre sa malhonnêteté. — Bon — qu’il me fait, et le voilà à arpenter la cour. Je m’élance après lui. — Monsieur… un moment, on n’entre pas ainsi ; Madame n’est pas visible. — La preuve qu’elle est visible, c’est que je vais la voir, — me répond-il. Et il va toujours. Alors, ma foi, je l’arrête par le bras, et je m’écrie : — Si vous voulez entrer de force dans la maison… d’abord, je crie à la garde… Voilà mon caractère ! — À cette menace, ce diable d’homme a pâli, je l’ai bien remarqué, il s’est arrêté court, et m’a dit : — Allons, ne criez pas si haut, rentrons dans votre loge, vous me donnerez de quoi écrire un mot, vous le porterez tout de suite à votre maîtresse, et vous verrez de quelle manière on vous traitera… pour m’avoir refusé sa porte… — Ma foi ! cet homme m’a dit cela d’un tel air que, malgré sa mauvaise mine, j’ai craint d’avoir eu tort de ne pas le recevoir. Je lui ai donné de quoi écrire ; il attend dans ma loge… et voilà le billet qu’il demande que l’on remette à Madame.

Ce disant, le portier donna à Astarté une lettre fraîchement cachetée.

— C’est impossible, — dit la femme de chambre, — je ne peux pas éveiller Madame, elle s’est couchée à cinq heures du matin… elle ne m’a pas encore sonné…

— Parbleu… envoyez-le promener, votre homme à barbe, — dit Leporello, — voulez-vous que j’aille lui parler, moi ?

— Non… — reprit Astarté après quelques instants de réflexion, M. Durand a peut-être bien fait, et au risque d’éveiller Madame, je vais lui porter cette lettre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix minutes après, Astarté revenait en courant.

— Ah ! mon Dieu… quelle bonne idée j’ai eue, — dit-elle à Leporello, de porter la lettre à Madame !

Puis, s’adressant au portier :

— Vite, vite, Monsieur Durand, priez ce Monsieur d’entrer, et amenez-le ici.

Le portier s’empressa d’obéir, et revint bientôt précédant Bamboche.

On se souvient peut-être que le bandit, accusé de deux meurtres, et traqué de forêt en forêt après son évasion des prisons de Bourges, avait failli être arrêté par Beaucadet et ses gendarmes, dans un bois appartenant au comte Duriveau ; mais rencontrant d’abord Bête-Puante, qui lui avait donné asile dans son repaire, puis, plus tard, M. Dumolard, qu’il avait dépouillé de ses habits, de son cheval et de cette bourse de cinquante-cinq louis que le gros homme regrettait si amèrement, Bamboche, à l’aide de cette somme, était parvenu, après des peines infinies, à dépister les gens de police mis à sa recherche, et enfin à gagner Paris où il espérait, non sans quelque raison, être mieux caché. Songeant enfin à Basquine, dont il connaissait la brillante position, il avait espéré que la compagne de son enfance lui serait secourable.

Bamboche, dont l’épaisse barbe brune couvrait à moitié le visage, et qu’un large bandeau noir placé sur l’œil gauche déguisait encore, était proprement vêtu ; mais ses traits rudes, sa pâleur, sa physionomie farouche expliquaient et de reste l’hésitation que le portier avait eue à introduire sans observations un pareil personnage chez sa maîtresse.

— Voulez-vous, Monsieur, vous donner la peine de venir par ici ? — dit Astarté à Bamboche en le regardant en dessous avec un mélange de curiosité, de crainte et de surprise, ne concevant pas l’empressement de sa maîtresse à recevoir un pareil visiteur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après l’entrée de Bamboche chez Basquine, Astarté venait trouver Leporello, et lui disait avec stupeur :

— Ah mon Dieu !… en voilà bien d’une autre.

— Quoi donc, ma chère ?

— Cet homme, à bandeau noir, déjeûnera ici.

— Ah bah !

— Dînera ici.

— Ah bah !

— Couchera ici.

— Diable !…

— Logera ici…

— C’est donc un frère… au moins ?

— Chut !… fit Astarté d’un air mystérieux et en parlant à vois basse.

— Quoi donc ?

— C’est un condamné politique… qui s’est échappé de prison où il avait été mis lors des émeutes.

— Ah ! alors, je comprends… pauvre garçon… Condamné politique… ça me rappelle M. Lebouffi… le majestueux député de l’opposition dont nous avons tant ri… celui qui se savonnait le crâne à fond quand il devait parler à la tribune… afin de faire des effets de crâne comme mon ancien maître faisait des effets de linge.

— Ce malheureux Monsieur, — reprit Astarté, — est, à ce qu’il paraît, las de faire des effets de prison, lui !! aussi Madame nous recommande le plus grand secret… Nous deux, seuls dans la maison, saurons que le prisonnier est ici… Il couchera dans la pièce qui est de l’autre côté de la lingerie, et qui donne sur le jardin ; seule, j’en ai la clé ; pour sa nourriture… tu prendras ce qu’il faut, en desservant, avant de reporter les plats à l’office…

— Très-bien. Mais le portier qui l’a vu entrer, ce Monsieur ?

— Madame y a songé : tu vas dire au portier de porter cette lettre tout de suite chez le vicomte Scipion… Pendant que M. Durand fera cette commission, tu garderas la loge, et, à son retour, tu seras censé avoir ouvert la porte à l’homme au bandeau noir et l’avoir vu sortir.

— Ça va tout seul… Mais le vicomte Scipion est donc de retour à Paris ?

— Sans doute, j’ai reconnu son écriture parmi les lettres de ce matin que j’ai portées à Madame tout-à-l’heure, quand elle m’a sonnée pour me dire que l’homme à bandeau noir logerait ici. Enfin le vicomte est si bien à Paris que Madame le fait dire qu’elle n’y est absolument que pour lui… et qu’il doit venir sur les trois heures.

— Bon, je donnerai la consigne au portier en lui remettant sa loge, et je ne recevrai ici que le vicomte Scipion… Mais j’y songe, je ne l’ai jamais vu.

— Peu importe, le portier le connaît. Il ne laissera monter que lui, tu pourras donc ouvrir au vicomte en toute confiance.

— C’est égal, pour plus de sûreté, avant de l’introduire, je lui demanderai son nom.

— Du reste, — dit Astarté, — voilà son signalement : la plus jolie figure qu’on puisse voir, cheveux châtains, petites moustaches blondes frisées, yeux bruns, grands comme ça, et des dents de perles.

— Diable, Mademoiselle, il me paraît que vous l’avez joliment dévisagé, ce joli vicomte.

— Et pour achever. — dit Astarté en haussant les épaules à l’observation de Leporello — ni trop grand ni trop petit, une taille charmante et une tournure aussi élégante que celle de ton ancien maître, don Juan.

— Avec tant de perfections, — dit Leporello, — je comprends que Madame le soigne, comme tu dis ; aussi, à la place de notre maîtresse, j’aimerais mieux un joli garçon comme ça pour m’endormir, que… sa pipe de porcelaine.

— Veux-tu te taire, homme peu vertueux. Allons, va vite… chez le portier, moi je cours m’occuper de la cachette de l’homme à bandeau noir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les trois heures, Leporello introduisit le vicomte Scipion Duriveau dans le salon de Basquine.

— Si Monsieur le vicomte veut se donner la peine d’attendre un instant, — lui dit Leporello, — Madame va venir.

Scipion fit un signe de tête, Leporello sortit.

Pendant que le vicomte attendait Basquine, celle-ci terminait sa toilette avec l’aide d’Astarté. Quelques robes de couleurs ou de façons diverses, éparses çà et là sur les fauteuils, annonçaient que Basquine avait essayé plusieurs toilettes avant de s’arrêter à une mise qu’elle voulait sans doute rendre irrésistible ; elle semblait avoir parfaitement réussi.

Basquine, alors dans tout l’éclat de son éblouissante beauté, s’était fait coiffer à la Sévigné : les mille boucles de ses cheveux, du plus beau blond cendré, s’étageaient, soyeuses, fines, légères, autour de son front charmant et caressaient le contour de ses joues pâles ; mais, malgré cette pâleur, la carnation de Basquine était, à la fois, si veloutée, si transparente, si pure, que cette absence de coloris avait un charme d’autant plus singulier, qu’il contrastait avec le pourpre des lèvres et le feu de ses grands yeux aux sourcils châtains, presque noirs, comparés aux boucles vaporeuses de la chevelure où se jouaient l’air et la lumière ; deux gros nœuds de rubans d’un rose vif glacé de blanc complétaient cette coiffure.

Par dessus sa jupe de soie rose, Basquine portait une sorte de tunique de satin noir, très-décolletée, échancrée au corsage, descendant à peine aux genoux, et garnie en cet endroit d’une haute broderie de jais noir, d’où s’échappait un grand volant de dentelle noire tombant jusqu’aux pieds, transparent réseau à travers lequel on voyait les reflets glacés de la jupe rose ; deux petites manches bouffantes interrompaient seules le délicieux contour qui joignait à des bras ronds, fins, potelés, des épaules à fossettes et une poitrine éblouissante. L’ouverture du corsage noir, échancré en V, aurait découvert presque la moitié de deux seins d’ivoire, ainsi que le large et blanc méplat qui les séparait, sans un gros nœud de ruban rose qui, placé à la pointe du corsage, jetait discrètement son ombre rosée sur la neige de cette ferme poitrine.

Basquine, alors debout devant sa glace, donnait aux légers anneaux de sa coiffure ce dernier tour… ce je ne sais quoi de négligé, de vrai, bien supérieur à l’apprêt et à la symétrie… Puis à l’aide d’une boucle de jais noir, elle serra plus étroitement encore le large ruban qui servait de ceinture à sa taille incroyablement mince et qui, pour ainsi dire, brisée dès l’enfance de Basquine, avait conservé une souplesse, une grâce dont l’incroyable flexibilité des danseuses espagnoles donnerait seule une idée ; Basquine pouvait comme elles faire onduler sa fine taille de couleuvre, à droite, à gauche, en avant, en arrière, se tordre enfin comme un serpent, pendant que ses larges hanches oscillaient à peine sous un voluptueux balancement.

Il était impossible de rencontrer un ensemble plus séduisant que celui de Basquine ainsi vêtue. Jamais Astarté ne l’avait vue attacher un soin si minutieux à sa toilette, et jamais aussi elle n’avait vu sa maîtresse si jolie.

La camériste ayant entendu frapper discrètement à la porte de la chambre à coucher, demanda :

— Qui est là ?

La voix de Leporello répondit en dehors :

— M. le vicomte Duriveau attend Madame dans le salon, et voici une lettre que l’on vient d’apporter pour Madame ; il n’y a pas de réponse.

Astarté entr’ouvrit la porte, prit la lettre que Leporello lui tendit, et la remit à sa maîtresse.

À peine celle-ci l’eut-elle ouverte, qu’elle ne put s’empêcher de s’écrier :

— Lui aussi… à Paris !!!

Après avoir attentivement lu cette lettre qui lui était écrite par Martin, Basquine la jeta au feu, et, pensive, la regarda brûler en souriant d’une manière étrange ; puis, après quelques instants de rêverie, elle tressaillit et dit à Astarté :

— N’oubliez pas, je vous en prie, mes recommandations au sujet de la personne qui restera cachée ici… pendant quelques jours… je reconnaîtrai votre zèle et votre discrétion.

— Madame peut être sûre que le secret sera gardé… et bien gardé.

— Je compte sur vous, Astarté. Songez que la moindre imprudence pourrait causer de grands malheurs…

— Que Madame n’ait aucune crainte, je réponds de Leporello comme de moi-même.

— Je vous crois… prévenez-le aussi que je n’y suis absolument pour personne.

Ce disant, Basquine traversa une pièce qui suivait sa chambre à coucher, et se trouva bientôt en présence du vicomte.

À la vue de Scipion, Basquine fut agitée d’un frémissement imperceptible. Un éclair de joie infernale illumina son regard… Elle croyait toucher… elle touchait à cette vengeance depuis si long-temps méditée… attendue… Et cette vengeance pouvait être épouvantable…

L’expression qui, pendant un instant, donna une effrayante expression de méchanceté à la physionomie de Basquine fut si rapide, que Scipion ne s’en aperçut pas… Loin de là, car bien qu’il fût habitué à l’éclat de la beauté de Basquine, jamais peut-être cette beauté ne lui avait paru plus merveilleuse et surtout plus voluptueusement agaçante ; aussi, à l’aspect de Basquine, frémissant d’amour, de désirs, il s’écria d’une voix triomphante :

— J’ai gagné !… Mon père viendra demain… Vous dicterez les conditions de mon mariage avec Raphaële.

— Ah ! démon… — dit Basquine, en se jetant au cou de Scipion, et l’enlaçant de ses bras charmants.

— Êtes-vous content, diable rose ? — répondit le vicomte en serrant pour ainsi dire entre ses dix doigts cette taille fine et ronde, tandis que, emportée par son impatiente ardeur, il cherchait de ses lèvres la bouche de Basquine ; mais celle-ci sut échapper à ce baiser, et quoique toujours retenue par Scipion, elle se rejeta si vivement en arrière et un peu de côté, que, grâce à sa souple cambrure, elle se plia pour ainsi dire en deux sur l’un des bras du jeune homme ; puis, restant renversée à demi dans cette pose, digne du provoquant abandon de l’Érigone antique, elle attacha sur les jeux de Scipion ses grands yeux humides, voilés, mourants… pendant que ses lèvres vermeilles, exhalant un soupir embrasé, laissaient voir, en s’entr’ouvrant, le blanc émail de ses dents.

Un nuage passa devant la vue de Scipion ; ses joues s’enflammèrent ; enivré, éperdu, se penchant vers Basquine, il lui dit d’une voix palpitante… avide :

— Oh ! tu es belle… Je t’aime !… Enfin… tu es à moi !

Il avait à peine prononcé ces mots que, agile et vive comme une couleuvre, Basquine échappait à l’étreinte passionnée du jeune homme, en disant, comme si elle se fût reproché d’avoir failli céder à un entraînement involontaire :

— Non… non… je suis folle !…

Puis, se jetant sur un fauteuil, au coin de sa cheminée, elle cacha sa figure entre ses mains.

Scipion courut à elle en s’écriant :

— Oh ! tu veux en vain t’en défendre… tu m’aimes… tu es à moi et…

Scipion n’acheva pas. Basquine, relevant la tête, partit d’un éclat de rire sardonique ; ses traits avaient subitement repris leur expression ironique et dédaigneuse.

— Ah… c’est affreux ! toujours la même !… — s’écria le vicomte avec dépit et amertume, quoiqu’il crût à la sincérité de l’amoureuse émotion que Basquine avait paru ressentir, — tout-à-l’heure elle écoutait la voix de son cœur… et la voilà qui, pour se jouer de moi, reprend son masque insolent et moqueur… il faut que, jusque dans son amour, elle soit comédienne !

— Et vous, n’êtes-vous pas le plus grand roué, c’est-à-dire le plus admirable comédien que je connaisse ? Et qui me dit que votre père viendra ? qui me dit que vous ne voulez pas, à l’aide d’un mensonge, abuser, comme vous l’avez fait tant d’autres fois, de la candeur d’une pauvre fille ? — et Basquine baissa les yeux d’un air hypocrite.

— Mon père viendra demain ! — s’écria Scipion, — je vous le jure !

— Un serment ? — dit Basquine en riant, — vous allez me dire quelque insigne fausseté.

— Mais, — reprit Scipion avec une impatience fiévreuse, — ne vous ai-je pas écrit que, le lendemain de cette scène avec mon père, dans laquelle j’avais, je crois, montré quelque vigueur…

— Si votre récit était fidèle, et je le crois, vous avez été charmant, rempli d’insolence et d’audace… battre le comte avec ses propres armes… à chacun de ses reproches lui répondre : — Ce que j’ai fait… tu l’as fait !… — C’était du dernier piquant…

— Eh bien ! ne vous ai-je pas écrit que, le lendemain de cette scène, il m’a dit : — « Bah ! j’étais un niais de me révolter hier contre les conditions que tu as posées à ton mariage et conséquemment au mien, mauvais garnement ; je verrai Basquine, c’est la femme la plus à la mode de Paris ; elle est, dit-on, spirituelle comme un démon ; nous sommes faits pour nous entendre. »

— Décidément, vous voulez que je raffole de votre père.

— De grâce, écoutez-moi, je parle sérieusement, — dit Scipion, — puis il a ajouté : « — Seulement, pas un mot de cette démarche un peu régence, à ta pauvre Raphaële ; tout ce que je te demande, ce sont des égards pour elle jusqu’à ce que nous soyons mariés, toi et moi ; après cela, ma foi ! tu t’arrangeras… » Voilà ce que m’avait dit mon père au Tremblay, il y a huit ou dix jours.

— Il y a huit ou dix jours, bon, mais depuis ?

— Deux ou trois fois… il a voulu revenir sur cette promesse…

— Ah ! vous le voyez, vous me trompiez…

— Mais écoutez-moi donc, et, au lieu de me railler, vous m’admirerez, peut-être…

— J’aime beaucoup vous admirer, mon cher Scipion…

— Vous le savez… mon cher père est le plus grand roué qu’il y ait au monde… Il s’en vante, il a raison ; aussi ayant vu qu’il ne pouvait rien obtenir de moi par la menace, au sujet de la condition que je mettais à son mariage… il y avait donc consenti ; pourtant, malgré cette promesse, comme il est très-fin, il a essayé deux ou trois fois, depuis huit jours, de me reprendre en sous-œuvre… jouant alors, à ma grande surprise, un rôle tout nouveau pour lui, où, du reste, je l’ai trouvé médiocre, je le lui ai… confié.

— Et ce rôle ?

— Il s’était déjà amusé à jouer le père féroce ; il a voulu essayer du père sensible… Et dans une scène à grand effet, il a pleuré… mais… ma foi… très-bien !… très-bien !…

— Le roué ! dit Basquine, avec un sourire sardonique, — c’était très-fort !

— Pardieu ! vous comprenez bien que je n’ai pas été sa dupe… une seconde. Mais il a eu un beau moment, et moi aussi…

— Voyons cela, démon ?

— Il a pris une voix lamentable, et m’a dit : — « Je pleure… pourtant… devant toi… et cela ne te fait rien. » — Allons donc, lui ai-je dit, si je croyais à tes larmes… tu rirais trop…

— Scipion, je baiserai tout-à-l’heure vos beaux grands yeux… pour ce mot-là… Continuez, et tâchez de me gagner un autre baiser… Mais je brûle de savoir comment, avec tout cela, votre père consent à venir ici… subir mes conditions ?

— Le baiser d’abord… oh !.. le baiser.

— Non, non, voyons… dites… vite.

— Eh bien ! voyant que je le trouvais médiocre, en père sensible, l’auteur de mes jours a voulu se poser de nouveau en père féroce. À ses anathèmes, j’ai répondu avec le sang-froid que vous me connaissez : — « Rappelle-toi donc cette excellente histoire de cet imbécile de mari que tu as fait pleurer à chaudes larmes en pleurant toi-même, afin de lui persuader que ton amour pour sa femme avait été platonique, tandis que le soir même tu avais un rendez-vous avec elle… Rappelle-toi donc encore qu’à ce propos tu m’as dit : — « Il faut t’exercer, ô mon fils ! à avoir la larme facile, ça sert beaucoup avec les femmes, et quelquefois même, tu vois, avec les maris. »

— Scipion… je t’adore ! — s’écria Basquine ; puis elle reprit avec un sérieux affecté : — Continuez, Monsieur…

— Tu aurais dû ajouter dans ce temps-là — ai-je dit à mon père : — la larme facile sert aussi pour attendrir les fils qu’on peut avoir ; mais sur moi, ta rouerie lacrymatoire ne prend pas, je suis un fils… imperméable… — Voyant son jeu deviné, il est redevenu lui-même… c’est-à-dire le père roué, et il m’a dit en riant : — «  Allons, mauvais sujet… il faut toujours en passer par ce que tu veux ; soit, après-demain… je verrai ta diable de Basquine. » — C’est avant-hier qu’il me disait cela, et…

Scipion ne put continuer.

À ce moment, et malgré la défense expresse de sa maîtresse de ne laisser entrer personne, Leporello parut après avoir frappé ; il tenait à la main un plateau sur lequel était une lettre.

Cette lettre était du comte Duriveau, qui attendait dans la pièce voisine.




CHAPITRE X.


basquine.


Basquine, très-surprise à la vue de Leporello, lui dit :

— J’avais défendu absolument ma porte… que voulez-vous ?

— Je demande bien pardon à Madame, — répondit Leporello, — mais c’est une lettre très-pressée, très-importante, a-t-on dit, et j’ai cru pouvoir… malgré les ordres de Madame…

— Donnez cette lettre, — dit Basquine, et elle la prit.

Une légère rougeur couvrit aussitôt le pâle visage de la jeune fille, qui parut d’abord en proie à une vive inquiétude ; puis, après un moment de réflexion, elle sembla non seulement rassurée, mais triomphante, et s’adressant à Leporello :

— Vous pouvez laisser entrer la personne qui vous a remis ce billet.

Leporello sortit.

— C’est insupportable, — dit Scipion en frappant du pied, — on ne peut pas être seul avec vous…

— Vite, vite, — dit Basquine en se levant et allant ouvrir la porte d’un petit boudoir qui communiquait au salon.

— Entrez là…

— Moi ? — dit Scipion stupéfait, — et pourquoi ?

— Voulez-vous être présent à mon entretien avec votre père ?

— Mon père ?…

— Cette lettre est de lui, elle est on ne peut plus pressante, il demande à me voir à l’instant.

— Ah !… tu me crois, à présent, — s’écria Scipion avec une expression d’orgueil et de joie ! et il voulut enlacer Basquine entre ses bras.

— Vous êtes ce qu’il y a de plus diabolique au monde — dit Basquine, en poussant doucement Scipion dans le boudoir. — Avoir réellement amené votre père à cette démarche… c’est inouï, étourdissant !

— J’ai tenu ma parole, — s’écria Scipion, l’œil et la joue en feu, saisissant les deux mains de Basquine, — maintenant à ton tour.

— Est-ce que je n’ai pas encore plus envie que toi… de la tenir, cette parole… mauvais démon ? — murmura Basquine à l’oreille de Scipion, et si près que ses lèvres effleurèrent la joue et les cheveux du jeune homme ; puis elle ajouta :

— Vite, cache-toi… c’est ton père.

Et elle referma brusquement la porte du boudoir sur le vicomte.

La brusque arrivée du comte Duriveau, quoiqu’elle l’attendît prochainement d’après la promesse de Scipion, avait d’abord alarmé Basquine… en cela que cette rencontre du vicomte et de son père pouvait amener de fâcheux résultats pour les projets qu’elle méditait ; aussi fut-elle un moment sur le point de refuser de recevoir M. Duriveau, chose fort simple et parfaitement possible ; mais, réfléchissant bientôt que quelque issue, ou quelque caractère qu’il dût avoir, cet entretien, auquel Scipion assisterait invisible, pouvait peut-être admirablement servir ses idées de vengeance et de haine, elle s’empressa de recevoir le comte.

