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Marylka/III

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 29-38).
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iii



T rois fois déjà la cloche annonçant le dîner avait battu l’air de ses appels désespérés. La famille était réunie dans la salle à manger, mais Marylka ne paraissait point. Debout, appuyé à la table, le propriétaire, suffoqué par la colère, attendait.

En face de lui, sa femme, l’air contrarié, sa fille cadette, une jolie blondine de neuf ans, et plus loin une gouvernante anglaise, le curé de la paroisse, l’intendant, et enfin Voytek, fils d’un ancien camarade d’autrefois, qui s’initiait à la grande culture, complétaient la table familiale.

« Pourquoi Mlle Marylka ne vient-elle pas ? demanda le père d’une voix tremblante à Stefanek, qui se tenait raide à côté du grand valet de chambre. Au même instant, une servante très gauche parut dans l’entre-bâillement de la porte, et bredouilla, en baissant les yeux :

« Mademoiselle fait dire qu’elle ne viendra pas parce qu’elle a très mal à la tête.

— Mal à la tête ! je voudrais bien voir cela ! tonna le gentilhomme toujours debout, ce qui forçait les hommes présents à l’imiter, et sa main, en retombant sur la table, ébranla toute la vaisselle ; dites-lui de se présenter ici sur-le-champ, ou bien c’est moi qui irai la chercher !

— Ladislas ! supplia languissamment Mme Nathalie en portant les mains à son front, je ne m’habituerai jamais à de pareilles scènes à table… » Et elle se pâmait comme une plante privée de son appui.

Cependant un frôlement léger s’était produit, et Marylka, les joues décolorées, souriante pourtant avec un air de défi, entrait dans la salle. Un instant elle promena ses regards insolents sur chacune des personnes présentes, mais particulièrement sur son père. Et c’était ce calme imperturbable qui avait le don d’exaspérer le gentilhomme ; aussi tout le sang-froid qu’il essayait en vain de garder l’abandonna d’un seul coup.

« Voulez-vous me dire, mademoiselle, qui vous a donné le droit de sortir à cheval le matin quand vous devez être toute à vos études ? »

Un sourire énigmatique effleura les lèvres de la jeune fille, mais, sans se décontenancer :

« Personne, dit-elle ; je suis sortie parce que cela m’amusait !

— Alors, vous vous moquez des ordres de votre père. M. Alexandrowicz a dû pourtant vous dire… »

Elle jeta à l’intendant un regard de mépris souverain.

« Lui ! murmura-t-elle en haussant les épaules, comme si cette intervention lui eût paru insignifiante ; si papa croit que c’est amusant de monter l’après-midi… quand il fait chaud !… ce n’était pas la peine alors de me donner un cheval ; et puis… je ne savais pas que c’était sérieux, moi !… papa est malade d’un côté, maman a la migraine de l’autre, l’un dit une chose, l’autre en dit une autre,… je ne m’y reconnais plus dans toutes ces fantaisies ! »

Elle dit cela très vite et d’un petit air ennuyé, tout en laissant errer ses yeux à droite et à gauche. Cette persistance cruelle à lui rappeler toujours sa faiblesse physique atteignit M. Ladislas en plein cœur.

« Jusqu’à présent, Marie, vous n’aviez été qu’une enfant indomptable, dit-il. Mais maintenant… je vois bien que vous n’avez pas de cœur !… »

Il prononça ces mots d’une voix sourde qui impressionna davantage la jeune fille que lorsqu’il essayait de la terroriser par ses cris.

« J’espère, continua-t-il, que Dieu me permettra de vous débarrasser tous bientôt de ma personne. Oui !… je me sens de trop ici !… les malades sont de trop !… Si vous êtes mal élevée, c’est évidemment ma faute : les malades ne savent pas élever leurs enfants !… Eh bien, c’est moi qui serai puni !… je ne dînerai pas !… Mettez-vous à table,… je vous cède la place. »

Un murmure monta de toutes les lèvres.

« Ladislas, je vous en prie, c’est absurde !… punissez-la au contraire, s’écria Natalka, elle le mérite !

— Honoré monsieur, ayez pitié de votre santé », insistait l’abbé.

Mais, d’un geste brusque, le gentilhomme leur coupa à tous la parole.

