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Marylka/II

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Librairie Hachette (p. 10-28).
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ii



J e te dis de fermer cette fenêtre, Stefanek… Dieu ! que tu es lambin ! Ne vois-tu pas que j’ai trop d’air ? Viens ici, conte-moi ce qui se passe ; comment cela marche-t-il sans moi ? A-t-on donné de l’eau-de-vie aux travailleurs ? Se font-ils au nouvel intendant ? »

Et les yeux anxieux du maître interrogeaient le petit domestique.

L’enfant prit un air penaud :

« Ils s’habituent comme ci comme ça !… Pour sûr ils regrettent Monsieur ; … d’abord l’intendant est plus…, comment dire ?… moins… Oh, il ne se met jamais en colère, mais quand il tient un homme, il le tient bien, et les paysans ont peur de lui !

— Ah ! ils ont peur de quelqu’un, enfin, les brutes !… tant mieux ! tant mieux !… Je leur avais bien dit qu’ils trouveraient un jour à qui parler.

— Oui, ils n’aiment pas les réformes du nouveau régisseur et je les entendais ce matin qui disaient : « Est-ce qu’il ne va jamais guérir, notre maître ? C’est vrai qu’il criait beaucoup,… mais il avait bon cœur,… tandis que l’autre !… » et ils se sont tous mis ensemble pour faire dire une messe pour Monsieur,… même que Magda a donné une belle livre de beurre tout frais pour la lampe de l’église. »

D’un geste brusque le gentilhomme avait refoulé une larme qui lui obscurcissait la vue.

« Elle aurait mieux fait de manger son beurre, la vieille folle !… dit-il rudement. Me croient-ils mort, tous ces imbéciles, pour me faire dire des messes ! Je vais mieux, beaucoup mieux ; ce sont les drogues du docteur qui me font du mal !… Donne-moi une cigarette !… Ah çà, mais ne vois-tu pas que j’étouffe ici ! ouvre cette fenêtre ! Quand donc auras-tu un peu d’initiative !… Sais-tu où est Mlle Marylka ? »

Mais, sans attendre la réponse de l’enfant, il vint, d’un geste lassé, s’accouder à la balustrade de la véranda.

Le soleil montait rapidement dans la grande plaine podolienne, et, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, on voyait la moire mouvante des blés verts onduler sous le vent.

Jadis cette même steppe, si cultivée aujourd’hui, était un océan d’herbes et de fleurs sauvages, une mer sans bornes où plongeait jusqu’au poitrail, dans son galop furieux, le fier étalon suivi de ses juments.

Une tristesse indéfinissable, pareille à un rêve tangible, plane sur ces espaces que l’œil à peine peut embrasser, et dans l’air embaumé flotte un souffle sauvage qui grise le cerveau de l’homme des plaines. De tout temps, la Podolie et l’Ukraine ont été un pays d’exaltés, tour à tour rêveurs mélancoliques, ou passionnés fougueux. Même dans leurs chants populaires, la monotonie alterne avec les sauvages cris de désespoir. Tantôt c’est la modulation amoureuse du rossignol, tantôt c’est une âme déchaînée qui souffre, crie, saigne… et l’on croit entendre les accents déchirants de quelque fantastique violon que le vent, cette âme mystérieuse de la steppe, ferait vibrer.

Il était midi ; mille susurrements d’insectes, mille gazouillis d’oiseaux montaient sous le soleil brûlant ; des aigles de gigantesque envergure planaient dans l’espace, dessinant sur le ciel merveilleusement transparent la nette découpure de leurs ailes. M. Ladislas aspira à pleins poumons l’air natal, mais une pensée amère arrêta tout de suite le sourire qu’allaient esquisser ses lèvres. Il songeait aux griffes impitoyables de la maladie qui l’étreignaient ; parcourrait-il jamais encore ces steppes enchantées ?

C’était un homme de très haute taille, vieilli avant l’âge. Il avait le nez droit, les pommettes saillantes. Au fond de ses orbites creuses brillaient des yeux de flamme, et sur toute sa physionomie, non dépourvue de noblesse, éclatait quelque chose de sauvage. Il portait la barbe longue, et sur ses lèvres errait le sourire sceptique des découragés.

Tourné vers la lumière, le menton appuyé dans la main, il évoquait le passé.