Au moment donc où elle venait de refermer Scipion dans le boudoir, M. Duriveau fut annoncé par Leporello.

À un coup d’œil furtif, investigateur, que le comte jeta autour de lui en entrant, Basquine se dit :

— Il croit que son fils est ici…

Puis, voyant le regard de M. Duriveau s’arrêter une seconde sur la porte du boudoir, elle se dit encore :

— Il se doute que Scipion est là… Tant mieux.

Elle ne se trompait pas. Le père de Scipion était venu ce jour-là et à cette heure-là, parce qu’il savait son fils chez Basquine, car, le suivant de loin, il l’avait vu entrer chez elle.

La physionomie du comte avait une expression si sévère, si hautaine, si dure, que Basquine comprit soudain qu’il cachait quelque arrière-pensée sous l’apparente condescendance dont il faisait preuve en subissant pour ainsi dire l’audacieuse volonté de son fils.

Le comte, loin de paraître sensible à l’éblouissante beauté de Basquine, ne put retenir, en la voyant, un tressaillement d’aversion… presque de terreur… car, malgré lui, il se rappela la prophétique menace de Claude Gérard, et la haine infernale dont Basquine était possédée contre Scipion et ceux de sa race, révélations que le comte devait aux Mémoires de Martin ; mais bientôt il se rassura, en songeant qu’il venait dans cette maison avec la certitude de sauver son fils de l’influence de cette femme dangereuse.

Basquine jeta un imperceptible regard sur la porte du boudoir où elle venait d’enfermer Scipion, montra du geste un siège au comte, et lui dit avec une tranquillité parfaite :

— Veuillez vous donner la peine de vous asseoir, Monsieur.

Le comte ne prit pas de siège, s’approcha de la cheminée, où il se tint debout, et, de là, dominant Basquine de toute sa hauteur, il lui dit d’une voix qu’il tâchait de rendre égale et calme :

— Vous vous attendiez sans doute à ma visite. Madame, car j’ai pu arriver jusqu’à vous ?

— En effet, Monsieur… j’espérais avoir le plaisir de vous voir.

— Expliquons-nous clairement, Madame, — dit rudement le comte, — j’ai voulu que mon fils épousât Mlle Wilson… mon fils m’a déclaré hier encore qu’il se refusait positivement à ce mariage, si je ne venais pas… moi… son père… (et le comte appuya sur ces mots avec un courroux amer) m’entendre avec vous

— Mais oui, Monsieur, — dit Basquine, d’un ton sardonique et altier, — j’ai cette prétention-là…

— Ah ! vous avez cette prétention-là… — reprit M. Duriveau, en se contenant à peine, — ainsi ce sont des conditions… que vous comptez m’imposer ?

— Nécessairement, Monsieur, et vous venez vous en informer de si bonne grâce… que j’éprouve un véritable plaisir à vous les faire connaître… les voici… D’abord je…

— Assez, Madame ! — s’écria impétueusement le comte, — assez ! Puisque vous me supposez assez lâche, assez vil pour accepter une telle ignominie… j’ai hâte de vous détromper.

— Alors… Monsieur… — reprit Basquine avec un sang-froid parfait, — tout en appréciant comme je le dois, l’honneur de votre visite… puis-je savoir ce qui me vaut cette faveur ? car je ne m’explique plus votre présence chez moi.

Le comte, dominé par l’ironique impassibilité de Basquine, tâcha de conserver du calme et reprit :

— Pour vous expliquer le but véritable de ma visite, Madame, il faut reprendre les choses… d’un peu loin.

— Je vous écoute, Monsieur.

— Madame, j’étais l’ami intime d’un homme que vous avez poussé au désespoir, à la mort… terrible extrémité… où vous voudriez sans doute jeter mon fils…

— Je ne me répète jamais… Monsieur, — répondit Basquine avec un accent d’effrayante raillerie.

— Je crois, en effet, Madame, à l’abondance de votre imagination… Je reprends… j’étais donc l’ami intime d’une de vos victimes : c’est vous nommer le malheureux marquis d’Henneville…

— Et c’est dire, — reprit Basquine en interrompant le comte, — que vous êtes mon ennemi…

— Implacable… Madame.

— Cette franchise… me plaît…

— Ce qui vous plaira peut-être moins, Madame, c’est d’apprendre que je sais de quelle haine acharnée vous poursuivez mon fils… Cette haine, — ajouta le comte en haussant la voix, afin d’être entendu de Scipion, — cette haine date de bien des années déjà…

— Elle date de l’enfance, n’est-ce pas ? — dit Basquine le plus indifféremment du monde. — L’enfant mendiant de la forêt de Chantilly… la petite chanteuse de Sceaux… la pauvre figurante des Funambules… c’était moi. Est-ce là ce terrible secret ?

Le comte resta déconcerté. Il s’attendait à écraser Basquine sous cette révélation… elle la prévenait, pressentant ce qui allait suivre ces paroles de M. Duriveau, et regardant comme plus adroit d’aller au devant de ce reproche, quoiqu’elle ignorât de quelle manière le comte était instruit de ces particularités.

Basquine poursuivit donc, profitant du désappointement de M. Duriveau :

— Votre fils ne m’a pas reconnue dans nos diverses rencontres, n’est-ce pas ? Mais moi, qui ai probablement la mémoire… de la haine… je n’ai pas oublié ce méchant petit vicomte… et dès que l’occasion s’est présentée… j’ai traîtreusement enlacé dans mes filets ce pauvre cher enfant, qui est l’innocence et la candeur même, comme chacun sait..... afin d’en tirer quelque vengeance… féroce… inouïe… Est-ce bien cela, Monsieur ? Ne sont-ce pas là mes détestables projets ?

— C’est parfaitement cela, Madame, — dit M. Duriveau en reprenant son sang-froid.

— Eh bien… Monsieur ?

— Eh bien ! Madame, je ne veux pas que vous exaltiez davantage l’espèce de monomanie de dépravation dont mon fils est possédé, et dont je le guérirai, moi, radicalement et rudement…

Ce disant, le comte haussa la voix afin d’être entendu de Scipion, et poursuivit d’un accent aussi élevé :

— En un mot, Madame, je ne veux pas que mon fils soit votre victime, pas même votre dupe… malgré ses précieuses dispositions pour ce rôle ridicule…

À ces mots de M. Duriveau, un éclair de joie diabolique illumina les yeux de Basquine, qu’elle tourna malgré elle vers le boudoir où était enfermé Scipion.

Puis elle reprit :

— Je crains, Monsieur… que votre fils ne soit pas parfaitement d’accord avec vous sur le rôle… peu flatteur… que, selon vous, il joue auprès de moi…

— C’est probable. Madame ; mon fils est très-dépravé, sans doute ; mais il est malheureusement aussi très-crédule, très-aveugle… et très-niais à votre endroit. Mais, je me charge de lui ouvrir les yeux, et de le déniaiser… toujours à votre endroit…

— Scipion crédule ? aveugle ? niais ? — reprit Basquine en souriant, — mais savez-vous. Monsieur, que vous me rendriez très-fière ? Circé l’enchanteresse ne transformait pas plus complètement ses amoureux… Cependant, malgré les sollicitations de mon amour-propre, je ne puis accepter votre bienveillante accusation et la toute-puissance que vous m’accordez ; je demeurerai persuadée, si vous le permettez… que Scipion est resté, malgré moi… ce que je l’ai toujours vu, le plus charmant, le plus hardi, le plus spirituel jeune homme que je connaisse. Peut-être allez-vous prétendre à votre tour, Monsieur, que je m’aveugle sur lui… c’est possible… selon vous… il s’aveugle bien sur moi !

— Vous, aveuglée ?… non, non, Madame, — reprit le comte avec une ironie amère, — vos yeux sont aussi perçants qu’ils sont beaux… Vous saviez parfaitement où vous conduisiez mon fils, en exigeant de ce malheureux fou qu’il eût l’audace de me déclarer que je devais vous considérer comme l’unique arbitre de mon mariage et du sien… Eh bien ! Madame, mon mariage et celui de mon fils auront lieu… ils auront lieu… malgré vous… malgré lui… s’il le faut… en un mot, Scipion vous échappera malgré vous… et malgré lui, s’il osait me désobéir.

— Voyons, Monsieur le comte, — dit Basquine avec un accent finement railleur, digne de notre immortelle Célimène, — vous qui êtes un homme de bonne compagnie, un homme d’infiniment de tact et d’esprit…

— Madame…

— Rassurez, de grâce, votre modestie effarouchée, je vais terminer par quelque chose de moins flatteur… peut-être… Comment, vous dirai-je ? un homme de bon goût et qui sait son monde comme vous le savez, peut-il venir parler de mariage forcé ? pourquoi, je vous prie, ces airs de Géronte éperdu venant réclamer son fils chez quelque Cidalyse, ou plutôt, pour monter à votre lugubre diapason… dirait-on pas que je veux sacrifier ce candide Scipion sur l’autel de quelque divinité infernale ? Voyez un peu combien je suis vaniteuse, — ajouta Basquine en riant à demi, — il me semble à moi… qu’en me sacrifiant Scipion… je ferais beaucoup de jaloux. Croyez-moi… vous aurez peine à me faire passer pour quelque terrible Barbe-Bleue. Vrai, je n’épouvante pas trop… le monde… Allons, Monsieur le comte, allons, ne dérogez donc pas en faisant ainsi le bourgeois… redevenez ce sceptique et spirituel jeune-père qui, vraiment grand seigneur, a galamment élevé son fils comme M. le duc de Richelieu avait élevé M. de Fronsac.

— Il ne s’agit ici, Madame, ni de M. de Richelieu ni de M. de Fronsac… je ne suis pas un grand seigneur… mon père était un aubergiste enrichi, mon fils est le petit-fils d’un aubergiste enrichi.

— Eh bien ! Monsieur, qu’à cela ne tienne ; c’est vous qui, par vos grandes manières, faites de M. votre père un grand seigneur. Dans votre famille, au lieu de descendre… la noblesse remonte… comme dans je ne sais plus quel pays… voilà tout… Mais, de grâce, ne compromettez plus cet esprit moqueur, sceptique et brillant dont vous avez si généreusement donné le secret à votre fils… et surtout plus de ces imaginations bourgeoises, n’est-ce pas ?

— Il me sera difficile, Madame, d’accéder à votre désir, — reprit le comte, presque mis hors de lui par la doucereuse insolence de Basquine. — Mon fils a pu rêver qu’il était le fils d’un grand seigneur… Moi, aussi… j’ai pu faire ce sot rêve… Mais, depuis quelques jours, — ajouta gravement le comte, — je me suis éveillé… et je me charge de réveiller aussi mon fils un peu en sursaut… sans doute ; mais, du moins, je charmerai son réveil par un bon et honnête mariage…

— Et Scipion consentira ?

— Oui, Madame…

— J’en doute.

— Moi, j’en suis certain.

— Vous possédez, Monsieur, quelque miraculeux talisman, quelque philtre prodigieux ?

— En effet… et ce talisman, ce philtre… le voici, — dit le comte en tirant un papier de sa poche, qu’il montra à Basquine avec un sourire de dédain et de triomphe.

— Et cet inestimable talisman, quel bon génie, quelle fée tutélaire est descendue de son empyrée pour vous faire ce don, Monsieur ?

— Ce génie tutélaire, Madame, est tout simplement un magistrat.

— Un magistrat ?

— Mon Dieu ! oui… vous voyez que je deviens bourgeois effréné. J’ai donc… bourgeoisement avoué à ce magistrat les craintes sérieuses que m’inspirait l’avenir de mon fils, et les actions indignes qu’il avait déjà commises, à l’instigation d’une femme exécrable… Usant alors de mon droit de père j’ai obtenu de ce magistrat qui a conféré de ma demande avec le procureur du roi, j’ai obtenu l’autorisation nécessaire pour faire enfermer mon fils… Cette autorisation est ce talisman que je viens de vous montrer. Si mon fils ose se refuser d’obéir aveuglément à tout ce que j’exigerai de lui… aujourd’hui… tout-à-l’heure… demain… quand je voudrai… il sera conduit dans une maison de correction.

À ce coup imprévu, Basquine tressaillit ; puis reprenant bientôt son sang-froid sardonique, elle dit :

— C’est fort bien joué… j’en conviens, Monsieur ; Scipion n’est pas de force à lutter contre vous… le trait est piquant.

— Vous le voyez, Madame, — reprit le comte triomphant. — J’avais raison de vous dire que je vous arracherais mon fils malgré vous… et, s’il le fallait, malgré lui.

— Vous m’aviez dit aussi que son mariage et le vôtre…

— Seraient assurés en même temps. Certainement… et toujours par la grâce de mon talisman… car je dirai à mon fils : Ou vous épouserez Mlle Wilson sans condition… ou demain vous irez en prison… et vous concevez, Madame, que de sa part l’hésitation ne sera guère possible. En tous cas, d’ailleurs, mes précautions sont prises… parfaitement prises… Qu’il se marie ou non… moi, Madame, je me marie, et puisque vous avez cité M. de Richelieu, je ferai une dernière fois le grand seigneur, pour dire à mon fils ce que le père de M. de Fronsac disait à ce mauvais sujet.

— Et que disait M. de Richelieu à son fils, Monsieur ?

« — Monsieur de Fronsac, — lui disait-il, — je me marie dans l’espérance d’avoir un fils qui ne vous ressemblera pas du tout. »

— De mieux en mieux… Encore une fois, Monsieur, ce pauvre Scipion trouve en vous un rude jouteur… vous l’écrasez… Mais maintenant pourrai-je savoir… quel est le but de votre visite ? Vous avez des sentiments trop élevés, vous êtes trop généreux… pour venir seulement ici afin de triompher à mes yeux, et de vous manifester à une humble fille comme moi dans l’éclat olympien de votre toute-puissance paternelle… dont un des plus beaux privilèges me paraît être celui de faire emprisonner les gens… ou de les marier de force. Cela sent bien un peu son cadi… Mais enfin, le tour est cruel et bien joué… Cependant, Monsieur, si bien joué qu’il soit, ce n’est pas, je pense, pour me le voir applaudir que vous me faites l’honneur de venir chez moi.

— En effet, Madame… il m’a fallu un motif fort grave, pour m’amener chez vous… pour m’abaisser jusqu’à vous donner, même pendant un instant, la pensée que j’étais assez misérable pour venir écouter vos insolentes prétentions…

— Et ce motif, Monsieur ?

— Madame… — reprit le comte sans répondre à cette question, — mon fils est ici.

— Monsieur… — répondit Basquine en feignant la surprise et l’embarras.

— Je vous dis que mon fils est ici…

— Mais, Monsieur…

— Il est là, — dit M. Duriveau, en faisant un pas vers la porte du boudoir, — il est là… j’en suis certain.

— Oui… il est là, — dit Basquine à voix basse et simulant une grande frayeur, — mais silence… je vous en conjure… je tremble qu’il ne vous ait entendu…

— J’ai parlé haut… afin qu’il m’entendît, — ajouta le comte en faisant un nouveau pas vers la porte, — je le savais là depuis le commencement de cet entretien.

— Monsieur ! — s’écria Basquine en paraissant de plus en plus épouvantée, et se jetant au devant du comte, — Scipion… doit être… dans une irritation profonde…

— Vraiment ?…

— Oh !… prenez garde… Monsieur…

— Que je prenne garde à l’irritation de M. Scipion ? — dit M. Duriveau en souriant avec dédain.

— Je vous dis, Monsieur… qu’à votre vue, il ne se possédera plus…

— Madame, laissez-moi ouvrir cette porte…

— Ah ! Monsieur… arrêtez !! — dit Basquine en joignant ses mains tremblantes et paraissant éperdue. — Scipion serait déjà là s’il ne redoutait pas la violence de son premier mouvement.

— J’aurai, si vous le permettez, Madame, le courage de braver ce terrible premier mouvement.

— Monsieur, de grâce !

— Madame… une dernière fois…

À ce moment, la porte du boudoir s’ouvrit brusquement.

Scipion y parut.

Il resta un instant sur le seuil, comme s’il eût voulu vaincre et refouler les terribles ressentiments qu’il éprouvait à la vue de son père.

— Les voilà en présence, — se dit Basquine, en jetant un regard de joie féroce sur le comte et sur son fils, — Scipion la révolte et la haine au cœur… son père, la menace à la bouche… Ils sont à moi !




CHAPITRE XI.


la promesse.


Scipion, après être resté un instant muet, immobile, à la porte du boudoir, s’avança lentement dans le salon, les traits livides, contractés par un effrayant sentiment de colère, de haine, de révolte contre son père, sur lequel il attachait un regard de sombre défi.

— Ainsi, vous saviez que j’étais là ? — dit-il au comte. — C’est pour cela que vous avez parlé si haut ?

— Précisément… — dit le comte d’une voix inflexible. Puis se retournant vers Basquine :

— Voici pourquoi, Madame, j’ai surmonté l’horrible répugnance que m’inspirait une entrevue avec vous… Je savais mon fils chez vous… là, dans ce cabinet, et c’est devant vous… entendez-moi bien, devant vous… que je voulais lui donner cette rude leçon qui, ma fermeté aidant, lui profitera doublement.

— Je n’ai perdu aucune de vos paroles… Monsieur, — répondit Scipion d’une voix sourde, — je me souviendrai.

— Je me chargerai, s’il est besoin, de vous rafraîchir la mémoire, — dit M. Duriveau, — de vous rappeler, s’il le faut, que c’est devant cette femme, dont la détestable influence vous a poussé au mépris de mon autorité… que je vous ai remis sous le joug de la puissance paternelle… que c’est, enfin, devant cette femme qui vous méprise, qui vous raille peut-être plus encore qu’elle ne vous hait,… que je vous ai infligé cette humiliation salutaire.

— Et le but de cette belle exécution… dont vous vous faites si paternellement le bourreau, Monsieur, — dit Scipion, — quel est-il ?

— Comme les paroles les plus généreuses, — reprit le comte — les supplications les plus tendres, n’ont pu vaincre votre indomptable insolence…

— Ah !… la scène du père sensible, dit Scipion en ricanant, — je vous ai conté cela, ma chère… c’était d’un effet médiocre… Monsieur m’ayant averti, dès long-temps, qu’il s’était étudié à avoir la larme facile.

Le comte poursuivit, impassible :

— Il ne me restait plus qu’un moyen, celui de vous frapper dans ce qu’il y a de plus vif en vous… votre orgueil… j’ai donc voulu… je veux abaisser cet orgueil, Monsieur… l’abaisser si bas… si bas… que vous rougissiez même devant cette femme… et que cette femme même rougisse de vous !… maintenant, je défie votre fatuité de vice de se relever de cette chute… vous, le roué, le contempteur de tout et de tous, vous voici réduit, de par l’autorité paternelle, à votre véritable proportion, celle d’un enfant moitié rebelle, moitié fou, que l’on châtie d’abord et que l’on guérit ensuite puisqu’il persévère dans le mal… et dans sa ridicule monomanie de corruption.

— Monsieur, — s’écria Basquine, en affectant de craindre que le comte n’exaspérât Scipion, — prenez garde… ces paroles sont cruelles…

— Laissez donc, ma chère — reprit Scipion avec un insolent dédain — je trouve la scène drôle,… j’ai ma pensée… et mon projet ; seulement, cette drôlerie a un côté de lâche hypocrisie qui pose l’autorité paternelle de Monsieur sous une face nouvelle… Nous avons eu le père roué… le père féroce… le père sensible ;… nous voici au père tartufe… Car, ce matin encore, Monsieur faisait avec moi le bon et gai compagnon, pendant qu’il avait en poche l’ordre de me faire enfermer… Hier encore, il me disait : Allons, mauvais sujet, puisque tu le veux absolument, je verrai Basquine ; mais pas un mot de tout ceci à Mme Wilson…. D’ailleurs, — reprit Scipion, avec un redoublement de sarcasme, — cela ne m’étonne guères, le proverbe est vrai : Bon sang ne peut mentir. Le fils du père Du Riz-de-Veau, l’usurier enrichi, révèle toute la pureté de sa race ; il agit comme devait agir son estimable père, lorsqu’il lui fallait attirer dans quelque piège le créancier récalcitrant dont il avait l’arrestation en poche. Allons, avouez, Monsieur, que c’est rapetisser Judas.

— Mauvaise comparaison, — dit le comte avec un calme glacial, — quand on veut enfermer un fou… on se garde bien de l’avertir.

— Ah pardieu ! l’excuse est bonne, — s’écria Scipion avec un éclat de rire sardonique, — voici cette auguste paternité qui s’affuble en argousin de Bicêtre !

Le comte haussa les épaules de pitié et dit à Scipion :

— J’excuse vos insolences, je dois les excuser… la présence de cette femme exaspère votre audace… Je me suis attendu à cela… c’était un des résultats prévus de la leçon que je voulais vous donner… Un dernier mot : si je n’avais pas le moyen de vous arracher aujourd’hui, tout-à-l’heure, à l’influence de cette créature, je vous répéterais qu’elle a fait serment de se venger sur vous comme elle s’est déjà vengée sur d’autres de toutes les hontes, de tous les outrages mérités dont elle a été abreuvée depuis son ignoble enfance… car à l’âge de dix ou douze ans la prostitution, le vagabondage, le vol lui étaient déjà familiers… à cette illustre… dont on dételle aujourd’hui les chevaux pour la traîner en triomphe !

— Ah ! Monsieur… grâce pour l’enfance… du moins ! — fit Basquine en cachant son visage dans ses mains, comme si elle eût été écrasée par ce reproche.

— Assez… Monsieur… assez !… — s’écria Scipion.

— Allons donc… pauvre niais, — lui dit son père, — vous croyez peut-être que je l’ai blessée. Calmez-vous, l’habitude précoce de la dépravation et de la honte a bronzé son cœur ; je lui dis cela devant vous pour bien lui prouver que je brave sa haine… comme on brave la vipère que l’on tient sous son talon… Oui, maintenant que, de gré ou de force, je vous tiens, je lui défends… je la défie de me nuire et de vous nuire. En voulez-vous une dernière preuve ? je vous laisse avec elle… car je suppose que vous ne voudrez pas sortir d’ici avec moi…

— Il est vrai… malgré le redoublement d’affection, de respect que votre paternité m’inspire… — dit Scipion avec un persiflage amer, — je vous demanderai humblement… s’il vous plaît… la permission… de rester avec Madame… Vous concevez… une fois seuls, nous aurons à causer un peu de vous…

— C’est juste… — dit M. Duriveau en prenant son chapeau.

— Vraiment… — dit Scipion, — vous ne me sommez pas de par votre talisman et de par le Roi de vous suivre ?…

— C’est inutile, — dit le comte en se dirigeant vers la porte, — je vous donne jusqu’à ce soir six heures… pour vous décider…

— Mais jusque-là, — dit Scipion, — ne craignez-vous pas que je ne vous échappe ?

— Pas le moins du monde, — dit le comte.