« J’entends être le maître chez moi ! » dit-il, et, repoussant violemment sa chaise, il jeta sa serviette au visage du laquais qui voulait l’aider à se frayer un passage, et sortit au milieu d’un silence de mort. On était habitué à ces scènes et l’on savait qu’il était inflexible quand la colère le dominait ; aussi, à peine la porte s’était-elle refermée sur lui que déjà l’on entendait le cliquetis des assiettes et de l’argenterie, tandis que la voix nasillarde du curé psalmodiait une à une les paroles du Benedicite.

En voyant s’éloigner son père, le premier instinct de Marylka avait été de courir après lui, mais son orgueil, et puis la vue de tout ce monde, devant lequel il aurait fallu se donner en spectacle, l’avaient retenue ; et, pourtant, jamais elle n’avait été plus troublée, jamais la voix paternelle n’avait fait vibrer d’une façon plus poignante les fibres intimes de son cœur. Brusquement une lumière jaillissait dans son cerveau, et c’était comme si l’âme de son père, meurtrie, méconnue, ignorée d’elle jusqu’ici, lui était soudain révélée.

Combien la scène inattendue de tout à l’heure l’avait émue ! Elle pressentait vaguement une tendresse infinie dans cet homme si peu maître de ses colères. Mais c’est surtout le reproche qu’il lui avait fait de manquer de cœur qui la navrait ! Il est bien vrai que l’idée qu’il pût souffrir de son état de santé ne lui était jamais venue. Toute sa vie, elle avait entendu dire : « Papa est faible, il doit se ménager, c’est la Sibérie qui lui a valu cela ». Et avec la conception à la fois étrange et cruelle que les enfants se font de l’existence, elle s’était imaginé que c’était dans l’ordre des choses. Voilà pourquoi l’aggravation venue récemment ne l’avait point frappée ; mais, à présent, elle revoyait avec un serrement de cœur les joues creuses, les yeux fiévreux de son père, et surtout cette expression résignée de lassitude qu’elle ne lui connaissait pas.

« Le potage de Mademoiselle va refroidir », murmura Stefanek à son oreille.

Elle fronça le sourcil, lui jeta un regard furibond.

« Eh bien ! qu’il refroidisse !… Enlève mon assiette,… je n’ai pas faim. »

Maintenant, assise droite devant son assiette vide, la gorge serrée, elle écoutait vaguement ce qui se disait, et des lambeaux de phrases, saisis de temps à autre, la faisaient bondir :

« J’ai toujours connu M. Ladislas un peu original, un peu nerveux, disait timidement l’abbé, mais il me semble que la maladie accentue encore son état… »

Puis c’était l’Arménien, piqué au vif par les reproches du propriétaire, qui expliquait le motif de ses réformes :

« M. Ladislas s’est institué le banquier de ses paysans, disait-il ; or prêter sans intérêt, quand la propriété est déjà si grevée d’hypothèques et qu’on emprunte soi-même à un taux exorbitant,… c’est de la duperie. La dette des paysans s’élève déjà à plus de deux mille roubles !…

— Ils rendront cela en travail, s’écria Marylka, les yeux brillants.

— Certainement, mademoiselle, et je m’en charge !… mais ce ne sera pas sans luttes…

— Mon mari a toujours eu le talent de se faire duper », disait amèrement Nathalie.

On servait de fines crêpes fourrées de confiture de roses.

« C’est le plat favori de ce pauvre M. Ladislas, murmura le curé d’une voix triste. Quelle folie pourtant de se priver volontairement de pareilles bonnes choses quand elles sont là, sous la main !… » Puis, avec un soupir, il se servit portion double.

Marylka, le gosier étranglé, les yeux piqués de larmes prêtes à s’échapper, écoutait toujours, mais la colère s’amassait dans son cœur, et c’était ce ton de pitié dédaigneuse qui la bouleversait. Maintenant, les choses lui apparaissaient sous un nouvel aspect : ce n’était plus elle la coupable, c’étaient tous ces gens réunis là, à cette table ; elle les trouvait durs, injustes, cruels, et, avec la rigueur inexorable d’un juge, elle les condamnait. N’y pouvant tenir davantage, elle profita d’un moment où on ne l’observait pas et, se coulant par une porte entrouverte, elle sortit de la salle.

« Où donc est passée Mlle Marie ? » demanda soudain le prêtre.

Nathalie haussa les épaules avec indifférence.

« Sait-on ce qui s’agite dans cette tête folle ! » Et se penchant vers sa fille cadette : « Ah ! si je n’avais pas celle-ci ! » dit-elle en l’embrassant sans voir le regard de reproche que lui jetait tristement Voytek.