N’était-ce pas hier que, dans cette même chambre, par un soir d’avril, sa grand’mère, une majestueuse femme, mince encore, avec de beaux cheveux blancs lui faisant une auréole, était entrée, tandis qu’il jouait aux cartes avec quelques officiers, ses camarades ? La réunion était tumultueuse, on buvait, on criait ; un épais brouillard de fumée flottait dans la pièce. Çà et là traînaient des sabres, des vestes, des casquettes d’uniforme. Par terre, des verres, des bouteilles vides. Ce soir-là, justement, la malechance le poursuivait, il perdait ! Au moment où sa grand’mère était entrée, il venait de lancer rageusement dans le vide la coupe qu’il tenait à la main et dont les débris étaient allés s’éparpillant tout contre la porte. Interdite un instant, l’aïeule avait écarté de son petit pied chaussé de satin les morceaux de verre, et, d’un pas ferme, elle avait marché droit à lui, puis, avec un sourire d’une tristesse indéfinissable :

« Vous jouez, vous autres, avait-elle dit, et, là-bas…, on meurt pour le pays !… »

Ces mots si simples, prononcés par cette voix grave, lui avaient donné l’impression d’un soufflet en plein visage.

Ses camarades s’étaient regardés, un peu embarrassés, et gauchement ils essayaient de réparer le désordre de leur toilette.

C’est vrai qu’on se battait là-bas, qu’un souffle révolutionnaire avait passé sur tout le pays et que d’enthousiastes bataillons d’insurgés, grisés de jeunesse, couraient à la mort pour essayer de donner à d’autres la liberté !…

Il avait fait asseoir sa grand’mère, s’était agenouillé à ses pieds, comme lorsqu’il était petit garçon, avait baisé pieusement ses mains si blanches qu’elle lui abandonnait, et avec une exaltation presque religieuse :

« Babcia, avait-il dit, je partirai demain. »

Alors elle était devenue pâle, pâle, l’avait enveloppé d’un regard effaré, et, s’affaissant dans le fauteuil :

« Oh ! ne me le dis pas… », avait-elle murmuré dans un sanglot.

Longtemps alors il avait étreint contre sa poitrine la pauvre aïeule suffoquée par les larmes, tandis que ses camarades, l’âme toute remuée, s’esquivaient un à un.

L’heure suprême du départ pour l’insurrection avait enfin sonné. Oh ! l’agonie des derniers adieux ! et tandis que ses frères, s’excusant de ne pas l’imiter, l’exaltaient comme un héros, elle, l’aïeule, toute blanche, demeurait muette. Regrettait-elle, la chère créature, d’avoir poussé son petit-fils dans cette voie périlleuse ? ou bien avait-elle l’amère prescience de l’éternel adieu qu’ils allaient échanger ?

Au moment du départ, elle l’avait béni, pressé courageusement contre son cœur, et très bas, dans un balbutiement qui avait été pour lui le suprême viatique tout le temps qu’avait duré cette malheureuse campagne, elle avait murmuré : « Je suis fière de mon fils ! »

La lutte avait alors commencé. Lutte implacable du faible écrasé par le nombre. Et puis, les armements insuffisants, le manque de vivres, les marches forcées à travers les marais où l’on enfonçait jusqu’au-dessus du genou !…

À la fin, traqué, démoralisé, livré par un espion, il avait été blessé, fait prisonnier et envoyé en Sibérie.

Et quand, après dix longues années de déportation, il était rentré, ignorant de ce qui s’était passé pendant son absence, il avait compris, au douloureux silence qui avait accueilli ses interrogations, que la douce aïeule n’était plus.

Sa douleur avait été si poignante qu’il ne s’était pas aperçu de l’accueil embarrassé que lui faisait sa famille.

Comme déporté politique, une partie de ses biens avait été confisquée, et il était considéré par la loi comme déchu de tous ses droits ; il se trouvait donc à la merci de ses frères, qui, tacitement, s’étaient engagés, vis-à-vis de l’aïeule, à lui rendre son dû.

Mais il constata bientôt, avec amertume, qu’on n’avait pas pris la défense de ses intérêts avec l’ardeur qu’il s’imaginait. Son retour paraissait gêner ; on s’était très bien accoutumé à son absence, et la crainte des ennuis que sa présence pourrait susciter semblait dominer. L’un de ses frères, installé dans la propriété qui lui était échue, regimbait à lui céder la place, et puis il allait falloir rendre des comptes, alors qu’on avait peut-être espéré voir s’éterniser cet état provisoire.

Aussi, dès le début, d’irréparables paroles, aigres, presque violentes, avaient-elles été échangées. Par la suite, l’exposé de ses théories tout imprégnées d’un souffle humanitaire et qu’il avait mûries dans la grande solitude de l’exil, avait fait pousser les hauts cris ! On le traitait de visionnaire, d’illuminé, et ses neveux, élevés dans des idées essentiellement utilitaires, trouvaient l’oncle de Sibérie bien « vieux jeu » !