— Comment ! vous ne me demandez pas même ma parole comme prisonnier… de père ? — dit Scipion en continuant de ricaner à froid.

— Je n’ai pas besoin de votre parole, — répondit le comte en mettant la main sur le bouton de la serrure. — Il y a en bas… à la porte de l’hôtel de Madame… deux agents de police… qui vous attendent.

Scipion ne put retenir un mouvement de surprise et de rage. Puis se baissant pour allumer un cigare au feu de la cheminée, afin de cacher sa rougeur et son émotion, il se redressa en disant :

— Vraiment vous êtes homme de précaution, Monsieur… mais de peu d’invention… Cette belle idée d’agents de police vous aura été suggérée par le souvenir des gardes du commerce du grand-papa Du-Riz-de-veau l’usurier, qui s’entourait de ces braves gens comme les anciens barons de leurs hommes d’armes.

— Les leçons d’histoire de votre précepteur vous ont été du moins profitables, — dit le comte, avec un imperturbable sang-froid. — Du reste la comparaison est juste, car ces deux agents de police ont l’ordre de vous suivre partout où vous irez, et, dans certaines circonstances, de vous arrêter immédiatement… Croyez-moi donc, faites vos adieux à Madame, le plus tôt possible ; et revenez ensuite chez moi… nous aurons aussi à causer ; si, comme j’en suis certain, votre pauvre petite tête se calme, vous conviendrez, en retrouvant votre bon sens, que j’ai agi comme je devais agir, et vous deviendrez, ma fermeté aidant, un honnête garçon… — Puis se retournant vers Basquine : — Je vous laisse, Madame et sors de chez vous dans la plus parfaite quiétude d’esprit sur ce que vous pouvez tenter contre moi ou contre mon fils… C’est, je l’espère, ce que je puis avoir l’honneur de vous dire de plus cruel… de plus désespérant.

— C’est vrai, Monsieur, — répondit Basquine avec une humilité sardonique, — je reconnais l’impuissance de ma haine contre vous… J’ai péché… je me repens… c’est ma faute… ma très-grande faute ; croyez, d’ailleurs, Monsieur, que je sais apprécier votre manière d’entendre et d’exercer l’autorité paternelle… Il y a quelque chose de si pénétrant, de si persuasif dans votre éloquence doublée d’agents de police, et qui montre la prison en perspective, que je ne doute pas que M. votre fils ne s’incline comme moi devant votre toute-puissance.

— Parlez pour vous, ma chère, — s’écria Scipion en donnant un libre cours à sa fureur, dont il n’était plus maître. — Quant à moi, je ne m’incline devant personne… et si l’on m’outrage… je me venge…

Le comte allait sortir ; il s’arrêta, se retourna, toisa dédaigneusement son fils, et dit :

— Vous parlez, je crois, de vengeance ?…

— Oui… j’en parle, et je ferai mieux qu’en parler — s’écria Scipion, hors de lui. — Ah ! vous croyez, Monsieur, que vous m’aurez impunément élevé… comme vous m’avez élevé ? Ah ! vous croyez qu’à l’heure dite, un caprice de votre volonté fera tout-à-coup de moi un fils respectueux, et de vous un père respectable ?

Le comte fit un mouvement, mais il se contint. Scipion poursuivit avec une animation croissante :

— Ainsi, vous m’aurez pris pour témoin de vos amours, pour confident de vos roueries…… Vous m’aurez appris à tout railler, à tout insulter sur la terre..... à commencer par votre autorité dont vous faisiez litière à nos sarcasmes et à nos orgies. Et voici que depuis huit ou dix jours, parce que l’intérêt de votre rage conjugale l’exige, il vous plaît de prendre au sérieux votre rôle de père. Cela fait pitié… vous parlez du respect que je vous dois ! Vous n’avez plus le droit d’y prétendre, Monsieur… du jour où nous avons bu dans le même verre le vin de l’orgie, et où nous avons échangé nos maîtresses.

À ces effrayantes paroles, le comte, atterré, ne put s’empêcher de courber le front.

— Vous souvenez-vous de ce souper, de cette nuit — reprit Scipion, triomphant de l’accablement de son père ; vous avez troqué, vous, votre brune Sidonie contre ma blonde Zéphirine… vous vous êtes même plaint de perdre à ce troc..... Mais tenez, Monsieur..... brisons là..... Seulement, prenez garde… vous jouez avec moi un jeu terrible… voyez-vous ! Il ne s’agit plus ici de père et de fils ; mais de deux anciens compagnons d’orgie devenus ennemis mortels, parce que l’un a joué à l’autre un tour infâme… et, de ce tour-là… je vous le répète, Monsieur… je me vengerai, malgré vos agents de police, malgré votre prison et même malgré votre malédiction… si vous osez me la donner sans rire aux éclats comme cette fois où vous m’avez dit : — Je te maudis, fils indigne… qui tombe sous la table à la cinquième bouteille… sur ce, Monsieur… moi et Madame nous ne vous retenons pas.

Le comte, qui avait rougi et pâli tour-à-tour pendant que Scipion parlait avec cette sacrilège audace… le comte ne répondit pas un mot, tira sa montre de son gousset, y jeta les yeux et dit froidement à son fils :

— Il est trois heures… je vous ordonne d’être chez moi à six heures… Et je vous déclare que vous y serez… de gré ou de force… Vous sentez bien qu’on vient toujours à bout d’un écolier rétif. Ainsi donc… à six heures… et n’y manquez pas.

Ce disant, le comte sortit, laissant, par comble de dédain, Scipion avec Basquine.

En quittant la maison, M. Duriveau, avant de remonter dans sa voiture qui s’était rangée derrière le cabriolet de Scipion, fit un signe d’appel à deux hommes trapus, vigoureux, portant de vieux paletots d’une couleur douteuse et d’énormes cannes plombées ; ces deux agents de police qui s’étaient jusqu’alors promenés dans la rue sans quitter des yeux la porte de la maison de Basquine, s’empressèrent de se rendre auprès du comte.

— Redoublez de surveillance — leur dit-il ; — que personne ne sorte sans être examiné attentivement ; mon fils peut tenter de s’échapper sous un déguisement.

— Soyez tranquille, Monsieur le comte — dit l’un des deux agents — nous avons bon pied, bon œil.

— Si à six heures mon fils n’a pas quitté cette maison — reprit le comte — l’un de vous ira requérir l’assistance d’un magistrat pour entrer dans cette demeure, où vous arrêterez mon fils, que vous conduirez chez moi avant de le mener en prison.

— C’est entendu, Monsieur le comte.

— S’il sort avant six heures, vous lui déclarerez qu’il vous accompagne chez moi, ou que sinon vous le conduirez immédiatement à la Conciergerie.

— Oui, Monsieur le comte.

— Vous vous êtes précautionnés d’un fiacre ?

— Oui, Monsieur le comte, le voilà là-bas…

— Et… — ajouta M. Duriveau, sans pouvoir cacher une impression pénible, — si vous êtes obligés… d’employer la force pour vous emparer de mon fils, je vous recommande les plus grands ménagements.

— N’ayez pas peur, Monsieur le comte, nous nous y prendrons comme lorsque nous avons à charger pour Saint-Lazare une de ces demoiselles qui, n’aimant pas ce voyage-là, mordent et égratignent comme de petites chattes en colère.

— Ainsi, c’est entendu, — reprit le comte. — Si vous êtes obligés d’en venir là… je vous le répète, je vous recommande les plus grands ménagements ; vous serez bien récompensés…

— Soyez sans inquiétude, Monsieur le comte, nous servons nos pratiques selon leur acabit, nous vous répondons que Monsieur votre fils n’aura pas à se plaindre de nos bonnes petites manières.

— C’est bien ! — dit M. Duriveau en remontant en voiture.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il avait fallu au comte un incroyable empire sur lui-même pour avoir supporté avec un calme apparent les derniers outrages de son fils ; mais, il faut le dire, pendant un instant, le comte était resté atterré, épouvanté sous le poids des sarcasmes de Scipion auxquels il lui eût été impossible de répondre,… car cette leçon terrible qu’à son tour le fils infligeait à son père devant Basquine, ce père indigne la méritait… il se l’avouait avec terreur en pleurant des larmes de sang sur l’exécrable éducation qu’il avait donnée à son fils. Aussi, un moment, le comte fut-il au désespoir d’avoir cédé à la violence naturelle de son caractère qui le poussait toujours aux extrêmes, tantôt, comme par le passé, à une familiarité révoltante, impie ; tantôt, comme dans la scène précédente, à une rudesse de langage, à une âpreté de formes, malheureusement faites pour exaspérer jusqu’à la rage l’indomptable orgueil de son fils.

Mais venant à se rappeler ensuite que trois fois depuis huit jours (et il faut le dire, depuis la lecture des Mémoires de Martin, dont la salutaire influence, quoique encore latente, se développait de plus en plus en lui et presque à son insu) ; mais le comte se rappelant, disons-nous, que, depuis huit jours, changeant tout-à-coup de langage, de conduite, rougissant du passé, il s’était en vain montré envers son fils aussi sérieusement affectueux, aussi paternellement tendre qu’il s’était jusqu’alors montré vicieux, familier ou violent ; songeant enfin que ses reproches, remplis d’élévation, de sagesse, de bonté, songeant que les larmes sincères, douloureuses, que lui avait arrachées l’endurcissement de son fils, avaient été raillées par cet impitoyable enfant, comme une hypocrite jonglerie, M. Duriveau, poussé à bout, crut agir selon son droit, selon son devoir, selon l’intérêt de Scipion, en redoublant de dureté, dans l’espoir de réduire ce caractère intraitable.

Malheureusement M. Duriveau se trompait, le vicomte lui avait dit cette terrible vérité :

Après l’éducation que vous m’avez donnée, ce n’est pas en un jour que vous ferez de moi un fils respectueux, et de vous un père respectable.

La régénération de Scipion, de cette âme gangrenée par une perversité si précoce, eût demandé des soins d’une délicatesse toute maternelle, des ménagements infinis, en un mot, cette rare et intelligente connaissance du cœur, et surtout cette patience remplie de pénétration, de mansuétude et d’amour que le cœur d’une mère renferme seul peut-être.

Ces qualités essentielles manquaient à M. Duriveau, homme impétueux, énergique, absolu… Puis l’intérêt de sa folle passion pour Mme Wilson le dominait et le forçait d’agir avec autant de précipitation que de rigueur ; la conversion de Scipion eût demandé des mois, des années peut-être, et il était indispensable aux projets de M. Duriveau que son fils fût régénéré en huit jours… Aussi l’imminence de ces intérêts irrésistibles pour lui, l’impuissance de ses tentatives d’autre sorte pour réduire son fils, forcèrent le comte de persister dans les voies d’extrême rigueur.

Et puis enfin que pouvait faire Scipion pour se venger, suivi pas à pas par les agents de police dès qu’il sortirait de chez Basquine ou arrêté chez elle s’il y séjournait au-delà de six heures ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous l’avons dit, Basquine et Scipion étaient restés seuls après le départ du comte.

Après le départ du comte, Basquine et Scipion avaient un moment gardé le silence.

Basquine, couvant pour ainsi dire d’un regard avide l’expression de révolte, de haine profonde, qu’elle voyait éclater sur les traits du vicomte…

— Oh ! je me vengerai ! — s’écria-t-il en tendant son poing crispé vers la porte par laquelle avait disparu son père. — Oh ! oui… je me vengerai… Je me suis déjà vengé… il contenait à peine sa rage… Chacun de mes mots a porté coup !…

— Oui… des mots… et puis des mots… Voilà votre vengeance à vous !… de vaines paroles !… — lui dit Basquine d’une voix sourde, avec un accent sardonique ; — belle vengeance !… comme si les mots les plus durs, les plus insolents, pouvaient jamais payer l’ignominie dont cet homme vous a couvert ! Sortez donc d’ici pour tomber sous la main brutale d’ignobles agents de police !

— S’ils me touchent, je les tue ! — s’écria Scipion.

— Vous ne les tuerez pas, — dit Basquine en haussant les épaules, — ils vous arrêteront, et vous reconduiront chez votre père… comme un écolier qu’on mène en pénitence…

— Basquine… vous voulez donc me rendre fou de rage ! — s’écria Scipion en frappant du pied avec fureur.

— Oui, je le voudrais, — reprit durement Basquine… — Vous n’auriez pas du moins la conscience de votre ridicule et misérable position… Cet homme vous a-t-il assez raillé, assez outragé, assez bafoué devant moi ! Tenez, il a imaginé je ne sais quelle histoire à propos d’une haine qui daterait de mon enfance et de la vôtre… Eh bien ! si cela était, votre père se serait chargé de ma prétendue vengeance, car je ne souhaiterais pas à mon ennemi mortel… une position plus honteuse, plus écrasée, plus atroce que celle que cet homme vous a faite !…

— Ne dirait-on pas que j’ai courbé le front devant lui ! — s’écria Scipion ; — ne l’avez-vous pas vu rougir, pâlir sous mes sarcasmes ?

— Encore une fois des mots… des mots… voilà tout, — dit Basquine, — qu’est-ce que ça lui fait, vos sarcasmes ? Il a le beau rôle, lui… il vous domine, il vous mate… vous avez beau vous débattre… il vous tient dans sa main, il faudra vous soumettre, obéir lâchement comme un enfant qui demande pardon… sinon la prison, autre humiliation plus horrible encore. Voyez-vous l’effet dans Paris, à votre club… parmi vos amis et vos ennemis, quelle joie folle et moqueuse ! le brillant Scipion, le blasé, le roué, le plus redoutable de la bande, enfermé comme un sot !! tenez… croyez-moi… ne cherchez pas à lutter contre votre père… vous serez brisé ; vous n’êtes qu’un enfant… auprès d’un homme de cette trempe…

— Vous aussi ? — s’écria Scipion, avec autant de surprise que d’amertume, — vous aussi, vous m’accablez.

— En vérité ! — s’écria Basquine, en paraissant céder à une indignation factice, — ne dirait-on pas que vous avez subi seul les outrages de cet homme ? Ne m’a-t-il pas aussi traitée avec le plus insultant mépris ? Ne m’a-t-il pas forcée… oh !… il l’a bien dit… et c’est ce qui fait ma rage, ne m’a-t-il pas forcée à rougir de vous ?

— Rougir de moi… — s’écria Scipion — vous…

— Et qu’avez-vous donc fait pour me rendre fière ? Est-ce du fond de votre ridicule prison que vous nous vengerez tous deux ? ou bien si, vous mettant à genoux devant votre père pour lui demander grâce, vous consentez à épouser votre Raphaële ? sera-ce… de…

— Me railler dans un pareil moment, — s’écria Scipion en interrompant Basquine, — mais vous êtes donc sans pitié ?

— Oui, je serai sans pitié… parce que vous vous êtes laissé jouer, duper, par cet homme, et que je suis assez folle pour ressentir aussi amèrement, plus amèrement que vous, la honteuse position où vous êtes. Après tout, cela me serait bien égal à moi, si je ne vous aimais pas.

— Mais, encore une fois, c’est à devenir fou, — s’écria Scipion, exaspéré, — que vouliez-vous que je fisse contre la force ?

— Est-ce que je le sais, moi ?… Il fallait être plus adroit, plus roué que cet homme qui s’est indignement joué de vous… qui vous a rendu ridicule…

Scipion leva ses deux poings vers le ciel avec une expression de fureur muette, impossible à rendre.




CHAPITRE XII.


la vengeance.


Basquine poursuivit :

— Oui, je serai sans pitié, parce qu’au lieu de trouver en vous, comme je l’avais cru, cet amant que je rêvais depuis si long-temps, ce démon charmant, moqueur et hardi, avec qui je voulais rire, entre deux baisers, rire de tous ces niais qui, dupes de mon masque, me vénèrent, s’attellent à ma voiture ou se tuent pour moi, rire de ces pieuses grandes dames qui garantissent ma vertu… rire de tout… et de tous enfin… et c’est de vous maintenant, que je serais, pardieu ! tentée de rire, grâce au ridicule dont cet homme vous couvre !… Oui, je serai d’autant plus impitoyable, que j’ai davantage espéré… Il ne fallait pas me monter la tête… malgré moi, ou plutôt malgré vous, car, Dieu me damne ! je commence à croire, pauvre innocent, que vous ne l’avez pas fait exprès… il ne fallait pas me faire entrevoir la délicieuse et hautaine figure du pâle don Juan, de ce roué intrépide et charmant, pour laisser à sa place je ne sais quel petit jeune homme piteux, honteux, que M. son père vient relancer chez moi, en compagnie de gens de police…

— Que la foudre m’écrase si je ne suis pas résolu à tout pour me venger ! — s’écria Scipion dans une effrayante exaltation. — Mais, pour se battre, il faut une arme, et je n’en ai pas là sous la main.

Les yeux de Basquine semblèrent étinceler d’un feu souterrain ; elle reprit avec son ironie habituelle :

— Vous avez raison, on ne trouve pas tout de suite une vengeance… là, sous la main… Aussi, comme le temps presse… épousez Raphaële, vous serez un excellent mari… D’ailleurs, tenez, mon pauvre garçon, la résignation vous conviendra mieux… J’avais rêvé pour nous deux de si folles, de si étranges amours, que je ne sais pas où je vous aurais conduit… Séparons-nous… Vous êtes impuissant à venger nos communes injures, pardonnez-les… Cela est d’abord d’un meilleur cœur… puis plus facile… plus prudent, vrai, mon cher Scipion, — ajouta Basquine avec un accent de dédain compatissant qui exaspéra le vicomte cent fois plus encore que les excitations les plus violentes à sa haine contre M. Duriveau. — Vrai, je vous parle sérieusement, vous n’êtes pas de force à lutter contre votre père.

— Encore !

— Oui… je dois maintenant, en amie, vous éclairer sur des dangers auxquels, dans l’audacieux orgueil de mon amour, je vous aurais peut-être exposé, si vous aviez été mon amant…

— Que dites-vous ?

— Vous sentez bien que… — Puis, s’interrompant, Basquine reprit : — Tenez, mon pauvre garçon, pour vous donner une idée de ma fierté… stupide, monstrueuse, infernale… soit… je vous avoue que si j’avais un amant joueur, je le mépriserais… s’il perdait au jeu… Jugez-moi, d’après cela.

— Mais, enfin…

— Je vous répète que vous n’êtes pas de force à lutter contre votre père… Je veux vous citer un exemple entre mille… de son esprit diabolique et de son admirable audace…

— Vous le louez maintenant ? — dit Scipion avec un éclat de rire désespéré.

— J’admire l’énergie, l’esprit et l’audace, même dans un ennemi ; jugez combien je l’aurais idolâtré dans mon amant.

— Basquine, mon père a dit vrai, — dit Scipion d’une voix sourde, — vous me haïssez bien.

— Croyez cela, naïf garçon que vous êtes, et le triomphe de cet homme sera complet ; mais, à cette heure… haine, défiance ou amour de votre part, peu m’importe ; laissez-moi vous conter ce trait dont je vous parlais… Qui sait ? vous y trouverez… peut-être un enseignement utile… — dit Basquine en appuyant sur ces mots.

Puis elle reprit :

— Avez-vous entendu parler de la belle princesse de Montbar ?

— Oui, — reprit Scipion après avoir regardé Basquine avec surprise, — mon père voulait, je crois, l’épouser, mais quel rapport ?

— Votre père en était passionnément amoureux, — dit Basquine, sans répondre à la question du vicomte, — oui, passionnément amoureux, et, cet amour, la princesse l’avait accueilli avec le mépris le plus hautain, le plus outrageant ; votre père jura de s’en venger… or, le comte, mon pauvre Scipion, lorsqu’il s’agissait de vengeance… trouvait vite et bien…

— Courage… louez-le encore…

— Il le faut bien, car il n’y a pas un homme qui eût été, je crois, assez hardi pour faire ce qu’il a fait.

— Voyons — dit Scipion en se contenant à peine, — voyons ce trait inimitable !

— Pendant un an le comte joue le mort au sujet de la princesse qui se défiait de lui, — reprit Basquine ; puis il loue une maison déserte, y installe une fausse paralytique, dans un appartement misérable et isolé. La princesse était fort charitable… elle est adroitement attirée seule dans la maison sous prétexte d’une aumône à faire à la prétendue malade… et Mme de Montbar tombe ainsi au pouvoir de votre père, qui se venge d’elle, ma foi… comme on se venge d’une jolie femme qui vous a insolemment dédaigné. Tout ceci est demeuré secret… ainsi que cela devait arriver, chacun ayant le plus grand intérêt à cacher cette aventure… Qu’en dites-vous ?

Scipion parut réfléchir, et ne répondit pas.

Basquine continua :

— Voilà de quoi votre père est capable, et quand on déploie une telle vigueur, une telle opiniâtreté dans sa vengeance… vous sentez bien que l’on regarde à bon droit comme un jeu de réduire un écolier rétif, comme il dit.

— Oui, cela doit être arrivé ainsi, — s’écria Scipion en rassemblant ses souvenirs, — car c’est vers cette époque qu’il s’est battu en duel avec le capitaine Clément qui depuis a épousé la princesse… Le motif de ce duel avait toujours paru invraisemblable. Il doit se rattacher à cette aventure… et…

Soudain Basquine partit d’un éclat de rire railleur et s’écria :

— Ah ! pardieu… la bonne idée…

— Qu’avez-vous ? — dit Scipion.

— Ah ! mon pauvre garçon… j’ai plus d’invention que vous…

— Comment ?

— Vous cherchez une arme… une vengeance ?… j’en trouve une admirable… d’une rouerie diabolique.

— Que dites-vous ?

— Mais, bah ! vous n’oserez pas… Il faudrait que vous eussiez absolument, — et Basquine appuya sur ce mot — que vous eussiez absolument la même audace, la même énergie que votre père… et vous n’êtes pas de cette trempe de fer…

— Taisez-vous… — s’écria Scipion, effrayant de frayeur. — Je ne sais pas… à quelles horribles pensées… vous me pousseriez en me parlant ainsi…

— Pas d’enfantillage, Scipion… ou je garde mon idée pour moi… Mais, avant de vous la dire… je veux voir si elle est réellement praticable… pour cela, résumons en deux mots votre situation : Si vous refusez d’épouser Raphaële… c’est pour vous la prison.

— Et le désespoir pour mon père… car il n’épouse pas Mme Wilson, sa seule véritable passion… Eh bien ! je subirai l’atroce humiliation de la prison… mais je le frapperai au cœur, j’y comptais bien. Ce sera toujours cela… en attendant mieux, et ce mieux… par l’enfer… je le trouverai, que vous veniez ou non… à mon aide.

— Vous vous trompez complètement, mon pauvre Scipion, — dit Basquine en haussant les épaules ; vous subirez l’atroce honte de la prison ; votre père se moquera de vous et épousera délicieusement la jolie veuve.

— Vous êtes folle… ne sais-je pas bien qu’elle ne se mariera qu’à condition que je rende l’honneur à sa fille ?…

— Vous raisonnez comme un enfant : Mme Wilson, avant tout, idolâtre sa fille… et lorsque cette tendre mère verra que vous aimez mieux aller en prison… que d’épouser cet ange… elle comprendra quel abominable mari vous auriez fait, se consolera fort de ne pas vous avoir pour gendre ; et comme de plus Mme Wilson est très-pauvre et que votre père est colossalement riche, elle ne sera pas assez sotte pour manquer un pareil mariage… qui lui permettra par la suite d’assurer même l’avenir de sa fille, doublement compromis par vous… Il vous restera donc pour seule vengeance le plaisir d’écrire du fond de votre ridicule prison à Mme Wilson, votre seconde mère, pour la prier d’intercéder pour vous… et comme le bonheur rend indulgent, il se pourra que votre père, au comble de la félicité… vous pardonne le tour sanglant qu’il vous a joué.

À ces paroles de Basquine, Scipion tressaillit et resta un moment pensif.

Le vicomte, ainsi que son père et le monde, ignoraient que Mme Wilson, cette vaillante femme, avait sacrifié un amour vif et partagé pour s’unir au comte Duriveau, dans le seul but d’assurer ainsi l’union de Raphaële et de Scipion ; mais pour ceux qui n’avaient pas le secret de cet admirable dévoûment, et qui supposaient Mme Wilson éprise du comte Duriveau, il n’était pas présumable que cette femme, déjà obligée de renoncer au mariage de sa fille par le refus de Scipion, renoncerait à son propre mariage à elle, qui, lui apportant une fortune énorme, pouvait servir plus tard les intérêts de Raphaële.

Basquine, en présentant les choses sous ce point de vue, en apparence si raisonnable, voulait démontrer à Scipion l’incertitude de la seule vengeance qu’il comptait exercer contre son père ; aussi, cédant malgré lui à l’évidence de ce raisonnement, le vicomte répondit à Basquine avec une rage concentrée :

— Soit, ma vengeance n’est pas certaine, mais elle est possible…

— Et la mienne serait inévitable, terrible… — dit Basquine avec un accent de conviction et d’autorité qui frappa Scipion… — Oui, terrible… car, ce ne serait plus seulement Mme Wilson qui refuserait d’épouser votre père, mais votre père lui-même, entendez-moi bien, qui, malgré son ardente et folle passion, serait forcé de refuser d’épouser Mme Wilson…

— Que dites-vous !

— Oui, je sais un moyen immanquable d’empêcher le mariage de votre père, et… affreux désespoir, torture horrible pour cet homme, c’est lui qui sera forcé de dire : — le mariage est impossible !!

— Oh ! si cela se pouvait ! — s’écria Scipion, palpitant de haine ; puis il reprit : — Mais non, vous vous raillez de moi, Basquine !

— J’en étais sûre, — dit-elle avec un éclat de rire sardonique, — il ne veut pas me croire… parce qu’il a peur !

— J’ai peur !… — dit Scipion d’une voix convulsive, — parlez… et si vous avez dit vrai…

— Mon Dieu ! — reprit Basquine en souriant, — ne prenez donc pas cet air sinistre… Ne dirait-on pas qu’il s’agit de quelque crime ténébreux… Non, il s’agit tout simplement d’une rouerie diabolique… et qui vous serait d’ailleurs d’autant plus permise que, cette fois encore, vous pourriez dire à votre père : J’imite votre exemple : ce que je fais… vous l’avez fait !

Scipion regarda Basquine avec surprise.

— Oui, reprit-elle, — plus j’y songe, plus le tour me paraît piquant… adorable… Que dis-je ! un tour… c’est une leçon… et des meilleures, et, comme disent les bonnes gens, des plus providentielles ! Oh ! si nous pouvions lui rendre au centuple, à cet homme, la sanglante leçon qu’il vous a donnée aujourd’hui, ne serait-ce pas charmant ? Alors, je l’avoue… vous seriez un géant d’audace auprès de lui… Nous serions tous deux vengés, je raffolerais de vous, et…

— Basquine… vous me tuez avec vos réticences…

— Voyons… écoutez-moi, impatient démon… Il faut d’abord que vous sachiez qu’il y a peu de jours, en vous attendant, j’étais allée dans un quartier perdu… dans les environs de la barrière d’Enfer… Je cherchais une demeure obscure… déserte… isolée… j’avais alors mes projets sur vous…

— Une demeure obscure ! déserte ! — dit Scipion intéressé malgré lui, — et pourquoi faire ?

— Oh ! il s’agissait d’idées très-bizarres, très-hardies,… que vous auriez partagées, je crois, car vous ne sauriez imaginer ce que devait être la vie que je rêvais pour nous deux. Et comme rien n’est plus mortel dans l’amour que la monotonie même de la possession… je voulais,… mais à quoi bon… parler de cela maintenant ? J’étais donc dans ce quartier assez désert… lorsque je traversai une rue… appelée la rue… la rue du Marché-Vieux. Connaissez-vous cela ?

— Non… mais qu’a de commun cette rue avec ?…

— Ayez donc un peu de patience, — dit Basquine, en interrompant Scipion. — Dans cette rue, — reprit-elle, — je trouvai justement la maison qu’il me fallait… pauvre apparence… solitude… isolement presque complet des demeures voisines… Cette maison, je l’ai louée, personne n’y loge… et, après l’avoir visitée… il m’a semblé… qu’elle devait être à-peu-près dans les mêmes conditions d’isolement… que l’appartement… où votre diable de père avait attiré la princesse de Montbar… sous un prétexte de charité…

Basquine avait prononcé très-lentement ces paroles en attachant sur Scipion un regard fixe et profond.

Le vicomte n’était pas encore sur la voie de l’infernale pensée de Basquine ; pourtant il ressentait une sorte de vague angoisse mêlée d’une âpre curiosité.

À ce moment, Basquine, se levant de son fauteuil, alla s’asseoir à côté de Scipion, sur un divan, et lui dit à demi-voix :

— Je ne peux raconter tout haut ce qu’il me reste à vous confier de mon projet… On pourrait… nous entendre. Écoutez-moi bien… cher démon… manqué… Approchez votre oreille.

Et sous prétexte de parler bas à Scipion, Basquine passa familièrement son bras autour du cou du jeune homme, et appuya son menton sur son épaule.

En sentant la douce pression du bras de Basquine, en sentant le souffle de ses lèvres caresser sa joue, Scipion ne pût s’empêcher de tressaillir d’amour et de désir, malgré les tumultueux et implacables ressentiments de sa haine contre M. Duriveau.

— Nous voici donc en possession d’une maison isolée, solitaire, — poursuivit Basquine, à demi-voix ; — maintenant voici ce que je suppose… il est maintenant quatre heures et demie… vous vous rendez chez Mme Wilson…

— Chez Mme Wilson ? — s’écria Scipion stupéfait.

— Plus bas donc, indiscret… — lui dit Basquine, en rapprochant la tête de Scipion de la sienne, par un petit mouvement brusque et coquet, rempli de grâce, puis elle ajouta :

— Oui… tu vas chez Mme Wilson…

— Et les agents de police ? — murmura Scipion.

— Innocent !! Et le mur de mon jardin qui donne sur cette maison en construction — répondit Basquine en souriant, — Leporello te tiendra une échelle… et, leste et joli comme Chérubin, tu seras déjà loin… que ces misérables seront encore à t’attendre à ma porte…

— C’est vrai… — s’écria Scipion, — j’avais oublié cette ressource… ainsi à cette odieuse prison, j’échapperai du moins…

— Je l’espère bien… Tu te rends donc chez Mme Wilson, ton père s’est bien gardé de l’instruire de rien… comptant toujours l’amener au mariage.

— Sans doute… mais qu’irai-je faire chez Mme Wilson ? — demanda Scipion dans sa stupeur croissante.

— Tu iras faire, si tu le veux, cher démon, les yeux doux à Raphaële (je ne suis pas jalouse) en attendant sa mère, si celle-ci n’est pas rentrée ; si, au contraire, tu la trouves chez elle… tu prends un air hypocrite et pénétré… Vous savez malheureusement prendre tous les airs que vous voulez, Monsieur… et vous dites à Mme Wilson : — Ma chère et charmante belle-mère (il faut éloigner tout soupçon), je viens vous enlever… oui, vous enlever tout de suite sans même vous laisser le temps de dîner… J’ai un fiacre en bas… — Et où voulez-vous me conduire, mon cher Scipion ? te dira Mme Wilson. — Faire une bonne œuvre… ma charmante belle-mère, — répondras-tu, — faire une action délicate… généreuse… mais qui ne peut avoir toute sa délicatesse… toute sa générosité… qu’accomplie par vous… car il s’agit d’une femme, d’une pauvre paralytique… dont vous pouvez être l’ange sauveur… cette infortunée vous en dira davantage, car c’est son secret… Venez donc vite… chère belle-mère, les minutes sont des siècles pour ceux qui souffrent… Et elle souffre, cette malheureuse femme… pour laquelle je vous implore… Mme Wilson a un cœur excellent… elle te croit… tu l’emmènes…

Scipion commençait à comprendre. Une expression de joie farouche éclaira sa physionomie… cependant un frisson glacial courut dans ces cheveux.

Basquine poursuivit d’une voix plus basse, en se rapprochant plus étroitement encore du vicomte :

— Mme Wilson… aussi aveuglément confiante dans tes paroles que Mme de Montbar l’avait été dans les prières de la fausse malade que faisait parler ton père (tu conçois tout ce qu’il y a de piquant dans ce rapprochement)… Mme Wilson monte donc en voiture avec toi… tu la conduis… rue du Marché-Vieux… au troisième… dans l’appartement isolé… désert… dont je te donne la clé… et là (ne trouves-tu pas, en effet, la leçon providentielle ?…) et là, non moins audacieux que ton père lorsqu’il eut attiré Mme de Montbar dans un piège diabolique…

— Basquine !… — s’écria Scipion saisi de vertige, hésitant encore entre le désir et l’horreur de cette épouvantable vengeance — c’est l’enfer… que cette pensée !!

— Crois-tu qu’après cela, ton père, malgré son amour, épouserait Mme Wilson ? Quant à nous, nous sommes ce soir en route pour la frontière, demain hors de France… Amoureux toujours… et riches partout, grâce à mon talent… Que dis-tu de cette vie… mon pâle et beau don Juan ? — reprit Basquine, en jetant ses bras autour du cou de Scipion, et s’asseyant, pour ainsi dire, sur les genoux du jeune homme ; — crois-tu que cet homme, qui voulait t’écraser de honte, ne serait pas à son tour écrasé ? Et quelle parole foudroyante à lui jeter de loin à la face : J’ai fait… ce que vous avez fait… mon père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix minutes après cet entretien, la nuit, hâtive à cette époque de l’année, était venue.

Leporello appuyait une échelle le long du mur du jardin de Basquine (nous avons dit que sa maison était située entre cour et jardin), et pendant que les agents de police redoublaient de surveillance à la porte de la rue, Scipion, grâce à l’obscurité de la nuit et au secours de Leporello, passait par-dessus le mur, descendait dans un terrain où s’élevait une maison en construction, et se glissant à travers deux planches de la clôture provisoire, sortait à deux cents pas au-dessus de l’endroit où croisaient les agents.

Une demi-heure environ après l’évasion de Scipion, Leporello et Astarté avaient ensemble l’entretien suivant :

— J’espère, mon pauvre Leporello, que, pour ta seconde journée de service ici, en voilà, des aventures !

— Ne m’en parle pas ; ma chère… j’en suis tout étourdi. Une fois M. le vicomte dehors… grâce à l’échelle et au terrain en construction, ne voilà-t-il pas ce condamné politique que Madame cachait ici depuis ce matin qui prend le même chemin que M. Scipion, à l’aide de l’échelle que je lui ai aussi tenue.

— Et aussitôt après, c’est Madame qui s’enveloppe d’un manteau, et sort à pied par la grande porte, afin d’aller rejoindre le fiacre que tu avais été lui chercher, et qui l’attendait au bout de la rue…

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? Astarté.

— Je n’en sais rien… et malgré moi je suis inquiète… Il me semble qu’il va se passer quelque malheur. Je n’ai jamais vu à Madame l’air qu’elle avait tout-à-l’heure, en écrivant une lettre qu’elle a emportée avec elle.

— À dire vrai, lorsque je suis rentré lui annoncer que le fiacre l’attendait au bout de la rue, Madame, ordinairement si pâle, avait les joues pourpres ; son regard brillait si fort, que je n’ai pas osé, en lui répondant, la regarder en face.

— Et puis, pendant qu’elle écrivait, elle avait l’air de rire toute seule… Mais, quel rire !… ses lèvres se relevaient, et on voyait en dessous ses petites dents blanches serrées comme si elle eût été en convulsion.

— Tiens, Astarté, je suis comme toi… j’ai peur… Il doit se passer quelque part… quelque chose de diabolique… Et tout n’est pas encore fini pour aujourd’hui.

— Comment ?

— Ce Monsieur qui doit venir entre cinq et six heures… à qui tu dois remettre la lettre que Madame t’a donnée.

— C’est vrai, la voilà, cette lettre — dit Astarté en la prenant sur la cheminée. — Tout cela m’a tellement bouleversée que je n’ai pas seulement regardé l’adresse… pour savoir le nom…

— Voyons, ce nom ?

— Ah ! mon Dieu !.. — s’écria Astarté, après avoir lu l’adresse… — En voilà bien d’une autre !

— Eh bien ! ce nom ?

— Lis.

À Monsieur Martin, — dit Leporello. — Comment, Martin ? — reprit-il, — notre ancien camarade Martin ? c’est impossible, ce n’est pas le même ; Madame n’écrirait pas à un domestique.

— C’est juste… du reste nous le saurons bien ; voilà bientôt six heures.




CHAPITRE XIII.


fatalité.


Le hasard sembla vouloir satisfaire à la curiosité de Leporello et d’Astarté : un coup de sonnette se fit entendre… et Leporello ayant été ouvrir, s’écria :

— C’est lui… Astarté…

C’était en effet Martin, sorti des prisons d’Orléans depuis deux jours, son innocence ayant été démontrée par l’instruction ; arrivé le matin à Paris, Martin avait aussitôt demandé à Basquine de le recevoir le jour même.

La surprise de Martin égala celle de ses deux anciens camarades de servitude, qu’il ne s’attendait pas à retrouver chez Basquine ; mais la vive préoccupation où il semblait plongé, laissait peu de place à l’expression de son étonnement. Aussi, lorsqu’il eut répondu aux exclamations de Leporello et d’Astarté :

— Oui, c’est moi, mes amis, je suis bien content de vous revoir.

Il ajouta précipitamment :

— Votre maîtresse est chez elle ! il faut que je lui parle absolument.

— Madame n’y est pas, — dit Astarté assez piquée de la froideur de Martin, — mais elle a laissé cette lettre pour vous.

Autre sujet de stupeur et de commentaires pour Leporello et Astarté : à peine Martin eut-il lu cette lettre, qu’il devint pâle comme un mort, et s’écria d’une voix déchirante :

— Ah ! ce serait affreux !!

Puis il disparut.

En un instant il fut hors de la maison.

Voici ce que Basquine écrivait à Martin :

« Viens à l’instant rue du Marché-Vieux… Bamboche et moi nous t’y attendons…

» Nous allons être tous trois vengés…

» Bamboche, de Scipion… le bourreau de sa fille Bruyère.

» Toi… du comte Duriveau, le bourreau de ta mère…

» Moi, de Scipion et de son père, race infâme, que moi… fille du peuple, j’ai juré de poursuivre jusqu’à la mort. »

Martin, remontant éperdu dans le cabriolet de place qui l’avait amené, se fit conduire à toute bride rue du Marché-Vieux.

Avant de suivre Martin dans sa course éperdue, disons que Basquine, en sortant de chez elle pour monter dans le fiacre qui l’attendait, s’était d’abord rendue chez la mère de Raphaële ; là, elle avait fait demander par le cocher, si Mme Wilson ne venait pas de sortir avec M. le vicomte Scipion. Une réponse affirmative ayant été donnée, Basquine s’était fait conduire chez le comte Duriveau ; et, bien certaine qu’il serait chez lui, attendant son fils, elle avait fait remettre par le cocher une lettre écrite d’avance, et qui devait être à l’instant même portée au comte.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Allez chez Mme Wilson, vous apprendrez que Scipion vient de sortir avec elle… abusant de sa confiance, il la conduit rue du Marché-Vieux, pour se venger de vous

» Souvenez-vous de la princesse de Montbar, et devinez le reste…

» Tel père, tel fils. »

Puis, cette lettre confiée au concierge de l’hôtel du comte, Basquine avait ordonné à son cocher de la mener rapidement rue du Marché-Vieux, pendant que Martin s’y rendait de son côté en toute hâte.

En parcourant ce même chemin que, plusieurs années auparavant, il avait suivi, amenant un vengeur à Mme de Montbar, attirée dans un piège odieux, tendu par M. Duriveau, Martin se croyait sous l’obsession d’un rêve pénible. Par quelle fatalité, se demandait-il, cette même maison, et sans doute le même appartement qui avait été le théâtre d’une action infâme du comte Duriveau, devait-il être aussi le théâtre de la vengeance de Basquine ?

Bientôt, Martin se souvint avec effroi que, lors de sa dernière entrevue avec Basquine, il lui avait raconté (selon son habitude de ne rien cacher à ses deux amis d’enfance, sur la discrétion absolue desquels il avait cru jusqu’alors pouvoir justement compter) il avait, disons-nous, raconté à Basquine comment il était parvenu à sauver Régina de l’horrible guet-apens où elle avait failli être victime du comte Duriveau.

Martin alors supposa (il ne se trompait pas) que cette confidence avait plus tard donné à Basquine la pensée de la terrible vengeance qui devait s’accomplir à ce moment.

Quelques secondes avant que le cabriolet qui le conduisait à toute bride, se fût arrêté devant l’allée de la maison de la rue du Marché-Vieux, Martin, à la faveur de la faible clarté d’un réverbère lointain, vit une femme sortir en courant de cette maison fatale… et bientôt disparaître dans la brume obscure où était plongée l’autre extrémité de la rue.

Cette vision soudaine disparut si rapidement, qu’il fut impossible à Martin de distinguer la figure ou la taille de cette femme, et de reconnaître si c’était ou non Basquine…

Le cabriolet ayant atteint la maison, Martin sauta à terre, trouva la porte entr’ouverte ; il la poussa si brusquement qu’en retombant elle se referma d’elle-même, le pêne de la serrure ayant joué par ce choc.

Sans s’inquiéter de cet incident, Martin traversa l’allée noire, et gravit précipitamment l’escalier au milieu des ténèbres ; ses pressentiments lui disaient que la scène de vengeance à laquelle Basquine le conviait, se passait au troisième étage… dans ce même lieu où le capitaine Just avait arraché Régina des mains de M. Duriveau.

À son grand étonnement, Martin n’entendit pas le moindre bruit en approchant de cet appartement ; enfin il toucha le palier… une pâle lumière, s’échappant de la porte ouverte, le guida… il traversa la première pièce…

Mais frappé d’horreur, d’épouvante, il fut forcé de s’arrêter au seuil de la seconde chambre… et de rester un instant dans l’ombre, appuyé au chambranle de la porte ; il se sentait défaillir, incapable de faire un pas.

Voici… le tableau qui s’offrit aux yeux de Martin :

Scipion, livide, moribond, sans mouvement, les cheveux souillés du sang qui, d’une large blessure béante à la tempe droite, coulait lentement sur sa joue, était couché sur un lit.

Agenouillé au chevet de ce lit, les mains jointes, se tenait le comte Duriveau ; son gilet blanc était ensanglanté, et son visage, baigné d’une sueur froide, était plus livide encore que celui de son fils agonisant.

Vers le milieu de la chambre, on voyait une lourde chaise de bois à demi brisée, au milieu d’une mare de sang, à côté d’un châle appartenant à Mme Wilson.

En face de la porte où se tenait Martin presque défaillant, les figures de Basquine et de Bamboche se dressaient immobiles, pâles, implacables, et se détachant à demi sur les ténèbres de la pièce voisine où ils se tenaient silencieux, à deux pas du seuil de la porte.

Le comte ne les avait pas aperçus… Ses yeux fixes, ardents, malgré les larmes dont ils étaient voilés, s’attachaient sur les yeux mourants de son fils ; la bouche de M. Duriveau, entr’ouverte par une contraction spasmodique de la mâchoire, semblait ne plus pouvoir se refermer ; il laissait échapper des sanglots convulsifs, strangulés, seul bruit qui rompît çà et là l’effrayant silence de cette scène…

La figure de Scipion, quoique déjà marquée de l’empreinte de la mort, était encore charmante… Ses lèvres, froides et bleuâtres, s’agitant faiblement sous sa petite moustache blonde, semblaient chercher un dernier sourire sardonique, et découvraient ses dents du plus pur émail. Il appuyait sa tête sur son bras replié… et sa main, délicate et blanche comme la main d’une femme, disparaissait à demi parmi ses cheveux châtains, dont parfois elle étreignait quelques boucles soyeuses, cédant ainsi aux crispations machinales de l’agonie.

Enfin… le comte Duriveau fit un violent effort pour prononcer quelques paroles, et ces mots entrecoupés sortirent de ses lèvres tremblantes.

— J’ai tué… mon fils… j’ai tué mon fils…

Cela était affreux… On eût dit que ce misérable, dans l’espèce de délire où il demeurait plongé, prononçait forcément, fatalement, ces paroles… et qu’il n’en trouvait pas d’autres… car il répéta une troisième fois en secouant convulsivement la tête :

— J’ai tué mon fils… j’ai tué mon fils…

À ce moment, les yeux de Scipion, jusqu’alors mourants, demi-clos, s’ouvrirent tout grands… et pendant quelques secondes une dernière étincelle de vie et de jeunesse rendit ce regard plus limpide, plus brillant, plus beau, qu’il n’avait jamais été…

À mesure que les yeux de Scipion s’ouvraient davantage, ceux de son père, qu’ils semblaient attirer par une sorte de fascination, s’agrandirent aussi, et s’arrondirent d’une manière si effrayante, que la pupille s’entoura d’un cercle de blanc.

Les lèvres de Scipion s’agitèrent alors faiblement comme s’il eût voulu parler.

Le comte s’en aperçut, et murmura ces paroles, les seules… toujours les seules, qui venaient à son esprit troublé :

— Il va me dire : Tu as tué ton fils ! tu as tué ton fils !

Scipion se prit bientôt à sourire d’une façon étrange, et dit d’une voix de plus en plus affaiblie, qui expira avec son dernier soupir :

— Tu m’as… tué… mais… c’est égal… j’ai gagné… Tu n’épouseras pas… Madame… Wilson… c’est ta faute… Je suis… ton exemple… j’ai fait ce que tu as fait… tu sais… la princesse… de Montbar… Dis donc, qui aurait cru pourtant que le jeune père… deviendrait le père assassin, c’est drôle… Je vais… conter ça… à grand papa Du-Riz-de-veau

Au seuil de l’éternité, cet indomptable et malheureux enfant terminait sa courte vie par un dernier sarcasme.