Tout autre s’était-il figuré le retour dans la chère patrie ! Il en avait rêvé si souvent, là-bas, comme d’une sorte de triomphe ; on l’accueillerait en héros,… en martyr !

Alors, dans le silence de ses nuits sans sommeil, il s’interrogeait : de quoi donc était-il coupable ? Une nuit, il crut avoir trouvé. Son front, alors, s’empourpra, et il sentit son cœur se serrer comme dans un étau. Son crime était d’avoir été vaincu ! il le comprenait maintenant. L’homme ne pardonne pas l’insuccès, il semble que celui-ci porte en soi un germe de déchéance. Oui, il avait, dans un élan généreux, sacrifié son avenir, sa jeunesse, le meilleur de son sang ; oui, il avait supporté en martyr dix années de cruelle déportation ; mais tout cela n’existait pas ! il avait été vaincu, sa cause était classée parmi les quelques sublimes folies du siècle, et des morveux d’écoliers discutaient doctement entre eux sur ses utopies politiques et stratégiques. C’est ainsi que s’était consommée la rupture entre lui et les siens, et cette déception avait été si terrible que dans le premier moment il s’était demandé s’il ne retournerait pas solliciter de la terre d’exil la pitié généreuse que lui refusait le sol natal.

C’est vers le mariage alors qu’il s’était tourné. Las de la vie isolée, et, en dépit des remontrances de sa sœur aînée, vieille fille aristocrate et autoritaire, il s’était laissé griser par l’ensorcelante magie de dix-huit printemps, d’une paire d’yeux d’un bleu d’azur, d’une bouche rose qui balbutiait : « Je veux bien » quand il suppliait qu’on essayât de l’aimer un peu !… C’est qu’il en avait assez, à la fin, le pauvre exilé, de l’atroce vie solitaire, sans sourires et sans fleurs ; c’est qu’il avait hâte, lui aussi, d’apaiser ses lèvres à cette coupe d’ivresse qu’on appelle le bonheur ; malheureusement les pronostics de sa sœur n’avaient pas tardé à se réaliser. Après la première fougue de possession, qui lui avait fait tout oublier, misères d’antan, patrie, famille, et quand, par un plus tendre échange encore de confidences, il avait voulu confier à cette petite âme qui, désormais, était sienne, ses espérances et ses aspirations, il s’était heurté à une déconcertante indifférence. Que lui manquait-il donc à cette Natalka, si jolie, si mignonne et qui paraissait l’aimer ? Et, peu à peu, il avait compris que c’était l’étincelle, le feu sacré, le je ne sais quoi, qui sur un mot, une idée, fait que deux êtres vibrent à l’unisson et ne font qu’un !

Cette souffrance fut plus grande encore que les autres et, pourtant, il se trouvait injuste !

Était-il donc insatiable pour que la possession d’un tel trésor de beauté, de jeunesse, ne lui suffît pas !… C’est qu’on ne vit pas impunément pendant dix années sur la terre d’exil ! L’âme y mûrit plus rapidement, le cerveau travaille, les idées se condensent, on prend l’habitude de scruter ses sentiments, on vit peu dans la réalité, beaucoup dans le rêve, on se spiritualise enfin.

« Eh bien, oui, ça m’ennuie, lui disait-elle, toute cette politique et cette philosophie… » Alors Ladislas se taisait, et refermait son âme. De son côté Natalka avait eu aussi une grosse déception. Le mariage lui paraissait une chose bien grave ! et puis, l’humeur tour à tour passionnée et sentimentale de son mari la déroutait, elle eût voulu être aimée gentiment, sans fièvre ni longs discours. Quoi d’étonnant qu’entre ces deux êtres bons, mais d’essence si disparate, un abîme se fût lentement creusé ?

Si la vie matérielle eût coulé sans entraves, peut-être eussent-ils réalisé ici-bas un de ces demi-bonheurs ternes, lot presque invariable de la plupart des ménages. Malheureusement les difficultés pécuniaires étaient venues. Poursuivi par ses idées utopistes, M. Ladislas s’était lancé dans de grandes spéculations qui devaient lui rapporter des millions, et que d’adroits camarades d’exil, devenus lanceurs d’affaires, s’étaient empressés de faire miroiter à ses yeux. On parviendrait à faire de si grandes choses pour la patrie !… avec de pareilles forces !