— Scipion… mon fils… ne meurs pas ! — s’écria le comte d’une voix terrible, car la réalité le rappelait à lui.

Et se jetant à corps perdu sur le cadavre de son fils, il couvrit son visage, ses cheveux, ses mains, de baisers insensés.

Un souvenir fugitif comme l’éclair vint rappeler à la pensée de Martin, comme contraste d’un redoutable enseignement, la mort sublime du docteur Clément… les paroles remplies de grandeur et de sérénité que lui et son noble fils avaient échangées à cette heure solennelle !!…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Martin restait pétrifié d’épouvante ; Basquine et Bamboche, qui du fond des ténèbres où ils se tenaient, venaient d’apercevoir leur compagnon d’enfance… muets… effrayants… l’œil sec et ardent, lui montraient d’un geste impitoyable ce malheureux père se roulant sur le corps inanimé de son fils…

Cette froide férocité exaspéra Martin et l’arracha de sa stupeur :

Traversant rapidement la chambre sans être aperçu du comte qui, éclatant en sanglots déchirants, en cris inarticulés, se tordait sur le lit, ses lèvres collées au visage glacé de son fils, Martin, saisissant Basquine par le bras, s’écria d’une voix basse, mais pleine de colère, d’indignation et de menace :

— Non, vous n’insulterez pas par votre présence à la douleur… aux remords de ce père qui a tué son fils… Basquine… vous vous êtes fait une arme homicide d’un secret que je vous ai confié… comme à une sœur… C’est infâme…

— Frère… je te vengeais… aussi… — répondit sourdement Basquine.

— Non, vous n’aurez pas la force de rester là… pour que ce malheureux vous voie… vous, la cause de ce crime affreux ! — s’écria Martin d’une voix à la fois si déchirante… si suppliante, quoique contenue, que Basquine, déjà atterrée du reproche de Martin, se recula plus profondément encore dans l’ombre de la seconde pièce… de façon à ne pouvoir être aperçue par le comte… tandis que Bamboche, les bras croisés sur sa large poitrine, continuait de contempler cette horrible scène avec une joie sauvage.

Soudain, un bruit sourd et encore confus qui semblait gronder au dehors de la maison, arriva jusque dans l’appartement ; bientôt après, des coups violents ébranlèrent la porte de l’allée, porte qui s’était refermée sur Martin.

Ce bruit n’attira pas l’attention du comte Duriveau, presque fou de douleur, de désespoir ; serrant toujours entre ses bras le corps inanimé de son fils, il poussait des gémissements convulsifs, des cris déchirants, inarticulés ; mais Bamboche, sans cesse en éveil, au premier retentissement des coups de plus en plus violents qui ébranlaient la porte, rejoignit Basquine au fond de la pièce où elle s’était retirée, obéissant aux ordres de Martin ; puis, entr’ouvrant une des fenêtres qui donnaient sur la rue, le bandit s’écria :

— La garde !! je suis pris… La police était à ma piste… on m’aura reconnu… et suivi pendant mon trajet de chez Basquine ici… S’ils m’arrêtent… — dit-il avec un ricanement féroce et ouvrant un large couteau poignard, — ça leur coûtera bon !

— Un meurtre ! — s’écria Martin en courant au bandit, — un meurtre… toi… jamais !

— Je suis à mon second ! — dit Bamboche avec une effrayante ironie en se dégageant de l’étreinte de Martin.

— Il est donc vrai !.. tu étais justement poursuivi… — murmura Martin, anéanti. — Tu as tué !!

— Mais, ce meurtre ? dit Basquine à Bamboche, en frémissant, — car il lui avait caché ce crime, afin d’obtenir un refuge chez elle, — ce meurtre… c’était pour te défendre ? dans une rixe ?

— J’ai tué deux fois… et pour voler, — répondit Bamboche d’une voix brève. — Maintenant, un de plus… deux de plus… pour me sauver… tant pis ! on ne me coupera le cou qu’une fois… Adieu, mes amis, je vous ai revus… Votre main… et en avant !

Basquine et Martin, frémissant d’épouvante, repoussèrent la main que Bamboche leur tendait.

— Ah ! — dit le bandit avec une émotion farouche, — l’assassin… vous fait horreur… vous ne voulez pas seulement toucher sa main… Tant mieux… ça va me rendre féroce comme un tigre… je tuerai pour tuer…

Tout-à-coup, au milieu du tumulte qui redoublait au dehors, l’on entendit les voix des gens de justice crier :

— Au nom de la loi !… ouvrez… ouvrez…

— Oh ! mon Dieu ! — s’écria Martin frappé d’une idée subite, — c’est horrible… ce malheureux… qui vient de tuer son fils… on va l’arrêter tout couvert… de son sang…

— Arrêté avec un comte… assassin !… Quel honneur pour moi ! — s’écria Bamboche avec un éclat de rire diabolique.

Malgré l’espèce de délire où il était plongé, M. Duriveau, rappelé à lui par le bruit toujours croissant qui se faisait au dehors, se redressa brusquement du lit de mort de son fils, écouta ; puis apercevant Martin qui, éperdu, sortait de la chambre sans issue où se tenaient encore Basquine et Bamboche :

— Martin, — s’écria le comte en se reculant avec stupeur, — vous ici !…

— La garde est en bas… — s’écria Martin ; — elle va monter…

— Ah !… j’ai tué mon fils… — murmura M. Duriveau en frissonnant, — l’échafaud m’attend !!…

— Et la fuite… impossible… — reprit Martin, désespéré.

— Oh ! sauvez-moi !… — murmura le comte dans le premier égarement de son épouvante, — sauvez-moi !… vous êtes aussi mon fils, vous ! Ce n’est pas pour insulter à mon désespoir… à mon crime… que vous êtes venu là. J’ai appris à vous connaître ; vous êtes généreux. Vous êtes ici, c’est pour me sauver… n’est-ce pas ? Vous avez été secourable à tant d’autres… ayez pitié de moi. Oh ! l’échafaud ! Eh bien ! oui, je suis lâche… j’ai peur… je vous implore…

— La porte est enfoncée, — s’écria soudain Martin ; — le malheureux… est perdu !

En effet, la porte venait de céder ; le bruit du tumulte extérieur, jusqu’alors amorti par cet obstacle, fit, pour ainsi dire, explosion dans l’escalier, dont les marches inférieures résonnèrent bientôt sous des pas précipités.

— Ils montent ! — s’écria Martin en prêtant l’oreille.

— Ah !… ils s’arrêtent au premier… Mais ils vont venir ici… Oh ! ne pouvoir sauver ce malheureux… sauver mon père de l’échafaud !!!

Il y eut dans l’accent de Martin, lorsqu’il prononça ces mots, quelque chose de si déchirant, que le comte, se jetant pour la première fois dans les bras de son fils, reprit, non plus avec abattement et terreur, mais avec fermeté :

— Oui, je suis… votre père… je vous le dis… devant le cadavre de ce malheureux enfant… doublement ma victime… oui, je suis votre père… et du moins, cette dernière fois, vous ne rougirez pas de moi…

— Que faites-vous ? — s’écria Martin en voyant le comte se diriger vers la porte. — Ils sont maintenant au second étage… qu’ils visitent. — Les entendez-vous ? Où allez-vous ?

— Me livrer… avouer mon crime… Le sang que j’ai versé doit retomber sur ma tête, — dit le comte avec une résignation pleine de courage et de majesté.

— Allons, mon fils… — reprit-il, — allons… votre bras… Ce n’est pas le cœur… ce sont les forces… qui me manquent…

À peine le comte venait-il de prononcer ces mots en se dirigeant vers la porte, que Bamboche, jusqu’alors resté inaperçu dans l’ombre de la pièce voisine, en sortit rapidement, et dit à M. Duriveau, d’un ton rempli de dignité qui contrastait étrangement avec la brutalité ordinaire de son langage :

— Monsieur, ce n’est pas le comte Duriveau que je vais sauver de l’échafaud… c’est le père de Martin…

— Que veux-tu faire ? — s’écria celui-ci, — où vas-tu ?

— Dire que j’ai tué le vicomte… On me croira… j’entre ici pour voler, vais-je dire… il était avec une femme, ils crient… je l’assomme d’un coup de chaise ; cinq minutes après, son père qui le cherchait pour le faire emprisonner, arrive ici… il voit son fils sanglant, se jette sur lui, et… voilà pourquoi ton père a du sang à son gilet.

— Accepter de vous un tel sacrifice, — s’écria le comte, — jamais…

— Explique lui donc vite que j’en ai déjà tué deux, — dit Bamboche à Martin, — un de plus ne fait rien, je n’ai qu’une tête à couper… Adieu, frère… une dernière prière (et deux larmes mouillèrent les yeux féroces du bandit)… Viens avec Basquine la veille du jour… (et il porta la main à son cou)… tu comprends… encore adieu, frère…

Et, avant que le comte et Martin eussent pu faire un mouvement, Bamboche s’élança dans l’escalier, comme s’il avait eu l’espoir de s’échapper en se frayant un passage à travers les gens de police et les soldats dont il trouva une partie sur le palier du second étage, éclairé par plusieurs lumières. — Le voilà… je le reconnais… arrêtez-le, — s’écria un agent, à la vue de Bamboche qui, pâle, la tête nue, les vêtements en désordre et brandissant son couteau, se précipita d’un bond sur le groupe, blessant légèrement un agent, non par férocité, — car je pouvais le tuer, — dit-il plus tard à Martin, — mais je voulais rendre la scène plus vraisemblable. — Bamboche, malgré son énergique résistance, qu’il savait d’ailleurs devoir être vaine, fut facilement terrassé et garotté ; puis pendant quelques moments de calme qui suivirent son arrestation, il dit avec son affreux cynisme :

— Maintenant, causons. J’avoue les deux meurtres dont je suis accusé, et, de plus, un troisième…

— Un troisième meurtre ! — s’écria le magistrat qui accompagnait la force armée, — un troisième meurtre !

— Oui, un petit jeune homme. Il était ici en rendez-vous avec une femme. Je suis entré dans cette maison pour voler, j’ai surpris les amoureux, ils ont eu peur, ils ont crié au voleur. Pour faire taire le jeune homme, je l’ai assommé à coups de chaise. Et voilà !

— Mais où cela s’est-il passé, misérable ? — s’écria le magistrat.

— D’ailleurs je suis fâché d’avoir été si brutal, — dit Bamboche sans répondre à la question qu’on lui faisait, — car le père est arrivé… et voir ce père se jetant sur le corps de son fils, malgré moi, ça m’a fait mal.

— Mais où cela s’est-il passé ? — reprit le magistrat.

— En haut… au troisième, — dit Bamboche, — vous y trouverez le père. Il paraît qu’il épiait son fils et qu’il aura voulu le surprendre avec cette femme, car il est arrivé lui et un autre homme, au moment où je venais de faire le coup ; ils n’ont pensé qu’à tâcher de secourir le petit jeune homme, le père s’est jeté sur lui… même qu’il s’est tout abîmé de sang… Moi, j’ai filé… vous m’avez pincé… mon affaire est claire… mais je ne bouderai pas devant la guillotine…

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Il est inutile de dire que, grâce au sang-froid et à l’incroyable présence et ressource d’esprit de Bamboche, servies d’ailleurs par la vraisemblance de ses aveux, et par une partie réelle de ses assertions, le crime du comte Duriveau ne fut pas un instant soupçonné ; son trouble, sa pâleur, l’embarras même de ses réponses aux premières questions du magistrat, que celui-ci d’ailleurs ne poursuivit pas, par un sentiment de convenance et de pitié pour une si grande infortune, furent attribués à la terrible émotion où ce malheureux père devait se trouver en suite du meurtre de son fils.

En demandant et en obtenant un ordre d’emprisonnement contre Scipion, le comte n’avait pas caché qu’il voulait soustraire son fils à l’influence d’une passion dangereuse ; il parut donc très-naturel que le vicomte, se voyant sur le point d’être arrêté dans la maison de Basquine, se fût échappé de chez elle, et fût venu l’attendre dans cette demeure obscure et isolée. Ainsi s’expliquait encore la présence de Basquine sur le théâtre du crime, puis plus tard aussi la venue du comte qui avait pu être instruit de l’endroit où s’était caché son fils pour fuir la prison.

Enfin, comment penser qu’au lieu de croire aux aveux si probables d’un brigand déjà coupable de deux meurtres, on pouvait songer à accuser du meurtre de son fils un homme considérable, posé dans le monde, comme l’était le comte Duriveau, et par ses relations et par sa fortune immense.

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Le procès de Bamboche s’instruisit rapidement ; déclaré coupable de trois meurtres, le bandit fut condamné à la peine de mort.

Ni Martin ni Basquine n’avaient oublié la promesse faite à leur compagnon d’enfance.

La veille du jour de l’exécution, les trois amis, grâce à une permission spéciale, devaient une dernière fois se réunir dans la cellule où Bamboche attendait la mort.




CHAPITRE XIV.


les trois amis d’enfance.


La cellule où se trouvait Bamboche était meublée d’un lit de fer, d’une table et d’un banc scellés aux dalles du sol. Derrière la porte épaisse, on entendait les pas mesurés d’une sentinelle. Basquine et Bamboche étaient réunis depuis un quart-d’heure environ, lorsque la porte du cabanon s’ouvrit, et le geôlier introduisit Martin auprès du condamné.

Depuis l’arrestation de Bamboche, rue du Marché-Vieux, Martin n’avait pas revu les deux compagnons de son enfance ; il ne put s’empêcher de fondre en larmes, lorsqu’il répondit à leur cordiale étreinte. Après cette première émotion sincèrement partagée par les trois acteurs de cette scène, Martin dit à Basquine :

— D’après ta lettre, j’étais allé pour te prendre chez toi…

— J’avais mes raisons, mon bon Martin, pour te devancer ici, — dit Basquine en échangeant un regard mystérieux, étrange… avec Bamboche ; — c’est un secret dont tu auras plus tard l’explication.

— Avant toute chose, — dit vivement Bamboche à Martin, — Bruyère ?… ma fille ?

— Elle va bien, — répondit Martin — j’ai été la chercher dans le refuge où Claude Gérard l’avait fait se cacher pendant qu’on la croyait noyée. Une brave fille de ferme lui portait chaque jour quelque nourriture dans cette retraite. L’innocence de Bruyère a été si évidente, que l’accusation d’infanticide est tombée d’elle-même.

— Et maintenant où est-elle, la pauvre enfant ? — demanda Bamboche.

— Auprès de ma mère et de M. Duriveau, — répondit Martin.

— Allons, son sort ne m’inquiète plus, — dit le condamné d’une voix légèrement émue, — et elle ne sait… rien… de moi, n’est-ce pas ?

— Rien… ma mère… la comble de soins… de tendresse pendant ses moments lucides…

— Comment ! — dit Basquine, — la folie… de ta pauvre mère ?…

— Après une crise léthargique, tellement prolongée qu’on l’a crue morte… — reprit Martin, — ma mère est revenue à la vie… mais sa raison, à peine raffermie, s’est altérée de nouveau… moins gravement, il est vrai, que par le passé… Maintenant… son aberration consiste à rester quelquefois un jour entier dans un état de morne stupeur, pendant laquelle, insensible à tout ce qu’on lui dit, elle ne prononce pas une parole. Ces accès passés, — reprit Martin, — elle revient à son bon sens.

— Et ton père ?… — demanda Basquine.

— En huit jours, ses cheveux sont devenus blancs, — dit Martin, — il a pour jamais quitté Paris ; il a fait transporter en Sologne le corps de Scipion… et depuis… M. Duriveau n’a pas quitté le pays… où il se fixe pour toujours.

— Et maintenant, comment est-il pour toi ? — dit Bamboche, — pour ta mère ?

— Il a fait publier les bans de son mariage avec elle, — dit Martin.

— Quoique l’esprit de ta pauvre mère ne soit pas encore remis ? — dit Basquine étonnée.

— Oui… répondit Martin. — « Ma cruauté lui a fait perdre la raison, — a dit M. Duriveau, — je dois tâcher de la lui rendre à force de soins affectueux… Je l’ai déshonorée… je dois lui rendre l’honneur en lui donnant mon nom. »

— Quel changement ! — dit Basquine avec un sourire amer, et elle ajouta froidement : — Et Mme Wilson ?

— Elle est partie en Angleterre avec sa fille… — répondit tristement Martin, — mais il lui reste peu d’espoir de conserver cette infortunée… Raphaële se meurt…

— Et Claude Gérard ?… — demanda Bamboche.

— Il ne quitte pas ma mère et M. Duriveau. Celui-ci lui a fait humblement la réparation la plus éclatante… Claude… revenu de la misanthropie farouche où l’avaient jeté d’indignes persécutions, n’a pu être insensible à l’horrible douleur, aux remords incessants de M. Duriveau, qui cherche sa seule consolation dans une expiation qu’il veut grande et féconde ;… il a les projets les plus vastes, les plus généreux pour le bonheur de cette contrée qui lui appartient presque tout entière, et que la maladie et la misère décimaient depuis si long-temps.

— Je dis comme Basquine : quel changement ! — reprit Bamboche ; puis il ajouta, avec un affreux ricanement : — Ce que c’est que de tuer son fils, pourtant !! il n’y a rien de tel pour moraliser un homme.

— Tu es toujours le même… — dit tristement Martin à Bamboche. — À cette heure encore !…

— Pardieu ! à cette heure, surtout — dit le brigand en éclatant de rire. — Parce qu’on me coupe le cou demain, tu veux que ça me rende aujourd’hui bonhomme… et vertueux.

— Tu te calomnies, encore, dit Martin, — ton dévoûment pour mon père a été admirable.

— Le beau mérite ! j’étais pris tout de même.

— Et lorsque chez le docteur Clément, afin de ne pas me faire accuser, tu as renoncé au fruit du vol que tu venais de commettre… cela encore était beau et bien… Qu’à ce moment suprême, ces bons souvenirs te consolent au moins !

— Bah… ces beaux sentiments-là ne m’ont pas empêché de tuer à coups de hache un vieillard et sa femme pour leur voler vingt-trois francs…

— Mais de ce crime affreux… tu te repens ? — s’écria Martin.

— Pas du tout… j’avais faim… j’avais froid ; avec ces vingt-trois francs, j’ai acheté une roulière et j’ai vécu huit jours…

— Écoute… mon pauvre Martin, — dit Basquine à son compagnon qui frémissait d’un tel endurcissement, — si je voulais excuser Bamboche, je te dirais : toi-même… malgré les enseignements de Claude Gérard… malgré la bonté, l’élévation naturelle de ton cœur, après quatre jours d’une lutte affreuse contre la faim, le froid… le manque de travail, n’as-tu pas… dans ton désespoir, failli devenir complice du cul-de-jatte ?…

— C’est vrai, — dit Martin avec accablement.

— Et plus tard, reconnaissant l’impossibilité matérielle de vivre, — reprit Bamboche, — mais reculant devant le suicide, n’as-tu pas attendu la mort dans une cave ?… Eh bien ! moi qui ai vu mon père mourir sans secours, au fond des bois, et déchiqueté par les corbeaux ; moi qui, au lieu d’avoir eu Claude Gérard pour Mentor, ai joui des conseils paternels du cul-de-jatte et de la Levrasse, moi qui ai été achevé par une éducation de prison, moi qui enfin ai été élevé en loup… en loup j’ai vécu ;… en loup je meurs, en mordant les barreaux de ma cage… Je ne mérite ni ne demande intérêt ou pitié : comme j’ai commencé… je finis… on me coupe le cou… on fait bien, on le peut… Dans mon enfance, la société m’a traité en chien perdu… quand j’ai eu des crocs, je l’ai traitée en chien enragé… c’était fatal… voilà tout.

En prononçant ces dernières paroles, le rire de Bamboche était contracté, presque douloureux.

Était-ce douleur morale, douleur physique ? Martin ne put le deviner ; il remarqua seulement que la pâleur de Bamboche semblait augmenter encore.

— Il ne faut pas oublier, vois-tu, mon pauvre Martin, — reprit Basquine, toujours impassible, — que Bamboche et moi nous avons été viciés, corrompus, dès l’enfance, et plus tard… abandonnés à tous les hasards du vice et de la misère !

— Et pourtant, — reprit Martin avec amertume, — vous deux aussi… vous auriez pu être sauvés… j’en atteste… les jours que nous avons passés… dans notre île… vous en souvenez-vous encore ?… Qui aurait dit, mon Dieu !… lorsque par ces belles nuits d’été, nous écoutions tous deux la voix inspirée de Basquine, en appelant de tous nos vœux une vie honnête, laborieuse… qu’un jour… tous trois… nous nous retrouverions… hélas ! au sinistre rendez-vous d’aujourd’hui !

Et Martin ne put retenir ses larmes.

À ce moment, Bamboche, dont la pâleur avait paru redoubler depuis quelques instants, s’interrompit. Sa figure farouche se contracta de nouveau ; il éprouvait une pénible oppression.

— Qu’as-tu ?… — lui dit vivement Martin.

— Rien… — reprit le brigand en échangeant de nouveau un singulier regard avec Basquine. — Je suis de fer… tu sais, — ajouta-t-il en s’adressant à Martin et lui tendant la main ; — mais toi seul… et Basquine, vous mordez sur ce fer… et vous voir là… tous deux aujourd’hui… quand demain… enfin ça remue même le bronze… mais ça passe… c’est passé.

— Ta main est glacée… — s’écria Martin en retenant entre les siennes la main que le bandit lui avait donnée.

— À mains fraîches, chaudes amours… tu sais le proverbe, — dit Bamboche en riant, et il retira brusquement sa main de celle de Martin.

— Cela n’a rien d’étonnant… moi aussi j’ai les mains froides, — dit Basquine, — tiens…

— Glacées aussi, — reprit Martin de plus en plus étonné.

— C’est tout simple, — dit tranquillement Basquine, — l’émotion…

— Pardieu, oui… l’émotion… — reprit Bamboche, et ses traits redevinrent calmes.

Malgré ces rassurantes paroles, Martin ressentit une angoisse vague, inexprimable ; il crut voir sur le front de la jeune fille des plissements brusques, convulsifs, comme si elle avait parfois lutté contre une vive douleur… et pourtant Basquine parlait avec une ironie froide et placide…

— Veux-tu, mon bon Martin, — reprit-elle après un moment de silence, — une dernière preuve de cette vérité : que notre enfance et notre première jeunesse à moi et à Bamboche ayant été viciées, gangrenées par d’horribles dépravations, nous sommes fatalement devenus incurables ?… c’est que j’ai au cœur autant de haine, autant de désespoir que lui.

— Toi… — s’écria Martin — toi, comblée de tous les dons de la jeunesse, de la beauté, de la fortune, du génie ! toi, dont la gloire retentit d’un monde à l’autre… Ah !… c’est blasphémer que parler ainsi ! Bamboche a du moins pour excuse l’atmosphère corrompue où il a été forcé de vivre ! Il a pour excuse la misère, l’avilissement, la honte de soi, le mépris dont on est abreuvé, implacables ressentiments qui, noyant le cœur de fiel et de haine, vous exaspèrent ; qu’il exècre ce monde qui l’a abandonné dès son enfance à toutes les fatalités du mal… il paie de sa tête le droit de le maudire, ce monde !! mais toi…… toi… qui, après une première jeunesse cruellement souillée, torturée, je le sais… es arrivée, en deux ans à peine, au comble de la fortune et de la renommée… toi… à qui ce monde prodigue l’or, les triomphes, les ovations, qu’il n’accorde pas même aux souverains… comment oses-tu parler de haine, de désespérance, lorsque tu ne devrais respirer qu’amour, mansuétude et reconnaissance ?

Basquine avait écouté Martin avec un calme sardonique, échangeant parfois un regard avec Bamboche qui, pour cacher peut-être ses douleurs, s’était accoudé sur la table, appuyant sur ses deux mains son large front, que parfois perlaient çà et là les gouttes d’une sueur froide…

Basquine dit en souriant à Martin :

— Ainsi… je te parais un monstre d’ingratitude envers ma brillante destinée ?

— Non… — reprit Martin avec une douloureuse amertume, — tu dois être si horriblement malheureuse… que je n’ai plus le courage de te blâmer…

— Malheureuse… oui… — dit Basquine de sa voix nette et tranchante, — oui, je suis malheureuse, autant et plus que je ne l’ai jamais été autrefois…

Martin n’ayant pu retenir un geste d’indignation pénible, la jeune fille reprit :

— Ainsi… tu crois, toi, qu’il suffit de quelques bouquets, d’un peu d’or, d’un peu de génie, d’un peu de renommée, qu’il suffit… de beaucoup de tout cela, même, si tu veux… pour purifier tout-à-coup-une âme et un corps qui, pendant seize ans, ont traîné… dans toutes les fanges de la misère et du vice ?…

Martin regarda Basquine avec effroi… il ne trouva pas un mot à répondre ;… elle continua :

— Ainsi… parce que la foule m’aura crié bravo… parce que quelques grandes dames, quelques reines… m’auront dit : ma chère amie… vous êtes sublime ! parce que tous les hommes que j’ai connus, des plus obscurs jusqu’aux rois… m’auront dit ou écrit en résumé ceci : vous êtes belle, adorable… inimitable… voulez-vous que je sois votre amant ? tu crois que cela m’a empêché d’avoir été prostituée à huit ans… et deux ans plus tard, d’avoir été le jouet… la victime, et pis que cela (puisque je ne me suis ni enfuie, ni tuée), la complice des monstrueuses dépravations du duc de Castleby ?…

Martin, de plus en plus épouvanté, commençait d’entrevoir une partie de l’affreuse vérité… qu’il avait plus d’une fois pressentie ; mais cette vérité lui semblait si désespérante, qu’il s’était toujours efforcé d’en détourner sa pensée.

— Voyons !… crois-tu qu’il a suffi d’un bain d’or ou de la fumée de l’encens qu’on brûlait à mes pieds pour me purifier de telles souillures ? — reprit Basquine avec ce calme glacial qui rendait sa parole si poignante, — crois-tu qu’elle n’est pas corrosive, incurable, cette lèpre de l’âme que l’on gagne forcément en étant saltimbanque ? vagabonde ? voleuse ? chanteuse des rues ou figurante à dix sous ?… crois-tu que cela n’engage pas l’avenir que de livrer son corps sans amour, même sans désirs… car une dépravation précoce avait tué mes sens avant même qu’ils fussent éveillés… et je n’ai jamais été qu’un marbre vivant.

— Oh mon Dieu !… mon Dieu !… ces révélations, c’est affreux.

— Tu m’as crue redevenue vierge peut-être, — continua la malheureuse fille avec son implacable ironie, — comme si tu ne savais pas que, belle, jeune, sans ressources, je devais être forcée d’abandonner mon corps aujourd’hui pour du pain, demain pour obtenir de coucher une nuit dans un garni, pêle-mêle avec des voleurs et des filles ? une autre fois pour obtenir du maître d’une taverne la permission de chanter dans son bouge, ou d’un directeur de théâtre la faveur de monter sur ses planches !… Et cela n’avilit pas… et à tout jamais ? Et l’atmosphère de la gloire, comme tu dis, suffirait à dissiper ces souvenirs qui vous rongent ? à vous faire faire peau neuve ? à vous faire suer cette lèpre ? Non ! non !

— Maintenant, — reprit Martin avec accablement, — je comprends…

— Et d’un pareil avilissement à la méchanceté, à la haine, au désespoir, y a-t-il donc si loin ? — s’écria Basquine en s’exaltant davantage. — Tu viens me parler de mansuétude, d’amour, de reconnaissance pour ce monde qui me couvre d’or, de bouquets et de bravos, parce que mon chant et ma figure charment ses yeux et ses oreilles. Que demain je sois laide et sans voix, qu’aurait-il pour moi, ce monde aujourd’hui à mes pieds ? dédain et oubli. Il m’a pris comme on ramasse une fleur sur son chemin, sans s’inquiéter si elle a poussé sur un sol vierge ou sur un fumier. La fleur fanée, on la jette avec indifférence.

— Mais enfin… la gloire ? — s’écria Martin, qui ne pouvait se résigner à admettre un incurable désenchantement au milieu d’une existence en apparence si heureuse, si brillante, — ces applaudissements de tout un peuple enivré.

Basquine haussa les épaules.

— Chez la Levrasse… dans mes ignobles scènes avec le pître, à l’âge de huit ans, n’ai-je pas été applaudie avec frénésie, n’ai-je pas aussi fait fureur ? ne s’est-on pas aussi battu pour moi à la porte de nos tréteaux ? Et encore… va, crois-moi, les bravos des mains gantées de blanc m’ont semblé plus tard moins retentissants que les bravos des mains calleuses qui applaudissaient mon enfance.

— Mais la conscience d’être un artiste sublime ! — s’écria Martin. — Sur ce légitime orgueil, tu n’étais pas du moins blasée.

Basquine éclata de rire.

— Oui… je me suis dit cela plusieurs fois ; il l’a bien fallu… En vérité, je suis une artiste sublime… évidemment j’ai un talent immense… Eh bien ! après ?…

Martin resta sans réponse devant ces mots ! — Eh bien ! après ?

Mots d’autant plus effrayants, que l’expression de dédain, de lassitude, avec laquelle Basquine les avait prononcés, prouvait qu’elle parlait sincèrement.

— Soit ! — continua-t-elle, — j’ai ressenti une fois, dix fois, si tu veux, ce que tu appelles un juste et noble orgueil à propos de mon génie… et puis, après ? n’est-ce pas toujours la même chose… la même glorification de soi, par soi, devant soi ?… Au bout de six mois, cela donne des nausées… à force de ridicule.

— Mais, — reprit Martin, disputant le terrain pied à pied, — si ton âme est aussi morte aux joies de l’orgueil, la gloire ne donne-t-elle pas de l’or ?

— De l’or ?… je n’ai pas besoin d’être parée pour être belle… et je n’ai personne à qui je veuille plaire… J’ai si long-temps souffert de la misère… que le nécessaire est une sorte de luxe pour moi. Pourtant j’ai voulu essayer de la magnificence ; au bout d’un mois j’en étais excédée… Qu’est-ce que la stupide jouissance du luxe auprès de l’enivrement de la gloire ?… et la gloire même ne m’enivrait plus.

— Mais avec l’or… on fait le bien…

— Eh ! mon Dieu, j’en ai fait du bien, et beaucoup ! Dès que j’ai été riche, je me suis mis en quête de ma famille… mon père et ma mère étaient morts… je n’ai retrouvé que deux frères et une sœur… les autres… morts aussi… ou disparus… on ne savait pas… Est-ce qu’on sait jamais ce que ça devient, des malheureux comme nous ? ça naît, ça meurt ; qui s’en inquiète ?… Mes deux frères et ma sœur ont eu par moi leur sort assuré ; à d’autres aussi j’ai donné, beaucoup donné… et puis un jour… de la charité, comme de la gloire… comme de l’or… j’ai dit : — Après ?

— Ainsi, — reprit Martin avec une stupeur douloureuse ; — ainsi, ton cœur, vicié dès l’enfance, et désormais fermé… à toutes les émotions pures, généreuses, fécondes… ne vit plus à cette heure que pour ce sentiment stérile, affreux comme la mort : — La haine !!

— Oui ! oh ! oui, long-temps je l’ai du moins goûtée, savourée, cette sauvage et âpre jouissance, — s’écria Basquine de plus en plus pâle, et dont le front commençait à se perler de sueur comme celui de Bamboche. Lui, le regard fixe, la tête appuyée dans ses deux mains, souriait parfois aux désespérantes paroles de Basquine avec un rire sinistre, souvent convulsif, douloureux, pendant que ses traits livides, contractés, s’altéraient de plus en plus ; mais Martin, pour ainsi dire palpitant sous l’obsession des terribles aveux de Basquine, ne s’apercevait pas de l’espèce de lente décomposition qui se manifestait sur la figure de Bamboche.

— Oui, long-temps je l’ai savourée, l’âpre et sauvage jouissance de la haine, — reprit Basquine. — Oh ! avec quelle joie j’ai charmé, séduit, enivré, pour la désespérer ensuite jusqu’à la mort… cette race maudite des Scipion et des Castleby !… Que de larmes, que d’affreux sacrifices, que de sang je lui ai coûtés à cette race infâme !… Mais… — ajouta Basquine d’un air sombre, — bientôt… ces ressentiments même, qui étaient toute ma vie, se sont affaiblis…

— Que dis-tu ? — s’écria Martin.

— Alors pour les raviver, — reprit Basquine, — je m’en allais seule… à pied, dans ces quartiers où nos pareils pullulent et disputent chaque jour leur vie à la misère et à tous les vices qu’elle engendre… Dans cet affreux spectacle, je retrempais vigoureusement ma haine ; je donnais là ce que j’avais d’or, et puis, le cœur gonflé de haine, je revenais attendre chez moi, dans mon salon, ces riches, ces heureux du jour… qui n’avaient que mépris ou dureté pour ces maux de nos frères, de nos sœurs… abandonnés ou misérables, comme nous l’avons été… Oh ! alors, je tirais de la race que je poursuivais, des vengeances féroces… l’avilissement, la ruine… le suicide… le meurtre du fils par le père ;… mais bientôt la lassitude… le dégoût… m’accablaient de nouveau. Alors, pour ne plus penser, je me livrais à l’engourdissement de l’opium.

— Oh infortunée ! infortunée ! — murmura Martin.

— Une dernière espérance m’avait soutenue, la vengeance que je devais tirer de Scipion et de son père, vengeance terrible… car c’était du même coup venger Bamboche… toi et moi… Cette œuvre sanglante, je l’ai accomplie… sans pitié… sans remords, et puis je suis retombée dans mon accablement, et plus que jamais… j’ai dit… je dis… gloire, amour, richesse, charité, vengeance… et pardonne ce blasphème, ô mon frère… amitiévanité… tout est vanité… je suis devenue dévote, tu le vois… sauf la religion, et… je…

Basquine ne put continuer : son énergie fébrile, soutenue par un incroyable courage… faiblit tout-à-coup ; ses yeux se troublèrent ; ses lèvres, déjà froides, devinrent violettes ; elle trembla convulsivement, ses dents s’entrechoquèrent.

— Mon Dieu, Basquine… qu’est-ce que tu as ? — s’écria Martin… en courant à elle, et l’aidant à s’asseoir sur le lit de la cellule ; — puis, de plus en plus effrayé, il ajouta : — Bamboche, mais vois donc… Basquine.

— Je la vois bien, — dit le bandit en abaissant ses mains qui jusqu’alors avaient à demi caché son visage, et il montra ainsi à Martin des traits déjà défigurés… par les approches de la mort.

— Ciel !… qu’avez-vous tous deux ? — s’écria Martin, — du secours !… du secours !…

— Silence, — lui dit Basquine en faisant un dernier effort pour mettre sa main glacée sur les lèvres de Martin. — Laisse-nous… Bamboche échappe à l’échafaud… moi… j’échappe à la vie !!!

— Ah ! c’est horrible… tous deux !!! — s’écria Martin bouleversé. — Le poison !!! peut-être !!!

— Oui, — dit Basquine, — dans une bague… que j’avais au doigt… Le geôlier n’a rien vu…

— Oh ! — s’écria Martin, — si jeune… si belle… mourir ainsi désespérée !  !

— Et à ce moment encore… et… plus amèrement que… jamais… je… dis : Après ?… — murmura Basquine d’une voix expirante.

— Adieu, Basquine, adieu, Martin, — ajouta Bamboche à l’agonie, — je meurs comme un chien, je ne crois… je n’ai cru à rien… mais j’ai été fidèle… aux… serments… de… notre… enfance.

Et écartant d’une main défaillante les revers de sa casaque de prison, il mit à nu sa large poitrine, sur laquelle on lisait ces mots tatoués en caractères indélébiles :

Basquine pour la vie. Son amour ou la mort. 15 février 1826. — Amitié fraternelle et pour la vie à Martin, 10 décembre 1827.

— Ah !… — s’écria Martin avec désespoir, — j’en atteste ce généreux sentiment d’amitié qui a toujours survécu en vous… vous étiez nés pour le bien… mais impitoyablement abandonnés, dès l’enfance, par une société marâtre… vous mourez ses martyrs !

— Frère… encore ta main, — dit Basquine en se renversant mourante sur le lit, — appelle maintenant au secours… tu le peux !…

Martin appela du secours en effet… ce secours fut vain.

Seul, le lendemain, à la nuit, Martin accompagnait au champ du repos éternel le double cercueil de Basquine et de Bamboche.




ÉPILOGUE

CHAPITRE XV.


l’expiation.


Plus d’une année s’était écoulée depuis la mort de Basquine et de Bamboche.

Le mois d’octobre touchait à sa fin.

Un voyageur qui eût, environ quinze mois auparavant, parcouru cette partie de la Sologne où s’est passée l’exposition de ce récit, et qui, à l’époque où nous sommes arrivés, aurait traversé cette même contrée, se serait demandé par quel prodige il la voyait, pour ainsi dire, complètement métamorphosée.

En effet, en quinze mois au plus, ces cinq ou six lieues de territoire, qui appartenaient à M. Duriveau, ce pays jadis si misérable, si désert, si inculte, si fiévreux, et tellement envahi par les eaux stagnantes, que leurs exhalaisons étaient devenues presque mortelles pour les rares habitants des métairies, ce pays, disons-nous, avait absolument changé non seulement d’aspect, mais, si cela peut se dire, de nature…

Plus de ces brumes humides, pestilentielles, qui couvraient, dans une immense étendue, ces landes à demi submergées sous les eaux croupissantes, plus de sol noirâtre, spongieux, couvert çà et là de chétives bruyères, dans lequel bêtes et gens enfonçaient jusqu’aux genoux ; plus de ces plaines sans fin, nues, arides, désolées, à travers lesquelles erraient çà et là quelques maigres bestiaux cherchant une pâture insuffisante au milieu des genêts et des ajoncs, pendant que de pauvres petits bergers, en haillons et tremblant la fièvre, traînaient leurs pas languissants à la suite de leurs chétifs troupeaux ; plus de ces marais à l’onde épaisse, immobile et couleur de plomb, où se reflétaient parfois les murailles crevassées de quelque misérable métairie, bâtie de boue, et couverte d’une toiture de chaume à demi effondrée…

Tout enfin, dans ce pays, en peu de temps, avait changé, tout… jusqu’à l’air que l’on y respirait… air, alors aussi salubre, aussi pur, aussi léger qu’il était autrefois pesant et méphitique.

Bientôt le voyageur aurait eu le secret de cette incroyable métamorphose, en remarquant de larges canaux maçonnés en brique, coupés çà et là par des ponts à la fois élégants et solides, sous lesquels coulaient incessamment des eaux abondantes, alimentées par des conduits souterrains, dont la pente, habilement calculée, amenait constamment dans ces canaux, artères principales, les eaux stagnantes qui, faute d’écoulement, submergeant, détrempant, pourrissant le sol, depuis des siècles, le frappaient d’infection et de stérilité.

Enfui, ô prodige du travail et de l’intelligence de l’homme ! secondées par le capital, ces eaux, naguères le fléau de ce pays, comptaient alors parmi sa richesse… Sortant des canaux, elles affluaient dans d’immenses bassins naturels formés par plusieurs étangs, conservés en raison de l’élévation relative de leur niveau ; puis, de là, remontant dans de vastes réservoirs, à l’aide de moulins à vent d’un mécanisme aussi simple qu’ingénieux[1], elles pouvaient se distribuer selon les besoins de l’agriculture, par mille conduits d’irrigation.

Ainsi ces terrains immenses que nous avons vus, au commencement de ce récit, boueux, méphitiques, incultes, étaient déjà complètement assainis, défrichés, et, dans beaucoup d’endroits, façonnés pour les ensemencements d’automne…

Et non seulement sur ces cinq ou six lieues carrées de territoire que possédait M. Duriveau, le sol avait ainsi été métamorphosé, mais encore les habitations,… et, chose plus admirable encore,… les habitants,… jadis si hâves et si maladifs, étaient devenus florissants de santé.

Sur toute l’étendue des immenses propriétés du père de Martin, on ne voyait plus une seule de ces métairies… ou plutôt de ces tanières horribles où s’étiolait une race abâtardie par les fièvres et par les plus dures privations.

Le petit village du Tremblay lui-même, composé d’environ deux cents masures non moins délabrées que les métairies, avait aussi disparu et ne contrastait plus par sa misérable apparence avec le magnifique château du comte Duriveau.

Ce château lui-même avait subi une complète transformation.

Le corps de logis principal avec ses deux ailes en retour était resté debout, et l’on avait prolongé ces deux ailes de façon à composer un immense parallélogramme, en les réunissant par de nouveaux bâtiments qui, faisant face au principal corps de logis, reliaient ainsi ces deux ailes à leur extrémité.

Une large galerie de briques suivant intérieurement les lignes de ce parallélogramme, formait terrasse au premier étage, et, au rez-de-chaussée, un abri qui permettait de circuler autour de ces vastes constructions, sans craindre le soleil ou la pluie.

Tout le terrain, renfermé dans l’intérieur des bâtiments, était distribué en un jardin d’agrément ; ses massifs, ses quinconces, divisés par des allées, aboutissaient tous à un rond-point où s’élevait une fontaine jaillissante ; cette espèce de monument de pierre et de fonte d’un style simple et sévère, se terminait par un ornement sphéroïde sur lequel on lisait en grandes lettres cette inscription, maxime favorite du docteur Clément, citée dans les Mémoires de Martin :

nul n’a droit au superflu
tant que chacun n’a pas le nécessaire.

La nuit, ce jardin, ces arcades, ainsi que les bâtiments, étaient éclairés par le gaz, dont la vive lumière rayonnait aussi çà et là, dans une partie du parc planté d’une futaie séculaire que l’on avait conservée et qui s’étendait derrière le château.

Enfin, à droite de ce parallélogramme, parmi de nombreux bâtiments ajoutés extérieurement, se dressaient les immenses cheminées de plusieurs machines à vapeur, destinées soit à abréger ou faciliter certains travaux, soit à élever dans de vastes réservoirs les eaux qui circulaient dans toutes les parties de cet immense établissement.

Nous l’avons dit, le mois d’octobre touchait à sa fin. Il faisait une de ces tièdes et charmantes journées assez fréquentes en automne.

Une voiture légère, espèce de phaéton, attelée de deux chevaux de modeste apparence, mais agiles et vigoureux, s’arrêta sur le point culminant d’une route nouvellement ouverte et d’où l’on découvrait les constructions dont nous venons de parler.

Un homme et une femme, jeunes encore, étaient dans l’intérieur de la voiture dont l’homme conduisait lui-même l’attelage, tandis que, sur le siège de derrière, se tenaient assis un petit domestique d’une quinzaine d’années et une femme de chambre ; deux malles de cuir, placées sur la caisse de devant du phaéton, annonçaient que M. et Mme Just Clément (tel était le nom de ces personnages) voyageaient à petites journées.

— Mon ami, quelle peut donc être la destination de ces immenses bâtiments ? — demanda Régina à son mari. — Vois donc… c’est un coup d’œil magnifique.

— En effet, — répondit Just en paraissant partager la surprise et l’admiration de sa femme, — est-ce un château, est-ce une exploitation rurale, est-ce une manufacture ? je ne sais… Et puis, l’on dirait que tout le pays que nous parcourons, a subi depuis quelque temps une transformation complète… Ces canaux de construction récente… ces ponts nombreux, ces barrières fraîchement peintes, ces routes parfaitement établies, et dont plusieurs sont à peine terminées, ces chemins nouvellement plantés d’arbres, ces immenses défrichements, tout annonce une incroyable activité de travail.

— Et cependant, nous n’avons rencontré personne sur notre route… Cela est étrange… n’est-ce pas, Just ?

— C’est très-singulier, en effet, Régina… mais, si tu veux, nous allons suivre cette route qui paraît aboutir aux bâtiments de l’aile gauche, et là, en notre qualité de voyageurs touristes et curieux, nous demanderons et nous saurons, sans doute, la destination de ce magnifique établissement.

— Et, peut-être, — dit Régina, — nous permettra-t-on de le visiter.

— Je n’en doute pas, Madame, — répondit gaîment Just — si vous vous chargez de présenter cette requête.

— Allons, allons, Monsieur le flatteur, — répondit Régina non moins gaîment, — dirigez nos pauvres chevaux vers ce palais enchanté.

— J’obéis, — dit Just en regardant sa femme avec tendresse, — et maintenant c’est à toi, jolie fée Charme-des-Yeux, d’user de ta toute-puissance pour faire tomber les obstacles qui pourront s’opposer à notre curiosité.

— Malgré mon peu de foi dans mon rôle de fée, nous essaierons, Monsieur… — répondit Régina en souriant ; puis elle ajouta :

— Mais sérieusement, mon bien-aimé Just, avoue que rien n’est plus charmant que notre indépendante manière de voyager à travers ce pays solitaire. Si nous avions suivi la grande route, nous aurions perdu cette bonne aubaine pour notre curiosité.

Au bout de dix minutes environ, la voiture de Just et de Régina fit halte devant la porte d’une cour immense, clôturée de barrières peintes en vert, et qui longeait une des parties latérales du parallélogramme.

Just s’était arrêté à cet endroit au lieu de poursuivre son chemin jusqu’à l’entrée principale du palais, ainsi que disait Régina, parce qu’à la porte de la cour dont nous parlons, Just venait d’apercevoir une femme qu’il comptait interroger.

Cette femme, robuste et jeune encore, était simplement mais parfaitement vêtue d’une bonne robe de futaine de couleur foncée ; d’un bonnet blanc à la paysanne d’une blancheur éblouissante, chaussée de bons bas de laine et de souliers de cuir bien propres ; elle portait autour du cou et non sans une certaine fierté, par-dessus son fichu de cotonnade rouge, un cordonnet de soie bleue, à laquelle pendait une petite médaille d’argent.