Malheureusement une sorte de fatalité semblait s’attacher à toutes ses entreprises. En outre, la santé de l’ancien déporté périclitait, il se ressentait des atteintes subies jadis dans un climat trop rigoureux. Une suite de mauvaises récoltes avait achevé de briser son moral. Nathalie, au lieu de relever le courage de son mari, l’accablait au contraire de ses plaintes, et à chaque déception nouvelle il sentait grandir autour de lui une hostilité sourde, mêlée de dédaigneuse pitié. Son caractère s’en aigrit, et peu à peu, lui si cordial, si généreux, se transforma en un emporté capricieux. Il semblait même que la méfiance fût devenue le fond de son caractère et qu’il ne cherchât plus qu’à se garer de cet immense égoïsme qu’il croyait voir surgir partout sous ses pas. La vue même de ses deux filles l’irritait. Marylka, l’aînée, surtout, avait le don de l’exaspérer. Volontaire, exubérante, mal équilibrée, elle s’accommodait difficilement du système de caprice et de violence adopté par son père.

Déçu dans toutes ses affections, M. Ladislas s’était rabattu sur la nature, qui ne trompe pas, et s’était occupé avec amour de ses paysans, s’initiant à leur vie, cherchant à mettre ses théories en pratique, et voilà maintenant que sa faiblesse croissante l’avait obligé à se rendre aux supplications de ses voisins et de sa femme, et à accepter l’aide d’un administrateur.

L’arrivée d’un étranger s’ingérant dans ses affaires, critiquant, contrecarrant, réformant tout, avait été une rude épreuve ; et la joie de Nathalie, qui ne se cachait point pour manifester son espoir de voir enfin la propriété se relever, le navrait surtout.

La cigarette dont il avait tiré quelques bouffées l’ayant fait tousser, il la rejeta au loin ; et, interpellant le petit Cosaque :

« Je t’ai demandé où était Mademoiselle, dit-il.

— Mademoiselle est sortie à cheval depuis l’aube !

— À cheval ? j’avais cependant formellement défendu qu’on la laissât monter le matin ! Ah çà ! on n’écoute donc même plus mes ordres, à présent ! M. Alexandrowicz était prévenu cependant.

— Oh ! Mademoiselle n’a voulu écouter personne, elle a sauté sur sa petite jument… comme ça, sans selle, et elle est partie, et quand M. l’intendant a voulu lui parler, elle lui a tourné le dos… Elle doit être joliment loin maintenant… près des lacs… où il y a des fleurs… »

Mais un vigoureux soufflet lui coupa la parole :

« Tais-toi, bavard ! et va me chercher le régisseur tout de suite ! »

Quelques instants plus tard la porte s’ouvrit, et l’intendant apparut dans l’encadrement. C’était un Arménien de la Galicie orientale : il avait le teint olivâtre, le nez en bec d’aigle de sa race, les cheveux et la moustache très noirs, les yeux perçants. Sa tenue était soignée, il avait toutes les allures d’un homme du monde. M. Ladislas le toisa.

« Pourquoi avez-vous laissé sortir Mlle Marylka malgré ma défense ? Je ne compte donc plus chez moi ? Je ne suis plus bon qu’à porter en terre ? On brave mon autorité ! »

De grosses veines sillonnaient son front, sa face pâle se marbrait de taches rouges, il était effrayant, les yeux hors des orbites, la voix sifflante, ses longs bras battant l’air. Puis brusquement :

« Stefanek, mon chapeau, ma cravache ; qu’on selle un cheval. »

L’intendant essaya de s’interposer…

« Vous n’allez pas faire une imprudence pareille ! »

Il frappa violemment du pied.

« Je suis maître chez moi à la fin ! » cria-t-il en s’élançant au dehors.

Mais, au moment où il atteignait la cour, le trot d’un cheval sonna.

« Voilà notre demoiselle ! » cria la voix de fanfare de Stefanek.

En effet, juchée sur sa monture, Marylka arrivait, le visage animé, les cheveux au vent. Elle avait attaché en bandoulière une énorme gerbe de fleurs sauvages, qu’elle lança à la tête du petit Cosaque venu pour tenir son cheval ; puis, apercevant son père :

« Ah ! papa ! » s’écria-t-elle… Mais l’aspect effrayant du gentilhomme, appuyé au chambranle de la porte, étrangla les paroles dans sa gorge. Une lueur traversa son esprit ; sans doute, elle se souvint de son infraction, car son joli visage, d’épanoui qu’il était, se troubla : elle aussi pâlit et, tournant les talons, s’enfuit dans une direction opposée.