Les traits rudes, hâlés de cette femme, étaient loin d’être beaux ; mais sa figure pleine, vermeille, annonçait la santé, la franchise et la bonne humeur.

Hâtons-nous de prévenir le lecteur que, dans cette virile créature, il retrouve une de ses anciennes connaissances : la brave Robin, qu’il a vue vêtue d’ignobles haillons, alors qu’elle était fille de vacherie chez le métayer maître Chervin, que le comte Duriveau avait si impitoyablement chassé de sa ferme.

À la vue de la voiture dont Just et Régina descendirent pendant que le petit domestique gardait les chevaux, la bonne Robin s’avança courtoisement et peut-être aussi un peu curieusement vers les visiteurs.

— Pourrions-nous savoir, Madame, — lui dit Just en la saluant avec une parfaite politesse, — à qui appartiennent ces magnifiques bâtiments ?

— À moi… Monsieur, — répondit naïvement la Robin en faisant sa plus belle révérence.

— Comment ! à vous ? — s’écria Just sans cacher sa surprise : — Ces magnifiques bâtiments sont à vous ?

— Oui, Monsieur, — reprit la Robin sans la moindre fierté, — c’est à moi… et c’est aussi… à Petit-Pierre que voilà.

Petit-Pierre était une autre de nos connaissances, c’est-à-dire le petit vacher que nous avons vu pâle, les yeux caves, éteints, les lèvres blanches, à peine vêtu, marchant pieds nus, épuisé par les fièvres qui le minaient depuis sa naissance ; mais au moment où nous le revoyons, le petit vacher est méconnaissable, il n’est plus pâle, le sulfate de quinine[2] habilement administré à plusieurs reprises, a depuis long-temps coupé les fièvres. Une nourriture saine, des vêtements chauds, de bonnes chaussures, une habitation salubre, et surtout le complet assainissement du pays, ont assuré la guérison de l’enfant ; et il eût été impossible de reconnaître le pauvre petit vacher de la métairie du Grand-Genevrier dans ce jeune garçon bien vêtu, à la joue rebondie, aux yeux pétillants, à la démarche vive et alerte.

Petit-Pierre traversait la cour au moment où, le désignant à Just et à Régina, la brave Robin le citait comme l’un de ses co-propriétaires. L’enfant, croyant que la Robin l’appelait, s’avança de quelque pas ; puis, soudain, il s’arrêta timidement à l’aspect des étrangers.

Just, de plus en plus étonné, dit à la Robin :

— Ainsi, ce jeune garçon est, ainsi que vous. Madame, propriétaire de cet établissement ?

— Oui, Monsieur, et aussi propriétaire de toutes les terres, de tous les bestiaux, de tous les chevaux, de toutes les volailles, de toutes les récoltes… enfin, il est propriétaire de tout, quoi… ni plus ni moins que moi… et que les autres !

— Ah !… vous et lui n’êtes pas les seuls maîtres de tous ces biens ? — demanda Régina, en échangeant avec Just un regard qui semblait dire : Cette pauvre créature n’est pas dans son bon sens. — Aussi reprit-elle :

— Il y a d’autres propriétaires encore ?…

— Je crois bien, Madame… nous sommes en tout sept cent soixante-trois associés-propriétaires.

— Sept cent soixante-trois propriétaires ? — dit Régina en souriant… — c’est beaucoup.

— Dam… Madame, plus on est, mieux ça vaut, car un chacun apporte ses bras au travail, — répondit la Robin, sans paraître peinée de ce grand nombre de co-partageants.

— Alors, — reprit Just, — faites-nous la grâce de nous dire si c’est à vous ou à quelque autre de vos associés que nous devons nous adresser pour visiter votre magnifique établissement, et savoir à quel usage il est destiné.

— Ça, Monsieur, c’est une autre affaire — reprit la Robin, — les visiteurs, quand il en vient, ça regarde maître Claude, et comme justement ce n’est pas l’heure de l’école, car l’heure du repas de midi va bientôt sonner pour tout le monde, qui est revenu des champs, maître Claude pourra vous conduire partout, — puis s’adressant au jeune vacher, la Robin ajouta : — Eh ! Petit-Pierre, va prévenir maître Claude qu’il y a là un monsieur et une dame qui demandent à voir l’Association.

Au moment où Petit-Pierre allait exécuter l’ordre de la Robin, Just le rappela, et tirant de sa poche une carte de visite sur laquelle étaient ces mots : — Monsieur et Madame Just Clément, il dit à Petit-Pierre :

— Mon ami, ayez la bonté de remettre cette carte à la personne que vous allez trouver, afin qu’elle sache du moins le nom des visiteurs qui désirent parcourir ces établissements.

Petit-Pierre prit la carte, et se dirigea en courant vers une des portes du bâtiment.

— Si Monsieur et Madame voulaient, en attendant maître Claude, jeter un coup-d’œil sur notre vacherie, dont je suis sous-directrice, — dit la Robin avec un certain orgueil en montrant du bout du doigt sa petite médaille d’argent, ça passerait le temps.

— Certainement et avec grand plaisir, — répondit Régina en prenant le bras de Just et suivant la Robin.

Celle-ci, traversant la cour, ouvrit une des portes d’une immense étable aux murailles bien crépies, blanchies à la chaux, aux râteliers et aux mangeoires de chêne, brillant de propreté, au carrelage de briques, traversée dans toute la longueur du bâtiment par un petit ruisseau d’eau limpide et courante.

Trois cents vaches admirablement soignées, au poil vif lustré, étaient symétriquement alignées dans cette vacherie bien aérée, bien éclairée par de nombreuses fenêtres ; autant d’enfants, dont la plus âgée n’avait pas douze ans, que de filles toutes vêtues comme la Robin, mais ne portant pas ainsi qu’elle de petite médaille d’argent, marque distinctive de ses fonctions, allaient et venaient dans l’étable, relevant la litière lorsqu’elle dépassait la natte de paille qui la bordait, visitant les mangeoires et les râteliers afin de s’assurer que la provende était consommée ; tandis que de temps à autre on entendait le tintement harmonique de plusieurs cloches de toniques différentes suspendues au cou des vaches conductrices de chaque division du troupeau.

Just et Régina restaient saisis d’étonnement à la vue de l’ordre, de la merveilleuse propreté qui régnaient dans cette immense vacherie.

— En vérité… — dit Just à la Robin, — je n’ai jamais rien vu de pareil… c’est admirablement tenu !

— N’est-ce pas, Monsieur ? — dit la bonne fille, — et si ça vous paraît comme ça, qu’est-ce donc que ça doit nous paraître à nous… qui, dans le temps, étions habitués à voir ces pauvres bêtes… dans des étables presque sans toit ni portes, où nous couchions pêle-mêle avec elles, et où il pleuvait presque autant que dehors, sans compter une boue !… et quelle boue !… pire que dans les marais… jamais de litière fraîche… et si mal nourries… les pauvres bêtes… pas mieux que nous, faut le dire… Aussi, comment prendre goût à soigner son bétail dans des étables sales à faire lever le cœur, au lieu qu’ici… vous voyez… c’est une vraie fête. Autrefois, chaque métayer, chaque paysan du pays avait son étable, son grenier, son four, son foyer… À cette heure, nous avons une étable pour tous, un grenier pour tous, un foyer pour tous ; ça coûte cent fois moins, et c’est cent fois mieux ; et puis, enfin, c’est à nous, ces bêtes… elles sont à moi comme à ces filles… comme à ces petites filles que vous voyez là… Alors dam… on s’y met à cœur joie… à l’ouvrage. Il y a plaisir et profit ! La maîtresse Chervin, directrice des vacheries, me commande… je commande à ces bonnes filles, qui ont pour apprenties ces petites-là… Personne ne se rebiffe, on obéit avec contentement, parce que tout appartient à un chacun, et que la besogne de chacun, petits ou grands, est profitable à tous…




CHAPITRE XVI.


suite de l’épilogue.


Just et Régina s’étaient plusieurs fois regardés avec une surprise croissante en écoutant le langage naïf et sensé de la Robin. En devisant ainsi, ils étaient arrivés à l’extrémité de la vacherie,… limite du domaine de la bonne fille, qui ajouta :

— Si vous n’attendiez pas maître Claude, je vous conduirais dans l’étable des vaches en gésine, et de celles qui allaitent, et puis dans la laiterie… C’est ça qui est superbe à voir… il y a une machine qui va toute seule, et qui bat quatre et cinq cents livres de beurre par jour,… même que nous en mangeons, de ce bon beurre… C’est pas comme autrefois, où nous ne le voyions que pour le faire et pour le porter au marché ; à nous autres le caillé aigri… au bourg la bonne crème… Et les perchoirs !!… — s’écria la Robin avec enthousiasme, — et les basses-cours ! La vacherie n’est rien auprès. Vous verrez les perchoirs… qui sont sous la direction de Bruyère, une petite fille aussi belle que le jour,… aussi bonne que le bon Dieu est grand,… et si connaisseuse et savante aux choses des champs, qu’elle en remontrerait aux plus vieux laboureurs et bergers !

— Et cette jolie petite merveille habite ici ? — demanda Régina avec intérêt.

— Oui, Madame… elle a eu bien du chagrin… dans le temps ! mais je crois que ça se passe… D’ailleurs, comme elle n’avait jamais été bien gaie, la peine, ça s’aperçoit moins chez elle que chez une autre… mais vous verrez ses perchoirs, ses basses-cours. Il y a toujours là trois ou quatre mille volailles… dindes, oies ou pintades, divisées par troupeaux de deux cents… un enfant de dix ans et un chien suffisent à conduire chaque troupeau, et un homme à cheval les surveille tous. Il en va des volailles comme du beurre et du lait… Autrefois, nous ne connaissions du goût des oies et des dindes que nous élevions, que pour avoir entendu dire que c’était un très-bon manger. Aujourd’hui nous en mangeons souvent, et en proportion, notre association en vend pour plus d’argent qu’autrefois n’en vendaient toutes les métairies réunies ensemble. Dam ! c’est tout simple, à cette heure, ces bêtes, bien nourries, pondent davantage… les petits, bien soignés, ne meurent plus par dizaine… sans compter que les renards et les fouines… qui venaient encore dévorer au moins la moitié des couvées dans les métairies isolées, sans clôtures, ne se frottent pas à venir se régaler ici… Et si vous voyez là les bergeries… c’est encore ça qui est beau ! et les écuries donc !… il y a là soixante superbes paires de chevaux de labour… dans une seule écurie. C’est un fier coup-d’œil, allez… pour le soin et pour la propreté. Dam ! vous comprenez l’amour-propre, je ne voudrais pas, moi, qu’on pût dire que la bergerie, ou l’écurie, ou les basses-cours font la nique à nos vacheries… Et comme l’écurie est autant à moi, que la vacherie est à ceux qui soignent la bergerie, les perchoirs ou l’écurie, nous avons tous intérêt à bien faire et à être contents du bien-faire des autres… À quoi bon se jalouser, puisque tout profite à tous ?

— Mais, — dit Just, de plus en plus surpris, — je vous entends parler d’un triste passé, dire autrefois, tout allait de mal en pire pour les bêtes et pour les gens ; par quel miracle… ce passé si malheureux s’est-il ainsi transformé ?

— Tenez, Monsieur, — dit la Robin, — voilà maître Claude… il vous expliquera ça mieux que moi.

En effet, Just et Régina qui, pendant cette dernière partie de l’entretien, étaient sortis de la vacherie pour revenir dans la cour, virent Claude Gérard, conduit par Petit-Pierre, s’avancer vers eux.

Claude Gérard portait toujours sa longue barbe grisonnante, mais il avait quitté ses habits de peaux de bête pour des vêtements moins sauvages. Ses traits avaient perdu leur caractère farouche : ils étaient alors empreints d’une gravité douce et mélancolique.

En recevant la carte de Just, Claude s’était félicité de ce que le comte Duriveau et Martin se trouvassent absents et occupés à surveiller, à deux lieues de là, quelques travaux, M. Duriveau et son fils ne pouvant ou ne voulant, pour des motifs bien différents, paraître devant Régina et son mari. Claude s’était donc chargé de recevoir ceux-ci.

Just, on se le rappelle peut-être, avait noué quelques relations avec Claude Gérard, alors que celui-ci remplissait les fonctions d’instituteur près d’Évreux. Aussi, à sa vue, rassemblant ses souvenirs, après l’avoir attentivement regardé, à mesure qu’il s’approchait, Just lui dit, charmé de cette rencontre inespérée :

— C’est à Monsieur Gérard, ancien instituteur près d’Évreux, que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, Monsieur, — répondit Claude, en s’inclinant devant Just, — oui, Monsieur, et en lisant votre nom sur la carte que vous avez bien voulu m’envoyer, j’ai été très-heureux du hasard qui vous amenait ici…

— Je n’ai pas non plus besoin de vous dire, Monsieur, — reprit Just, en tendant cordialement sa main à Claude, — combien je suis heureux aussi de vous retrouver dans une pareille circonstance.

Puis s’adressant à sa femme, Just ajouta :

— Je vous présente M. Claude Gérard, ma chère Régina… je n’ajouterai qu’un mot : mon père disait, en parlant de M. Gérard : — C’est un des nôtres… car, dans mes lettres… j’avais souvent entretenu mon père de la vive sympathie, de la vénération profonde que m’inspiraient le caractère et l’esprit de M. Gérard.

— Just a raison… Monsieur, — dit gracieusement Régina, en s’adressant à Claude, — celui dont le docteur Clément a dit : — C’est un des nôtres, doit être, pour tous les gens de cœur, un homme considérable, pour Just et moi… un ami…

Et Régina tendit à son tour sa belle main à Claude, qui la serra légèrement en s’inclinant, pensant néanmoins, avec une secrète amertume, que Martin… n’avait de sa triste vie reçu une pareille faveur de Régina… lui… lui… à qui elle devait tout, à son insu.

— Mon Dieu, Monsieur, — reprit Just, — nous sommes dans un pays de merveilles… Mais bien que ces miracles me semblent un peu plus faciles à expliquer maintenant que je sais votre présence dans ces lieux enchantés… dites-moi donc le secret de l’incroyable transformation que ce pays a subie… et dont les signes se sont révélés, se révèlent à chacun de nos pas ?

— Nous venons de visiter la vacherie avec une brave et intelligente personne, qui nous a on ne peut plus charmés par son naïf bon sens — ajouta Régina ; — en un mot, Monsieur, permettez-nous de vous faire les questions que nous nous adressions tout-à-l’heure à nous-mêmes à la vue de ces bâtiments : est-ce un palais ? est-ce une immense exploitation rurale ? est-ce une non moins immense fabrique ?

— C’est un peu… tout cela, Madame, — reprit Claude en souriant doucement, — et si vous vouliez avoir la bonté de m’accompagner… en très-peu de mots je vous donnerai le secret de cet apparent mystère.

Claude Gérard offrant son bras à Régina, lui fit traverser un passage qui conduisait de la cour des vacheries à l’une des vastes galeries qui entouraient le jardin renfermé dans l’intérieur du parallélogramme ; puis, sortant de cette galerie, Claude se dirigea, toujours accompagné des deux visiteurs, vers la fontaine monumentale dont nous avons parlé ; indiquant alors à Just l’inscription qu’elle portait, il lui dit :

— Depuis long-temps vous connaissez cette maxime, Monsieur Just : Nul n’a droit au superflu tant que chacun n’a pas le nécessaire

À cette citation d’une généreuse pensée qu’il avait si souvent entendue formuler par son père dans ces mêmes termes, Just, stupéfait, ne put d’abord répondre, puis une larme mouilla sa paupière, et il regarda Régina avec un attendrissement ineffable.

— Je vous comprends, mon ami, — lui dit-elle, non moins impressionnée que son mari, — je suis fière de partager votre glorieuse émotion… en retrouvant pratiquée sans doute ici cette maxime que votre père pratiquait avec une si admirable générosité.

— Vous ne vous trompez pas, Madame, — reprit Claude Gérard, — et telle est l’irrésistible puissance des grandes vérités… que l’application de cette généreuse pensée du docteur Clément a suffi pour opérer les prodiges dont vous vous étonnez…

— Oh ! de grâce, expliquez-vous, Monsieur, — dit Just, — vous sentez que pour moi ces détails sont maintenant d’un double intérêt.

Après un moment de silence Claude Gérard reprit :

— Un homme puissamment riche avait long-temps vécu dans l’oisiveté, dans l’insouciance du sort misérable du plus grand nombre de ses frères en humanité… ainsi que disait votre père, Monsieur Just. Soudain frappé au cœur par un malheur affreux… cet homme, transformé, régénéré par cette terrible épreuve… n’a désormais demandé de consolations qu’à la pratique des grands principes de la fraternité humaine. Au lieu d’être stérile… sa douleur a été féconde…

— Cette transformation, quoique tardive, annonce du moins un généreux naturel, — dit Régina.

— Chercher l’oubli d’horribles chagrins dans l’accomplissement du bien… cela fait tout pardonner — dit Just.

S’ils savaient que celui dont ils parlent avec tant de sympathie… et qui aujourd’hui en est digne, est le comte Duriveau ! pensa Claude.

Puis il reprit :

— Pour cet homme, Monsieur Just, cette maxime de votre père : — Nul n’a droit au superflu, tant que chacun n’a pas le nécessaire, cette maxime a été, je vous l’ai dit, une révélation… Possesseur de ce magnifique château et des immenses domaines qui en dépendent, il a regardé autour de lui… et partout il n’a vu que misère, maladies, ignorance et désolation… Cet homme s’est dit alors : ce pays est d’une insalubrité mortelle, d’une stérilité désolante, je veux, en sacrifiant mon superflu, que ce pays devienne salubre et fertile ; ses habitants, épuisés, maladifs, sont décimés par des fièvres terribles ; je veux qu’ils deviennent sains, robustes, et que leur vie ne soit plus fatalement abrégée… Ils habitent de misérables tanières où ils endurent les plus cruelles privations ; je veux qu’ils aient des demeures salubres, riantes, où ils ne manqueront de rien de ce qui est nécessaire à la vie… Ils sont voués à un labeur écrasant, presque toujours accompli avec dégoût, parce qu’il est insuffisant à leurs besoins ; je veux que leurs travaux soient attrayants, variés, intelligents, productifs, afin que l’amour du bien-être et que le sentiment de dignité morale leur fassent aimer, honorer leurs travaux. Ils vivent enfin misérables, faibles, ignorants, trop souvent ennemis, par le fait de l’isolement ; je veux qu’ils deviennent heureux, puissants, éclairés, affectueux ; qu’ils deviennent frères enfin par le fait de l’association, dont je leur donnerai l’exemple. — Cet homme a voulu cela, — ajouta Claude Gérard, — et ces volontés se sont réalisées…

— Rien de plus généreux que ce raisonnement, s’écria Just. — Je ne m’étonne pas de la fécondité de pareils principes, mais de leur application si prompte et sur une si large échelle.

— C’est qu’alors qu’il s’est agi de l’application, reprit Claude Gérard, — cet homme a senti que l’heure du sacrifice et de l’abnégation était venue.

— Comment cela ? Monsieur, — dit Régina.

— Cet homme a compris que dans l’état de misère et de routinière ignorance où étaient plongés ceux qu’il voulait régénérer, il fallait, pour les amener à cette régénération morale et matérielle, offrir à leur intérêt des avantages réels, frapper leur esprit par un généreux exemple… il a donc assemblé ses métayers ainsi que les habitants de ce pauvre village, et leur a dit : « Depuis que je vis au milieu de vous, j’aurais dû accomplir les devoirs rigoureux auxquels ceux qui possèdent tout, sont obligés envers ceux qui ne possèdent rien…… J’ai à expier… le passé… l’avenir m’absoudra, je l’espère ; voici ce que je vous propose : — le territoire de cette commune est de six mille arpents à-peu-près, qui m’appartiennent, sauf trois cents arpents morcelés entre vous ; associons-nous. Que vos terres et les miennes ne fassent plus qu’une propriété qui soit nôtre ; qu’il en soit ainsi de nos troupeaux, de nos chevaux. Dans cette association vous donnerez vos bras, votre industrie ; moi, le sol, les constructions et l’argent nécessaire aux premières cultures ; en fournissant ainsi à l’association les moyens, les instruments de travail, j’apporte à moi seul autant que vous tous ensemble ; loyalement j’aurais donc le droit de prélever pour moi seul la moitié de nos bénéfices… mais, à ce droit, à cette inégalité, je renonce au nom du sentiment de fraternité, qui me rapproche de vous, je ne demande dans les produits de notre association qu’une seule part… égale à celle de chacun de vous… et, cette part, je veux la gagner comme vous par mon travail, en appliquant toutes les forces de mon intelligence à la bonne administration de nos affaires. J’ai vécu pendant quarante ans dans une oisiveté funeste et stérile ; j’ai beaucoup à me faire pardonner ; aussi du jour de notre association, nul plus que moi, je vous l’assure, n’aura plus de zèle, plus de respect pour l’intérêt commun. »

— C’est admirable ! — s’écria Just.

— Un tel renoncement, — dit Régina avec émotion, — un tel hommage à la dignité, à la fraternité du travail… est d’un magnifique enseignement.

— Et la promesse que cet homme a faite, — dit Claude, — il devait la tenir religieusement.

— Et l’association… a dû se constituer aussitôt, — dit Just.

— Non, — dit Claude ; — quoiqu’elle offrît à ces pauvres gens des avantages inouïs, il a fallu vaincre des défiances, des préjugés, malheureusement inséparables de l’ignorance et de l’espèce d’asservissement dans lesquels vivaient ces malheureux. « Que risquez-vous ? — leur disait cet homme de bien que vous admirez, Monsieur Just, — essayez… Je me charge du premier établissement, de plus, j’assurerai votre existence pendant deux années ; vous quitterez vos tristes et homicides demeures pour des logements sains, riants, commodes ; vos travaux écrasants, infructueux, seront rendus productifs et attrayants par leur variété. Essayez, vous dis-je, de cette association. Que risquez-vous ? Les parcelles de terre que vous joindrez à celles que je mets, en commun vous reviendront dans deux années. Si votre condition ne vous paraît pas améliorée, vous pourrez alors retourner habiter vos masures qui restent debout… »

— Et ils n’ont pas résisté long-temps à l’évidence de ces avantages ? — dit Just.

— Près de deux mois, — répondit Claude Gérard.

— C’est incroyable ! en présence d’avantages si évidents, — dit Régina.

— Hélas ! Madame, — reprit tristement Claude Gérard, — ces malheureux étaient depuis si long-temps habitués à être traités avec insouciance ou dureté ; on les avait accoutumés à avoir si peu de confiance dans la bonté humaine, qu’ils se demandaient, avec une sorte de défiance craintive, pourquoi l’on montrait à leur égard tant de désintéressement et de générosité.

— Vous avez raison, Monsieur, — dit Régina, — cette défiance est une sanglante satire du passé !

— Mais enfin, — reprit Claude, — l’association s’est formée. Six mois après les constructions nécessaires étaient terminées, et bientôt l’ancien village a été démoli avec une sorte de joyeuse solennité. Quant au bonheur, à l’aisance dont jouit maintenant cette population naguère encore si horriblement misérable, veuillez m’accompagner, et… ce que vous verrez vous montrera les merveilleux résultats de cette association.

Ce disant, Claude Gérard conduisit Just et Régina dans le bâtiment principal, formant autrefois le château ; ses pièces immenses avaient été transformées en école pour les jeunes garçons, et, pour les jeunes filles, en crèches, en salle d’asile pour les enfants de l’association. Une vaste pièce donnant dans le jardin d’hiver (qui avait été conservé), servait de lieu de réunion et de réfectoire pour ceux des membres de l’association qui préféraient manger ensemble au lieu de porter chez eux les mets provenant de la cuisine commune. Les étages supérieurs étaient consacrés à la lingerie, à l’infirmerie, aux magasins de matières premières de toutes sortes qui s’ouvrageaient dans de vastes ateliers, car cette association était à la fois agricole et industrielle ; de la sorte, les longues soirées et les nombreuses journées d’hiver pendant lesquelles le travail des champs est impossible, étaient fructueusement utilisées ; les associés y trouvaient des occupations variées, et le revenu général s’accroissait d’autant.

Quant au logement des associés, il se composait, selon l’exigence de leur famille, d’une ou deux chambres, donnant toutes sur le jardin intérieur, bien aérées en été, bien chauffées en hiver par la vapeur. On utilisait ainsi le feu incessant de l’immense cuisine ; des conduits amenaient partout en abondance l’eau et le gaz lumineux ; les enfants et les adultes couchaient la nuit dans des dortoirs, sous la surveillance des pères et des mères de famille, alternativement chargés de ce soin ; la cuisine, le blanchissage, en un mot, tous les travaux de métier ou de ménage se faisant dans des endroits spéciaux, les logements des associés n’étaient absolument destinés qu’à l’intimité, au repos et au sommeil, ils étaient tenus avec une extrême propreté ; plusieurs associés avaient même déjà employé une partie de leurs bénéfices à orner leur demeure particulière avec une certaine élégance.

Just et Régina, de plus en plus émerveillés, entrèrent bientôt, sous la conduite de Claude Gérard, dans une vaste salle où une cinquantaine de jeunes filles et de jeunes femmes, brillantes de santé, proprement vêtues, étaient occupées à travailler, soit à la dentelle, soit à différentes pièces de lingerie. Parmi les travailleuses, Just et Régina reconnurent la brave Robin et ses compagnes de la vacherie, qui, pendant le temps qu’elles n’employaient pas à l’étable, venaient travailler, selon leur aptitude et leur goût, soit à la dentelle, soit à la lingerie, tandis que d’autres préféraient s’occuper au jardin, à la buanderie ou aux cuisines.

Rien n’était plus gai, plus animé que cette réunion de jeunes travailleuses ; le léger babil de celles-ci, les rires frais et doux de celles-là, les petits chantonnements des autres, formaient le plus joyeux murmure.

Soudain Just et Régina restèrent émus, frappés, d’un tableau touchant qui s’offrit à leur vue.

Dans la vaste salle de travail, venait d’entrer dame Perrine… marchant doucement, sa main appuyée sur l’épaule de Bruyère.

La mère de Martin, encore très-belle malgré sa pâleur, avait l’air un peu souffrant, mais sa physionomie exprimait la plus ineffable bonté ; vêtue de noir selon sa coutume, un simple bonnet blanc laissait voir ses larges bandeaux de cheveux noirs.

Bruyère, réglant soigneusement son pas sur celui de sa mère, qui s’appuyait doucement sur son épaule, avait conservé son costume d’une originalité charmante et sauvage : quelques brindilles de bruyère rose ornaient sa jolie chevelure ondée ; ses bras ronds, légèrement hâlés, étaient demi-nus : seulement des bas blancs et de petits brodequins de cuir avaient remplacé ses bottines tressées de jonc et ses sabots ; on lisait sur sa ravissante figure, pâle et affectueuse comme celle de sa mère, les traces d’une mélancolie remplie de résignation… La pauvre petite Bruyère regrettait toujours son enfant… qui lui avait cependant coûté tant de larmes… tant de honte.

— Mon Dieu ! Monsieur Gérard, — dit tout bas Régina, — quelle est donc cette charmante personne qui vient d’entrer, et sur laquelle s’appuie cette dame d’une figure si noble et si douce ?

— Je n’ai, de ma vie, rien vu de plus joli que cette jeune fille, avec ces bruyères roses dans ses cheveux, — ajouta Just, — quelle douceur dans les traits ! quelle intelligence dans le regard !…

— Et quel charme, quelle grâce dans ses moindres mouvements ! — ajouta Régina.




CHAPITRE XVII.


suite de l’épilogue.


Claude, visiblement touché de l’admiration que témoignaient Just et Régina à la vue de Bruyère, leur dit :

— Cette dame pâle, à la figure noble et douce, est la femme de celui qui a fait tout le bien que vous admirez…

— Sa femme, — dit Régina avec émotion, — elle doit être bien fière… bien heureuse… de lui appartenir !

— Oui… elle en est heureuse… et fière… — répondit Claude.

— Et cette charmante personne, — dit Just, — c’est leur fille ?

— C’est la fille… de cette dame pâle… — répondit Claude, — et la fille adoptive de celui dont nous parlons… mais il l’aime… aussi tendrement… que si elle lui appartenait par les liens du sang.

— Et a-t-il un fils ? — demanda Just.

— Oui… Monsieur… — répondit Claude.

— Et un fils… digne de lui, sans doute ? — demanda Régina.

— Oui, Madame, — reprit Claude avec une émotion profonde, — un… digne fils… un vaillant fils.

À ce moment, dame Perrine, ou plutôt Mme Duriveau, après avoir donné quelques conseils à plusieurs jeunes filles qui travaillaient aux métiers à dentelle, se dirigea vers Claude, toujours précédée de Bruyère, sur l’épaule de laquelle elle s’appuyait ; puis s’apercevant alors que des étrangers accompagnaient l’instituteur, elle rougit légèrement, tandis que Bruyère levait sur eux ses grands yeux timides et étonnés.

— Madame, — dit Régina d’une voix émue en s’avançant vers la mère de Martin avec un air de déférence et de respect, — permettez à deux étrangers de vous exprimer leur profonde admiration pour l’homme généreux qui a changé ce pays, jadis si misérable, nous a-t-on dit… en une véritable terre promise… que son nom que l’on ne nous a pas prononcé jusqu’ici… sans doute pour satisfaire à la modestie de son caractère, soit à jamais béni…

— Du moins, il nous est doux, Madame, — ajouta Just, — de pouvoir vous dire à vous, la digne compagne de ce grand homme de bien, à quel point nous sommes touchés de tout ce que nous venons de voir… et combien nous vous en sommes reconnaissants au nom de l’humanité tout entière.

À ces mots, la légère rougeur qui, depuis un instant, colorait le pâle visage de Mme Perrine, augmenta encore ; une expression de mélancolique fierté brilla dans ses grands yeux noirs, qui devinrent humides ; puis, toujours digue dans sa simplicité, elle répondit à Just et à Régina :

— Je vous remercie pour mon mari des éloges que vous voulez bien lui accorder, Madame… Croyez-moi… il les mérite… car, s’il a un regret… c’est de n’avoir pas fait encore… tout le bien… qu’il désirerait faire…

Puis s’inclinant légèrement, Mme Duriveau, après avoir échangé avec Claude Gérard un sourire de douce satisfaction, s’éloigna lentement avec Bruyère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après environ, Just et Régina, ayant achevé, sous la conduite de Claude, la visite de l’Association, étaient revenus attendre leur voiture sous la galerie de briques qui régnait à l’intérieur du parallélogramme. Regina tenait à la main un beau bouquet de fleurs d’automne cueillies dans les parterres et que Claude lui avait offertes.

— Telle est, Madame, — lui disait l’instituteur, — la toute-puissante fécondité de ce grand principe : la fraternité humaine, que cette association qui, grâce à l’excellente organisation du travail de tous[3], donne à tous un minimum, c’est-à-dire le nécessaire, qui en un mot leur assure la satisfaction légitime de tous les besoins de l’âme et du corps, et qui plus tard donnera même le superflu à ceux qui voudront l’acheter par un surcroît de labeur, cette association, dis-je, est non seulement une admirable institution au point de vue moral, mais elle serait encore, au point de vue de l’intérêt, une excellente affaire pour le fondateur, s’il n’avait, par un noble désintéressement, renoncé à tous les bénéfices qu’il aurait pu loyalement réclamer pour l’apport de sa part dans l’association… Cela est si vrai, que déjà deux propriétaires voisin, émerveillés des résultats que nous avons obtenus, ont conclu avec leurs métayers et leurs journaliers, une association pour une exploitation à la fois agricole et manufacturière… dont ils font, eux, riches propriétaires, les premiers frais d’établissement ; ainsi, non seulement ils pratiqueront le bien sur une immense échelle… mais encore ils augmenteront leur fortune.

— Et cela ne m’étonne pas, Monsieur, — reprit Just, — mon père avait une maxime qui, dans cette circonstance encore, trouve son application : Fais ce que dois… le bien adviendra. Autant l’égoïsme est stérile,… autant la fraternité est féconde… et…

Just fut interrompu par un cri d’effroi de Régina ; il retourna vivement la tête vers elle ;… il la vit pâle… indignée, frémissante…

— C’est lui !… — s’écria-t-elle en se rapprochant vivement de Just comme pour se mettre sous sa protection,… et, dans ce brusque mouvement d’épouvante, la jeune femme laissa tomber le bouquet qu’elle tenait à la main.

Just, suivant la direction du regard effrayé de sa femme, vit à dix pas de lui, se détachant sur l’ombre projetée par un des arceaux de la galerie… M. Duriveau, immobile… les traits bouleversés par la stupeur que lui causait cette apparition inattendue… terrible… car elle lui rappelait et son infâme tentative sur Régina et le meurtre de Scipion, qu’il avait frappé, alors que ce malheureux enfant allait se rendre coupable du même crime sur Mme Wilson.

Ignorant la présence de Just et de Régina, le comte revenait à l’instant de visiter des travaux au-dehors ; sa figure était presque méconnaissable ; ses cheveux tout blancs encadraient son visage creusé par la douleur, par les remords… Sa taille, naguère encore droite et svelte, s’était voûtée ;… enfin la physionomie navrée, l’attitude brisée de ce malheureux, trahissaient son incurable désespoir.

— Ah !… venez… Régina… venez… — s’écria Just avec aversion à l’aspect du comte ; puis saisissant vivement le bras de sa jeune femme, il fit un pas pour sortir avec elle, en disant : — La présence de cet homme… dans cette noble maison… c’est presque un sacrilège !!

Claude Gérard, arrêtant Just au moment où il allait s’éloigner, lui dit d’une voix grave et pénétrée :

— C’est M. Duriveau… qui a fait tout le bien… que vous venez d’admirer… Monsieur.

— Lui !… — s’écria Just, à son tour immobile de surprise.

— Lui… — répéta Claude ; — il a été bien coupable… mais il a beaucoup expié…

— Le comte Duriveau !… — répéta Just comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait, tandis que le père de Martin, anéanti, atterré, le front baissé, n’osait… ne pouvait faire un pas.

— Oui, — reprit Claude Gérard, en continuant de s’adresser à Just et à Régina, — après la mort de son fils qu’il a perdu… par un événement affreux… ce malheureux père… rougissant d’ailleurs de sa vie passée, a tenté de distraire une douleur… pourtant incurable… vous le voyez… en changeant… comme vous l’avez dit, ce misérable pays… en une véritable terre promise… Encore une fois, Monsieur Just… — ajouta Claude d’une voix profondément émue, — au nom de son repentir… au nom de sa douleur… au nom du bien qu’il a fait et de celui qu’il fera encore, qu’il lui soit pardonné…

Just et Régina se regardèrent… sans dire une parole, ces deux vaillants cœurs se comprirent.

Émus… graves… presque solennels, les deux époux s’approchèrent de M. Duriveau qui, la tête inclinée sur sa poitrine, semblait cloué à sa place… écrasé de honte et de repentir.

— Monsieur, — dit Just d’une voix pénétrée, en tendant sa main au comte, — permettez-moi… de vous serrer la main…

M. Duriveau tressaillit, releva vivement la tête… ses yeux, éteints, rougis par les larmes, brillèrent d’une joie inaccoutumée, il regardait Just avec une sorte d’angoisse craintive, osant à peine répondre à cette avance.

— Monsieur… — ajouta Régina d’une voix altérée, en présentant à son tour au comte sa main tremblante, — nous savons tout ce que vous avez fait de généreux… de grand… que le passé soit oublié…

Lorsque M. Duriveau sentit ses deux mains presque affectueusement pressées par Just et par Régina, ses larmes coulèrent malgré lui, il ne put que dire d’une voix étouffée :

— Merci ! oh ! mon Dieu ! merci…

— Adieu, Monsieur… — reprit Just, — comptez sur deux amis… de plus… qui maintenant ne prononceront votre nom… qu’avec le respect qu’il mérite.

Les chevaux des deux voyageurs arrivèrent.

Après un dernier et triste regard adressé au comte, Just aida Régina à monter dans la voiture, qui s’éloigna bientôt… laissant M. Duriveau immobile à sa place.

Cette scène touchante avait eu un témoin caché…

C’était Martin…

Il n’avait osé reparaître devant Régina ; abrité derrière le pilier d’une des arcades, il avait tout vu… tout entendu…

Claude Gérard, essuyant ses yeux du revers de sa main, ramassa le bouquet que Régina avait laissé tomber.

Dès que la voiture fut éloignée, Martin courut à son père, et, se jetant dans ses bras, lui dit :

— Courage… mon père, courage… vous les avez entendus, ce sont deux amis de plus… Ah !… croyez-moi, avoir conquis de telles amitiés, c’est une noble et généreuse consolation !!…

— Oh ! oui… — reprit le comte en embrassant son fils avec effusion, — cela m’a fait du bien de m’entendre dire cela… devant toi… — Puis baissant la tête avec un nouvel et morne accablement, M. Duriveau murmura à voix basse :

— Hélas !…ils ne savent pas… que j’ai tué mon fils…

— Claude Gérard le sait… — dit Martin, — c’est un grand cœur aussi… et il vous aime… mon père… il vous respecte…

Le comte tendit la main à Claude, et après la lui avoir affectueusement serrée, il s’assit sur le mur d’appui de la galerie comme s’il eût senti ses forces faiblir après une si vive émotion ; puis il parut absorbé dans ses pensées.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Claude Gérard, se rapprochant alors de Martin, lui dit à demi-voix :

— Tu étais là… toi… dont Régina a toujours ignoré le dévoûment sublime ! Du moins… je lui ai rappelé ton nom.

— Comment ? — dit Martin avec émotion.

— Et Martin… Monsieur Just ?… ai-je dit au mari de Régina ; ce fidèle serviteur que votre digne père avait placé auprès de Madame ? Qu’est-il devenu ?

— Il nous a quittés dans un voyage que nous avons fait dans le Nord, — a répondu Régina.

— Oui… je vous l’ai dit, Claude… — reprit Martin, — mes forces étaient à bout… Cette malheureuse passion ne s’était pas assoupie… et la vue du bonheur enivrant de Régina… avait, je l’avoue à ma honte, épuisé mon courage… J’ai préféré redevenir artisan… jusqu’au moment où j’aurais assez gagné pour revenir en France.

— J’ai regretté Martin, — m’a dit ensuite Régina, — c’était un serviteur probe et zélé…

— Un serviteur… probe… et zélé… — dit Martin avec une résignation mélancolique. — Voilà le seul souvenir qu’elle conservera de moi !

Claude Gérard, attendri, contempla un instant Martin en silence ; puis lui donnant le bouquet que Régina avait laissé tomber, il ajouta :

— Tiens, mon pauvre enfant… prends ces fleurs ; elle les avait tout-à-l’heure à la main.

Martin saisit ardemment le bouquet, le porta à ses lèvres par un mouvement passionné, et ses larmes tombèrent sur les corolles parfumées.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir de ce jour, M. Duriveau, qui avait éprouvé une sorte de défaillance après sa rencontre si émouvante, si imprévue, avec Just et Régina, était retiré dans sa chambre modestement meublée, comme celle des autres membres de l’association.

Mme Perrine et Claude Gérard étaient assis aux côtés du comte, tandis que Martin, accoudé sur le dossier de son fauteuil, attachait ses regards affectueux sur son père, à qui Bruyère présentait un breuvage réconfortant avec une prévenance filiale.

Soudain la porte s’ouvrit, et l’on remit à Martin une large enveloppe qu’un courrier venait d’apporter à l’instant.

C’était une lettre du roi.

— Vous permettez, mon père ? — dit respectueusement Martin à M. Duriveau, qui répondit par un signe de tête rempli d’affection.

Martin lut cette lettre, qui se terminait ainsi :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Mes vœux suivront partout Mme Just Clément… car je n’oublierai jamais que sa mère a fait preuve du plus admirable dévoûment en sacrifiant sa réputation pour sauver la vie d’une femme que j’aimais passionnément, qu’elle chérissait comme une sœur… et qu’une indigne trahison avait mise en danger de mort, lorsque, prince royal, j’étais venu à Paris en 1814.

» Je n’ai pas besoin de vous répéter que j’ai gardé et que je garderai le plus religieux silence sur vos confidences…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Les projets dont je vous avais entretenus dans mon avant-dernière lettre, en vous renvoyant le manuscrit de vos Mémoires, sont, à cette heure, réalisés ; je suis heureux de vous en instruire, les bonnes et saines pensées qui m’ont amené à ces réformes, à ces résolutions, c’est à vous en partie que je les dois.

» Ainsi que je vous l’ai dit et que vous l’aviez pressenti, la lecture de vos Mémoires a été féconde pour moi… en attirant mon attention sur des faits et sur des misères que je ne soupçonnais pas…

» Voici sommairement les déterminations que j’ai prises, et qui ont été adoptées :

» Défense aux bateleurs, sous les peines les plus sévères, d’exploiter l’enfance dans leurs exercices.

» Avènement des instituteurs du peuple au rang de fonctionnaires publics de première classe, ayant le pas sur les autorités civiles, militaires et religieuses, car celui qui rend l’homme honnête, instruit et laborieux, celui qui, enfin, le crée moralement, doit marcher au premier rang.

» Fondation de crèches, salles d’asile, écoles industrielles et agricoles pour les adultes, ateliers publics où l’honnête homme momentanément sans travail, trouvera du pain et un abri ; maisons de retraite pour les invalides civils.

» Fermeture immédiate des cabarets qui sollicitent incessamment les plus mauvaises passions.

» Le père de famille n’osera pas s’enivrer chez lui, où il trouvera d’ailleurs mille empêchements à ce vice.

» Peines sévères contre l’ivresse.

» Ouverture de cirques nationaux subventionnés, dans lesquels, les jours de fêtes, la population trouvera, pour le quart de l’argent qu’elle dépensait à s’abrutir et à s’empoisonner au cabaret, des délassements et des spectacles généreux et virils.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Ce sont là de premières réformes : elles s’accompliront, je le crois, sans résistance, parce que j’ai pour moi le bon droit et que je m’appuie sur les déshérités contre les privilégiés.

» S’il le fallait… je conspirerais ouvertement contre l’aristocratie de naissance et de fortune… très-puissante ici, et, roi, je me mettrais à la tête de mon peuple…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Adieu, j’ai été heureux de vous écrire cette lettre ; elle vous prouvera du moins que je n’ai pas oublié la dette que j’ai contractée envers vous, car je m’efforce de m’acquitter selon le vœu de votre généreux cœur en tâchant que mon nom ne soit pas prononcé sans quelque reconnaissance par nos frères en humanité.

» Votre affectionné
» C. O. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mme Perrine, lorsque Martin eut terminé la lecture de cette lettre, demanda à son fils, avec la naïveté de l’indiscrétion maternelle :

— De qui est cette lettre, mon enfant ?

— Du roi… ma bonne mère, — répondit simplement Martin.

— Du roi ? — dit Bruyère toute surprise.

Mme Duriveau et son mari se regardèrent avec une expression d’orgueil.

— Peux-tu me la lire… cette lettre ?… — dit à son fils M. Duriveau, presque timidement.

— Lui… non ; — dit en souriant Claude Gérard, — il n’oserait pas ;… mais moi… je m’en charge, si Martin y consent.

— Si mon père… si ma mère… le désirent, — répondit Martin.

— Si nous le désirons ?… — dit vivement M. Duriveau, en s’adressant à sa femme. Il nous le demande, Perrine.

Claude Gérard lut la lettre…

Lorsqu’il eut terminé cette lecture, M. Duriveau, les yeux baignés de douces larmes, s’écria d’une voix émue, en tendant ses bras à Martin :

— Mon fils, mon noble et digne fils, si long-temps méconnu… Ah ! ce n’est pas d’orgueil,… c’est de tendresse, que je pleure…

Puis, après avoir serré avec effusion Martin et Bruyère contre son cœur, M. Duriveau ajouta, en tendant la main à Perrine et à Claude Gérard :

— Ah ! vous avez raison ! avec une femme et un ami comme vous… des enfants comme Bruyère et Martin… l’expiation continuelle du mal par le bien,… il n’est pas permis de désespérer de l’avenir !


  1. Nous saisissons avec empressement cette occasion de rendre publiquement hommage et justice à l’admirable invention de M. Durand qui, après des travaux et des combinaisons d’une difficulté extrême, est parvenu à établir des moulins à irrigations, qui, mus par la force du vent, s’orientent d’eux-mêmes et s’effacent d’eux-mêmes lors des bourrasques. Cette grande et utile invention que nous voyons fonctionner depuis bientôt deux ans, a déjà rendu et doit rendre les plus immenses services à l’agriculture, en donnant des moyens d’irrigation aussi faciles que peu coûteux.
  2. Disons en passant que ce médicament souverain pour la guérison des fièvres intermittentes qui déciment les populations de Sologne, est d’un prix tellement élevé, qu’il est matériellement impossible aux prolétaires des campagnes de s’en procurer, et de payer la visite du médecin qui en réglerait l’emploi ; le prix du médicament seul en quantité nécessaire pour guérir la fièvre, et en admettant qu’il n’y ait pas rechute (ce qui arrive infailliblement deux et trois fois avant la guérison complète), le prix du médicament, disons-nous, absorberait le pain de toute une famille pendant quatre ou cinq jours.
  3. Nous n’avons pu que donner une idée très-sommaire et très-imparfaite de ce que peut être une association à la fois agricole et industrielle, basée sur ces trois éléments : Le capital, le travail et l’intelligence. Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui seraient curieux d’en connaître l’organisation pratique à l’excellent petit livre de M. Mathieu Briancourt : Organisation et association du travail, à la librairie Sociétaire, 10, rue de Seine.